L'entreprise où je travaille est logée au cinquième étage d'un immeuble qui en compte sept. Au bout de la ville. Toutes les entreprises, celles qui ont pu survivre à la crise, ont déménagé en périphérie. Les loyers sont plus abordables qu'au centre.
Les avenues du centre-ville avec leurs grands magasins sont désormais des rues-fantômes. En passant là-bas on voit fermés par des chaînes des commerces naguère importants, dont les affiches sont restées collées. Ricoh and co, Yates Ltd, Upper-Hanover stores. Quand je vais au centre, ce qui désormais m'arrive rarement, j'emprunte la rue Downing, quelque chose m'attire dans les magasins fermés. Dans l'un d'eux surtout, dont le patron a laissé, dans l'espace vide qu'occupaient les bureaux, un grand fauteuil vert ancien. Je reste un bon moment à regarder, derrière la vitre, le fauteuil vert. Dans cet espace obscur il n'y a rien d'autre.
Dans l'immeuble de ma boîte, seuls le cinquième et le septième étage sont loués. Les autres sont vides. Assez souvent, pendant la pause, je descends par l'ascenseur dans l'un des étages vides et je m'y promène. Il ne reste plus que la moquette, pas un meuble, rien. Des prises près du sol. Et des baies vitrées immenses qui laissaient voir toute la ville alentour. Ma collègue Làra était descendue l'autre jour elle aussi, j'ai cru la voir derrière un pilier du quatrième étage. Elle me regardait mais je ne lui ai pas parlé. J'étais si calme, je n'avais rien à dire.
Ne crois pas qu'entre collègues on se parle comme dans les grandes compagnies des films américains. Qu'on se retrouve pendant les pauses et qu'on va boire une bière le vendredi après le boulot. Il peut se passer des jours sans qu'on échange un mot. À midi nous mangeons sur place, nous remplissons d'énormes assiettes blanches de finger food post-moderne et nous asseyons les uns en face des autres. Je peux dire que chacun est gêné par la présence des autres. On n'en peut plus d'attendre la fin du repas pour retourner dans nos salles et replonger dans nos dossiers. L'autre jour après le repas j'allais aux toilettes lorsque passant devant la petite cuisine j'ai vu une assiette de pâtes. Des pâtes à l'ancienne toutes simples, avec fromage et sauce tomate. J'en avais l'eau à la bouche.
Aujourd'hui, réunion avec les cadres supérieurs. Seront également présents des invités des envoyés d'une multinationale pour contrôler comme chaque année le processus de gestion de la qualité et l'autoévaluation de notre société. Les questions auxquelles nous tenterons de répondre sont : 1. le degré de réussite concernant la compréhension des notions fondamentales de qualité et d'autoévaluation, 2. le niveau de développement que peut atteindre la société quant au personnel de la direction administrative, et 3. dans quelle mesure faut-il réapprovisionner l'initiative de gestion de la qualité ?
Le temps a du mal à passer. Le représentant de la multinationale parle depuis trois heures et ce qu'il raconte me passe par dessus la tête intégralement. J'essaie de deviner ce qui se passe dans celle de mes collègues. J'observe Làra. Son regard fait le tour de la salle, nous regarde un à un, me regarde aussi, se reprend vite et fixe l'instructeur. Puis ses ongles, puis encore moi. Je dois lui plaire. L'instructeur mentionne un programme d'autoévaluation de chaque employé de la société, un projet qui présuppose l'entière participation de l'employé en collaboration avec son mentor et se déroule sur cinq jours ouvrables, en utilisant quatre indices pour mesurer la productivité : la motivation, la participation, la vision, la réalisation, la collaboration. Mais il y en a cinq, non ? Je commence à me sentir bizarre, j'ai des fourmis dans le corps, un léger vertige. J'ai besoin d'air mais je ne peux pas quitter la salle, je ne l'ai jamais fait, j'ai peur de faire mal voir. Je sens la gravité s'alléger. Comme si j'allais quitter mon corps.
L'instructeur conclut son exposé par la projection de quelques photos. La dernière montre une vieille porte en bois bleu foncé dans un mur blanc. Il nous demande si nous savons où se trouve cette porte. Personne ne répondant, il dit qu'il l'a photographiée l'été dernier à Santorin pendant ses vacances. Cette porte lui a beaucoup plu. Selon lui, nous avons tous devant nous une porte, que parfois nous ne savons pas ouvrir et c'est alors qu'arrive l'inspecteur qui nous aide, mais il ne nous fait pas entrer : c'est nous et seulement nous qui devons sauter le pas et franchir le seuil, qui devons nous prendre en main. La présentation s'achève, on se congratule. On nous annonce que nous avons congé demain.
