Yòrgos THÈMELIS
Vêtement
On a laissé la porte ouverte à la nuit
Pas une âme dans cette cité
Tous sont partis au loin vers leurs îles
Dans les rues maisons et chiens
Il fait si froid sur cette lointaine étoile
Le monde est une vieille table
Entre quatre murs
Dans le noir
Tous sont partis au loin vers leurs îles
J'ai beaucoup marché dans les bois
Les yeux blessés par des envols
Je deviens pur
Simple morceau de pierre
J'aime le coin le plus fermé
Sous les couvertures des fenêtres des toits
Mes traces accrochées au mur
J'ai beaucoup marché dans les bois
Le tiroir grince
Une image triste se promène au sol
Il était une fois une statue
Qui souriait
Comment ai-je fait pour aimer la nuit noire
Et me vêtir
Retour
De degré en degré
Pas le temps de lever la tête
Et de me souvenir devant le ciel
Je ne puis remuer la main
Toucher le poignet la douleur dans la peau
Le vent sifflant traverse troncs
Cordes cheveux poussiéreux rêves hirsutes
On ne peut s'arrêter nulle part
Le corps profondément résonne
Le cri ployé appelle au secours
La maison usée tient debout par habitude
Je dois marcher sur la pointe des pieds
Parler avec les yeux de peur
D'éveiller le sommeil qui dort
Les voix muselées crieront
Les fausses poupées seront renversées
Nuit trouble aux ombres gorgées de sang
Il me faut piétiner des cadavres
Il me faut marcher sur des larmes
Avec mes vieilles chaussures crevées
Quittons la chemise rapiécée pour être
À nouveau des enfants pieds nus
Des nouveaux-nés tout nus
Entre les braves animaux étonnés
Le monde est un jeu sans fin
Dans les yeux d'un enfant
Ailes célestes et hirondelles ensemble
Un chant caché dans le cœur de l'eau
Terre
Les ailes me terrifient
J'aime la terre simple
La chaude poussière de chaque jour
Elle marche dans le vent, nous apprend
À voir les ombres des étoiles
Les branches les regards qui nous attendent
Une colombe confiée à l'épaule du soleil
Feuille, plume abandonnée
Eau qui court
Ciel chaleureux
La tendresse de la terre
Qui sait
Bientôt de l'épaule du ciel
Nous glissons d'abîme en abîme
Plus bas que les animaux
Dans la nuit
Nous l'avons oublié
Notre cœur nous dépasse
Mer chargée de hauteur inversée
D'amour des anges
Qui peut rester debout sur la rive en plein vent
Sur la ligne droite où s'ouvre le voyage
(Fenêtre nue)
La dormeuse
La nuit elle étudie son corps, noue ses cheveux dans l'ombre.
Puis dans le petit jour des fleurs
Se lève et ouvre la chambre aux miroirs
Aux lustres de cristal où rien n'éclôt.
Ils ornent le sommeil de grands oiseaux, ils veillent
Sur des jeunes gens au corps intact et blanc de givre,
Des épées nues gisant comme des filles éplorées.
C'est là que fléchit l'aiguille du cœur.
C'est là qu'elle penche aimantée par la tendresse
Marquant de bruyants intervalles, des soirs sanglants,
Couvrant de signes roses les cartes des mers,
De matins étincelants, coulant vers le ciel.
La chambre du fond est sans fenêtre
Ni bougie pour étendre une chemise, ni verre d'or dans le lit.
Crevasse dans un vieux mur, sourire d'enfant mort,
Larme étincelante, rien n'a ouvert
La rose cachée qui ne saurait pâlir.
Elle brille sur le sein de la haute neige qui affronte le soleil,
Sur les colonnes fissurées, l'ennui du ciel
Et les croix des mâts ceinturés de tempête.
C'est le sommeil profond qui l'ouvre, aux draps défaits.
Blanc jeté comme un brillant sous les feuilles,
Lumière de sang et de fureur, dans une fleur enclose,
Allumant des soleils rayonnants pour en broder la nuit
Et blesser à mort le fantôme dans ses toiles d'araignée,
Elle ne souffre pas, ne mange pas le pain d'argile cuite,
Est sans amour pour mesurer la mer.
Cœur du ciel et passion du soleil,
Bijou le plus cher du monde qu'elle s'accroche
Au cœur par sept aiguilles et six épingles, et treize morts,
pour le sauver des vautours qui déchirent leurs chairs dans la brume.
Buisson clos, filet pourpre aux lèvres pétrifiées
Goutte rouge, blason d'oiseau blessé.
