Mihàlis GANAS

Huit chansons



Mon blanc jasmin

Λευκό μου γιασεμί


Il y a des jours, on ne sait quoi, sans raison,

dans notre corps se réjouit tout au fond,

et l'on revoit la lumière

comme si c'était la première

et voilà qu'une brise légère

d'odeurs de jasmin chargée

souffle, de larmes gorgée.


Il y a des jours où la lumière s'enfuit

au fond de nous c'est le deuil et la nuit

et rien ne nous soutient

et quand on cherche en vain

un peu de blanc, soudain

un jasmin dans la brume

comme une étoile s'allume.


Ne te perds pas dans la nuit, mon blanc jasmin.


Il y a des jours, au fond de moi, sans raison

une voix tremblante vient d'autres horizons

qui me ramène la lumière

de ce que j'ai vécu naguère

et voilà qu'une brise légère

d'odeurs de jasmin chargée

souffle, de larmes gorgée.


Ne te perds pas dans la nuit, mon blanc jasmin.






Le loup du désir

Του πόθου τ΄ αγρίμι


Le loup du désir ne sait pas dormir

ne mange ni ne boit

il a faim et soif à n'en plus finir

de toi et de moi.


Sur moi je veux que tu veilles

mon gardien sans sommeil

que ton baiser que ton épée

fassent le dragon mourir

pour enfin me sortir

de ma vie toujours enfermée.


Le désir me mord

de venir faire un tour autour de ton corps

encore et encore

même si tes icebergs tes laves me dévorent

Et si tu m'aimes ne me le dis pas

je le sais trois fois tu me renieras

Le désir me mord

de venir faire un tour autour de ton corps

même jusqu'à la mort

dans tes vagues si fraîches parmi tes trésors

Et si tu m'aimes dis-le tout le temps

je trahirai pour toi tous les dix commandements.


Dans la nuit du monde prends-moi dans tes ondes

et donne-moi la main

pour m'apprendre à vivre à toujours te suivre

c'est toi mon chemin.






Je t'adore

Σ΄ αγαπώ


Avec le corps sans la cervelle,

avec le bleu et le noir du ciel,

et la peur du vide éternel,

je t'adore.


Comme une fillette tendrement

comme qui n'aima jamais avant

comme le plus furieux des amants

je t'adore, je t'adore

je t'adore, même si nul n'ignore

que je me prépare un triste sort.


Souvent j'ai peur, dans mes nuits d'insomnie

car il se peut qu'un beau jour je t'oublie.


Je t'adore aussi bien que je peux

avec la soif d'un miséreux

et avec tout ce que j'ai de mieux

je t'adore, je t'adore

je t'adore, même si nul n'ignore

que je me prépare un triste sort.


Souvent j'ai peur, dans mes nuits d'insomnie

car il se peut qu'un beau jour je t'oublie.

Et puis j'ai peur, quand tout près de moi tu dors

que tu m'oublies un beau jour, sans remords.






Bateaux en montagne

Καράβια στη στεριά


Des bateaux ont quitté la mer

et montent tout là-haut

qui a déjà vu dans la neige

des barques et des cargos ?


Qui a vu dans la nuit deux lunes,

et le soleil gros comme une prune,

oiseaux et poissons amoureux

nager ensemble dans les cieux ?


Des bateaux ont quitté la mer,

perdus sur les sommets,

et celui qui les a rêvés

ne les reverra jamais.


Qui a vu un phare dans la plaine

ou une voile traversant Athènes

ou un bateau venant de Crète

jeter l'ancre en haut de l'Hymette ?






Une minute d'opulence

Ενός λεπτού φιλί


Emporte-moi ce soir

sur tes ailes tes baisers planants

tous deux sur ton tapis volant

que je voie la terre de là-haut pour une fois

et les étoiles en bas.


Tiens-moi serré ce soir

par mon aile brisée ma souffrance

dansons-la, notre dernière danse

pour qu'en tournant comme un nœud je me dénoue

et tous deux grisons-nous.


Mon amour est blessé

un oiseau sans défense

Ah s'il pouvait durer un peu

ce court baiser cette minute d'opulence

Emporte-moi, tu veux ?


