Vàkis Loïzìdis




Quel sujet quel style dois-je lancer à la mer

pour attraper le gros poisson

tandis que le monde part en morceaux ?







Ils chantent et toi tu n'entends pas


Ce qu'on appelle humeur

peut devenir entrave

idée fixe

qui t'enferme

en toi-même

les oiseaux chantent

mais tu n'entends pas

les enfants rient

tu te mets en colère

tu te disloques

pour un rien

tu réclames de l'exorbitant

pour jouir

de chaque jour.






Instructions d'un faiseur de prodiges


Le prodige, tu dois lui faire passer la nuit

avant de le raconter

Le laver dans l'eau fraîche

Ne le rapproche pas trop de l'utopie

Veille à garder une distance respectable

Suivant la technique du clair-obscur

mets en avant sa luminosité

traite-le exactement

comme lorsque tu vas vendre

ton image bien comme il faut

même aux journées pluvieuses

de ta vie.






Le colporteur du monde antique


Par un enchaînement insolite

sont engendrées les images ingénieuses

Le poète est l'intermédiaire

entre aujourd'hui

et la tempête

qui a ôté sa feuille de vigne

à la sphinge


Je n'ai vu personne éloigner

de façon si ingénieuse

l'art de la vie

et faire tournoyer

dans sa vision

sans retenue

la mort et les dieux


Efforce-toi de faire en sorte

que l'excellent colporteur sauve

une tortue et une abeille

avant de rejoindre sa patrie

et de se vouer sans fin

à la beauté antique


Par bonheur ou par malheur les poètes

depuis des années ont une réputation

d'adorateurs du monde antique.






Quelques petites choses


À ma mère


Vingt ans après

son existence en nous

dort d'un œil.

Je couds mes boutons

avec ses fils

Au carnaval je porte

ses lunettes

Ma fille essaie

son collier

Ses perles réveillent

des histoires.

Il ne manque personne.


Il est des petites choses

que rien n'arrête

même la mort.






Ouïe —> vue —> toucher —> sel —> amour


Une fois complété

le cycle des sens

tu noies les qualifications, les appellations

les estimations

car la mer ça ne plaisante pas

Sans conditions, oui sans conditions

tu peux te donner à elle

Avec le risque toujours

qu'elle te retourne à l'état de simple corps

retenant

ce qui est connu

sous le nom d'âme, cette force

ce quelque chose de supérieur

fondé par les sens


Si je deviens mer un peu amphibie

Me comprendras-tu ?






Dans une rue d'immigrés


Mais comment peux-tu comprendre le combat de l'eau

sans les mains et les pierres

Sans regarder les oiseaux

dans cette rue d'oiseaux immigrés où nous vivons

Le Traquet part

pour l'Afrique, en octobre

Le Pouillot revient sur l'île

en février de Jordanie

S'ils sont des oiseaux chanceux

s'ils échappent aux gluaux

ils continueront leur chanson

et le combat de l'eau

contre la sécheresse.






Le squelette est celui d'un serviteur


Sur le tombeau la notice affirme :

«Le squelette est celui d'un serviteur»


Qui autorise les discriminations post mortem ?


L'emplacement la grosseur des ossements

et la posture elle-même diront-ils

sûrs de leur méthode

et de leurs conclusions


Qui désire que son monde

se réduise à des conclusions ?


Qui recherche une vie organisée

pleine de détails

tout prêts à dévorer l'essentiel


Dans le labyrinthe de la connaissance

et le tourbillon des fouilles

les coureurs s'en reviennent avec fierté

même lorsque les humains

après la mort

perdent à nouveau leur liberté.






Les fleurs et les poèmes


Un poème

doit concentrer

toutes les parties de la fleur

Tige, calice, sépales, pétales

Pistil, étamines

Sans craindre

de se faire traiter d'hermaphrodite

Car les fleurs et les poèmes

ont bien des points communs

Ils émeuvent, consolent, fertilisent

Amènent au jour des gisements d'âme

Nous alimentent par leurs images

Ce qu'assurément présuppose

un bon poème.






L'ange et le sculpteur


Il veut que les anges soient taillés dans le bois

Qu'un bois verni

donne son odeur aux ailes

Que des insectes

habitent les replis

Qu'ils aient un air d'inachevé

Même s'ils planent par endroits

Même s'ils jettent à nouveau

les vagins du ciel dans la mer

Que les vagues furieuses apportent

la nouvelle fécondité

jusqu'à toi.