Qui sait où il jeta sa forme vide,
À quelles épines d'églantier il offrit ses ailes,
Dans quel massacre, quel blanc massacre il a vidé tout son sang
Pour devenir une femme pâle, une jeune dormeuse,
Les cheveux étalés au bord d'un cri, l'épée plongée
Jusqu'à la poignée de corne en la veine du marbre.
C'est pour toi
C'est pour toi que j'aime la lumière
Les hommes les arbres qui te ressemblent
Tout ce qui bouge et respire et la pierre éternelle
Et le flot partageant tes espaces
Et l'eau chantant l'amour
C'est pour toi et c'est toi
Qui marches dans les miroirs
Et partout dans les choses
Mes sœurs si proches
Et cette table tendre qui voit
Dans son sommeil les deux ailes de tes mains
Et cette table tendre qui entend
Ton écho secret dans son épais silence
C'est mon cœur qui te soutient comme un drapeau
C'est mon cœur qui t'accueille comme un ciel
Gestation
Je ne parle pas de ce qui est
Je parle de ce qui devient
De ce qui vient
Je chante afin de retrouver mon souffle
D'entendre ma voix multiple
Comme s'exerce un oiseau
J'aime les lèvres verrouillées impatientes
Les cercles décrits par les fleuves
Les bruits des plaines
Une senteur inconnue qui troue le verre
Ouvrant des fissures secrètes
Aux dimensions d'immortalité
Je n'entends pas les oiseaux voler dans un siècle vide
Un siècle est une harpe
Et la roue du soleil va devant
Entre les êtres et les nombres
J'entends une clameur nouvelle
Dans les blancs troupeaux des tombeaux récents
Mille fleurs enfouies sommeillent
Sous les feuilles de la tendresse
Les fleurs dont je rêve
Le feu déclare l'avènement
Brûlant tel un cortège d'été
Un tas de cadavres
Je franchis le seuil de la cendre
Salue les arbres qui penchent
Sous les cœurs, les sourires maternels
Par delà le sol assoiffé
Les horizons légers
Les désirs qui passent à la pointe des ailes
La voix des oiseaux change
Parlant d'amours cachées immaculées
De grands espoirs suspendus au ciel
De calices pleins de sang et de gestations indicibles
Attente étoilée
Diadème aux tempes de l'angoisse
Victoire de la profondeur où distance et infini se mêlent
Tyrannie de la beauté main en suspens
Arbre fictif qui monte issu des sucs de la douleur
Coule comme un fleuve retenu,
Géométrie multiple, rêve, désir, action
Sur tous ceux qui sommeillent
Sur toutes choses
Qui attendent
(Des hommes et des oiseaux)
Itinéraire
Longeant les murs familiers nous entendons le bruit.
Comment dire s'il vient de nos pas ou d'autres
Qui un jour se sont mis à nous suivre.
Comment savoir ce que nous sommes : le musicien ou l'instrument.
Si c'est nous qui marchons les yeux tournés vers l'ombre longue
Derrière nous, ou si c'est elle qui nous pousse,
Comme pendus par elle à un arbre
(Ou une citerne, un miroir ancien)
Dévalant de jardin en jardin
Tel un autre visage — ou d'autres se pénétrant
Comme les mots d'un poème qui avance
Avec ruptures, détours et l'enchaînement des images.
Ou les reflets, ce clair-obscur au tableau noir.
Aussi, quand le soir tombe, entourés de froid, de frayeurs,
Nous lançons des lueurs à l'approche des autres,
Nous nous cherchons les uns les autres dans la nuit.
(Paroles échangées)
Je veux dire à mon âme
Que j'existe, et je reflète.
Je suis une rose ou un symbole.
Mes pétales veulent s'ouvrir,
Mes ailes fermées, invisibles.
(Je suis sans aromates, ni vent, sans espaces.)
Mes yeux veulent te voir,
Mon Dieu, veulent se repaître
De toi, sans reflet ni brouillard.
Mes yeux veulent te voir,
Et mes mains te garder.
Droit dans les yeux, chair contre chair.
(Les yeux voient mais sans voir,
les lèvres tremblent et se ferment...)
Si tu es vent, soulève-moi,
Si tu es lumière, brûle-moi,
Si tu es Mort, fais-moi mourir.
(Je parle comme un amoureux.)
Si je suis fait de fange et de silence,
De lumière et d'ombre, de mer,
Fumée noire ou nuage,
Statue de pierre, bruit de pierre, je serai
Mangé par la lumière, par la musique emporté.
