Chrìstos Ikonòmou


ÈLLI FAIS QUELQUE CHOSE,

NOURRIS LE COCHON ROSE


Elle nettoie la salade. Vingt euros pour tenir la semaine et les factures en tas sur le meuble dans la cuisine. Mais on est vendredi soir, le meilleur moment de la semaine, et Èlli Dràkou nettoie dans l'évier des salades qu'elle aime beaucoup parce qu'elles ont le cœur très tendre et blanc. Elle détache les feuilles une par une et les met sous l'eau les lave soigneusement les caresse coupe les extrémités noircies ou marquées de petits trous bruns les secoue doucement pour les égoutter puis les pose dans la bassine.

Elle adore nettoyer la salade. Détacher les grandes feuilles vertes et les laver chacune séparément. En avançant vers l'intérieur elle arrive aux feuilles tendres moins vertes, celles qui resplendissent comme si le temps ne les touchait pas. C'est comme de déballer lentement soigneusement plein d'espoir un cadeau enveloppé dans plusieurs papiers verts. Puis elle arrive au cœur de la salade et son cœur à elle gonfle dès qu'elle aperçoit les petites feuilles fraîches, les petites feuilles blanches craquantes — le cœur de la salade, petit miracle, secret bien caché, conservé à l'abri du temps et de l'usure du temps. Elle aime se dire que malgré ce qui s'est passé la veille, malgré tout l'argent perdu la nuit dernière, malgré tout ce qui peut se passer le lendemain et les jours suivants, malgré tous les Sotìris qui traverseront sa vie en soldats conquérants ou en immigrés pourchassés, le cœur de la salade, le fond du cœur de la salade, le fond du cœur qui tremble à présent dans ses mains mouillées va rester à jamais blanc et tendre et vivant, comme si c'était l'unique chose en ce monde l'unique chose qui ne meurt pas, qui ne va jamais mourir.

Il a plu, ça s'est calmé, bientôt ça va reprendre. Elle regarde par la fenêtre. Au loin à l'ouest tout est rouge — l'air, le ciel, les nuages. Elle dit, ce soir il va pleuvoir du sang, et elle frissonne. Elle quitte des yeux la fenêtre et regarde le cœur de la salade qui semble palpiter dans ses mains — ce n'est pas le cœur de la salade qui palpite, elle a les mains qui tremblent — et ce qu'elle voit sombre en elle comme le sourire du chômeur, de l'homme licencié.


*


Salades, dit Èlli. Toute la vérité de la vie se cache dans les salades. C'est vrai, non ?


*


Elle seule nourrissait le cochon rose. Depuis dix mois un an. Elle le nourrissait un jour sur deux, parfois tous les jours. Un euro ou deux ou cinq. Quelquefois elle oubliait. Elle oubliait quand elle faisait des heures supplémentaires et rentrait tellement crevée qu'elle n'avait même plus la force de parler. Mais Sotìris n'oubliait pas. Il descendait le cochon rose du meuble de la cuisine — gros et lourd avec une fente sur le dos pour les pièces et un trou dans le museau pour les billets — et l'agitait devant le visage d'Èlli.

Grat grat. Le cochon a faim. Le cochon meurt de faim. Grat grat. Èlli, fais quelque chose, nourris le cochon rose. Tu n'as pas pitié de lui, le pauvre ? Grat grat.

Èlli riait. Malgré toute sa fatigue elle riait. Elle ouvrait son porte-monnaie en sortait un ou deux euros les glissait dans la fente noire et le vendredi soir elle sortait de son porte-monnaie un billet de cinq euros dont elle faisait un petit rouleau qu'elle poussait dans le museau du cochon.

Ils avaient dû ramasser huit cents euros. Neuf cents maximum.

Pourquoi tu le laisses à jeun, lui demandait-elle quelquefois. Pourquoi tu ne le nourris pas quelquefois, c'est à moi seule de le faire ?