*


Les caractères continuent

d'être compacts

dans les écrits des anges

Aucune vie

n'est purement orale

On ne voit personne voyager

dans sa destination seulement


*


Les anges ont même

poussé la charrue

Touchant les barbelés

ils ont saigné

Ils lavaient leurs blessures

et souffraient

Toi comment peux-tu

les créer par la seule pensée


*


Un quart de désastre

et trois quarts de triomphe

la vie des anges


Sculpteur je ne te crois pas


*


Aucune montagne n'est pressée

de devancer l'évolution

Aucun sommet ne souligne

la fin de la montagne

Nous sommes posés sur l'écorce d'un ancien océan

et sur une prairie d'amiante

nous sentons l'Amarante, l'Euphorbe, le Sumac

en compagnie d'un ange qui porte la marque

du minerai dans ses poumons

et depuis des années marche dans la montagne

en compagnie des âmes des mineurs






Depuis le gouffre je regarde le poème


Sais-tu ce que cela fait

d'être épuisé par un mot

Qui te prive du sens

Qui abjure sa foi près du gouffre

Alors que tu le manies parfaitement

Qui se révèle inexistant

Qui te tourmente

Au point que tu veux le délaisser

Tandis que sa fumée remplit

Les ruelles de la mémoire

Et qui garde toute sa conscience

À l'heure de l'accouchement.


Sais-tu ce que cela fait

quand les mots t'abandonnent

de ne garder

que l'odeur de ceux

qui l'ont habité

de ne garder que l'obsession

d'être neuf.


Sais-tu ce que cela veut dire

d'être trahi par le poème ?






Promesse d'acrobate


Je rédigerai un manuel scolaire

sans histoires cruelles.

J'engagerai un jardinier

pour passer la mémoire au pulvérisateur

comme la gale au printemps.

Je résumerai de façon charmante

des événements sanglants

sur des autels de bandes dessinées.

Je promets d'identifier les lauriers

aux poètes Beat

de conseiller des exercices d'équilibre

au crépuscule

de faire passer l'histoire

deux fois

dans le hachoir à viande.

D'avoir l'air d'un citoyen du monde

de quel monde je ne le demanderai pas.

À vos ordres, monsieur !





Pourquoi t'effaces-tu de rage


Je t'ai écrit, réécrit

t'ai travaillé

mais quand tu as compris

que j'allais faire de toi un poème

je t'ai vu pris de fureur.

Tu n'as pas honte m'as-tu dit

tant de travail

pour que je ne sois pas lu !

Appelle-moi romance

donne-moi un rythme que je puisse

espérer qu'on me chante

sinon je te quitte.

J'ai pleuré.

Je ne suis pas un produit de la sensibilité

as-tu dit sans pitié

puis tu t'es effacé de rage.






Dialogue vivant


Ma mère se plaignait de moi

qui n'adorais pas les études

Elle n'a pas assez vécu

pour me voir adorer les mots

et m'exiler

dans des lieux étrangers

des lieux magiques.


Ma mère se réjouit fort

car je ne lui ressemble pas

Elle avait une veine qu'elle a bouchée

Je suis né avec deux voix

Dès l'enfance j'ai perdu mon chemin

puis j'ai oublié mes clés.


Ma mère était gardienne des clés

de la maison et du poème.











Résistance aux lacrymogènes


Sur l'épaule de l'âme

un papillon se pose

ton rêve adolescent

voyage

et nous arrivons au lieu

où l'âme a soupiré

nous voici devenus abeilles

nous butinons

à l'étroit

L'amertume nous rend résistantes

absurdement résistantes

aux lacrymogènes.


Qui donc déshonore les âmes

au nom d'un bon ordre bravache ?

Qui prive

du passé l'avenir ?

Arrête écoute-nous.


Écoutez-nous vous les dieux

Il nous faut supprimer la mort

au moins pour ceux

qui n'ont pas encore seize ans.






Ô temps tu m'as fait peur


Je n'écris pas dans le but de rester

j'écris pour m'en aller

en peu nombreuse compagnie

j'écris pour ne pas rejoindre

les simples récepteurs

de ta brièveté, ô vie.


J'écris pour que mon départ

ait un sens, dépourvu de sens

pour que mon départ

ait un sens magique.






À l'heure de pointe


Quel genre de racistes sommes-nous

petits employeurs de Méditerranée orientale

qui avons si vite oublié

nos pères à nous

arrivés en Grande Bretagne (grande alors)

ou dans la jeune Australie

comme ouvriers non qualifiés

comme cet Asiatique

qui s'obstine à traverser

la ville en vélo

à l'heure de pointe.






