Pètros MÀRKARIS


Dans chacun des quatre volumes de la Trilogie de la crise, j'ai pu glisser une postface pour donner quelques points de repère au lecteur et des idées aux journalistes chargés d'écrire sur le livre. Voici ces quatre textes.



Liquidations à la grecque


Après Journal de la nuit, Une défense béton, Le Che s'est suicidé, Publicité meurtrière et L'empoisonneuse d'Istanbul, revoici donc le commissaire Charitos dans une nouvelle enquête. Il y affronte quasiment seul, armé de son obstination proverbiale, le monde arrogant de la finance, les ambitions de certains collègues, les pesanteurs de la vie familiale et les tourments d'un pays en pleine crise.

Le lecteur fidèle ne sera pas dépaysé. Autour d'une série de meurtres spectaculaires, une fois de plus, Petros Markaris tricote ensemble en virtuose une intrigue policière pleine de surprises, des scènes savoureuses montrant le commissaire dans son petit monde familial et professionnel, et surtout un portrait fouillé de la Grèce martyre d'aujourd'hui. Il réussit, sans ralentir l'action, à décrire des mécanismes économiques assez complexes, tout en donnant de ses personnages et de la société grecque une image riche et juste. Sous le regard lucide de Markaris, chez qui l'esprit critique s'allie à l'empathie et l'émotion à l'humour, La Grèce paraît à la fois irritante et attachante — comme Adriani elle-même, vaillante et redoutable épouse du commissaire, porte-parole de la Grèce traditionnelle. Les bons, ici, n'ont pas que des bons côtés, à commencer par Charitos lui-même ; les méchants sont rarement de parfaits salauds ; on aura notamment du mal à ne pas absoudre, en partie du moins, le malheureux assassin, figure insolite et digne d'estime. Les relations entre les personnages elles-mêmes, souvent tendues et rugueuses, mais débouchant parfois sur des accalmies inespérées, sont d'une ambiguïté remarquable.

Par delà les attraits de l'histoire, c'est l'humanité profonde des polars de Markaris qui a fait d'eux des best-sellers non seulement dans son pays, mais aussi, chose curieuse, en Allemagne — chez ceux qui ces derniers temps font tellement souffrir la Grèce. Les Grecs se sont retrouvés dans ces fictions si proches d'un réel brûlant, où l'auteur, avec la même obstination que son héros, montre l'éternelle corruption des puissants et les souffrances de leurs victimes. Markaris, qui fut aussi scénariste pour le cinéaste Angelopoulos, est devenu la voix de son pays — tout comme Mankell pour la Suède ou Montalban pour Barcelone. On souhaite que Mme Merkel et son équipe fassent au plus tôt connaissance avec ses livres, cela ne pourra pas faire de mal à la Grèce.


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Le justicier d'Athènes


Dans Liquidations à la grecque, tout allait déjà très mal. Un an plus tard, en 2011, dans Le justicier d'Athènes, c'est pire encore. La Grèce, ravagée par la crise, souffre le martyre ; le commissaire Charitos, dans sa nouvelle enquête, harcelé par sa hiérarchie, empêtré dans ses problèmes familiaux, poursuit laborieusement le crime dans le labyrinthe des rues d'Athènes.

Pas très brillant, ce Charitos, héros récurrent des polars de Markaris : «lent, ringard et chiant», selon l'un de ses proches, lui-même en convient. Nous l'aimons malgré cela, nous l'aimons pour cela : c'est un homme ordinaire, que seule sa patience et sa ténacité amènent à réussir ; un homme profondément humain, sensible aux souffrances des autres, capable de devenir l'ami d'un ancien adversaire politique, et de trouver sympathique l'assassin que son devoir lui impose de traquer. Les bons d'un côté, les méchants de l'autre, ce n'est pas son genre, ni celui de son créateur.

