Còstas Karyotàkis



Sourire

Χαμόγελο


Ce soir est comme un rêve qui nous grise ;

ce soir le val est un lieu enchanté.

Dans le pré vert que la pluie a quitté,

la jeune fille épuisée s'est assise.


Ses lèvres s'ouvrent, on dirait deux cerises ;

profond, son souffle plein de volupté

fait sur son sein doucement palpiter

une rose d'avril, la plus exquise.


Quelques rayons échappés aux nuées

hantent ses yeux ; un citronnier sur elle

a fait tomber deux gouttes de rosée


qui sur ses joues font deux diamants vermeils

et l'on croirait qu'une larme étincelle

tandis qu'elle sourit face au soleil.






Printemps

Άνοιξη


En ce jardin ce soir le cafard me reprend.

Le sourire des fleurs dans la mare se noie.

De mes jeunes années le souvenir tournoie

dans les branches sans joie de l'acacia souffrant.


Un souffle froid parcourt la serre ouverte aux vents.

Dans le cercueil des pots, les roses sont défuntes.

Le cyprès vers les cieux lance tout droit sa plainte,

assoiffé d'air et noir et long comme un tourment.


Les poivriers mélancoliques, sans espoir,

funèbre procession, traînent leurs vertes tresses.

Dolents, les deux palmiers lèvent dans leur détresse

les bras. Notre jardin sombre dans le cafard.






Nuit

Νύχτα


Toute la nuit durant, les amours traînent

leur lassitude sur les routes,

par les fenêtres lentement la douleur goutte,

que les volets retiennent.


Dessus les toits s'est accrochée la lune

versant des larmes de détresse,

et des roses d'ici l'odorante tristesse

s'en va dans la nuit brune.


Le dos bien droit, blême, le réverbère

garde, mystérieux, le silence,

et ma porte s'ouvrant, on dirait que s'avance

un mort, pour qu'on l'enterre.


Le lit couvrant de sarcasmes leur joie,

ces gens-là, naïfs, s'imaginent

qu'il grince. Ils n'ont pas vu ce que le lit devine :

la mort qu'on leur envoie.


Dans les tavernes, des voix attendries

pleurent la nuit et ses étoiles

que l'amour devrait boire, et partout se trimbale

l'orgue de barbarie.


Et les oublis délectables attendent,

qu'on nous a versés dans nos verres ;

voici venir l'instant où parlent les chimères

afin que tous entendent.


De nos malheurs quotidiens cimetière

le jardin public est fébrile,

quand soudain le traverse un mort qui va, tranquille

dormir dans la bruyère.






À un ancien condisciple

Σε παλιό συμφοιτητή


Ami, mon cœur désormais s'est fait vieux.

C'en est fini de ma vie athénienne,

qui me rendait parfois non moins heureux

les jours de faim qu'aux soirs de nos fredaines.


Elle sera pour moi pays lointain,

cette patrie de mes jeunes années.

Tous mes espoirs et mes rêves éteints,

j'y passerai, voyageur, la journée.


En pèlerin j'irai revoir chez toi,

avec un autre ami, ton Aphrodite.

Des étrangers logeront sous ton toit,

qui ne sauront me dire où tu habites.


À la taverne où l'on buvait beaucoup,

nul ne pourra me donner ton adresse.

Sans toi, le vin aura changé de goût,

mais je boirai tout seul jusqu'à l'ivresse.


Je monterai chantant et titubant

vers le Zappion où nous allions ensemble,

et lancerai vers l'horizon flambant

une chanson qui aux sanglots ressemble.






La lune ce soir...

Το φεγγαράκι απόψε


La lune, là, lourde perle, ce soir

viendra plonger dans les eaux à la brune.

Et l'on verra jouer sur moi dans le noir,

folle, la lune.


Les flots sans fin mes pieds vont recouvrir

d'astres éparpillés qui étincellent

comme rubis ; mes mains vont devenir

deux tourterelles ;


ils vont monter, les deux oiseaux d'argent,

deux coupes remplissant d'une très pure

lueur de lune, avec elle aspergeant

ma chevelure.


La mer étalera son or fondu.

J'embarquerai mes rêves en caïque.

Les galets gris sous mes pas seront du

diamant féérique.


Et la lumière enfin traversera

la lourde perle au fond de moi captive.

Et je rirai. Je pleurerai... Voilà,

la lune arrive !






En mourant

Πεθαίνοντας


Dans l'atonie d'un soir de mai, pauvre âme vaine,

quand tu refermeras tes ailes d'or, blessée,

attendant que bientôt la délivrance vienne,

mortellement, à vie, par l'espoir délaissée ;


quand tu verras au loin te fuir, inassouvies,

tes amours et leur fiel, et tes passions bilieuses,

quand le parfum de miel des roses de ta vie

aura viré à l'aigre, ô mon âme rêveuse ;


lorsque te reviendront, à ton heure suprême,

bons et mauvais moments qu'un seul sourire annule,

que diras-tu au vent, à la mer, âme vaine ?

que diras-tu, cœur sec, au pâle crépuscule ?






