Cosmas Polìtis

Avant que la ville brûle



PASSAGE DE LA TRAGÉDIE


Salut... Comment ? Auteur ? C'est-à-dire ? Ah, tu écris des livres. Enchanté. Je les tiens en haute estime, ceux qui écrivent des livres — je suis sérieux. Assieds-toi donc. Là, sur ce muret, on n'a pas d'autre chaise... Beau, ce coin ? Comme la campagne ? Cet égout à ciel ouvert qui coule entre des champs de cailloux vers la mer ? Écoute mon gars, pour qu'on soit bons amis, vaut mieux qu'on laisse tomber les blagues : mon estime à moi pour les livres, et tes compliments sur ma ruine. Qu'est-ce qu'on disait ? Oui, tu écris un livre sur cette ville disparue et tu veux que je te renseigne. Écoute. Quarante ans ont passé depuis, juste quarante ans. Non, le temps qui nous sépare du passé ne se compte pas en années, pas plus que la distance entre notre patrie et nous ne se mesure en milles. Pour certains, le passé est aussi loin que s'il n'avait jamais existé. Pour d'autres il est si vivant qu'on croit le voir sous nos yeux. Ça dépend des sentiments de chacun. Pour moi ? Mmm, comment t'expliquer ? Disons que mon âme est nettoyée de toute rancune. Comment ? Rancune contre ceux qui nous ont chassés de là-bas ? Pas seulement contre eux. Contre ceux qui sont venus aussi.

Ce que je fabrique maintenant ? Voilà. — Yakoumis, me dit le patron, tes quarante drachmes par jour, faut t'en satisfaire. J'apprécie ton travail, mais je dois mettre des sous de côté pour agrandir l'usine... Non, je ne travaille pas dans son usine. Je travaille sa terre, jardinier dans un grand et beau jardin. Je l'aime, son jardin, et comme je n'ai rien à moi, je lui donne la moindre goutte de ma sueur. La terre m'a mangé les ongles jusqu'aux racines. Mais tu vois, tout homme a son ambition. L'ambition du patron, c'est d'agrandir son usine. Et moi aussi, à mon âge encore, j'en ai une : m'acheter ma pioche à moi, ma bêche, mon sécateur. Ceux que j'avais là-bas ont brûlé — le manche a brûlé, le métal a fondu. Ils se sont peut-être envolés, comme la cloche et la soutane... C'étaient de beaux outils, tu les avais bien en main, comme une partie de ton corps. Oui, je faisais le même travail là-bas, mais dans mon jardin à moi. Tu n'as qu'à écrire : Yakoumis le jardinier. Beaucoup de ceux qui liront se rappelleront mon nom... Une bonne terre, généreuse, elle te rendait ton amour. Et dans un coin du jardin, il y avait notre petite maison. Pas beaucoup plus grande que cette cabane, peut-être, mais construite en pierres sèches, pas en torchis, en tôle ou en caisses. Les murs peints à l'intérieur, la cheminée passée à la chaux, un toit en tuiles, pas en papier goudronné. Je te dis ça seulement pour que tu comprennes : je suis un homme du peuple, je ne fais pas le malin. Tu l'as compris à m'entendre, je ne sais pas faire des discours savants... Comment ? Si mon potager me manque ? Tu veux qu'on parle de fantômes ? Le voilà, mon jardin : le basilic et le géranium dans son pot en fer blanc. Dans deux ou trois mois le basilic montera en graine. Alors je le dépoterai et mettrai à la place un œillet rouge. En novembre. Je ne sais pas si tu t'occupes de jardinage, mais avant la sainte Ekaterìna, les œillets ne prennent pas. Moi je le planterai le jour même. J'ai mes raisons.

Rien d'autre à te dire. Tu as vu mon jardin, tu as vu ma cabane. Et tu as eu de la chance de les voir. Parce qu'un jour le zaptiès — je veux dire le gendarme — va me tomber dessus avec des ouvriers pour tout démolir. Sauf si le torrent passe avant, par une nuit d'hiver, et nous emporte ensemble jusqu'à la mer. Mais d'ici là j'aurai peut-être planté l'œillet rouge. Ensuite, Seigneur, tu laisses ton serviteur s'en aller en paix, comme disait le pope Nikòlas. Mais l'œillet restera. Quelqu'un en profitera... Allez, bonne route. Voilà ce que j'avais à dire.

Comment ? Si je ne te parle pas de cette ville, tu ne pourras pas écrire ton livre ? Et tu es venu exprès chez moi, pas chez un autre habitant du coin, parce que tu as entendu parler de Yakoumis le jardinier ? C'est des mensonges, mais bon. Là, tu m'obliges. Reste donc. Je vais te parler des cerfs-volants.

Tu as déjà vu une ville monter dans les airs ? Planer dans le ciel au bout de milliers de fils ? Tu n'as jamais vu et ne verras jamais une telle merveille. On commençait le premier lundi du carême, c'était la coutume, et on continuait tous les dimanches et fêtes jusqu'aux Rameaux. À Hadzifràgou sur l'Esplanade, sur chaque terrasse, dans chaque terrain vague de chacun des quartiers de la ville, on lançait des cerfs-volants. Le ciel en était plein. Les oiseaux ne savaient plus où se mettre. Voilà pourquoi les hirondelles n'arrivaient qu'à la Semaine sainte pour fêter Pâques avec nous. Pendant tout le Carême, tous les dimanches et fêtes, la ville voyageait dans le ciel. Elle montait dans le ciel pour que Dieu la bénisse. On se demandait comment la ville pouvait rester collée à la terre, d'avoir été tirée si haut. Et à force de regarder en l'air, nos yeux se remplissaient de ciel, on respirait le ciel, nos poitrines se gonflaient et nous étions avec les anges. Les anges et les archanges ensemble au plus haut des cieux. Tu me diras qu'ici aussi, au premier lundi, on lance des cerfs-volants. Mais as-tu déjà vu toute cette ville planer là-haut ? Non. Là-bas, tout était calculé, chaque rue reliée au ciel. Et il fallait beaucoup d'expérience et d'habileté pour lancer ton cerf-volant.