Si je suis le soupir de quelque vent.
(De quelque Dieu solitaire le non-dit,
La grande passion, le secret perdu.)
Mon amour est comme un cri
Au cœur de la nuit, nul ne sait
Quel soupir fait résonner les montagnes.
Ma chair seule s'éveille
De son sommeil, de la mort.
Comme la porte battue par le vent.
Visite ou L'icône de l'Annonciation
L'âme l'avait prévu, comme on prévoit le temps
Par les taches du soleil et de la lune.
Comme si l'écho du vent passé si vite
La laissait pleine du parfum de l'attente,
Comme un printemps tardif.
Ouvrant la fenêtre elle voit les visages des passants.
En elle résonnent tous les pas qui approchent, et le souffle
De toutes les vierges empêchées de se mouvoir
Par l'euphorie de saison, la méditation, qui se couchent
Prudentes et craintives à l'excès, pensant au lever du jour,
À la lumière qu'amènera le soleil.
Et s'ouvrent en elle et reverdissent les espoirs de celui qui sans fin arrive
Et entre en se baissant, pliant ses ailes, semblant chercher
La fente secrète pour entrer dans le corps. À peine
Le temps d'ouvrir la bouche pour dire : «Je te salue !»
Et d'ajouter : «Pleine de grâce, mon perpétuel amour !...»
Impatient de se perdre en son entière liberté,
Tout entier adonné à un geste : le don d'un lys.
(Symbole éternel de l'aimé qui vient,
Apportant la grossesse tant souhaitée.)
Tout est déjà fini, tout est dit avant d'être dit,
Devançant les mots, comme le lys la main du Visiteur.
(Clairs-obscurs)
Le filet des âmes
Nous tombons de plus en plus bas,
Nous tombons sans bruit, nous sombrons
Toujours plus au fond
Des ténèbres.
Nous sommes pris dans l'amour
Comme dans un filet.
Nous tombons
Dans cette nuit de lumière,
Cette terre, cette passerelle,
Cette échelle de secours en suspens.
Dans ce filet des âmes.
Fait d'éclat, d'éblouissement,
De soudaine
Absence.
(Le filet des âmes)
Art poétique
Si un poème est une chose,
On ne peut la saisir, elle est comme
Une pièce d'argent, un oiseau
Tu ne prends pas le Poème,
Il te prend
Ne force pas sa porte.
Le Poème est pareil à l'Amour,
L'Amour imprévu
Qui t'enlève la parole,
Comme l'Amour, comme la Musique
Escorte perpétuelle,
Éclat invincible,
Le Poème te suit partout,
Il te vise
Ne force pas sa porte.
Le Poème est illuminé
Impénétrable, comme un miroir
Ou la lune qui s'arrondit
Le Poème n'est pas ta chose,
Tu es chose devant lui
Il te fait naître
À la lumière
Ne force pas sa porte.
(Ars poetica)
Yòrgos Thèmelis (1900-1976), thessalonicien, écrivit des poèmes pendant vingt-cinq ans avant de se juger digne d'en publier. Il s'est bien rattrapé ensuite. Sa production, vaste (vingt recueils) et un peu inégale, a entre autres charmes celui de brouiller les pistes : ses compatriotes le décrivent tantôt comme un lyrique, tantôt comme un cérébral un peu sec ; on pourrait aussi se fabriquer un Thèmelis post-existentialiste, ou au contraire, en faisant l'inventaire de ses thèmes fétiches — les miroirs, les portraits, les reflets, l'âme, les anges, les oiseaux... — voir en lui un post-symboliste attardé.
Sans doute faut-il aller plus loin et discerner, par delà sa progression erratique, l'unité de la démarche du poète : on retrouve toujours chez lui la même inquiétude spirituelle, la même recherche de soi et de l'autre, la même quête d'une lumière finale, qu'elle soit d'un autre monde ou de celui-ci. Le visible et l'invisible, chez lui, échangent leurs visages, leurs pouvoirs, se rendant mutuellement plus désirables que jamais ; et si, chez Thèmelis, il est souvent question d'ascèse, de dénuement, de dépassement du corps, ce mystique est aussi l'un de ceux qui ont le mieux parlé de l'amour, de la chair et sa «tendre chaleur». Faut-il absolument y voir une contradiction ?
J'aime sa limpidité de cristal, ses rythmes à la fois clairs et fuyants, le dépouillement sensuel, l'accord miraculeux du raffinement et de la fraîcheur.
Yòrgos Thèmelis |