Dialogue ou monologue


Tu dépends de la lumière

tu avales toutes les couleurs des vêtements

et vêtu de noir tu avances

par delà la raison.

Dans les eaux du lac tu tremblotes

comme un reflet

et tu sembles tantôt plus long

tantôt violemment petit

ou bien tu restes caché au fond.


Je veux le nénuphar à la place du cœur.

M'entends-tu nuit dense de l'existence ?

Je veux fleurir.






Le démon et le poète


Le démon est un vent

est un fleuve

il souffle et coule en téméraire

il en existe autant de variantes

que d'humains

qui lui ont offert une patrie.


Poète quel besoin as-tu

de l'apogée dans la putréfaction ?






Le jardin aux cactus


Chaque soir le bienfaiteur

ôte son chapeau noir

frotte son opulente moustache

et se soûle derrière le monument du concierge,

sachant qu'à la beauté

succède la sauvagerie

avant que tout ne dépérisse et qu'enfin

la bienfaisance ne s'achève

par un jardin de cactus autosuffisant.






Arrière-pays


Bien que je n'aie pas lu d'hymnes au chaos

je suis peut-être enfant de la discontinuité.

Bien que ma mère dans son trépas

changée en vague

ait enrichi de ses eaux la terre

la vie continue

grand fond sans profondeur

peuplé d'ossements de paradis

oubliés dans la campagne

qui a pour synonyme

le mot d'arrière-pays.






Le mythe des marchands


Que la nature délivre du mythe la pierre.

Que le zéphyr souffle de l'ouest

pour éloigner les statuettes phalliques

les empêcher de supposer

qu'une déesse naquit en ce lieu

revendiquée par l'Orient et l'Occident.


Que la nature écarte toute spéculation

aux dépens du paysage,

qu'elle détruise l'inscription du mythe

comme si ce n'était qu'une légende

qu'on a rendue croyable par la ruse

au profit des marchands.






Printemps à Göteborg


Le jour de la Résurrection

marcher dans Yetebòri.

C'est ainsi que ses habitants prononcent

le nom du port nordique de Göteborg

C'est ainsi moi aussi que je veux le nommer

et non à l'anglaise

comme les visiteurs de quelques jours

avec leurs souvenirs prémédités.

Car j'aime une femme grandie dans cette ville

qui traîne la nostalgie des immigrés des années 60.

Et quand je me plains de ce que dans ma ville à moi

les marchands n'ont pas répondu aux bienfaits

elle laisse entendre d'un regard

que tout bienfait

a son prix.






Le premier amour


Qui n'a pas jalousé l'éloquence athénienne

celui surtout qui à dix-huit ans

est arrivé de son île pour étudier

dans la capitale ?

Qui n'a pas modifié son langage

en partie du moins

pour imiter les Athéniens

qui n'étaient pas Athéniens ?

Et alors qu'on croyait

avoir perdu l'accent de l'île

on se trahissait par des mots bizarrement prononcés

des voyelles traînantes

des consonnes renforcées

excessives comme le soleil.

Mais ce qui attirait le plus l'attention

c'était les troisièmes personnes du pluriel en -ousin'.

Ainsi est né le premier amour.






À un poète chypriote


Quand cesseras-tu d'être à l'affût

des événements tragiques

avec pour but lointain ton profit personnel ?

Écrire un poème

sur les disparus de l'invasion suffisait,

mais avec un recueil entier

tu as rabaissé pour finir

la douleur de ta bien-aimée.






Aux aides ménagères immigrées


Les patrons ne vivront pas

pour effacer l'allusion de l'histoire

à votre passage.

Et lorsqu'après des années vous oublierez

le nom grec adopté

un adolescent sur l'île d'Aphrodite

mentionnera dans ses récits

à la bien-aimée

la tendresse extrême-orientale

et dans votre tablier-jardin arrosé de larmes

trébuchera.






Vàkis Loïzìdis, poète chypriote, né à Nicosie en 1965, a étudié l'économie politique et le tourisme. Il a publié huit recueils poétiques : Poésie et collage (1995), Fait main à la machine (1999), Monuments mobiles (2002), À l'heure de pointe (2005), Petite branche brisée (2007), Les élémentaires (2009), L'ange et le sculpteur (2011), Göteborg (2013). Il est l'auteur d'une Anthologie de la poésie chypriote contemporaine publiée en 2013. Le festival Voix Vives de Sète l'a invité en 2011 et Le miel des anges a publié sous le titre La bonne question un choix de ses poèmes.


Vàkis Loïzìdis
Vàkis Loïzìdis

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