Stavràkis, le Stavràkis d'Amanatzis, aurait pu devenir un fameux lanceur. Mais il a gâché sa vie. Enfin... Un fameux lanceur, oui... Tout petit, déjà, c'était un as du fauchage. Je t'explique. Tu te mettais d'accord avec un autre lanceur — tout se passait à l'amiable, honnêtement, sans coups tordus — pour se faucher. Il s'agissait de faucher la queue du cerf-volant de l'autre. Stavràkis lâchait du fil, amenait son cerf-volant plus loin et un peu plus bas que celui de l'autre, et alors il tirait à grandes brassées et crac ! il lui fauchait la queue. Il en connaissait des tours, Stavràkis. Le papier à cigarettes de la queue se changeait en oiseaux blancs qui allaient se perdre dans le ciel. Le cerf-volant mutilé partait en vrille — comme on dit aujourd'hui dans les journaux pour les avions — et s'il tombait tête la première, c'était fichu : il se fracassait quelque part comme un corps à l'échine brisée. C'était un as, Stavràkis.

En plus des fauchages, il y avait les prises. Les deux cerfs-volants s'accrochaient, on tirait le fil qui se tendait, et celui qui cassait le fil de l'autre lui prenait son cerf-volant. On était d'accord. Tu criais, On les prend ? Oui, répondait l'autre, mais quel fil tu as ? Car si tu avais du gros fil et l'autre du mince, tu le lui coupais à tous les coups. Il fallait une égalité, comme on dit. Bien sûr, il y avait parfois des coups fourrés. Mais rarement.

Les cerfs-volants n'étaient pas comme ceux d'ici, en losange ou avec plein d'angles. Je t'explique. Imagine un roseau plié en arc de cercle, avec dans la longueur une baguette qui dépassait en arrière, pour l'équilibre. Sur ce squelette on posait du papier plus ou moins fin, selon la taille du cerf-volant. Le bon cerf-volant devait être équilibré, ne pencher ni d'un côté ni de l'autre. Mais moi, pour tout t'avouer, j'aimais qu'il penche un peu. Je lui accrochais une boucle d'oreille d'un côté, et tout là-haut il faisait le fier comme une jolie fille.

Le cerf-volant le moins cher, c'était le turc : un papier rouge avec l'étoile et le croissant collés dessus. Puis venait le français, avec des bandes bleu, blanc et rouge. Plus cher encore il y avait le grec : Pour faire le drapeau grec, tu vois, il fallait beaucoup de bandes bleues et blanches, avec en plus la croix dans un coin, et le collage était tout un travail. Tout aussi coûteux, l'américain, bandes rouges et blanches et les étoiles dans le coin. Mais le plus cher de tous, très cher, jusqu'à dix metallìkia — je te parle de la taille normale, près d'un mètre —, c'était le baklavas : tout en petits triangles et losanges de toutes les couleurs. Le collage était difficile, et en plus il fallait être habile pour assortir les formes et les couleurs. Cher aussi, le ciel violet foncé avec toutes les étoiles et les étoiles filantes en papier doré. Et si tu avais vu les plus grands cerfs-volants, plus que la taille d'un homme ! Ceux-là étaient pour les grandes personnes. Pour le fil, on prenait de la cordelette, et pour les manœuvrer il fallait deux costauds aux mains calleuses, le fil vous entaillait les doigts. J'en ai manœuvré un comme ça un jour.

Voilà ce que j'avais à te dire. Voir monter toute la ville dans le ciel, c'était une merveille. Tiens, si tu comprends mieux, tu connais l'icône où l'ange soulève la dalle et le Christ sort du tombeau et monte au ciel en tenant un drapeau de Pâques rouge ? C'était un peu comme ça.

Voilà ce que j'avais à te dire. Allez, va maintenant. Bonne route.

Comment ? La cloche et la soutane qui sont parties dans le ciel ? J'en ai dit deux mots tout à l'heure. Ça m'a échappé, et j'aimerais mieux m'arrêter là. Mais je ne veux pas que tu prennes ça pour des paroles en l'air, du n'importe quoi. Tu te dis, il radote, hein ? Alors écoute.

En fait, ma mémoire est un jardin en friche, avec ses allées noyées dans les orties et les mauvaises herbes. J'ai du mal à trouver le chemin. Et je vais sûrement me blesser quelque part — juste m'égratigner, peut-être sans le sentir. J'ai la peau dure, après ces quarante années... Autre chose : en cherchant dans les cendres, un petit bout de miroir brisé brille comme un diamant, et on prend un bijou en or pour du fer blanc. Alors tout ce que je t'ai raconté sur les cerfs-volants, je l'ai peut-être imaginé ? Mais non, je sens encore le fil dans ma main, qui se tend, qui me tire vers là-haut... De toute façon, quand on vieillit, les souvenirs perdent la mesure. Et une fatigue gêne le jugement. Elle met une bonté obstinée au visage du vieux, une bonté qui vient de la faiblesse, et que je trouve mauvaise.