Blondin. Elle aimait l'appeler Blondin parce que tout chez lui était blond comme les blés. Cheveux blonds, peau blonde, même ses yeux étaient blonds. Blondin couleur halva. Je veux te manger. Tu restes couché sans bouger et moi je te mange bouchée par bouchée toute la soirée. Le lendemain matin tu es de nouveau complet et je te remange.

Blondin. Couleur halva.

Il avait dit, comme tu veux, je veux bien te faire plaisir. Du moment que tu ne m'appelles pas Bel aryen blond, là ça irait mal.

Il montrait ses mains qui tenaient le cochon rose.

Il ne mange pas dans mes mains, disait-il. Tu l'as bien élevé. C'est un cochon raffiné qui n'aime pas la saleté.

Il travaillait dans une station-service de la rue Thivon et ses mains étaient toujours sales. La saleté en croissants noirs sous ses ongles. Croissants noirs, petits yatagans noirs.


*


Elle lave la dernière feuille, la met dans la bassine et pousse la bassine de côté pour plus tard. Plus tard elle fera peut-être une salade avec beaucoup d'aneth et d'oignon blanc ou elle mettra du riz froid et un peu de thon, de celui qu'une fille sympa lui a donné au boulot, du thon d'Alònissos en bocal, qu'elle mange depuis un mois miette par miette comme une avare — Sotìris n'a pas aimé, ça sentait le poisson.

Les factures sur le meuble de la cuisine, l'une sur l'autre en tas. Au-dessus la facture du téléphone, échéance il y a dix jours, hier on lui a coupé le téléphone.

Elle ouvre le frigo et cherche du sucré. Son tremblement a repris. Hypoglycémie sûrement. Des chocolats. Elle se souvient encore des chocolats qu'on lui avait apportés de France. Tu as vu ce que ça fait d'avoir un homme bien, disait Sotìris. Tu as vu. Tout le monde pense à toi et te rapporte quelque chose. Ils en mangeaient un chaque soir. Un seul, ce n'était pas une grosse boîte. La marque venait disait-on du nom d'une reine d'une princesse qui vivait en Angleterre dans le temps et qui un jour avait prié son mari de supprimer les impôts des pauvres et il avait accepté en échange de quoi la reine devait monter nue sur un cheval et passer nue dans les rues de la ville et elle était d'accord à condition que tout le monde s'enferme chez soi pour ne pas la voir et elle était passée à cheval nue dans les rues de la ville cachant sa nudité sous ses longs cheveux et tous étaient restés enfermés chez eux sauf un homme qui avait osé dit-on la regarder en douce et l'instant d'après il avait perdu la vue.

Èlli avait raconté deux ou trois fois l'histoire à Sotìris, se l'était racontée à elle-même plusieurs fois, et toujours elle tâchait d'imaginer à quoi ressemblait la reine si elle avait les cheveux blonds ou noirs et pourquoi cette reine s'intéressait aux pauvres et si elle avait monté le cheval comme un homme ou en amazone et à quoi elle pensait en passant nue dans les rues vides et si c'était le jour ou la nuit et quelle était la couleur du cheval et s'il galopait ou allait lentement — et maintenant, debout devant le frigo vide le froid glacé lui frappant le visage Èlli se souvient de ces soirées d'été sur le lit elle se souvient qu'elle déballait le chocolat le touchait le léchait un peu avant de le mettre dans sa bouche puis le mettait dans sa bouche mais sans mordre le laissant fondre sur la langue sans mordre sans mâcher le laissant fondre longuement dans sa bouche et le goût doux-amer se répandait dans sa bouche et descendait dans sa gorge dans son cœur.


*


Des chaînes, dit Èlli refermant la porte du frigo et frottant ses bras qui ont la chair de poule. Il faut que je mette des chaînes comme une voiture pour que mon cerveau ne glisse pas dans le passé.


