Quel sujet quel style dois-je lancer à la mer
pour attraper le gros poisson
tandis que le monde part en morceaux ?
Ils chantent et toi tu n'entends pas
Ce qu'on appelle humeur
peut devenir entrave
idée fixe
qui t'enferme
en toi-même
les oiseaux chantent
mais tu n'entends pas
les enfants rient
tu te mets en colère
tu te disloques
pour un rien
tu réclames de l'exorbitant
pour jouir
de chaque jour.
Instructions d'un faiseur de prodiges
Le prodige, tu dois lui faire passer la nuit
avant de le raconter
Le laver dans l'eau fraîche
Ne le rapproche pas trop de l'utopie
Veille à garder une distance respectable
Suivant la technique du clair-obscur
mets en avant sa luminosité
traite-le exactement
comme lorsque tu vas vendre
ton image bien comme il faut
même aux journées pluvieuses
de ta vie.
Le colporteur du monde antique
Par un enchaînement insolite
sont engendrées les images ingénieuses
Le poète est l'intermédiaire
entre aujourd'hui
et la tempête
qui a ôté sa feuille de vigne
à la sphinge
Je n'ai vu personne éloigner
de façon si ingénieuse
l'art de la vie
et faire tournoyer
dans sa vision
sans retenue
la mort et les dieux
Efforce-toi de faire en sorte
que l'excellent colporteur sauve
une tortue et une abeille
avant de rejoindre sa patrie
et de se vouer sans fin
à la beauté antique
Par bonheur ou par malheur les poètes
depuis des années ont une réputation
d'adorateurs du monde antique.
Quelques petites choses
À ma mère
Vingt ans après
son existence en nous
dort d'un œil.
Je couds mes boutons
avec ses fils
Au carnaval je porte
ses lunettes
Ma fille essaie
son collier
Ses perles réveillent
des histoires.
Il ne manque personne.
Il est des petites choses
que rien n'arrête
même la mort.
Ouïe —> vue —> toucher —> sel —> amour
Une fois complété
le cycle des sens
tu noies les qualifications, les appellations
les estimations
car la mer ça ne plaisante pas
Sans conditions, oui sans conditions
tu peux te donner à elle
Avec le risque toujours
qu'elle te retourne à l'état de simple corps
retenant
ce qui est connu
sous le nom d'âme, cette force
ce quelque chose de supérieur
fondé par les sens
Si je deviens mer un peu amphibie
Me comprendras-tu ?
Dans une rue d'immigrés
Mais comment peux-tu comprendre le combat de l'eau
sans les mains et les pierres
Sans regarder les oiseaux
dans cette rue d'oiseaux immigrés où nous vivons
Le Traquet part
pour l'Afrique, en octobre
Le Pouillot revient sur l'île
en février de Jordanie
S'ils sont des oiseaux chanceux
s'ils échappent aux gluaux
ils continueront leur chanson
et le combat de l'eau
contre la sécheresse.
Le squelette est celui d'un serviteur
Sur le tombeau la notice affirme :
«Le squelette est celui d'un serviteur»
Qui autorise les discriminations post mortem ?
L'emplacement la grosseur des ossements
et la posture elle-même diront-ils
sûrs de leur méthode
et de leurs conclusions
Qui désire que son monde
se réduise à des conclusions ?
Qui recherche une vie organisée
pleine de détails
tout prêts à dévorer l'essentiel
Dans le labyrinthe de la connaissance
et le tourbillon des fouilles
les coureurs s'en reviennent avec fierté
même lorsque les humains
après la mort
perdent à nouveau leur liberté.
Les fleurs et les poèmes
Un poème
doit concentrer
toutes les parties de la fleur
Tige, calice, sépales, pétales
Pistil, étamines
Sans craindre
de se faire traiter d'hermaphrodite
Car les fleurs et les poèmes
ont bien des points communs
Ils émeuvent, consolent, fertilisent
Amènent au jour des gisements d'âme
Nous alimentent par leurs images
Ce qu'assurément présuppose
un bon poème.
L'ange et le sculpteur
Il veut que les anges soient taillés dans le bois
Qu'un bois verni
donne son odeur aux ailes
Que des insectes
habitent les replis
Qu'ils aient un air d'inachevé
Même s'ils planent par endroits
Même s'ils jettent à nouveau
les vagins du ciel dans la mer
Que les vagues furieuses apportent
la nouvelle fécondité
jusqu'à toi.