Bon, si je me souviens bien, c'était le troisième ou quatrième jour après l'arrivée de l'armée turque. La ville était muette. Il y avait eu des sales histoires entre-temps, meurtres, filles déflorées, pillage, beaucoup de gens avaient perdu la vie, beaucoup allaient la perdre, pillage, soldats et partisans, la mitrailleuse pétaradait, c'était la guerre, colère et rancune — les nôtres eux aussi avaient brûlé des villages turcs pendant la retraite, c'était la guerre, l'homme devient une bête sauvage. Il y a eu d'autres morts, dans la ville et partout en Anatolie, on a perdu des nôtres par milliers, par dizaines et centaines de milliers, on a eu des tas d'orphelins. Tu vois, le Turc nous prenait pour des traîtres, on avait pris les armes contre la patrie — contre la Turquie. Je parle sans passion, comme s'il n'y avait plus de guerre et de colère dans le monde... Et là, au troisième ou quatrième jour, la ville était muette dans son mauvais rêve, dans le chagrin et l'attente. Mais les boulangeries faisaient du pain. Comme si la vie suivait son cours. De temps à autre, un coup de fusil. Il semblait tranquille et innocent, après la grande pagaille. Ce n'était pas un drame. Ce n'était pas pour toi. Plus loin, très loin, un grondement étouffé, comme une contrebasse — tu me comprends. Les nôtres s'étaient retranchés dans Çesme et tenaient les Turcs à distance avec les canons, le temps que notre armée embarque.

Ce matin-là, donc, a reparu un journal à nous. Pour la première et la dernière fois. Il disait que les Grecs nous avaient trompés, que les Turcs étaient de braves gens, que nous devions nous «dégriser», je me souviens du mot même si je ne sais pas ce qu'il veut dire — tu te rends compte ! ces journaux qui depuis trois ans nous pompaient l'air avec la liberté, la gloire, le peuple élu, la Ville et Sainte-Sophie, qui envoyaient les Turcs aux diables rouges, voilà qu'ils nous disaient de vaquer à nos affaires paisiblement, protégés par la justice de notre patrie la Turquie — tu te rends compte ! Les gens lisaient ça, ouvraient les fenêtres, les femmes souriaient — amèrement bien sûr, mais elles souriaient —, les enfants sortaient. Certains rêves s'étaient effondrés, mais il est facile de s'en faire d'autres. Même alors on s'y remettait timidement, parfois sans se l'avouer. J'ai dit alors à ma femme, Alexandre le Grand n'est pas mort ! Mais Katerìna hochait la tête en silence. Je vais faire un tour, que je lui ai dit, tu as peur de rester seule ? Vas-y, qu'elle m'a dit. Une femme courageuse.


Je vais revenir plus en arrière, pour que tu comprennes quel genre de femme c'était. Jusqu'en 14, pour nous les Grecs, la vie était belle. Nous étions comme des coqs en pâte. Mais en 14 les Jeunes Turcs — Yaşasın adalet, yaşasın hürriyet, vive la justice, vive la liberté — ont livré la Turquie aux Allemands, et les Allemands ont exigé que les Grecs soient chassés des côtes de l'Asie Mineure. Ils ont bien fait leur boulot, ont fanatisé la population turque et ç'a été le début des persécutions. Et quand la guerre a été déclarée, et que la Turquie est entrée dans la danse, les Grecs ont été mobilisés dans les unités chargées des corvées, casser des pierres et faire des routes. Beaucoup parmi les nôtres ont laissé leurs os dans les déserts, de maladie, de faim, d'épuisement. La terre gémissait. Moi, je n'ai laissé que deux doigts de la main gauche — ce n'est pas le moment d'en parler. Ces deux doigts manquants, d'un autre côté, ont fait que les Grecs ne m'ont pas mobilisé quand ils ont débarqué chez nous. Et Katerìna m'a épousé malgré mes deux doigts en moins. Une femme courageuse, tu vois.

Je suis donc sorti ce matin-là. Dans les rues, un passant par-ci, par là, qui rasait les murs. Certaines boutiques étaient ouvertes, pas beaucoup, une sur trois peut-être. Mais les boulangeries faisaient du pain. Une cliente à moi, une Franque — Dieu la bénisse, je lui vendais des pousses pour son petit jardin — m'a crié depuis son balcon : Yakoumis, rentre chez toi, ça vaut mieux, ce n'est pas le moment de faire le malin. Je lui ai dit en plaisantant, Madame, je vais chez le barbier. Mort et pas rasé en même temps ? C'est vrai, j'avais une barbe de quatre jours. Je suis arrivé sur la Quai. Noir de monde, et d'autres par milliers dans des barques amarrées tout du long. Des réfugiés arrivés à pied de l'intérieur pour sauver leur peau. Tous les trains avaient été pris par l'armée grecque. Ils ont tué des gens pour s'en tirer. Une question de vie ou de mort.

Ces réfugiés, donc, s'étaient tous dirigés vers la ville. Ils croyaient que l'armée grecque allait la défendre, comme l'avait assuré quelques jours plus tôt, gros mensonge, le Haut-commissariat. Et puisqu'il s'agissait d'un port, le gouvernement grec avait sûrement envoyé des bateaux pour recueillir les gens. Il en avait envoyé deux ou trois, c'est vrai, seulement pour ses gens à lui, du Haut-commissariat et de la Banque de Grèce. La Banque avait ouvert une succursale dans notre ville, et à présent il fallait sauver l'argent, la caisse. Face à l'argent, qu'est-ce qu'elle vaut, la vie humaine ? Ne partez pas, disaient-ils, nous reviendrons, vive la Grèce !