*


Dans la salle de bains elle regarde à nouveau le mot écrit sur le miroir au rouge à lèvres orange. SSORI. C'était l'une de leurs blagues, l'un de leurs mots de passe. Ils l'avaient emprunté à un téléfilm, où un type maladroit et bègue mangeait tout le temps du chocolat et demandait sans arrêt pardon. S-sori, disait-il, excusez-moi.

Ssori, disait Sotìris à Èlli. Une femme comme toi devrait se trouver un riche. Plus de boulot plus rien. Voyages coiffeurs et fringues. Week-end à Rome lundi à Paris les fêtes à New York. Et c'est moi que tu as trouvé sur ta route. Ssori.

SSORI, c'est ce que Sotìris avait écrit la veille au soir sur le miroir avec le rouge à lèvres orange.


*


Elle fait couler l'eau froide entre dans la baignoire et retient son souffle, elle entre dans l'eau froide et se retient pour ne pas crier. L'eau tombe sur sa peau violemment coupante comme un rasoir — mais Èlli se dit qu'elle va tenir bon s'efforce d'ignorer la douleur cligne des yeux et voit des images passer devant ses yeux des fantômes engendrés par l'eau qui coule et ça coule dans sa tête elle voit des visages des paysages des matins des nuits qui passent devant ses yeux elle voit des images d'une autre époque d'une autre vie quand il n'y avait pas d'usines d'heures supplémentaires de timbres fiscaux de factures impayées de cochons roses qu'il faut nourrir et d'hommes qui s'en vont la nuit comme des voleurs.

Sous l'eau glacée sa peau change de couleur, la pâleur semble tomber de sa peau comme un vieux crépi. Sa poitrine se durcit et se relève comme le museau d'un renard dans les buissons. Èlli caresse sa poitrine elle sent le sang qui court affolé sous la peau elle frotte son ventre pétrifié agite ses orteils et regarde les gouttes d'eau tomber sur leurs ongles décolorés.

Mes ongles de pieds, dit Èlli. Mes ongles de pieds sont ma frontière sud. C'est là en bas que se termine mon corps c'est là que se termine Èlli.

Frontière pleine de trous. Une passoire la frontière de la petite Èlli on entre comme dans un moulin.

Èlli ville ouverte.


*


Dans la chambre elle enfile son vieux peignoir lilas allume une cigarette puis retourne pieds nus dans la cuisine pour débrancher le téléphone mais la ligne est coupée donc ça ne change rien.

Elle verse du vin dans un verre — du vin crétois lourd noir comme du sang mort — et tandis qu'elle verse ses mains tremblent elle se dit qu'il faut absolument qu'elle mange du sucré, c'est ça la raison sûrement, l'hypoglycémie.

Elle fume et boit et une fois la cigarette éteinte elle repasse dans la chambre ouvre l'armoire décroche les vêtements des cintres et les jette en vrac sur le lit défait. Chemises, pantalons, un blouson bon marché avec sa fourrure, un vieux costume. Elle vide les tiroirs sur le lit. Sous-vêtements, chaussettes, une cravate en tire-bouchon. Une ceinture qui ne ferme plus. Une semelle pour chaussures taille 45. Un long lacet jaune. Sur le tas elle dépose les chaussures et les pantoufles de l'homme.

En route vers la salle de bains elle s'arrête dans la cuisine allume une autre cigarette et remplit de nouveau son verre. Puis elle entre dans la salle de bains la pièce la plus difficile car c'est là que les gens laissent le plus de traces. Elle ouvre la petite armoire et jette par terre son rasoir, ses eaux de Cologne, son peigne et sa pince à ongles. Une bouteille d'alcool à 90. Ses petits ciseaux.

Et cette brosse à ongles qu'elle lui avait achetée pour qu'il se nettoie les mains en rentrant du boulot.