Je me suis levé très tôt. Je sors de l'armoire des vêtements de sport. Je vais faire une simple promenade, une promenade au centre-ville. J'irai dans l'avenue principale, je marcherai pendant des heures, voilà ce que je veux, marcher sans but sans compter les heures et quand je serai fatigué je n'arrêterai pas je marcherai encore. Je sors de chez moi et prends le métro. En vingt minutes je suis au terminus et il y a foule, c'est une journée ordinaire, ceux de ma société sont les seuls à ne pas travailler. Je sors, monte les marches et me retrouve dans l'avenue. Je commence à marcher. Me revoilà devant le magasin fermé avec le grand fauteuil vert tout seul dedans. Je le regarde à travers la vitre.
J'ai tourné dans une petite rue puis dans une autre. En dessous du centre vers l'est il y a les immigrés. Pas facile d'aller là-bas désormais si on est blanc. Je dépasse des épiceries, des petites boutiques sous des balcons pleins de linge qui sèche où des femmes voilées secouent des vêtements, de grosses couvertures et des draps. Plusieurs personnes me regardent curieusement. Une femme à la grosse poitrine marche vite, descend la rue devant moi et un gamin de seize ans au plus la suit, lui parlant grossièrement. Il fait signe à d'autres sur le trottoir d'en face. Ils le rejoignent, la suivent tous, lui parlent, l'embêtent. Je tourne dans la petite rue suivante.
La rue monte. Le bitume s'arrête, faisant place à un chemin de terre qui mène à un parc miteux. Presque pas d'arbres, certains sans feuilles. Le soleil les traverse. J'essaie de trouver un peu d'ombre. Je me souviens que tout petit je marchais avec mon père, au village. C'était l'été, je portais des sandales. Un caillou s'est mis dedans. J'ai dit : «Papa je peux pas marcher, j'ai une pierre dans ma chaussure». Et il a dit : «On s'arrêtera là, sous cet arbre, pour l'enlever.»
Je suis à la fac dans le jardin de la cafétéria et je bois une bière. Je suis debout, seul, adossé au mur. La chaleur est insupportable, humide et ma peau collante. Il y a beaucoup de monde et la plupart des gens sont debout, par groupes. Un grand vacarme partout. Puis je vois des verres empilés, comme deux tours, avancer entre les groupes. Ils sont portés par la fille qui me plaît. Comme elle est petite, on ne voit pas sa tête, seulement les verres, emboîtés. Elle a des cheveux noirs tout lisses, on ne peut pas faire plus lisse, genre pub de shampoing. Elle passe près de moi et me salue. Je rassemble mon courage et lui demande si je peux l'aider. «Alors passe-moi les verres derrière toi», dit-elle vite. Je prends les verres et lui dis, je les mets où ? Les tours sont déjà trop hautes. «Laisse, dit-elle, je reviens.» Elle s'éloigne. Je prends les verres, il n'y en a pas beaucoup et je rentre, je vais au bar, lui touche l'épaule, elle se retourne, je lui dis tes verres. Elle remercie. «Reste là, dit-elle, je vais prendre une commande et je reviens.»
Le plus dur est passé, je veux dire qu'on a fait le premier pas, le plus dur. Le plus dur pour moi, je ne sais jamais comment commencer. C'est elle qui a commencé dans un sens. Moi je n'ai fait que répondre. Elle a démarré, le reste est venu tout seul. On a parlé toute la soirée de la pluie et du beau temps. Mais ce n'était pas une vraie conversation avec un début un milieu une fin, elle devait à tout moment aller prendre une commande. Elle revenait, me demandait de quoi on parlait, elle ne savait plus. Elle m'a demandé si j'avais quelque chose de prévu ensuite, j'ai dit non. Attends que je termine, a-t-elle dit, dès que je termine on prend un verre ici.
La grande pendule au mur indiquait onze heures. Il n'y avait plus grand monde, restaient seulement un ou deux groupes qui payaient avant de partir. Elle me demande, qu'est-ce que tu prends, je réponds ça m'est égal. J'en ai marre d'être ici, dit-elle, on s'en va ? Elle a pris ses affaires et nous sommes sortis du bar. Je lui ai dit que si elle était fatiguée on pouvait se revoir un autre jour. Elle a répondu qu'elle était crevée, mais trop tendue pour dormir tout de suite. J'ai proposé de la raccompagner. Elle a demandé si j'avais une voiture, j'ai dit que non. Alors, a-t-elle dit, allons à pied.
