POUR MA DÉFENSE
Malgré les événements mes convictions n'ont pas changé.
J'ai conservé les mêmes idées
telles des épines qui me trouent la cervelle. Ce sont
les choses autour qui changent.
La hauteur des bâtiments. Le prix des voitures.
Les points de vue des amis. Je reste le même avec
des idées qui m'ont marqué à jamais
des idées qui courent dans mon crâne comme des fourmis.
De là vient je suppose l'aspect prosaïque
de mes vers. La remarquable
absence d'élan lyrique.
Qui fait que tant de mes amis
me considèrent avec pitié
comme un échec
un espoir déçu.
MORT À EXÀRKIA
On m'a dit que tu étais mort. Et je te retrouve
au café jouant au jacquet chez les vivants.
Et tu gagnes ! Tu as même une cravate.
Avant tu n'en mettais jamais.
Tu n'allais jamais sur la place.
Toujours enfermé dans cette maison
tu regardais muet voisins et passants.
On m'a dit que tu étais mort. Qui croire ?
Tu as disparu soudain sans un mot.
Sans le moindre message.
Tes volets clos. Ta sonnette hors d'usage.
Le chien triste. Les lumières éteintes.
C'est toi ? Ce n'est pas toi ? Qui croire ?
Ta voix comme elle a changé.
Les autres se taisent. Te regardent jouer.
Te regardent sourire en jetant les dés.
Et tu gagnes. Et tu gagnes encore.
Mais toi tu ne gagnais jamais. Perdant toujours.
LA MORT VIENDRA
La mort viendra me prendre à l'improviste.
Cette mort qui m'accompagne
du matin au soir.
Elle se cache dans mes habits et dans mes cheveux.
Et ressort tache soudaine sur ma chemise.
Et colle comme une miette au palais.
Ou se déplace comme un léger frisson
sur ma peau.
Toi tu dors sans doute innocemment. Mes tes seins
doivent se dresser terrifiés dans la nuit.
Guettant les pas dans l'escalier.
La porte qui grince. Observant
toute la nuit les ombres aux fenêtres.
Je n'aurai même pas terminé ce poème.
(Champ de Mars)
ÉPISODE
Il a plu toute la nuit. Au matin
les camions avaient les pneus boueux.
Les morts déménageant dans d'autres corps
laissent de grandes griffures sur la peau.
Le ciel sans tarder
vire au bleu.
Un soleil brûlant passe
en sifflant par dessus ta tête.
«La mort n'est rien» me disait
l'autre jour un chauffeur de taxi.
«Simple coupure de lumière. Comme si
on n'avait pas de quoi payer la facture.»
HAÏ-KU
Un tourbillon dans l'air. Là où se trouvait ton corps.
Tu es partie en l'air. Devenue feuille. Nuage. Oiseau.
Et moi chasseur qui a perdu son chemin.
BIOGRAPHIE II
L'obscurité m'escalade. Une plante. Que tu arroses tous les midis en cachette.
Ensuite il y a ton souffle. Il m'entoure de partout comme des barbelés. Sous ta peau
Il y a sept villes. L'une plus profonde que l'autre. Dans chacune
Autour des remparts un char traîne sans arrêt le mort glorieux.
BIOGRAPHIE VI
La tête bourrée de poèmes à écrire je lèves les yeux vers les étoiles.
Étoiles. Façon de parler. Le ciel n'existe pas.
Des anges déracinés circulent sur terre. Sans emploi. Cheveux coupés.
(Le grand qui attend du boulot a ses ailes sous sa chemise.)
La nuit tombant ils descendent à la taverne. Prennent une biture. Crachent et jurent.
ODE
Tu as beau construire à coups de fer et de béton au fond tu n'es qu'une vieille maison turque.
Les années tombent sur toi soulevant un nuage de poussière. Que traverse l'Histoire en toussant.
Pourquoi ta neige est-elle lourde comme du marbre ? Pourquoi les colombes qui piquent du bec ton herbe s'envolent-elles en gémissant ?
Tu es un disque 33 tours qu'on passe en 78 tours. Un bus bleu aux ailes noyées.
Grèce quels doigts s'enfoncent dans ta gorge ? Penchée sur moi tu vomis du sang et de l'éternité.
SOSTENUTO
Touche de la main le ciel.
Nettoie les étoiles poussiéreuses.
Monte sur la plus haute branche. Et chante.
De ta main recouvre la ville.
Peins les ténèbres en vert. Ou en orange.
Bois l'eau de la mer jusqu'à la dernière goutte.
Fais plier la vie comme els lutteurs de foire
plient les barres de fer sur les places.
Recommence l'univers du début — d'abord avec argile et boue.
Traverse le même fleuve deux fois.
Change le fer en feu. La neige en pierre.
Dis-moi que rien n'est impossible.