Donc, tout ce monde entassé sur le quai et dans les barques. Hommes, vieux et vieilles, femmes et enfants, qui avaient abandonné leurs biens, toute la journée dehors, dormant dehors, sur un tapis qu'on avait emporté, une couverture. Les lèvres tremblaient de délire. Les yeux exorbités, qui voyaient la fin du monde, le Jugement dernier... Une journée superbe. Fin août. Début septembre dans le nouveau calendrier. Certains des nôtres faisaient des affaires. Ils allumaient un brasero, cuisaient du sorgho, ou même des brochettes ou des haricots, qu'ils vendaient. (L'éternel démon de notre peuple, nota celui qui écoutait Yakoumis.) En même temps les boulangeries faisaient du pain. Deux ou trois barbiers avaient apporté une chaise et rasaient. Je l'ai vu de mes yeux. Explique ça comme tu peux. Ceux qui se faisaient raser avaient-ils la même idée que moi : mort et pas rasé, c'est trop ?

Dans la mer, des cadavres gonflés flottaient sur l'écume. On ne s'en étonnait pas. La vie ces jours-là était une mort. Pourtant le pire semblait derrière nous. Au même instant, une dizaine de cavaliers sont passés, de l'armée turque, et l'officier qui allait en tête, avec à son côté le porte-drapeau, criait aux gens : korkma, korkma, n'ayez pas peur ! Tout semblait se calmer. Des petits enfants quittaient les bras de leur mère et se promenaient parmi les réfugiés. Au large, quatre au cinq bateaux de guerre étrangers étaient à l'ancre. Pour nous protéger, disait-on... Ne ris pas de ce que je vais te dire : de tous ceux, là devant moi, qui attendaient d'être sauvés par ces bateaux, les uns ont été tués, les autres se sont noyés. Le même soir. Les survivants, on les a transportés jusqu'ici. En exil.

J'ai pris une rue vers l'intérieur. Ma barbe me piquait. Je suis entré chez le premier barbier ouvert. Pendant qu'il me rasait, l'homme me racontait à voix basse. Dans le quartier arménien, il n'y avait plus âme qui vive. Les Arméniens s'étaient barricadés dans leur église, Aï-Stèphanos, et avaient résisté. Ils s'étaient fait exterminer. On leur en voulait. Tu vois, ils avaient fondé un comité révolutionnaire, ils avaient eux aussi leur Grande Idée : la Grande Arménie. Ils s'étaient engagés dans l'armée grecque. Le barbier m'a dit aussi qu'un changeur de Skotino Bezesteni, pour sauver sa vie, avait cherché refuge sur un cargo anglais dans le port. Il était monté par l'amarre, avait agrippé le bastingage des deux mains pour l'enjamber, mais un marin anglais lui avait écrasé les doigts avec une barre de fer. L'homme avait perdu l'équilibre et s'était noyé. Beaucoup d'autres avaient réussi à s'embarquer dans des barques ou des caïques. Ils s'étaient approchés des bateaux anglais, avaient crié pitié, descendez l'échelle, lancez des cordages, sauvez-nous. On les a repoussés. Ceux qui cherchaient à s'accrocher, les Anglais les rejetaient à la mer. Ils conservaient leur neutralité, vois-tu. C'était leur façon à eux. On dit que les Français, dans les mêmes circonstances, se sont conduits plus humainement. Au village de Sevdikioï, les gens s'étaient défendus le fusil à la main, avec de gros dégâts. Et tandis qu'il essuyait le savon sur ma figure, il se penche et me dit à l'oreille, j'ai appris que l'évêque s'est fait mettre en pièces au Konak. Il est allé rendre des comptes au pacha, qui l'a livré au jugement de la foule turque. C'est vrai qu'il s'est conduit de façon irréfléchie, Chrysòstomos, pendant les années d'occupation — encore que, s'il avait agi raisonnablement, on l'aurait accusé d'avoir trahi —, mais il n'a pas abandonné son troupeau, il n'a pas pris la fuite avec les autres, qui sont partis en douce, après avoir juré qu'ils défendraient la ville et qu'il n'y avait aucun danger. Partis en douce. C'est eux les grands coupables, et ceux qui les ont envoyés. En fait, ils sont venus ici en étrangers, se sont conduits en étrangers, ont fui en étrangers, en ennemis... Et il me dit encore, je le sais par un client, on n'a pas le droit de l'écrire dans les journaux : quand les employés d'une banque ont fait grève et envoyé une délégation au Haut-commissariat pour exposer leur affaire, le premier qui a fait mine de parler, le haut-commissaire l'a giflé et les a chassés. Avant la guerre, le Turc nous respectait. Mais ceux-là, notre terre, ils s'en moquaient. Ils se moquaient des gens d'ici. Et pour tout dire, à mon avis, plus j'y pense, me dit le barbier, la patrie ce n'est pas une idée en l'air, ce n'est pas la gloire passée, les tombeaux et les ruines en marbre. La patrie, c'est un lieu, c'est la terre, les champs, les mers et les montagnes. La patrie c'est les gens d'aujourd'hui, et aimer la patrie c'est vouloir leur bonheur. Je le dis parce que je suis un bon Grec... Voilà ce que m'a raconté le barbier, et ce n'est pas tout, et moi je hochais la tête, ne sachant quoi répondre. Avec un barbier, côté parlote, on n'a pas facilement l'avantage. Temps maudits, a-t-il dit enfin.