On a descendu la grande avenue. Le coin n'était pas éclairé, une panne d'électricité sans doute, l'unique lumière venait des phares des voitures qui passaient dans les deux sens. Elle m'a demandé ce que j'étudiais. Je lui ai parlé de philosophie et de Wittgenstein. Elle ne le connaissait pas et je me suis mis à lui parler de philosophie du langage et d'ontologie. Elle m'a dit de couper par le parc, c'était plus rapide. Elle m'a demandé si je pouvais lui donner un exemple, pour qu'elle comprenne. Je lui ai dit, désolé mais je ne peux pas faire plus simple. Elle a ri. Nous avons marché en parlant d'autre chose, musique, prochains concerts, cinéma. Elle m'a demandé quel film j'avais vu en dernier. Je lui ai parlé de Caché. Un couple de Parisiens vit une vie tranquille, sans rien de bouleversant, jusqu'au jour où l'homme a l'impression que quelqu'un les espionne. Il cherche dans la rue et dans les immeubles autour de chez lui. Il soupçonne la police, un voisin, un voleur ou l'immigré d'en face. Finalement rien ne se confirme et le film s'achève ainsi, personne ne sait qui les espionne. Beaucoup de gens ont dit que ce n'était pas quelqu'un dans le film, mais en dehors de lui. Autrement dit, le metteur en scène. Elle m'a dit n'avoir pas compris grand-chose. Mais elle verrait le film, sûrement. J'ai dit qu'on pouvait y aller ensemble. D'accord. Mais puisque tu l'as déjà vu, ça ne t'embête pas ? Non. Puis nous sommes arrivés chez elle. Il y avait à côté un bar avec une enseigne lumineuse. Elle a proposé d'aller y boire un verre vite fait, j'étais d'accord. J'ai pris un whisky, elle une bière goût cerise. Elle me parlait mais la musique était si bruyante que je n'entendais que la moitié, je ne comprenais pas, je hochais la tête, elle semblait si joyeuse. Imaginez que je lui dise à tout bout de champ qu'est-ce que tu dis, répète, j'ai pas entendu. J'aurais tout gâché. Elle me dit, tu veux goûter ma bière ? J'ai dit, je veux bien. Je voulais goûter non pas sa bière, mais la paille qu'elle mettait dans sa bouche. En fait, je voulais goûter sa bouche.
En sortant je l'ai ramenée chez elle à côté et elle m'a dit d'attendre en bas qu'elle entre, elle avait toujours peur de trouver quelqu'un chez elle. J'habite au deuxième, a-t-elle dit. J'ai attendu qu'elle monte. Dans l'immeuble en face une vieille a tiré son rideau et m'a regardé attentivement. Puis l'a refermé. Une fenêtre s'est ouverte au deuxième étage, la tête de la fille est apparue et elle m'a crié : «Tout va bien. Tu peux partir. Il n'y a personne.»
Le lendemain je suis arrivé à la cafétéria dans l'après-midi. Je suis allé saluer Sàra et me suis assis à une table tranquillement. Elle parlait avec le patron et n'a pas fait très attention à moi. J'ai ouvert le journal et fait semblant de lire. Bientôt elle est venue à ma table, l'air joyeux, elle avait passé une très bonne soirée la veille, il fallait recommencer, aller au cinéma voir ce film dont j'avais parlé. J'ai dit que ce serait bien. Elle m'a demandé si j'attendrais encore la fin de son boulot pour qu'on parte ensemble. Oui. Au fond de moi je sautais de joie.
Nous sommes passés par le parc. J'ai demandé si elle voulait qu'on aille prendre un verre au bar en face de chez elle. Non, elle ne supportait pas tout ce bruit, fatiguée comme elle était. Passant devant un banc elle s'est assise. Une minute, a-t-elle dit, qu'on souffle un peu. Je me suis assis à côté d'elle. C'était ça le plus beau, être assis à côté de Sàra. Assis à côté d'elle, même sans rien dire sans rien faire. Ça je ne l'ai pas dit, bien sûr, je l'ai pensé. On a parlé de choses et d'autres, là sur ce banc. Cette fois je l'entendais, pas comme au bar la veille. Elle parlait de son chat. Il s'appelait Klèarchos. J'ai demandé pourquoi un tel nom, ça me semblait bizarre pour un chat. Elle m'a dit, si tu le vois, tu comprendras que ça ne pouvait pas être autrement. Klèarchos, rien d'autre. Tu veux le voir ?
Arrivés chez elle nous avons monté un grand escalier tournant. L'ascenseur est en panne, a-t-elle dit. Nous sommes entrés chez elle. Un petit studio d'étudiant, un petit lit étroit, un bureau, un fauteuil, quelques rayonnages au mur. Elle a dit, assieds-toi dans le fauteuil, je vais faire du thé. Elle m'a demandé depuis la petite cuisine si je voulais du sucre. Pendant qu'elle préparait le thé j'ai regardé ses photos dans un cadre au-dessus du bureau. Elle est revenue avec les tasses. Elle me dit, tu regardes les photos du bébé ? C'est mon neveu et j'en suis très fière. Tu as vu Klèarkhos ? Il se cache sous le lit. Chaque fois qu'un inconnu arrive, il se cache. Laisse-le, il sortira quand il n'aura plus peur.