Dans le salon elle ramasse tout ce qu'elle trouve. Journaux sportifs magazines de voitures briquets paquets de cigarettes oubliés vieilles photos. Ses affaires. Touts ses affaires éparpillées dans la maison comme des miettes.

Dans le placard de l'évier elle trouve des sacs à ordures verts qu'on ferme avec une ficelle jaune. Elle jette dans les sacs les vêtements et les affaires de Sotìris puis les traîne devant la porte du balcon. Dehors la pluie a cessé mais les gouttes tombent de la rambarde du balcon et Èlli s'arrête pour les regarder — elle dit, ça alors, ce soir le fer lui-même plie et pleure.

Elle allume une cigarette et la toux montant dans sa gorge l'étouffe.

Pour de l'argent, dit Èlli. Tout ça pour un peu d'argent.

Elle ouvre la porte en toussant et sort sur le balcon. Elle attrape un sac et le jette dans la rue. Elle entend le bruit mais ne se penche pas pour voir. Elle jette un autre sac puis un autre. Les automobilistes ralentissent et lèvent la tête. Un passant promenant un petit chien s'arrête et regarde en l'air. Les sacs tombent dans le vide au troisième étage à l'angle des rues K?prou et Ionìas à Nìkea — les sacs tombent dans le vide comme des suicidés vêtus de vert, comme des pécheurs sans courage la nuit d'avant la fin du monde.

L'homme au petit chien se baisse prend le chien dans ses bras et file en courant sans regarder derrière lui

Quand je pense qu'il a pris le cochon avec lui, dit Èlli. Le cochon rose.


*


Èlli retourne dans la cuisine. Ses mains tremblent encore, elles tremblent plus qu'avant. L'hypoglycémie sûrement. Elle ouvre tiroirs et placards et aligne sur le plan de travail sucre miel semoule amandes cannelle. Elle va faire du halva. Un bon halva à la semoule avec des amandes et plein de cannelle. L'hypoglycémie sûrement.

Elle fait bouillir les amandes et cherche à se rappeler la recette et les bonnes proportions. Un deux trois quatre. Une tasse d'huile deux tasses de semoule trois tasses de sucre quatre tasses d'eau.

Huit cents euros. Neuf cents maximum.

Elle triple les quantités — trois six neuf douze — et commence à travailler. Elle fait bouillir le sucre dans l'eau avec deux cuillerées de miel et une écorce d'orange. Dans une autre casserole elle met l'huile et la semoule qu'elle fait cuire à petit feu en remuant tout le temps, la semoule doit cuire lentement pour ne pas brûler et tout gâcher. Dès que la semoule blondit, elle extrait l'écorce d'orange de l'autre casserole verse le sirop sur la semoule la semoule grésille et l'éclabousse et Èlli effrayée remue plus vite, vite et fort jusqu'à ce que la semoule absorbe le sirop, que le halva se décolle de la casserole.

Elle retire la casserole du feu, ajoute les amandes, remue bien le tout, puis fait une pause cigarette.

La salade a séché dans la bassine. Le cœur de la salade est blanc dans la pénombre. Petit tendre et blanc. Èlli étend la main, touche doucement le cœur de la salade et doucement le caresse.

Dehors la nuit tombe. Des oiseaux noirs battent des ailes entre les fils électriques comme des notes sur la portée d'une étrange musique, d'une musique écrite pour être jouée pendant la dernière nuit du monde.


*


Plus tard elle presse le halva aplatit la surface dorée avec la spatule en bois et allume une autre cigarette. L'odeur du halva se répand dans la maison recouvrant un instant l'odeur du vendredi et l'odeur de la solitude et l'odeur de la pauvreté méchante qui ronge sans bruit, lentement mais sûrement, les rêves la force la vie d'Èlli — de tous ces gens qui vivent pour travailler, qui sont nés, qui vivent et meurent pour travailler. Pour peu d'argent.