Je suis rentré chez moi deux pains blancs sous le bras. En route un gendarme m'arrête : Dour ! J'en avais rencontré d'autres, policiers ou gendarmes, qui ne m'avaient pas embêté. Teskerè, qu'il me dit, tes papiers. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je réponds : Ben katolik. Il m'a laissé passer. J'ai senti mon sang quitter mon visage et se réfugier dans mon cœur. J'ai failli lui crier : Hé, je suis Grec, tue-moi !... Facile à dire maintenant, bien sûr. Mais à ce moment-là, le soleil me montrait du doigt, durement, et dans ma honte je ne savais pas où me cacher. J'ai pensé à saint Pierre quand il a renié Jésus Christ. C'est pas rien, non ?

Chez moi, ma Katerìna cuisait des herbes qu'elle avait ramassées dans le jardin. Son visage était paisible, sérieux, comme notre lit de jeunes mariés, proprement fait, dans un coin. Elle attendait notre premier, depuis cinq mois. Elle ne m'a rien demandé, elle écumait simplement la marmite. J'ai dit :

— Dehors c'est calme.

Elle m'a regardé.

— Bravo, qu'elle a dit avec un sourire.

— Pourquoi ?

— Tu t'es rasé.

J'ai caressé mon menton, hésité un peu, puis :

— Ils ont tué l'évêque.

— Dieu ait son âme, qu'elle a dit, tout simplement, mais pendant qu'elle coupait le pain, sa main tremblait.

Un pain doux, léger. Rendu plus doux par la fatigue du travail. Mais ce jour-là le chagrin le rendait amer — amer comme le pain noir de maintenant, au son, que la pire fatigue n'adoucit pas, mais rend plus amer encore. On dit qu'il est plus sain que la baguette blonde que mange mon patron. Ça se peut. C'est pour ça qu'on donne du son aux bêtes.

Après le déjeuner, vers deux heures, ma femme a fait la sieste. Elle a dit qu'à son réveil elle ferait la vaisselle et ravauderait mes chaussettes. Je voulais débarrasser la table pour l'aider, vu son état, mais elle m'a dit, laisse, viens te coucher près de moi et tiens-moi la main. Elle s'est endormie. Je lui tenais la main, et par moments je la sentais frémir. Grosse de cinq mois. Je me suis dit, ça doit être des coups de pied du bébé. Elle n'était pas si grosse. Allongée pieds nus, en jupe et corsage décolleté. Appétissante. Pour tromper la tentation, je regardais le plafond et faisais des projets d'avenir. Pensant au fils qu'elle me donnerait.

Mais quelque chose m'en empêchait, me tourmentait. J'ai enfin compris que c'était le souci des sans-abri du Quai. Il fallait agir. Dans des moments pareils, bien sûr, on devient égoïste. Pourtant, on a beau faire, on sent le crabe qui vous pince le cœur. Et si j'allais avec des voisins recueillir chacun une famille ? Ensuite, à Dieu vat... Je me suis levé, j'ai mis mes chaussures... Toute cette journée, je la garde en mémoire, comme si j'y étais. C'est seulement pour la nuit d'après et ce qui a suivi que je ne suis plus sûr de rien. Pourtant je me dis non, j'ai vu tout ça de mes yeux, même si la fumée a tout brouillé dans ma tête.

Dehors, c'était calme. Pas un chat dans la rue, sur l'Esplanade. Si le matin on a du courage, quand le jour baisse quelque chose en nous faiblit. Seuls deux petits garçons, avec leurs épées de bois, soulevaient la poussière en marchant. Ils jouaient aux soldats en criant, mais leur mère les a rappelés chez eux... Enfin, de maison en maison, de jardin en jardin, nous nous sommes retrouvés à cinq ou six chez mon voisin. Une simple haie nous séparait. Nous avons discuté, il nous a offert du tsìpouro et des olives cassées — pour Epaminòndas surtout, qui avait le moral à zéro. Nous avons décidé qu'il se faisait tard, qu'on en reparlerait le lendemain matin. Je suis resté le dernier pour échanger deux mots avec le voisin, un homme instruit et raisonnable. En partant, j'ai vu sa femme qui rentrait le linge mis à sécher. Il était encore tout mouillé. Il y a de la fumée dans l'air qui salit tout, qu'elle me dit, je ne sais pas d'où ça vient, j'étendrai demain... Ça sentait la fumée. La nuit tombait. À la fin août les jours sont plus courts. Nous avons dîné tôt Katerìna et moi, que faire d'autre, et on s'est couchés sans se douter de rien. J'avais un sale goût dans la bouche d'avoir tant fumé.

Les autres jours, à la même heure, on s'asseyait dehors dans le jardin, un voisin ou une voisine passait, Katerìna tricotait pour notre bébé, une chaussette, un pull, tout en bleu, car ce serait un garçon. Devant nous, plus bas, l'Esplanade. Nous autres jardiniers nous restions entre nous — on se croyait peut-être supérieurs, puisqu'on travaillait la terre. Parmi les autres métiers, nous avions de l'estime pour les pêcheurs seulement. Puisqu'ils labourent la mer. Et je ne sais pas, ils ont quelque chose dans leurs yeux, ces marins, quelque chose de lointain, on dirait, qui fait penser profondément... On restait là le soir, à deux ou trois, sans beaucoup parler — les femmes, oui, mais nous les hommes on écoutait la terre qui murmurait en laissant partir la chaleur du jour. Ils ne sont pas bavards, les jardiniers. Moi maintenant, c'est autre chose.

