Alèxis Traïanos


Le magicien


Je vais tâcher de remercier les spectateurs

Les ficelles ta scie scintillante


Magicien tu chantes faux je suis dans ta boîte

Magicien tu me fais mal

Je vais tâcher de te dire merci comme une bête égorgée

Je ne vois plus rien je dois m'en aller

La nuit partout suinte

Dans la musique les ossements de l'amour

Le spasme vide


Laisse-moi mener la bête pauvre dans son trou

Traînant le sang la douleur sur les marches

À ses côtés j'écouterai les vents

Cet acide qui m'a déformé


Le seul qui m'ait parlé un conducteur idiot

M'a dit de pousser sa voiture en panne

Je les ai donc balancés au ravin

La mort est un produit national

J'ai rempli la maison de pièges à rats

Pendus comme des cages au plafond

À l'évier au tuyau de vidange

À ma tenue de mariage et ses toiles d'araignée

Pas un rêve sous la froide couverture

Et les murs qui finissent au désespoir quelque part

Maladroits comme des poèmes


(La clepsydre et les cendres)






Bureau de poste en montagne


J'ai voulu te rappeler nos anciennes joies
mais je ne sais plus parler des moments joyeux
À Mìltos Sakhtoùris qui l'a écrit


Il était bien trois heures ou bientôt quatre


À la pendule noire de la nuit un temps indifférent

Aux journaux du sommeil

Aux quatre murs éphémères

Aux ténèbres morceau de moi-même arrivant

D'un pays dérivant

Dans une chambre marine ridée de vers sans rimes

Dans les pages d'une revue-bar

À un faux pays des merveilles

Où vous voyez d'ici pour un franc la lune

Et Mars

Et l'anneau de Saturne

Planète hantée

Poète hanté

La tête émergeant d'une bouteille

D'un bégonia

D'une autre tête à moi

D'un corps de femme


Mais je n'ai rien

Je doute seulement

Je doute

Est-elle à moi cette marque déposée

Cette marque du monde

Est-elle à moi cette marque de mort


Mais je n'ai rien

Je n'ai fait qu'hiverner dans ma passion


Verdure orgiaque aux boîtes d'allumettes

J'ai seulement allumé ma cigarette


D'ailleurs «ceci est la lumière de l'esprit froide et planétaire»

Un secret dirait-on

Comme l'ange au lys

Qui fait couler sans cesse d'un stylo caverne

La nuit sur une planète

Sur un Saturne mort

Où d'ici vous ne verrez rien

Et maintenant

Pour te faire mes adieux il me faudra une autre ville

Car celle qui existait a brûlé

Car celle qui existait a gelé

Car tout est calme comme un drame fini de jouer

Dans une vie bâclée

Aux repas bâclés

Au plaisir bâclé

À la mort bâclée elle aussi


Je secoue ainsi peu à peu mes jours

J'essaie d'en tirer un semblant de cri

Je mange des poèmes maudits

Un régime pour la mort

D'une mer polluée

D'une génération polluée

D'une poésie polluée


Elle m'a pollué cette ville incurablement

Tu ne m'entendras plus ne me verras plus

Car j'ai enfilé mes ailes scellées

Mes doigts de fièvre


J'emporte mon corps d'enfant blême

Ma photo d'enfant blême

Mon espace d'enfant blême

Et tournant les miroirs vers les morts

Je te dis adieu


(Le deuxième œil du cyclope)






Musique d'alcool


Péché de poésie

L'âme la radiographie des nerfs


Regard cadavre au cœur d'une aurore boréale

Et le vieux port où je traîne encore


Rien ne me regarde en ce moment où j'écris

Ma vie passe imaginaire

Tournant le bouton des grandes ondes


Un peu de Plath

Musique d'alcool

Chair blanche du silence

Journées


Qui tournent au mensonge

Et vers d'autres jours

Où je n'ai rien à voir


Nous voyageons dans ce conduit

Silence clinique


Sans cesse il neige du sang


Mon visage couvert

Mains coupées


(Le deuxième œil du cyclope)






