Ilìas PAPAMÒSKHOS


LA SECONDE MAMAN


À Mme Elèni Papanikolàou


La grande sœur de mon père venait nous voir une fois par an sans faute depuis Salonique où elle vivait. Elle s'habillait comme une Européenne, tailleurs bien coupés, petits sacs à main en cuir, petit chapeau incliné à droite. Elle en avait beaucoup, des chapeaux — elle employait le mot français. Elle avait acquis le premier à seize ans, cadeau de son père, un béret bleu marine, et enrichissait depuis sa collection sans relâche.

C'était une femme impressionnante, grande, sa beauté vous tournait la tête, elle était comme en suspens devant son visage, et plus tard, malgré le passage des années, son visage resta lisse et sans défaut (comme celui de sa mère, qui mourut à cent-un ans, le visage bien tiré dans son cercueil).

Nos plus graves soucis, elle les chassait en arrivant avec sa grosse voix et son rire sonore. Elle apportait en cadeau une boîte en carton gris qu'ornaient des motifs sinueux de couleur bordeaux, au couvercle renflé, car elle débordait de biscuits au beurre couverts de miel et de chocolat, auxquels, malgré les années passées depuis, ma mémoire est restée collée comme une mouche.

Ses jambes étaient arquées au-dessous du genou, et en marchant elle lançait le buste en avant, donnant l'impression d'une hâte permanente. Quand elle s'éloignait en tortillant de l'arrière-train, elle était très drôle, mais quand elle venait vers moi, j'étais pris d'une peur idiote. Ses genoux, à force de se frotter depuis des années aux jupes et aux combinaisons, étaient blancs comme neige, ses rotules ressemblaient à des coquilles d'œuf, et j'avais peur qu'elles se cassent, de passer si près l'une de l'autre en marchant.

Elle entrait comme une brise fraîche dans une chambre fermée depuis des jours, ce qui ne veut pas dire qu'il régnait chez nous une atmosphère étouffante, nos portes n'étaient pas fermées comme chez certains, les gens entraient et sortaient, seulement voilà, elle était unique.

Elle nous embrassait tous, gardant pour la fin sa mère, qu'elle serrait très fort, et elles unissaient leurs larmes.

On dit que les mères préfèrent leurs enfants mâles, qu'elles les gâtent, qu'elles leur passent tout, et on n'a peut-être pas tort.

Était-ce d'en avoir fait cinq ? La grand-mère, elle, avait pour préférée la sœur aînée, ce qui ne provoquait ni jalousie ni aucun reproche de la part des autres enfants. Et quand on voyait la fille assise à côté de la mère, chacune lissant d'un même geste sa robe et la tirant vers le bas, on eût dit une seule femme devant son miroir.

— Voilà votre seconde maman, disait la mère à ses autres enfants, lorsque l'aînée entrait dans la maison.

Elles les avait faits l'un à la suite de l'autre et l'aînée l'avait bien aidée à les élever, mais la raison principale de cette appellation était ailleurs.

Il y a très longtemps la maison fut frappée deux fois par la tuberculose. Il y eut d'abord le deuxième fils, troisième enfant, et l'issue fut fatale. La mère dut lutter pour s'en remettre, le pain dans sa bouche avait un goût de poison quand elle pensait à la croix de cire qui avait fermé la bouche de son fils. Quelques années plus tard, elle vit la maladie se rallumer sur le visage du benjamin, quand des cavernes s'ouvrirent dans ses tendres poumons et que la toux s'aggrava ; elle frottait pendant des heures pour faire partir les taches rouges des mouchoirs, les souvenirs se réveillèrent. On appela le médecin, qui conseilla une bonne nourriture, du repos, un climat sec. La mère assise sur la terrasse regardait le lac en ravalant ses larmes, comme si elles risquaient de faire monter les eaux.

Ils passaient toutes les soirées, elle, le père et l'aînée, à regarder par terre sans un mot. Que le père accompagne l'enfant au sanatorium, impossible, tout le monde vivait sur son salaire. Si la mère y allait, que deviendraient les autres ? C'est alors que l'aînée devint la seconde maman, en disant : «Je ne vais pas perdre un deuxième frère !» Les parents virent là un accès de désespoir, et la mère se leva pour la consoler d'une caresse.