Certains soirs, ma femme et moi, on prenait la navette depuis le port jusqu'à la dernière station, Kokaryali. Kokaryali, tu sais, ça veut dire le rivage embaumé. On allait dans un petit café qui avait les pieds dans l'eau. Et dans ce coin-là, c'est vrai, à marée basse le soir, ça sentait bon l'oursin et les coquillages. Tes poumons s'ouvraient. On mangeait du rouget. Devant nous, la baie, tranquille et couleur de lait, et quand la nuit tombait les barques de pêche venaient encercler la mer avec leurs lampes, échelonnées depuis le Domaine d'Aï-Yòryis, sous la montagne des Deux Frères, jusqu'à l'autre rive, au-delà du Port du Pope. Je suis un terrien, j'ai beaucoup appris de la terre, mais la connaissance de la mer m'a manqué.

Ce soir-là, que faire, on s'est couché tôt. Avant la nuit. On a discuté de choses et d'autres tous les deux, les premières pluies en retard, toutes ces épluchures de choux et de choux-fleurs perdues, on ferait sans doute bien d'acheter une truie. On la nourrirait gratis. On la mettrait avec le mâle d'Epaminòndas, et dans deux ou trois ans, avec l'argent de la vente des porcelets, on construirait une petite chambre en plus pour notre fils, qui aurait grandi. Les conversations habituelles. Puis j'ai hésité avant de lui dire qu'Epaminòndas pleurait sur les malheurs de notre peuple. Sans doute que ma voix a faibli elle aussi, car elle m'a caressé la main. Elle m'a dit, notre enfant. Et j'ai répondu, oui, notre fils, comprenant sa pensée. Je lui ai parlé de la lessive d'Assimio et de la fumée. Elle m'a dit, tout à l'heure, en sortant les ordures, j'ai vu un nuage couleur de cuivre, du côté de Basmahanè. J'ai dit, Tu te fais des idées — alors que moi aussi j'avais vu le nuage. Elle a répondu, Je n'ai pas eu peur. Notre enfant et c'est tout.

On a dormi.

Quelque chose nous a réveillés dans la nuit. La chaleur ? Les cris ? Des chiens hurlaient. Le feu était loin. J'ai estimé à vue d'œil qu'il était passé de Basmahanè à Aï-Dimìtris, après avoir traversé tout le quartier arménien. Plus d'un mille nous en séparait encore. Un nuage cuivré couvrait la moitié du ciel. Devant moi, l'Esplanade semblait éclairée par un superbe coucher de soleil orange. Les gens sortaient des maisons, regardaient en l'air, se rassemblaient ici ou là, criaient, gesticulaient, rentraient dans les maisons et ressortaient, criaient et regardaient en l'air. Le sirocco s'était levé, pas très fort, juste assez pour que le feu s'en régale. Pas pressé, sûr de lui, il savait que sa fureur était la loi et les prophètes. Il se promenait sur les toits, se glissait dans les maisons, sautait par les fenêtres. La fumée montait rouge, en grosses volutes, puis formait des nuages couleur de cuivre. J'étais dans mon jardin. Les oiseaux, trompés par la lueur, gazouillaient dans les feuillages. J'étais dans mon jardin. Un beau jardin, bien arrosé. Maintenant j'arrose mes deux pots.

On criait sur l'Esplanade. Je ne comprenais pas les mots. La fournaise qui venait sur nous emportait les voix, les changeait en vapeur. Je suis rentré dans la maison. Katerìna m'a regardé dans les yeux. Ne t'en fais pas, que je lui ai dit, même si le feu arrive jusqu'ici, l'Esplanade l'arrêtera. Le réveil-matin marquait onze heures. On avait dormi une heure ou deux.

Peu à peu, j'ai entendu un grondement, comme un fleuve en furie, qui coulait vers nous, de plus en plus proche. Et soudain, des ruelles voisines, a débouché un troupeau humain, affolé, tête baissée, baluchon sur l'épaule, bébé dans les bras, tenant une marmite ou un moulin à café, une scène impensable, folle, tous muets, sans femmes qui hurlent, sans vieillards qui gémissent, sans bébés qui pleurent — on n'entendait que le piétinement et les pieds traînants. Ils avançaient, l'air égaré.

J'ai enfilé un pantalon sur ma chemise de nuit et suis descendu à l'Esplanade alors qu'ils passaient.

— Les amis, où allez-vous ?

Ils montraient le chemin devant eux.

Attendez les amis, on ne risque rien ici, entrez dans nos maisons, elles sont à vous. Entrez vous reposer.

Ils ne répondaient pas, ils allaient devant eux. Ils sortaient de l'enfer, teints en rouge et en orange par la lueur du feu. Les hommes, passe encore. Mais les femmes étaient affreuses à voir, décoiffées, débraillées. L'une d'elles tenait une passoire, une autre coiffée d'un chapeau à plumes marchait pieds nus, une autre, toute jeune, trimbalait un coffre qui devait contenir sa dot. Certains portaient un grand-père ou une grand-mère sur leur dos. Deux hommes, faisant la chaise avec leurs mains, emportaient un vieux squelettique, le menton sur la poitrine. Un second troupeau était mené par un pope.

Aman ! Où allez-vous, les amis ?

Aman aman ! Le feu leur avait coupé la parole, asséché la salive. Le ronflement du feu devenait un hurlement, qui remplissait tout. Devant le pope, un petit enfant, sans se douter de rien, poussait joyeusement son cerceau.