Dans le miroir la maladie


Dans le miroir la maladie

Tant de sang rouge à lèvres si pâle

En des années qu'on dirait d'argile

Devenue un être qui n'est en rien moi


Unique tentative

Prendre un peu de la substance du poème et du monde

Pour accrocher cet instant

Et un peu de moi-même au temps incertain

Poussant vers l'incendie un vent de plus

Venu du visage de la nuit et du mien

Je jetterai d'autres papiers

Et tout ce que je verrai qui prend feu

Et cette chose-là qui ne prend pas feu

Qui n'est que cendre


Je tenterai encore une fois

En plein minuit avec cette encre

Ce chapeau noir de fossoyeur

Mais sans tête


Car rien n'a brûlé


Tout continue depuis très longtemps

Suivant le plan

Laissant des cendres


Au ciel des faux bijoux par milliers

Comme sur la terre évidemment qui n'avance pas beaucoup

Espace où rien ne passe et que dire

D'un vers à l'envers vidé

Transparent comme l'immatériel

Qui s'est glissé musique ancienne de France

Hors de la pièce vers la mer

Avant de revenir ici

Sans vanité sans nulle envie de fuir

L'espace où rien ne passe et que dire


Alors ce monsieur la mort

À six heures du matin

En chapeau noir mais sans tête

À des milliers d'années-lumière

Traînant la voix s'en allant

Derrière un masque effiloché

Comme s'est effilochée la vie

Et sa radio enrouée

À six heures du matin

Et le peu présent présentateur du bulletin météo du vide

Pour une journée merveilleuse et morte

Pour un mot froid sur le papier

Comme si l'on entendait ailleurs le temps

Lui et moi frappés d'absurdité

Avec un œil-maladie dans les meubles étranger

Une station avant l'enfer

Espace ou rien ne passe et la lune broyée


(Cancerpoems)






La conspiration


Liquidé le chien jaune

Liquidée la dent jaune

Liquidé l'œil jaune à la fenêtre

Liquidée la montre jaune


Je contemplais des globules jaunes

Traversant les ruines du ciel


Je contemplais des globules jaunes

Lentement s'en allant

Comme je dors toujours plus loin dans le passé

Mes doigts jaunes en folie

Et fumant jusqu'à mon sang


Pourtant un béret repasse

De fenêtre en fenêtre

Une larme tombe

De l'œil de la solitude

Un ascenseur antique

En moi de nouveau

Monte et descend


Je suis à chaque étage

Décollant des roses rouges

À travers des années de poix

Jusqu'au moment où d'énormes ciseaux

Coupent la lumière


Depuis lors

Une vis plantée dans l'œil

Une vision rouge et fleurie dans l'autre

Une serviette pourchassant le sang

Je monte essuyer

Mes étoiles qui saignent


Depuis lors tous les soirs

Ouvrant la nuit par le couvercle

Je vais dans ce café jaune

Ce café de quartier de l'autre monde

Où je t'attends


(Le syndrome d'Elpinor)



*



Le monde ? Un cauchemar. L'existence ? Un «néant en construction». La poésie ? Un moyen privilégié d'explorer ce cauchemar en se préparant au néant. C'est ce désespoir absolu qui devait amener Alèxis Traïanos (1944-1980) au suicide, à trente-cinq ans, et qui déferle ici en images brutales, violemment juxtaposées, à la fois jaillissantes et figées, dans un lyrisme fiévreux et glacial.

Ces poèmes ressassants et perpétuellement variés semblent tourner en rond dans une chambre vide. Pas d'issue, le sol se dérobe, le langage lui-même se trouve miné par divers jeux sonores, calembours, allitérations, assonances et autres échos ironiques, destructeurs. S'y déchaine un humour totalement noir, grinçant, parfois hurlant.

Voici l'une des poésies les plus déflagrantes qui soient. L'espérance, la logique elle-même volent en éclats. Ce qui malgré tout ordonne le chaos et rend ce lieu d'asphyxie irrespirable, c'est l'amour des mots. Traïanos croyait encore en leur pouvoir. Les débris d'images ou de vers qu'il accumule sont mis en valeur par un travail de montage minutieux. Traïanos sait jouer en architecte, en musicien avec les rythmes d'ensemble et de détail. Et ce qui les rend si troublants, ces jeux sonores, c'est que leur visée nous échappe, on ne sait pas ce qui en eux l'emporte : l'hommage au langage ou le travail de sape, la dérision ou la jubilation.

Fervent cinéphile, mélomane passionné, fanatique du théâtre de Beckett, très proche aussi des poètes américains qu'il a traduits — s'il y a un poète beat dans la «génération de 70», c'est bien lui —, Traïanos a en même temps des racines tout à fait grecques, du côté d'un Sakhtoùris par exemple. Il est présent avec cinq poèmes dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine en Poésie/Gallimard et dans l'un de mes premiers Cahiers grecs sous le titre Gardien de ruines, volume depuis longtemps épuisé. En attendant la présentation plus complète que Traïanos mérite, voici cinq autres poèmes tirés de ses trois derniers recueils : La clepsydre et les cendres (1975), Le deuxième œil du cyclope / Cancerpoems (1977) et Le syndrome d'Elpinor (1984).



Alèxis Traïanos
Alèxis Traïanos.

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