Kàllia PAPADÀKI



LA PERSPECTIVE DE LA RUE


La femme entre deux âges aux genoux enflés, dont les veines vertes dessinent des routes sur ses mollets, serre plus fort les sacs de ses courses du jour et fait signe au taxi de s'arrêter. Elle penche un peu le corps et synchronise l'apparence de courbette avec ses lèvres qui annoncent énergiquement sa destination. Le taxi s'arrête. La femme ouvre la portière, baisse les épaules, prudente, son corps se plie pour s'effondrer sur le siège défoncé, puis elle se redresse maladroitement, les bras pendant de façon bizarre, peu naturelle. Trois pensées au moins tournoient dans sa tête, petites boîtes de raisonnement empilées l'une sur l'autre, elle veut fermer la portière, hésite, son corps est un pendule fait de maintenant attardés et de plus tard précipités, le jeune taxi africain la supplie du regard de faire vite, un klaxon strident la presse d'agir, «trouver un autre taxi à une heure pareille ?», ses yeux rencontrent l'immensité de l'horizon, elle fait mine d'être aveuglée par la réverbération, baisse la main jusqu'au front pour gagner encore un peu de temps. Un nuage renégat la trahit. Le ciel devient sombre.

Les rayons trouent le nuage, la vive lumière souligne les détails, montre les lignes des mains, souvenirs gravés sur la peau, la paume rugueuse au toucher, plus rude avec les années, le faible tremblement des doigts qui hésitent.

Sur le siège arrière elle cale nerveusement les sacs dans le creux de sa jupe. L'odeur aigre de l'homme en sueur la révulse, le corps de l'autre prend carrément possession de l'air qui les entoure, elle doit goûter dans ses narines cette peau étrangère, subir la domination des pores ouverts du type et de ses propres préjugés. Elle s'enfonce dans le siège usé, mains croisées formant un seul poing, jambes serrées. Des respirations profondes et silencieuses font la balançoire entre sa poitrine et son diaphragme. Elle sent sa propre sueur à présent, ruisseau coincé entre ses cuisses. Elle se lèche les lèvres, avale péniblement. Baissant les yeux elle compte les miettes, les graines de sésame jaunâtres dont sont constellés les tapis noirs. Cinquante-sept graines de sésame. Le taxi l'observe dans son rétroviseur. Elle lève les yeux, se heurte à son reflet. Ses yeux la déshabillent, elle est prête à le jurer. Elle se sent sale. Elle frotte obstinément les articulations de son poing contre sa jupe et mord la chair molle à l'intérieur de sa bouche. De temps à autre son regard s'ancre quelque part, la rue, les passants, les voitures, les ombres derrière les robustes épaules noires de l'homme et leurs prolongements silencieux : une tache de sueur sous les aisselles, un grigri creux dans le rétro qui va et vient entre eux. Une génération et un continent les séparent.

Un instant leurs regards s'accordent sur le joujou et ses promesses qui oscillent de-ci de-là, et machinalement leurs pensées sans vigueur se synchronisent, piégées par cette répétition régulière, s'abandonnant à la lourde chaleur de midi. Le jeune Africain suit des yeux dans la rue les filles aux robes aériennes, ses lèvres esquissent un sourire satisfait, son contrôle du volant se relâche, il s'abstrait de la perspective de la rue, ses yeux voient devant lui des routes dégagées, fantasment d'autres vies qu'il pourrait vivre. La femme qui a vu dans un temps infinitésimal comment l'avenir peut tourner, veut pousser un cri mais reste sans voix, ses lèvres entrouvertes n'ont pas de mots. Le bus bleu accélère, la lumière aveuglante se reflète sur les surfaces métalliques de la rue, le conducteur du bus bavarde joyeusement dans son portable, le taxi traverse inconsciemment le danger de l'orange qui mûrit en rouge, et la voix de la femme jaillit avec retard. Toutes choses et toutes personnes se croisent dans le vacarme de la tôle enfoncée, dans la rumeur assourdissante qui aussitôt se répand dans les rues d'alentour, et tout se synchronise dans une ligne droite prolongée, l'électrocardiogramme atone et monotone de la ville qui redéfinit l'espace et le temps vécus.

Son corps à elle enlace le corps de l'homme, deux masses épuisées pour qui le sommeil de la veille n'a pas suffi, condamnées à l'inaction de la sieste, elle caresse la joue déchirée de ses boucles déployées en désordre, a posé la tête étonnamment sur lui, dans la cavité formée par la nuque brisée, les lèvres ensanglantées de l'homme essaient de toucher les siennes mais n'atteignent pas le baiser, les genoux écorchés rappellent les jeux des fillettes sur les trottoirs de la ville, leur position semble témoigner d'adieux amers qui n'ont pas pu s'offrir le retour, ni servir de prologue à l'histoire que leurs corps, à leur insu, ont tramé dans la mort.