Un piétinement pressé a retenti sur des pavés. Les Turcs ! hurlaient les femmes du quartier, et deux chevaux ont débouché au galop, sans cavalier, sans selle, se sont arrêtés brusquement, ont henni vers le ciel, puis sont allés se perdre dans les jardins.

J'ai trouvé Katerìna assise sur une chaise. Grosse de cinq mois. Son visage fripé. Tu ne te sens pas bien ? C'est rien, j'ai un peu mal, on dirait que le bébé donne des coups de pied. Elle n'a pas voulu se recoucher... On dit que le diable, après minuit, se dépêche de faire son travail avant le chant du coq. Le feu c'était pareil, il se partageait en deux, en trois, encerclait 'Aya-Photini, Aï-Yòryis, une troisième langue léchait déjà le quartier d'Àya-Ekaterìni. Le sirocco lui donnait un coup de main, lui faisait faire des bonds, une maison flambait d'un coup, bien plus près, à Tràssa ou Keratohòri, toute seule, et d'un coup toute la rue. Le ronflement couvrait tous les autres bruits, les grondements, les roulements, les vents hurlants. Katerìna est venue s'asseoir près de moi. Comment te sens-tu ? Rien de grave, j'ai un peu mal sous le nombril... Puis, un peu plus tard : Écoute, une cloche sonne. J'ai expliqué, c'est le souffle brûlant du feu, il pousse les cloches et elles sonnent.

Je ne sais pas ce que faisaient les voisins, on était séparés par les jardins, les arbres, l'angoisse. La chaleur nous grillait la peau... Non, a bientôt murmuré Katerìni près de moi, ce n'est pas le souffle du feu. Elle sonne encore, écoute... Elle disait ça l'air égaré, ça m'a inquiété. Elle a dit, une seule cloche sonne. Écoute... Soudain, plus loin, une coupole d'église et un clocher se sont écroulés, comme ça, comme si c'était du carton, on n'a rien entendu dans le ronflement du feu, mais la cloche sonnait et alors, regarde, Yakoumis, qu'elle me dit — une soutane s'est envolée, elle planait là-haut, vide, noire sur le ciel de cuivre, la soutane de l'évêque, qu'elle a dit, et à côté de la soutane une cloche étincelante comme un soleil, chauffée à blanc, qui montait, qui sonnait tristement, de plus en plus haut — le ciel était sans lune et sans étoiles — jusqu'à disparaître de nos yeux et il n'est resté que le ronflement et la chaleur de four, les oiseaux sont partis à tire d'ailes et note chat jaune s'est échappé des bras de Katerìna pour les poursuivre en vain.

Katerìna s'est assise sur le seuil. Tu as mal ? Ce n'est rien, le bébé donne des coups. D'autres troupeaux humains déboulaient sur l'Esplanade, teints en rouge et orange, tantôt plus jaunes, tantôt plus cramoisis, des maisons d'alentour on sortait des meubles qu'on entassait au milieu, les gens gesticulaient, les bouches s'ouvraient sans faire un son, tout était noyé dans le ronflement du feu — et là, tandis qu'on regardait, une flamme a jailli d'un toit, une autre plus loin, une plus près, attrapant une couverture ici, un matelas là-bas, un édredon, un couffin, comme des feux de la Saint-Jean, personne pour sauter, puis le pin dans notre jardin s'est embrasé, les pommes de pin partaient comme des balles enflammées — ne cours pas, a dit Katerìna, pense au bébé — je l'ai prise dans mes bras, grosse de cinq mois, je me suis arrêté cent pas plus loin, dans le petit champ de maïs moissonné, je l'ai déposée de l'autre côté, allongée, je n'en peux plus qu'elle m'a dit, elle tremblait, se contractait, j'essuyais avec la manche de ma chemise de nuit la sueur de son front, elle gémissait, se tordait, grinçait des dents, j'ai mal, j'ai mal sous le nombril, et c'est là qu'elle a perdu notre fils, c'était un fils, je l'ai vu à la lueur des flammes, et la terre tiède a bu tout son sang... Toute jeune, elle rêvait au bonheur, Katerìna.


Vue prise d'un croiseur anglais.
Smyrne en feu, septembre 1922.


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EDEN PERDU


Smyrne il y a cent ans, deuxième ville de l'empire ottoman après Istanbul, riche de ses 300 000 habitants, de son port et de son commerce, de sa vie culturelle intense, était surnommée «le petit Paris». Les Turcs, eux, donnaient le nom de «ville des infidèles» à cette cité cosmopolite entre toutes, peuplée de Grecs, de Juifs, d'Arméniens, de Levantins, où eux-mêmes étaient minoritaires.

De cette splendeur il ne reste rien. Smyrne a disparu, non pas noyée sous les eaux comme la ville d'Ys, mais pire encore, dévorée par le feu. En 1922, l'armée grecque ayant envahi l'Asie Mineure fut mise en déroute, repoussée jusqu'à la mer et un énorme incendie détruisit la ville. Ce que les Turcs ont reconstruit sur les lieux s'appelle désormais Izmir et n'a, dit-on, pas grand caractère.