La pauvreté, la méchante, la salope. Habitant la maison elle aussi. Habitant la maison, rat domestique.


*


Sur la table de la cuisine elle étale sa plus belle nappe et vide le halva dessus. Elle commence à le malaxer avec des gestes lents et soigneux jusqu'à lui donner figure humaine. Elle forme les bras les jambes la tête le cou. Elle trace avec l'ongle les yeux le nez une grande bouche souriante. Quant aux cheveux, qui doivent être longs et en bataille, ce n'est pas une réussite. Mais elle décide de ne plus y toucher.

Ça ne fait rien, dit Èlli. Trop de cheveux ça fait mal à l'estomac.

Quand elle a fini elle prend la nappe avec précautions par les coins, l'emporte dans la chambre à coucher et l'étale avec précautions sur le lit. Elle jette les couvertures par terre puis apporte de la cuisine le vin le verre et les cigarettes.

Elle s'assoit sur le lit en tailleur et rapproche la nappe.

Et tout ça pour un peu d'argent, dit Èlli. Huit cents euros. Neuf cents maximum.

Je ne comprends pas, dit Èlli. Si nous les pauvres nous faisons des choses pareilles à des pauvres, qu'est-ce que les riches doivent nous faire ?

Mon Dieu je ne comprends pas.

Je suis Èlli Dràkou.

Je ne comprends pas.

Dehors il ne pleut plus mais les gouttes de pluie tombent de la rambarde. Ça alors, c'est bizarre, dit Èlli, ce soir le fer lui-même plie et pleure.

Puis elle sort de sa poche une petite cuiller en argent s'assoit plus confortablement sur le lit se blottit dans son vieux peignoir lilas et commence à manger l'homme-halva — elle mâche lentement dans l'obscurité en écoutant l'obscurité qui grandit dehors elle se met à manger lentement, à petites bouchées bien nettes, l'homme qui a traversé lui aussi sa vie passant sa frontière ouverte comme un soldat conquérant ou comme un immigré pourchassé.


(Ça va aller, tu vas voir, edts Quidam)



*



Cette nouvelle est la première du recueil. Et voici la postface :


Seize histoires ou peut-être une seule. Seize histoires qui toutes se déroulent dans les quartiers populaires du Pirée en ce début du nouveau siècle, le plus souvent à la mauvaise saison dans la pluie le vent le froid et même la neige, et s'il neige dans ces histoires plus souvent que d'habitude au Pirée, c'est sûrement une façon de dire que ces temps-ci la Grèce traverse un terrible hiver. Le beau temps lui-même dans ces histoires est excessif et inquiétant, quand il ne pleut pas trop il ne pleut pas assez, climat détraqué à l'image d'un pays lui-même détraqué.

Ces histoires tournent en rond obstinément dans les mêmes rues du Pirée. On n'en sort pas. Quand l'un des personnages s'échappe en direction d'une banlieue chic voisine, il se fait coffrer par la police. L'île de Salamine, où se situe la dernière histoire, se trouve juste en face du Pirée dont on voit le port et si les personnages quittent l'île c'est pour s'exiler à l'étranger — la seule issue.

Ces histoires ont des personnages qui se ressemblent, ouvriers ou petits bourgeois, parfois chômeurs, presque toujours fauchés voire endettés, humbles victimes cassées ou cabossées dans un pays lui-même saccagé par le néo-libéralisme international triomphant. Ces êtres souvent inadaptés, marginaux, excentriques, marqués d'un grain de folie, sont capables d'actes fous, de paroles folles — un peu comme les prophètes aux temps anciens, mais à ces prophètes d'aujourd'hui, plus d'une fois, la parole se dérobe.

Ces histoires nous plongent dans la crise grecque actuelle (alors même que beaucoup d'entre elles, prémonitoires, ont été écrites avant), mais au-delà de l'actualité elles creusent encore plus profond, du côté de ce scandale éternel par exemple — les pauvres écrasés par les riches.