Le pauvre commissaire n'a jamais été soumis à si rude épreuve : l'auteur multiplie comme toujours les péripéties, les personnages frappants et les scènes intenses, mais en fait on n'avance pas. Charitos tourne en rond dans son enquête comme dans les rues de la ville, rues dont les noms reviennent comme un leitmotiv lancinant. Il apparaît souvent comme le simple spectateur d'une réalité violente que nul ne peut plus contrôler. Nous contemplons avec lui la déliquescence de l'État, les coulisses puantes du pouvoir, les magouilles des riches, la misère et l'angoisse des petites gens. Aux quatre meurtres commis par l'insaisissable Justicier, qui exécute les fraudeurs fiscaux et les politiciens profiteurs du système, s'ajoutent trois suicides, provoqués par la crise — les trois moments les plus poignants du livre.

Une fois de plus, le polar confirme son rôle irremplaçable de témoin et de dénonciateur. Grâce à Markaris, pédagogue en même temps qu'habile conteur, nous ne vivons pas seulement la crise grecque en direct ou presque : nous la comprenons. Il parvient à nous l'expliquer, mine de rien, sans que l'action ralentisse, à sa façon lucide et en même temps chaleureuse.

Batailleuse aussi. On ne s'abandonne pas au désespoir. Ce tableau si sombre est éclairé, entre autres — qui a dit que les Grecs étaient machos ? — par les portraits de trois jeunes femmes. Deux policières adeptes de nouvelles méthodes aideront le commissaire à boucler son enquête, y serait-il parvenu sans elles ? Quant à sa fille bien-aimée, tentée un instant par l'exil, elle décide de rester pour se battre.

Ce sera une autre histoire, qu'on lira bientôt dans le troisième volume de cette Trilogie de la crise, huitième épisode des enquêtes de Charitos, ce Maigret à la grecque. La crise n'est pas près de s'apaiser ? Markaris non plus.


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Pain, éducation, liberté


Ça va de mal en pis. La crise qui démolit la Grèce n'en finit pas. Liquidations à la grecque, Le justicier d'Athènes et Pain, éducation, liberté, trois volumes qui se suivent mais peuvent être lus séparément, sont les étapes d'une descente aux enfers. Nous sommes en janvier 2014, la Grèce quitte l'euro pour la drachme et l'on pressent que cela ne va rien arranger. La vie quotidienne devient de plus en plus difficile et angoissante pour les acteurs de cette nouvelle histoire : le commissaire Charitos, sa famille, ses collègues, ses compatriotes en général, sans oublier les immigrés qu'il rencontre au cours de l'enquête.

Le pauvre commissaire, une fois de plus englué dans les éternels embouteillages d'Athènes, erre dans ce grand labyrinthe à la recherche d'indices qui le fuient. Après avoir vu mourir assassinés les requins de la finance nationale et internationale, puis les fraudeurs fiscaux, il est cette fois confronté à des victimes plus inattendues : la génération de Polytechnique.

En 1973, pendant la dictature des Colonels, des étudiants insurgés ont pris d'assaut l'École Polytechnique, au cœur d'Athènes. Leur slogan, leur emblème : Pain, éducation, liberté. Ils ont été violemment délogés par l'armée, emprisonnés, torturés. Mais dès la fin de la dictature l'année suivante, les jeunes héros, s'emparant des meilleurs postes, se sont installés aux commandes du pays ; se sont embourgeoisés ; ont peu à peu trahi leurs idéaux, certains devenant de franches crapules. Au point de mériter qu'on les tue, vraiment ?

Il y a deux enquêteurs dans les polars de Markaris : le commissaire Charitos, mais aussi l'auteur lui-même, qui explore tous les étages et les recoins de la société grecque d'aujourd'hui. Il nous montre tout, richesse de certains, misère ou pauvreté des autres, la débrouille et les magouilles, la violence qui monte ; tout en alignant les péripéties comme il se doit, il nous explique la crise avec une précision cruelle. Et si en 2014 la Grèce n'a pas abandonné l'euro comme l'imagine ici Markaris, ce livre écrit en 2012, plus d'un an avant les faits qu'il relate, n'en est pas moins une photographie et une radiographie étonnamment fidèles de la réalité grecque d'aujourd'hui.

Si le tableau est si juste, c'est qu'il s'avère somme toute nuancé : l'amertume et la colère sont tempérées par un humour discret, par une compassion sans relâche — Charitos comprend bien, parfois même trop bien, les criminels qu'il pourchasse et qui d'ailleurs ne sont pas toujours antipathiques... Alors que tout au long de la Trilogie de la crise, en revanche, on se surprend à penser que les victimes, de francs salauds, ne l'ont pas volé.