*
Les caractères continuent
d'être compacts
dans les écrits des anges
Aucune vie
n'est purement orale
On ne voit personne voyager
dans sa destination seulement
*
Les anges ont même
poussé la charrue
Touchant les barbelés
ils ont saigné
Ils lavaient leurs blessures
et souffraient
Toi comment peux-tu
les créer par la seule pensée
*
Un quart de désastre
et trois quarts de triomphe
la vie des anges
Sculpteur je ne te crois pas
*
Aucune montagne n'est pressée
de devancer l'évolution
Aucun sommet ne souligne
la fin de la montagne
Nous sommes posés sur l'écorce d'un ancien océan
et sur une prairie d'amiante
nous sentons l'Amarante, l'Euphorbe, le Sumac
en compagnie d'un ange qui porte la marque
du minerai dans ses poumons
et depuis des années marche dans la montagne
en compagnie des âmes des mineurs
Depuis le gouffre je regarde le poème
Sais-tu ce que cela fait
d'être épuisé par un mot
Qui te prive du sens
Qui abjure sa foi près du gouffre
Alors que tu le manies parfaitement
Qui se révèle inexistant
Qui te tourmente
Au point que tu veux le délaisser
Tandis que sa fumée remplit
Les ruelles de la mémoire
Et qui garde toute sa conscience
À l'heure de l'accouchement.
Sais-tu ce que cela fait
quand les mots t'abandonnent
de ne garder
que l'odeur de ceux
qui l'ont habité
de ne garder que l'obsession
d'être neuf.
Sais-tu ce que cela veut dire
d'être trahi par le poème ?
Promesse d'acrobate
Je rédigerai un manuel scolaire
sans histoires cruelles.
J'engagerai un jardinier
pour passer la mémoire au pulvérisateur
comme la gale au printemps.
Je résumerai de façon charmante
des événements sanglants
sur des autels de bandes dessinées.
Je promets d'identifier les lauriers
aux poètes Beat
de conseiller des exercices d'équilibre
au crépuscule
de faire passer l'histoire
deux fois
dans le hachoir à viande.
D'avoir l'air d'un citoyen du monde
de quel monde je ne le demanderai pas.
À vos ordres, monsieur !
Pourquoi t'effaces-tu de rage
Je t'ai écrit, réécrit
t'ai travaillé
mais quand tu as compris
que j'allais faire de toi un poème
je t'ai vu pris de fureur.
Tu n'as pas honte m'as-tu dit
tant de travail
pour que je ne sois pas lu !
Appelle-moi romance
donne-moi un rythme que je puisse
espérer qu'on me chante
sinon je te quitte.
J'ai pleuré.
Je ne suis pas un produit de la sensibilité
as-tu dit sans pitié
puis tu t'es effacé de rage.
Dialogue vivant
Ma mère se plaignait de moi
qui n'adorais pas les études
Elle n'a pas assez vécu
pour me voir adorer les mots
et m'exiler
dans des lieux étrangers
des lieux magiques.
Ma mère se réjouit fort
car je ne lui ressemble pas
Elle avait une veine qu'elle a bouchée
Je suis né avec deux voix
Dès l'enfance j'ai perdu mon chemin
puis j'ai oublié mes clés.
Ma mère était gardienne des clés
de la maison et du poème.
Résistance aux lacrymogènes
Sur l'épaule de l'âme
un papillon se pose
ton rêve adolescent
voyage
et nous arrivons au lieu
où l'âme a soupiré
nous voici devenus abeilles
nous butinons
à l'étroit
L'amertume nous rend résistantes
absurdement résistantes
aux lacrymogènes.
Qui donc déshonore les âmes
au nom d'un bon ordre bravache ?
Qui prive
du passé l'avenir ?
Arrête écoute-nous.
Écoutez-nous vous les dieux
Il nous faut supprimer la mort
au moins pour ceux
qui n'ont pas encore seize ans.
Ô temps tu m'as fait peur
Je n'écris pas dans le but de rester
j'écris pour m'en aller
en peu nombreuse compagnie
j'écris pour ne pas rejoindre
les simples récepteurs
de ta brièveté, ô vie.
J'écris pour que mon départ
ait un sens, dépourvu de sens
pour que mon départ
ait un sens magique.
À l'heure de pointe
Quel genre de racistes sommes-nous
petits employeurs de Méditerranée orientale
qui avons si vite oublié
nos pères à nous
arrivés en Grande Bretagne (grande alors)
ou dans la jeune Australie
comme ouvriers non qualifiés
comme cet Asiatique
qui s'obstine à traverser
la ville en vélo
à l'heure de pointe.