Dis-moi que rien n'est impossible.
BEAU MATIN D'ÉTÉ
(tableau inachevé)
Beau matin. Tout en lumière.
Il souffle un vent léger.
Le merveilleux soleil de l'Attique.
Bleu profond. Oiseaux blancs.
Au-dessous sur le sable
chaises chaudes.
Et bien sûr la mer.
Ce qui manque pourtant c'est quelques arbres.
Et un ou deux bateaux dans le fond. Qui montreraient
qu'il est possible
de s'en aller.
(Les genoux de Roxane)
PROMENADE DU SOIR DE BUSTER KEATON
Oiseaux noirs sur les rives de la vérité.
Le fleuve coule. Sans savoir où il va.
J'entends le bruit de la mer
sans voir la mer.
En sueur jusqu'au matin.
Passe une Mercedes grise.
Passe un marchand de glaces.
Passent des oiseaux.
(Oiseaux noirs.)
Les contes disent la vérité.
Sans doute la seule vérité.
RÊVE
Écoute un rêve, mon âme
SOLOMOS
Hier de nouveau j'ai rêvé le rêve des oiseaux verts.
Un vent léger gonflait doucement le sang.
Le ciel était un imperméable bleu, fin et frais
que je portais moulant sous la peau.
Soudain à Petràlona j'ai vu sortir de la grotte Karl Marx.
Rougeaud. En tenue de combat. Chevauchant une moto quatre cylindres.
Mettant les gaz comme un démon il poussait un terrible
cri de guerre en écrasant les poulets gras de l'Histoire.
Des hymnes s'élevaient en latin en grec ancien.
Des chaines brisées avec violence pendaient de la selle
sur le bitume (le bitume sec). Et soudain
il perdait son dentier.
L'été vivait encore
comme les mouches qui couraient indifférentes sur les draps.
Daniel dans une remise en tôle discutait avec un flic.
Les lions traversaient la ville excités.
Allant plus avant je suis monté par un escalier de bois dans la cervelle d'un penseur
où se trouvait collé le sous-marin noir du capitaine Nemo.
Il m'a regardé curieusement. M'a dit, mélancolique :
«Ce sont des choses qui arrivent».
Un petit archevêque prononçait un mot sans syllabes
dans ses vains efforts pour bouger une procession à l'arrêt.
Des rats chauds montaient et descendaient dans l'arbre de la vie
d'où tombaient de temps à autre — que dis-je, tout le temps — géantes, poussiéreuses
des feuilles recouvrant peu à peu
le banc où deux amoureux s'embrassaient.
Enfin couvert de sueur j'ai atteint la ligne visible
où tout s'arrête et nul ne sait ce qui l'attend.
La lumière s'est élevée tout droit. Glaive étincelant.
M'a coupé la gorge. Et soudain frissonnant j'étais
de l'autre côté du temps. Où des chimpanzés velus
mâchonnaient voluptueux des pommes de paradis.
THÉSÉE
Thésée à Rethymnon c'est plus que sept vierges tendres et deux naseaux humides fumant dans le noir. C'est, dirais-je, bien plus. Il descend presque toujours au mauvais arrêt, c'est là surtout la différence. Tout dépend de la qualité de l'extase. Du temps où les vaches avaient un sens, bien sûr, c'était autre chose. Aujourd'hui les jeunes filles ignorent de quoi est fait l'amour, ce qui ne les empêche pas de se promener toutes nues, au sens figuré du moins. En fin de compte, personne ne meurt d'amour. Si bien que tu rentres en fumant tous les soirs, inconsolable, suant, le poil luisant de solitude.
JEUX AMOUREUX
I
Comme une prêtresse hindoue. Ta plus infime pensée remplit l'infini.
Qui s'introduit jusqu'au fond de tes veines. Et déloge tout.
L'amour joue au billard avec les globules. Une cigarette collée aux lèvres.
II
L'Himalaya est le rire de Siva. De même que le vent est les voyelles de ton nom.
Il souffle sans cesse.
Tombent à mes pieds les lunes rouges de Rethymnon. L'obscurité coule sans bruit. (Presque tendrement, dirais-je.)
(Errance d'un voyageur sédentaire)
SPINOZA
Polisseur de lentille, ce Baruch d'Amsterdam
cachait au fond de lui un très puissant tam-tam.
Dans un rez-de-chaussée obscur et froid, ce sage
envoyait sans arrêt vers le ciel ses messages
comme le font les Noirs dans leurs vierges forêts.
On sait qu'un tel effort bientôt le mènerait
Au Tout. À l'Un. À l'infini. En arrivant,
la nature de l'homme apparut mieux qu'avant.
(Mais sa soif de monter à la cause première
le fit presque crever de faim et de misère.)