Les pompiers écartent les plaques de tôle jaune ou bleue tordues, dégagent les corps déjà raides, sans souffle ni volonté, si ce n'est une résistance muette et obstinée contre la vie, lavent au jet les blessures de ce mauvais moment qui a marqué la chaussée de ses déchets : une livre de viande, un paquet chiffonné de Lucky Strike sans filtre, des tomates écrasées, une chaînette en laiton doré, une demi plaquette de pilules anxiolytiques, une liasse de billets de la République Nigérienne tachée de sang, un mètre et demi de toile de lin poussiéreuse et un patron pour une robe sans manches, une bobine déroulée de gros fil bleu clair. La grue rassemble des tonnes de tôles enchevêtrées, les brancardiers séparent l'étrange assemblage de chair humaine, le tronc sombre et musculeux et les mains pâles noueuses. La police fouille les débris pour attribuer aux visages déformés un nom, un domicile, une profession, pour rapprocher l'inévitable de la mort et sa naissance.

On range en vitesse les corps anonymes dans les tiroirs de la morgue. Le jeune infirmier à l'humour détestable rédige à la main les étiquettes portant leur nom, baptise l'infortunée Trou, l'homme Noir et Big Bang l'accident fatal qui les a juste un peu rapprochés, au milieu de leur course. Son gros rire bien répugnant hante le long couloir obscur, le silence des murs tout blancs qui supportent patiemment que l'humidité plante sur l'enduit écaillé ses moisissures.

À la morgue les nouvelles arrivent dans les trois semaines. Le taxi était pirate, sa licence un faux, on recherche le propriétaire pour qu'il donne des explications et un nom. L'Africain défunt est transféré par le bateau régulier vers la faculté de médecine d'Heràklion pour participer à la leçon d'anatomie. La femme qui n'avait pas sa carte d'identité subit des heures et des semaines de temps mort, elle n'attend personne, ni ami, ni parent lointain pour la sauver de l'anonymat, qu'elle recherche, car il peut lui fournir sans qu'elle y ait droit une dernière demeure dans la terre et sous le ciel d'Attique. Alors qu'elle réclame depuis vingt ans sa carte de séjour, son mari n'a pas supporté la solitude de l'immigré, il est rentré au Kazakhstan, «meilleur ou pire, comment savoir ?», emportant leur frigo neuf, et elle, divorcée, solitaire, a rêvé, a fait des ménages chez des gens ou dans des bureaux, et allait se payer un appartement à Patìssia.

Aujourd'hui à quinze heures, au Cimetière numéro 3, la ville d'Athènes lui offre un logement et l'État ne doute pas un instant de sa nationalité grecque anonyme.




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Kàllia Papadàki, née en 1978, a grandi à Thessalonique, est partie aux USA étudier l'économie, est revenue en Grèce. Elle est à la fois scénariste pour le cinéma, poète (un recueil publié) et prosatrice (un roman, un recueil de nouvelles). Les courtes fictions du Bruit du découvert, sa première publication, en 2010, ont été aussitôt remarquées, mais l'auteure a choisi pour le recueil Nouvelles fraîches 1 du Miel des anges des textes ultérieurs, parus en revue ou dans des recueils collectifs.

Les cinq histoires présentées dans ce recueil nous parlent de la Grèce d'aujourd'hui : une femme fatiguée dans un taxi conduit par un immigré, un homme et sa vieille mère qui perd la boule, deux vieux messieurs au bout du rouleau, une femme qui renvoie son mari et se retrouve à la rue, un homme vieillissant face à un golden boy d'une jeunesse insolente. Tous plus ou moins cassés par la vie, sans racines (souvent venus d'ailleurs, ou partis pour ailleurs) et profondément seuls. La même histoire au fond : une communication impossible entre deux êtres.

Ce poids de douleur qui accable ses personnages, l'auteure nous le fait sentir par la puissance de l'écriture, avec ses phrases longues, denses, errantes comme un film au ralenti, qui s'attardent en très gros plans sur d'infimes détails, ou alors brèves mais cernées de silences — une puissance douce et lente qui nous englue peu à peu dans une réalité très sombre, éclairée toutefois par des images inattendues qui nous bousculent, car chez Papadàki aussi la poésie n'est jamais très loin.


Kàllia Papadàki
Kàllia Papadàki

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