Ces histoires sont hantées par la peur. Une peur aux visages multiples, aiguë ou diffuse, peur de l'avenir immédiat fermé mais aussi de l'avenir suivant ouvert au pire — le sentiment que la fin du monde est proche revient comme une obsession. L'Apocalypse, elle aussi, fut écrite en grec... À cette différence près que vingt siècles plus tard Dieu, brièvement aperçu au coin d'une page, se contrefout ici de nos malheurs.

Ces histoires si sombres devraient susciter en nous un cafard profond. On découvre peu à peu pourtant que leur nuit est sourdement éclairée.

Éclairée d'abord par l'amour. Malgré tous les affrontements parfois violents que ces histoires décrivent, l'amour y circule partout même s'il est plutôt sous-entendu qu'exprimé. Amour dans les couples même les plus boiteux. Amour filial aussi, entre père et fils, entre frères. La famille en Grèce, malgré les épreuves récentes ou peut-être à cause d'elles, continue de bien se porter. De porter le pays. Et l'amitié, très présente ici elle aussi, lui donne un sacré coup de main.

Et puis s'il y a dans ces histoires des gens qui se laissent couler, il en est d'autres aussi qui espèrent et se battent inlassablement. Ça va aller, tu vas voir. Titre qui peut exprimer aussi bien l'espoir qu'une ironie douloureuse et c'est bien ainsi. Cette ambiguïté sûrement voulue résume parfaitement le livre.

Enfin, la lumière qui émane de ces histoires si noires est celle qui rayonne de tout grand livre. Avant Ça va aller, tu vas voir, paru en 2010, Chrìstos Ikonòmou n'avait publié qu'un recueil de nouvelles, et pourtant cet opus 2 d'un homme encore jeune, puisque né en 1970, manifeste une maîtrise éclatante.

Ikonòmou a trouvé le juste regard. Un regard attentif dont la lucidité parfois cruelle n'empêche pas la tendresse aussi profonde que discrète. Un regard aigu qui sait voir la beauté ou du moins la richesse du monde. Qui sait s'émerveiller devant des actes aussi communs que l'épluchage d'une salade et transfigurer la scène la plus banale par une image fulgurante.

Ikonòmou a trouvé la juste façon de raconter, l'art de la surprise et du demi-mot, l'art de suggérer beaucoup en disant peu.

Ikonòmou a trouvé la juste voix. C'est l'un de ces écrivains qu'on reconnaît en quelques lignes. Il y a chez lui cette alternance de phrases parfois très brèves et souvent très longues, tantôt hachées de virgules, haletantes, épuisées, tantôt sans virgules comme dans une poussée de fièvre un déchaînement de douleur sans repos sans répit. Il y a ces mots ces phrases répétés comme si le narrateur n'avait pas beaucoup de vocabulaire et ne savait pas bien parler mais s'acharnait à dire et redire les malheurs où il est englué. On dit que ça va aller mais pour l'instant ça ne va pas ça n'avance pas, la phrase piétine, titube comme la vie de ces gens-là ou peut-être elle insiste comme l'espoir, ou peut-être les mots n'ont pas assez de poids ou on les écoute si mal qu'il faut les répéter. Les répéter comme des coups de marteau ou parfois comme un massage lent et patient et doux. Les répéter comme dans la conversation quotidienne ou dans les poèmes ou dans les contes populaires dont ces histoires d'aujourd'hui sont parfois si proches ou dans la musique ou dans les anciens rituels. Ikonòmou fait entendre dans ces histoires ultra-contemporaines une voix en même temps familière et solennelle, héritière des grandes œuvres du passé lointain de son pays, et dans ces pages touchées par la grâce, où la Grèce de tous les temps nous parle, ce pays blessé nous apparaît plus que jamais vivant.


Chrìstos Ikonòmou
Chrìstos Ikonòmou

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