Paraskevas Taveloùdis a connu l'âge d'or de Smyrne. Né en 1888, il y a passé sa jeunesse avant d'en être chassé par la Catastrophe — comme disent les Grecs — à 33 ans. Employé de banque, il a fait ses débuts d'écrivain sur le tard, à 42 ans, se choisissant alors un pseudonyme, Cosmas Polìtis, qui en dit long : il peut s'affirmer fièrement «cosmopolite», cet homme né en Egypte, élevé dans une ville internationale, longtemps exilé par la suite à Paris puis Londres, écrivain attentif aux littératures étrangères. Mais il n'oubliera jamais sa patrie perdue. Après quatre romans et quelques nouvelles, reconnu dans son pays comme un écrivain majeur, quoique peu prolifique, il consacre à Smyrne en 1963, à 74 ans, le roman que voici, le dernier publié avant sa mort onze ans plus tard.

Avant que la ville brûle a pour titre original Στου Χατζηφράγκου, Dans Hadzifràgou — tel est le nom d'un des quartiers grecs de la grande cité, où se déroule une bonne partie de l'action. Le personnage principal du livre, c'est la ville elle-même. Le but initial a sûrement été de lui rendre hommage dans une sorte de mémorial, de commémoration funèbre : rédigé quarante ans après le drame, le livre est sous-titré Les quarante ans d'une cité disparue — allusion à la coutume grecque du service religieux quarante jours après la mort.

En fait de service funèbre, on assiste à une résurrection. Ce portrait de la ville est un témoignage de première main, un quasi reportage par moments, précisément daté (l'action se déroule en 1902), qui nous promène dans tous les recoins de Smyrne, reproduisant sa topographie avec exactitude (ou presque), accueillant des personnages réels parmi les créatures de fiction, décrivant ses diverses communautés ainsi que leurs complexes et passionnants rapports — même si les Grecs sont au centre du tableau. L'auteur a une mémoire phénoménale et un sacré coup de crayon. Smyrne est là, grouillante, vivante à jamais. Et pas toujours conforme à celle des livres d'histoire : Taveloùdis-Polìtis, bourgeois de naissance, converti peu à peu aux idées de gauche, installe son roman dans un des quartiers pauvres de la ville, donnant délibérément le premier rôle aux petites gens que l'histoire officielle ignore — au peuple, comme on disait autrefois.

Cette chronique précise, pittoresque et généreuse pourrait suffire à notre bonheur, mais Avant que la ville brûle est en même temps et surtout un roman, qui mêle habilement la fiction au réel, sans rien sacrifier de la force de l'un et de l'autre. L'auteur lâche dans la ville quelques personnages principaux plus ou moins reliés entre eux (deux très jeunes garçons, un jeune artisan amoureux d'une femme plus âgée, un musicien juif et sa femme, un pope non-conformiste) et une foule de figures secondaires, il les quitte puis les reprend, noue ensemble et dénoue ses intrigues, bouquet d'histoires qui finissent par n'en former qu'une, dans un livre choral où les diverses voix se fondent pour chanter l'Eden perdu.

La métaphore musicale s'impose : ce roman, mine de rien, est soigneusement, harmonieusement construit — tout comme cette autre merveille, autre chronique d'une ville (Ioànnina), publié la même année : La fin de notre petite ville de Dimìtris Hadzis. La fête qui clôt le récit fait écho à celle des premières pages. Au cœur du livre, l'incendie final (qui se déchaînera vingt ans après) jette son ombre sur tout le reste. Partout une impression de sursis, de vague menace, entretenue avec art. Thanatos rôdant partout, et jusque dans les bras d'Eros. Des passages lyriques, d'autres d'une ironie parfois mordante, le merveilleux affleurant ici et là (comme dans la scène de la jeune noyée nue), le tout porté par une prose merveilleusement musicale, elle aussi. D'admirables trouvailles tout du long, dont voici la plus belle sans doute : tout au long du roman, le nom de la Ville n'est jamais prononcé — alors que lieux et personnages sont minutieusement nommés. Comme si ce nom était trop présent pour qu'il soit besoin de le dire ; comme s'il était trop douloureux, ou trop sacré. Qu'on la remarque ou non, cette absence du nom installe peu à peu un vide étrange sous les mots, contribuant à l'envoûtement lent que le livre peu à peu suscite.

Avant que la ville brûle, chef-d'œuvre de son auteur, est une réussite miraculeuse. Écrivain plutôt classique au départ, puis considéré par la suite comme moderniste (le lecteur francophone jugera par lui-même, s'il a la chance de trouver d'occasion, respectivement, Le bois de citronniers et Eroïca), Polìtis parvient ici à une synthèse étonnante, conciliant on ne sait trop comment le charme vaguement désuet du roman à l'ancienne et certaines audaces nettement modernes, mariant aussi, autre gageure, la nonchalance du conte oriental et la rigueur tendue, maîtrisée que privilégie l'Occident. En harmonie avec ses choix idéologiques, il joint la clarté à la complexité, la facilité d'accès à la subtilité, ouvrant ainsi son livre à tous les publics.

Avec une réserve : la langue utilisée ici est celle des Grecs d'Asie mineure, qui diffère du grec athénien. L'excellente édition grecque actuelle du roman (aux éditions Hestia) est munie d'un glossaire de plus de 300 mots, ce qui n'empêche pas les Grecs de peiner un peu en le lisant. On s'en voudrait de faire souffrir le lecteur francophone outre mesure, mais effacer cette diversité linguistique reviendrait à banaliser le texte, à le priver de sa dimension cosmopolite. On a donc conservé les dialogues en turc, traduits entre parenthèses en cas de besoin, ainsi que certains termes turcs ici ou là, explicités dans les notes en fin de volume. Car le roman paraîtra dans quelques semaines aux éditions publie.net.

Le présent extrait se trouve au milieu du livre et interrompt la narration.



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