Nous avons parlé de divers sujets. Elle a évoqué sa famille, la séparation de ses parents, elle et sa sœur ont été élevées par leur mère. J'ai proposé de l'aider pour un devoir en partie philosophique. Nous avons discuté de son chat et des animaux. J'avais un chat mais il est mort et depuis je ne veux pas en reprendre un autre. Nous avons parlé de tout et j'étais calme. L'heure tournait et il fallait que je lui demande si je devais partir pour qu'elle se repose. Je ne voulais pas du tout partir. Alors on a entendu du bruit à côté. Au début nous n'avons pas compris ce que c'était. Puis on a distingué des soupirs de femme. Puis ceux d'un homme. On faisait l'amour dans la pièce d'à côté. De plus en plus fort. Je l'ai regardée. Elle a haussé les épaules. L'air de dire, on n'y peut rien. L'angoisse m'a pris. Pendant tout ce temps je n'avais fait aucun mouvement pour me rapprocher d'elle. Je n'étais même pas sûr de vouloir. J'aime beaucoup son visage, mais pour son corps, je ne suis pas sûr. Il est si fin, sans rondeurs, comme celui d'un garçon. Que faire ? La fille à côté finissait. Sàra regardait ses mains sans rien dire.
Quand je suis parti son regard était bizarre, sombre. Je l'ai saluée, elle m'a salué, je suis descendu dans la rue. Je me suis demandé si je n'avais pas gaffé. J'avais l'impression.
Le lendemain je suis passé la chercher à la cafétéria, nous devions aller au cinéma, voir le film ou un autre. Nous avons pris un taxi. Elle est montée sans un mot. Pendant tout le trajet elle a regardé dehors. Je voulais lui demander ce qu'elle avait, je n'ai pas pu. Il pleuvait et les gens couraient sur les trottoirs, d'autres se pressaient sous les auvents. Pendant le trajet elle a dit soudain qu'elle n'avait pas envie d'aller au cinéma. Elle voulait qu'on aille danser dans un club, elle avait besoin de danse et d'alcool. Je hausse les épaules, je n'ai pas très envie mais d'accord. J'informe le taxi, il change de route. Nous arrivons devant une grande discothèque. Il faut faire la queue. Pas la peine, elle est connue ici, elle connaît le portier, on entre en un rien de temps. Dans une maison néoclassique immense avec des lustres. Tout ce qu'elle me dit, «il y a trois niveaux, chacun avec sa musique». Nous allons voir lesquelles. Je l'ai perdue dans la foule, je l'ai cherchée partout en vain. Je pense que ce n'était pas un hasard. Elle voulait m'éviter, ne plus m'avoir près d'elle. Un type m'aborde, me dit quelque chose, je ne l'entends pas dans ce vacarme, il répète, je lui dis je ne suis pas celui que tu crois. Tu me prends pour un autre. Puis elle se pointe. Elle me demande combien j'ai d'argent. Pourquoi ? Pour prendre des pilules.
Je dis non, je n'ai pas d'argent et elle dit ça ne fait rien on va voir. Elle regarde ailleurs. Elle évite mon regard. Elle est angoissée. Elle dit «mais on a absolument besoin d'argent si on veut planer». Je lui demande pourquoi il faut absolument qu'on plane ? Elle me regarde. Tu n'as pas compris ? C'est ce que je fais tous les samedis soir. En plus, je ne peux pas fonctionner autrement. Avec toi, qui passes ton temps à me regarder. Ça me fout les boules.
Pànos Tsìros, né en 1970 à Athènes, a étudié la philosophie et Wittgenstein en particulier avant de devenir enseignant. Il a publié à ce jour deux recueils de nouvelles : Apportez-moi la tête de Marìa Kènsora (2008) et N'est-ce pas (2013).
L'écriture est pour lui une plongée dans l'inconnu : il commence, dit-il, sans savoir où il va, à la recherche d'il ne sait quoi. Ses errances, cependant, restent proches du réel le plus quotidien, le plus gris — à première vue du moins — et se déroulent dans des lieux moches ou insignifiants. Un homme et son père qui se côtoient sans pouvoir se parler ; une promenade sans but ; un employé face à son patron ; un couple en voiture qui aperçoit un chien écrasé ; un étudiant qui n'ose pas draguer ; un autre qui ose, mais il s'en repentira : telles sont les histoires que Tsìros nous raconte ici. Ce qui fait leur force sournoise, c'est cette façon inimitable qu'elles ont d'avancer, vaguement égarées, l'angoisse qui les mine sourdement, le fantastique par discrètes bouffées, et aussi leur fin souvent énigmatique, ou leur absence de fin. Le monde, ici plus que jamais, est une question sans réponse.
Pànos Tsìros |