Ma fée, mon cœur aimant

marche sur des charbons ardents

et mes pieds pour toi ont pris feu

je veux courir, danser, te dire encore

et encore je t'adore





Les corps c'est comme les couteaux

Τα κορμιά και τα μαχαίρια


Les corps c'est comme les couteaux

ils changent de mains, tard ou tôt,

ça nous laisse toujours des traces

qui font mal, que rien n'efface.


Embrasse-moi, touche-moi, respire-moi,

fais ta maison cachée en moi,

comme un vin vieux conserve-moi,

un corps n'est pas seulement le décor d'une idylle,

c'est une patrie qui devient un exil.


Les oiseaux et les cigales

ont des chansons triomphales,

et devant de telles délices

de plaisir les pommes rougissent.


Les corps c'est comme les couteaux,

dans de mauvaises mains, bientôt

ils aboutissent à un crime,

sans coupable et sans victime.


Dans la liesse et la bombance

celui qui emmène la danse

a souffert et sait goûter

du couteau la volupté.






Viens

Έλα


C'est quoi ce dont j'ai peur

c'est quoi cette crainte et ce désir

et les mots qui manquent pour le dire ?


Serait-ce donc ça l'amour

auquel depuis toujours j'aspire

pour le vivre et pas pour l'écrire ?


Viens là, viens là qu'on vive l'amour ensemble

la vie nous doit une telle merveille.

Viens là, et même si je dors profondément,

frappe à la porte, mon corps veille.


C'est quoi ce dont j'ai peur

au point que je fuis effarouché

sans pouvoir de toi me cacher ?


Tu me regardes et je comprends

que nous allons tous deux sombrer

mais moi je m'en moque de chavirer.


Viens là, viens là qu'on vive l'amour ensemble

la vie nous doit une telle merveille.

Viens là, et même si je dors profondément,

frappe à la porte, mon corps veille.






Les yeux, ils ne changent pas de couleur

Χρώμα δεν αλλάζουνε τα μάτια


On se reverra sous les mêmes horizons

bras-dessus bras-dessous on marchera, tranquilles,

on se rappellera des noms, des vieilles chansons

et des regards et des rues d'autres villes.


Les yeux, ils ne changent pas de couleur

tu t'en souviens je m'en souviens

l'espoir est là qui nous soutient

tant qu'on éprouve de la douleur.

Les yeux, ils ne changent pas de couleur

Le regard change, mais ça ne fait rien.


Ils ont vieilli, nos amis, ça se voit

mais nous aussi nous vieillissons sans trêve,

nous deux, passée notre nuit d'autrefois,

nous nous voyons d'autres nuits dans nos rêves.



*



En mars 2015, Mihàlis Ganas est invité à Lyon et je suis chargé de le présenter. J'apprends qu'après la lecture de ses poèmes on chantera quelques chansons de lui. Il en a écrit environ cent cinquante, en marge de ses poèmes. Servies par les meilleurs compositeurs et les meilleurs interprètes, elles sont déjà devenues populaires. Jusqu'ici je n'en ai pas traduit une seule, jugeant l'exercice trop difficile. Mais peut-on laisser le public sans traduction ? Et ma religion me permet-elle de traduire des vers en prose ? Bien sûr que non. Alors allons-y. Après tout, je me suis déjà frotté aux rebètika et aux chants populaires.

Je traduis en quelques jours les huit chansons ci-dessus. C'est un régal : quelle invention dans les images, quelle finesse dans l'écriture ! Et c'est une torture : que de difficultés ! (cf. CARNET DU TRADUCTEUR, «Silence et opulence».)

Ma traduction est donc versifiée. J'ai conservé la disposition des rimes et suivi (en élidant l'e muet, naturellement) les rythmes changeants de l'original. Cela ne peut se faire qu'au prix de nombreuses acrobaties et contorsions. J'aurais aimé avoir le temps de continuer. Je rêve de publier un jour, au Miel des anges, tout un recueil de ces délicieuses chansons.



Mihàlis Ganas.
Mihàlis Ganas, photo récente.

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