Dialogue ou monologue
Tu dépends de la lumière
tu avales toutes les couleurs des vêtements
et vêtu de noir tu avances
par delà la raison.
Dans les eaux du lac tu tremblotes
comme un reflet
et tu sembles tantôt plus long
tantôt violemment petit
ou bien tu restes caché au fond.
Je veux le nénuphar à la place du cœur.
M'entends-tu nuit dense de l'existence ?
Je veux fleurir.
Le démon et le poète
Le démon est un vent
est un fleuve
il souffle et coule en téméraire
il en existe autant de variantes
que d'humains
qui lui ont offert une patrie.
Poète quel besoin as-tu
de l'apogée dans la putréfaction ?
Le jardin aux cactus
Chaque soir le bienfaiteur
ôte son chapeau noir
frotte son opulente moustache
et se soûle derrière le monument du concierge,
sachant qu'à la beauté
succède la sauvagerie
avant que tout ne dépérisse et qu'enfin
la bienfaisance ne s'achève
par un jardin de cactus autosuffisant.
Arrière-pays
Bien que je n'aie pas lu d'hymnes au chaos
je suis peut-être enfant de la discontinuité.
Bien que ma mère dans son trépas
changée en vague
ait enrichi de ses eaux la terre
la vie continue
grand fond sans profondeur
peuplé d'ossements de paradis
oubliés dans la campagne
qui a pour synonyme
le mot d'arrière-pays.
Le mythe des marchands
Que la nature délivre du mythe la pierre.
Que le zéphyr souffle de l'ouest
pour éloigner les statuettes phalliques
les empêcher de supposer
qu'une déesse naquit en ce lieu
revendiquée par l'Orient et l'Occident.
Que la nature écarte toute spéculation
aux dépens du paysage,
qu'elle détruise l'inscription du mythe
comme si ce n'était qu'une légende
qu'on a rendue croyable par la ruse
au profit des marchands.
Printemps à Göteborg
Le jour de la Résurrection
marcher dans Yetebòri.
C'est ainsi que ses habitants prononcent
le nom du port nordique de Göteborg
C'est ainsi moi aussi que je veux le nommer
et non à l'anglaise
comme les visiteurs de quelques jours
avec leurs souvenirs prémédités.
Car j'aime une femme grandie dans cette ville
qui traîne la nostalgie des immigrés des années 60.
Et quand je me plains de ce que dans ma ville à moi
les marchands n'ont pas répondu aux bienfaits
elle laisse entendre d'un regard
que tout bienfait
a son prix.
Le premier amour
Qui n'a pas jalousé l'éloquence athénienne
celui surtout qui à dix-huit ans
est arrivé de son île pour étudier
dans la capitale ?
Qui n'a pas modifié son langage
en partie du moins
pour imiter les Athéniens
qui n'étaient pas Athéniens ?
Et alors qu'on croyait
avoir perdu l'accent de l'île
on se trahissait par des mots bizarrement prononcés
des voyelles traînantes
des consonnes renforcées
excessives comme le soleil.
Mais ce qui attirait le plus l'attention
c'était les troisièmes personnes du pluriel en -ousin'.
Ainsi est né le premier amour.
À un poète chypriote
Quand cesseras-tu d'être à l'affût
des événements tragiques
avec pour but lointain ton profit personnel ?
Écrire un poème
sur les disparus de l'invasion suffisait,
mais avec un recueil entier
tu as rabaissé pour finir
la douleur de ta bien-aimée.
Aux aides ménagères immigrées
Les patrons ne vivront pas
pour effacer l'allusion de l'histoire
à votre passage.
Et lorsqu'après des années vous oublierez
le nom grec adopté
un adolescent sur l'île d'Aphrodite
mentionnera dans ses récits
à la bien-aimée
la tendresse extrême-orientale
et dans votre tablier-jardin arrosé de larmes
trébuchera.
Vàkis Loïzìdis, poète chypriote, né à Nicosie en 1965, a étudié l'économie politique et le tourisme. Il a publié huit recueils poétiques : Poésie et collage (1995), Fait main à la machine (1999), Monuments mobiles (2002), À l'heure de pointe (2005), Petite branche brisée (2007), Les élémentaires (2009), L'ange et le sculpteur (2011), Göteborg (2013). Il est l'auteur d'une Anthologie de la poésie chypriote contemporaine publiée en 2013. Le festival Voix Vives de Sète l'a invité en 2011 et Le miel des anges a publié sous le titre La bonne question un choix de ses poèmes.
Vàkis Loïzìdis |