Curieux livre. En même temps que le pays se noie, qu'une génération entière étale sa pourriture, que la folie s'insinue dans certaines cervelles et dans un pays tout entier, certains en dépit de tout luttent pour s'en sortir — les jeunes surtout. Une bonne partie du livre décrit les efforts d'une poignée de courageux pour aider ceux qui n'ont plus rien, et leurs humbles réussites. C'est à cause d'eux que dans Pain, éducation, liberté, désespoir et espoir, malgré tout, vaille que vaille, marchent ensemble.


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Épilogue meurtrier


La Grèce d'aujourd'hui ravagée par la crise, les salaires amputés voire non versés, les faillites, les chômeurs, les SDF, les immigrés persécutés par les néo-nazis de l'Aube Dorée, Petros Markaris nous a déjà montré tout cela mieux que personne avec Liquidations à la grecque, Le justicier d'Athènes et Pain, éducation, liberté. Pourquoi donc a-t-il décidé, après coup, d'ajouter à sa Trilogie de la crise un quatrième volume, que voici ?

D'abord, il a dû se dire qu'il fallait compléter le tableau — lequel, en cours de route, s'est de nouveau assombri. Qu'il fallait aller plus loin encore et dire à son pays, sans ménagement, les vérités qui dérangent. Montrer, par exemple, que le cancer de l'Aube Dorée a contaminé une partie de la police. Que les nervis de l'extrême droite n'ont pas le monopole du racisme et de la xénophobie. Que l'administration, largement corrompue, entrave le développement économique du pays. Que l'enseignement secondaire est si mal en point que les lycéens font des heures supplémentaires dans des cours privés qui ruinent leurs parents.

Ces deux dernières maladies nationales sont bien antérieures à la crise, et pour mieux comprendre les malheurs du présent, pour tenter d'y faire face, il est bon d'explorer le passé. Markaris rouvre donc les vieux comptes, les anciennes blessures. L'épisode précédent revenait sur la génération qui prit le pouvoir après la dictature des Colonels, il y a quarante ans ; dans Épilogue meurtrier l'enquête nous mène jusqu'aux années 50, à savoir la Guerre civile et les années de misère qui ont suivi. L'ombre de ces années terribles plane sur le livre. Les mystérieux «Grecs des années 50» qui signent les trois crimes de cette histoire ont-ils vécu cette époque ? En tous cas, ils sont obsédés par elle.

Tout cela pourrait donner un roman très noir. Heureusement, un maître du polar est là pour réjouir le lecteur, adossant comme toujours son portrait d'un pays blessé à une intrigue policière en bonne et due forme, avec meurtres, investigations, rebondissements et surprise finale bien sûr.

Heureusement aussi, le commissaire Charitos est fidèle au poste, partagé comme d'habitude entre son boulot et sa petite famille. Les péripéties de leur vie quotidienne, jointes à celle de l'enquête, nous en disent davantage sur la Grèce que des volumes entiers de sociologie, en même temps qu'elles nous réchauffent le cœur : ce sont désormais pour nous de vieux amis.

On est en droit de préférer tel ou tel volume de la tétralogie. Le justicier d'Athènes, avec ses trois suicides, reste sans doute le plus déchirant, mais on peut considérer cet Épilogue meurtrier, dans un sens, comme le plus riche des quatre. Il combine subtilement plusieurs thèmes : outre la bureaucratie, les méfaits des néo-nazis et l'immigration (présentée sans aucun angélisme !), l'auteur analyse très finement la relation complexe de son pays avec l'Allemagne, redevenue son bourreau. Et l'on s'aperçoit que tous ces thèmes, finalement, n'en font qu'un : les Grecs face à l'étranger.

Sacrée Grèce, qui parfois nous irrite, et en même temps nous attendrit. Sacré Markaris, qui nous l'explique si patiemment, si lucidement, et qui à chaque livre, même quand il la fustige, nous aide un peu plus à l'aimer.




Pètros Màrkaris et Jan.


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