Mais après l'avoir dit, elle le fit. Elle emmena le petit jusqu'à Athènes. Elle le mit au sanatorium «Sotirìa» et paya les frais en travaillant comme couturière. Elle lui apportait du poisson frais et du beurre pour étaler sur son pain, des fruits, de la viande de premier choix. Ses joues se remplirent, la maladie recula un peu. La sœur se nourrissait de pâtes.

Le petit n'allait pas y rester, il eut de la chance, cette année-là on découvrit la streptomycine et un cousin du père, riche négociant à Beyrouth, paya les ampoules.

Quand ils rentrèrent, c'était la fille qui semblait malade, la mère ne la lâchait pas un instant. C'est alors, pensant à ses autres enfants et surtout au petit dernier, qu'elle la baptisa du nom de seconde maman.

Son bon cœur était la source de sa bonne humeur intarissable qui à chacune de ses visites nous mettait en joie. Son cœur qui n'avait rien de mauvais en lui.


Ils sont tous là sur cette photo de famille prise devant la maison, avant l'arrivée des maladies.

Le photographe a étalé une toile noire sur le mur chaulé pour empêcher la réverbération. Seul le visage de l'aîné des garçons, celui qu'on allait perdre, est en dehors de la toile et semble mangé par la chaux. La mère est assise sur une chaise, le benjamin à côté d'elle, son petit corps appuyé contre sa cuisse. Derrière eux, debout, la seconde maman, dont le visage paraît sortir de la toile, sa robe noire se confondant avec elle. Sa main droite, qu'on dirait faite de lumière, est posée sur l'épaule maternelle, en signe de tendresse partagée. Devant les pieds du petit, un rayon de soleil.


(Gibiers du temps)






LE MIEL DES FRUITS


Yànnis était radio dans la marine. L'estomac malade, il n'a pas repéré les symptômes, quand on a trouvé c'était trop tard. On l'a hospitalisé à Thessalonique, et quand les médecins de là-bas, ne pouvant plus rien faire d'autre, lui ont donné son billet de sortie, sa femme désespérée l'a amené à la clinique. Les infirmières, après avoir entendu ses supplications, visiblement agacées, ont appelé un médecin. On l'a sorti de sa chambre. Quand on l'a ramené, un petit tuyau pendait à son côté, dans lequel coulait un liquide rougeâtre comme du jus de griotte qui tombait dans un grand récipient de verre posé par terre. Le liquide coulait sans arrêt, mais son ventre ne désenflait pas et il gémissait. Mon père, dans le lit voisin, tout ce temps, comme s'il n'avait rien vu, fixait le plafond.

Le lendemain, un ami de mon père est venu nous voir, un grand médecin spécialisé en oncologie, avec sa femme. Je suis allé à la cafétéria leur chercher des rafraîchissements. À mon retour, la femme de Yànnis m'attendait devant la chambre, et m'attrapant par le bras elle m'a demandé quelle relation nous avions avec le médecin.

— C'est un ami d'enfance de mon père, ai-je dit.

— Il a fait des chimiothérapies à mon mari avant, à Thessalonique, a-t-elle dit, mais quand il est passé dans le privé on l'a perdu de vue.

Elle m'a supplié de lui demander s'il pouvait aider !

Quand le couple a pris congé, je les ai raccompagnés, et l'ai interrogé prudemment, sachant comme ils sont bizarres, tous ceux-là.

— Ce type-là vit clandestinement depuis deux ans, a-t-il répondu.

Dès que j'ai rapporté à la femme et à la sœur les paroles du médecin, légèrement modifiées dans la forme et non dans le contenu, elles commencèrent à s'accuser l'une l'autre de la situation actuelle.

Je suis rentré dans la chambre. Mon père, apparemment fatigué par la visite, avait les yeux fermés.

Yànnis, comme s'il avait deviné ce qui se passait dehors, m'a regardé, puis a dit :

— Je veux mourir, je veux avoir la paix !

J'ai été tiré d'embarras par sa femme, qui est entrée pour lui tendre son portable.

Le jour où on a opéré mon père, je suis arrivé en avance, pour le soutenir, mais je l'ai manqué, l'opération précédente ayant été reportée. L'infirmier qui l'avait emmené me l'a décrit dans tous ses états, qui répétait : «Je n'ai pas vu mon fils, je n'ai pas vu mon fils !» Quand il m'a vu en se réveillant, ses joues se sont mouillées, comme celles de Yànnis quand il parlait à sa fille, des larmes paternelles, pareilles — mais en même temps si différentes, car les yeux du malheureux radio, qui débordaient, n'allaient plus rien voir d'autre.