Seulement

Μόνο


Ah, tout devait un jour finir ainsi !

Espoirs et fleurs fanés ne plus renaître.

Frêles bateaux, les années s'éloigner,

s'éloigner, disparaître.


Se dire adieu comme on se dit bonsoir,

tous les amis, les perdre à tout jamais,

quitter un jour les lieux de mon enfance

que tendrement j'aimais.


Simples, jolies, les filles — ô mignonnes ! —

danser un peu, puis s'en aller, lointaines.

Et la douleur, qui embaumait naguère,

devenir lourde et vaine.


Oui, tout devait arriver. Mais la nuit

ne devrait pas aussi doucement bruire

ni les étoiles cligner tels des yeux

qui semblent me sourire.






Critique

Κριτική


Cela n'est plus un chant, cela n'est plus un bruit

qui aurait forme humaine. Cela sort

comme l'ultime cri, au fin fond de la nuit,

de quelqu'un qui est mort.






Enfantine

Παιδικό


C'est la bonne heure,

le soir descend

doux, apaisant

mon petit cœur.


Voyant le ciel

tout plein d'étoiles

je penserai au mal

et que l'homme est cruel.


Et je dirai, pleurant :

«Étoiles mes amies

j'aimerai, c'est promis

tous les autres enfants.


Ils pourront me cogner,

me faire des misères.

Je veux être la terre

qu'ils viendront piétiner.


Et je serai alors,

proche de vous, étoiles,

doté d'un idéal

et d'un cœur d'or.






Soir

Παιδικό


Les cris d'enfants jouant ce soir dans la verdure

— une rumeur lointaine —,

sur les lèvres des fleurs la brise qui murmure

et dont les mots se traînent,


les fenêtres humant le printemps revenu,

ma chambre solitaire,

un train qui doit venir d'un pays inconnu,

mes rêves que j'enterre,


les cloches qui se taisent, le soir sempiternel

qui tombe sur la ville,

sur les visages gris, sur le miroir du ciel,

sur ma vie inutile...






Comme une brassée de roses...

Σαν δέσμη από τριαντάφυλλα...


Comme une brassée de roses

m'est apparue cette soirée.

Un parfum dans les rues,

et son or délicat.

Et dans le cœur

une soudaine bonté.

Le manteau dans les mains,

sur le visage renversé la lune.

Électrisée de baisers,

dirait-on, l'atmosphère.

La pensée, les poèmes,

poids superflu.


J'ai des ailes brisées.

Je ne sais même pas pourquoi nous arrive

un tel été.

Pour quelle joie inespérée,

pour quelles amours,

pour quel voyage en rêve.






La plaine et le cimetière

Η πεδιάς και το νεκροταφείον

(tableau inachevé)


Le soleil se cachant, on se retrouve

comme au théâtre, d'un coup, sans lumière,

comme un tableau qu'un voile soudain couvre.

Le vent d'hiver ne trouve rien à faire

que de secouer les ronces dans la plaine,

un papier seul dans la nature entière.

Mais au jardin charmant la moindre graine

de larmes et de sang se désaltère.

Les arbres cherchent à changer de place.

Pareilles à des mains, les croix de pierre

griffent le ciel où des nuages passent,

le ciel sans une étoile, solitaire.


Sobre vision, d'une horrible beauté !

Œuvre de choix d'un peintre d'importance.

Manquent des ruines, et pour tout compléter,

de Pàngalos l'imposante potence.






Tes lettres

Τα γράμματά σου


Tes lettres, mon amour, je les ai mises

dans un coffret précieux et dans mon cœur,

où ta jeunesse respire, me grise

et fait fleurir mon ultime bonheur.


Lisant tes lettres, comme ils me délassent,

leurs gribouillages, leur grec hasardeux !

Tremblant, riant, pleurant, elles retracent

des jalousies, des querelles les jeux...


Tout le parfum que tu versas sur elles,

le Temps brutal n'a pu souffler dessus.

Mais toi, si tu avais daigné, cruelle,

ne pas souffler nos rêves du début !


Tes lettres, mon Amour, ce sont des barques

qui vers l'en-bas m'emmènent à leur bord.

Tes lettres sont des tombes. Chez les Parques

elles s'on vont, parlant sans fin de mort.



*



Gilles Ortlieb nous disant, dans TRADUCTEURS INVITÉS, tout ce qu'il faut savoir sur Còstas Karyotàkis, il me reste à préciser que les treize poèmes ici présents sont ceux que Lèna Plàtonos a choisi de mettre en musique. On peut écouter ces mélodies superbes sur youtube en tapant le titre grec de chaque chanson. Elles ont trouvé en Savìna Yannàtou une interprète à leur mesure. Bonheur garanti.

Un jour prochain, j'espère, je poursuivrai. Bien que le poète soit mort jeune, il y a largement de quoi faire un livre du Miel des anges...



Còstas Karyotàkis
Còstas Karyotàkis

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