Sa voix ne s'est pas brisée, je me souviens, son visage gris avait l'air d'un roc, et ses larmes, telles des gouttes coulant d'une source cachée dans des mousses noires, séchées, perdant leur éclat, on aurait dit sa barbe. Alors, le regardant, j'ai compris que le plus important pour moi, c'était de sortir de là mon père et de le ramener chez nous.

J'ai obtenu le billet de sortie sous ma responsabilité. Je l'ai allongé sur le siège arrière de la voiture, lui ai acheté un oreiller de plume pour poser sa tête décharnée. Pendant le trajet j'étais rongé d'angoisse et regardais sans cesse dans le rétroviseur. Mais quand nous sommes passés à Edèssa, il s'est assis tranquille comme un petit enfant au milieu du siège et d'une voix enrouée par la faiblesse m'a dit d'arrêter.

— Tu veux pisser ? ai-je dit.

— Non, je veux manger des cerises.

Je lui ai dit que je ne m'arrêterais pas, que je craignais qu'on se fasse prendre ; il a poussé des cris, c'était un autre homme, et a conclu par le proverbe :

— Les malades et les voyageurs ont tous les droits !

Je me suis garé dans un chemin en pente. Pas le temps de lui ouvrir, il a jailli de la voiture comme une bête sauvage et couru vers l'arbre le plus proche. Pas besoin de grimper, sa tête a disparu dans le feuillage touffu, je le voyais frotter les cerises entre pouce et index et j'entendais sa bouche cracher les noyaux avec un bruit d'arme à silencieux.

Ma sœur et moi n'aimions pas les fruits, et lui qui en trimbalait tout le temps nous disait : «Restez pas à regarder, mangez ! Sous-développés !»

Les troncs étaient passés à la chaux, en les regardant je me suis rappelé une fontaine en marbre à Vogatsiko, où mon père un jour avait lavé des cerises qu'il venait d'acheter sur la place du village. Nous allions alors à Salonique, il y avait là ma mère et ma sœur, et maintenant nous en revenions, mais à deux seulement, deux compagnons de moins, me suis-je dit, et j'ai pensé, béni soit ce fruit qui ne serait-ce qu'un instant lui faisait oublier où nous rentrions et pourquoi... Et moi, comme ce type de l'Antiquité, je n'en ai pas mangé une seule, et quand le miel du fruit a bien coulé en lui je l'ai remis dans la voiture ; il m'a fait signe qu'il n'allait pas s'allonger et s'est rassis bien droit. J'ai attaché sa ceinture en gardant la tête baissée, qu'il ne voie pas mes yeux... Précaution stupide, car lui — j'en étais sûr — ne regardait que les cerises, comme de retour d'exil.


(Arithmétique insuffisante)


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Né en 1967 à Kastoria, en Grèce du Nord, Ilìas Papamòskhos a étudié la géologie et le journalisme avant de rentrer au pays pour gérer l'entreprise familiale. Se consacrant exclusivement à la nouvelle, il a publié cinq recueils : Bon voyage, ma poupée (2004), Gibiers du temps (2005), Arithmétique insuffisante (2009), Le muscle du cœur (2011), Le renard sur l'échelle (2015).

Les histoires de Papamòskhos sont ancrées dans un même lieu : sa ville natale, au fond d'une province lointaine et rude. Très brèves, elles communiquent au point de former une seule et même longue chaîne, déroulant par fragments l'histoire de la famille en remontant jusqu'à l'arrière-grand-père — dans les premiers recueils surtout. Même étroite parenté dans les thèmes : la maladie et la mort hantent ces histoires jusqu'à l'obsession, contrebalancées il est vrai par un intense amour de la vie, des êtres humains et des animaux. La nature, ici, est omniprésente, observée par l'auteur jusque dans ses détails les plus infimes et en même temps dans son immensité.

La prose de Papamòskhos, ramassée à l'extrême, traversée d'images simples et splendides, a la densité de la poésie et rayonne de la même lumière.

Ces deux textes sont tirés de Nouvelles fraîches (volume 1), aux éditions Le miel des anges.



Ilìas Papamòskhos
Ilìas Papamòskhos

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