Dans ses rêves la nuit le calme Spinoza
s'endormait dans les bras d'une nommée Rosa,
épouse Raczewski, et nul, de source sûre
ne sait plus où ni quand ces deux-là se connurent.
Blondeur, naissance, fortune rondelette,
elle avait tout, et tout marchait sur des roulettes.
LA ROUE DE LA FORTUNE
Ce n'est pas ce que tu dis.
C'est ce que tu ne dis pas
qui a du sens. De même
qu'une forêt à côté d'un feu
rend le feu moins
feu. Ou de même
que ta poitrine
met l'abysse en morceaux.
Les arbres ne sont pas seulement
des arbres. Et chaque jour le soleil
te fait plus sombre.
Des morceaux de terre flottent
dans le ciel. Et dans un léger souffle
le monde s'efface.
(La chute de l'homme volant)
II
Me revoici au bout de la réalité
à quarante kilomètres de Rethymnon
les chevilles dans la mer de Libye.
Je tourne en rond
entre les rochers qui fument
de moudre sans pitié le soleil.
Je touche tes cheveux qui tissent
l'obscurité blanche
du jour. (Les anémones
objections profondes répétées
à l'éternité sont rejetées
à tout moment.)
Je touche ta poitrine qui vit
aux crochets de la mer. To corps obscur
fait partie intégrante
de la vérité.
X
et l'adoration de têtes relevées
RÒMOS FIL?RAS
Nuit chaude, révolution immense, mère des ténèbres
arrêtée au bord froid de novembre.
Toi qui étourdis tes amants sous les arbres
sous des feuillages obscurs ta passion farouche
les ravit.
Et que n'éclaires-tu pas : fenêtres, blessures, pendus
caravanes, trahisons, camions arrêtés
femmes tristes, cieux, lauriers
et tout ce qui naît la nuit, et tout ce qui
meurt au matin.
Sauvage, fière, infaillible, incorruptible, damnée
immaculée, impénétrable, anarchique, harmonieuse.
Je suis précisément tout ce que tu es en moi.
Je suis ton bien-aimé sur cette planète.
Je t'accompagne nu.
Je sais que tu n'as pas dit ton dernier mot.
Je sais qu'il n'est rien de plus profond que toi.
Tu veilles et tu surveilles la qualité des nuits.
Tu absorbes toute la tristesse. Tu expies
tous les péchés.
Venue d'avant l'histoire, d'avant le déluge, d'avant le monde
omnisciente, omniprésente, toute-puissante, éternelle.
Syllabe de l'indicible, téton du néant, chimère.
Tu es surtout le son de ton nom.
Tu es la partie visible du vide.
XVI
Je n'ai jamais compris la soif du ciel.
Jamais touché du front les étoiles.
Les azalées (quel nom) m'émeuvent
à peine.
Passe un nuage de 1978.
Un vent violent vient du futur.
La nuit mère de l'univers
est devenue
voile grise étendue dans un coin
sale de l'Attique. Les miroirs
me donnent sans cesse une traduction
bâclée de moi-même.
Rêve : des urnes funéraires bleues doucement s'enfoncent
dans ma poitrine. Une blonde pulpeuse assise
sur les genoux du temps, à demi nue, effeuille
une marguerite noire.
(Odes barbares)
TRIOLET
Nuit de velours, Pâques venues soudain.
Arbres fruitiers luisant dans les jardins.
Chaude et très nue, tu ramais dans mon corps
ou te mourais, écume, sur ses bords.
Étais-tu rêve ? Ou fantôme ? Ou mirage ?
Tu arrivais des ténèbres, message
de l'avenir, chant très doux de louange —
issu des lèvres du ciel et des anges.
SAHARA
Cette blonde que je viens de dévêtir
a touché, c'est sûr, la vérité.
Non pas de ses doigts fins
mais de ses seins.
Mes mains sur eux tâtonnent et le sens
du monde inonde mon corps.
Comme si soudain se couvrait de verdure
le sable du désert.
(La chute de l'homme volant, 2)
GENÈSE
Au commencement tout commence
timidement par le néant qui se dissipe
tandis que de son noir intense
on voit sortir des taches rouges dont le type
rappelle la contrée d'Œdipe.
Après quoi le Sphinx, avec ses ailes
toutes pailletées de diamants
— avant que les premières eaux ruissellent —
échafaude mentalement
la suite du roman.
BALLADE DE L'AMANT INCERTAIN
Écrire ton prénom sur la buée des vitres
attendre aux abribus où tu as attendu
ne fait guère de mal, mais c'est du temps perdu.
Sonorité ancienne et bleue, parfum profond,
ta voix limpide luit comme une larme d'ange.
Mon amour, tel celui d'Othello, est étrange.
Alors qu'il me réchauffe, alors qu'il m'ensommeille,
je suis frappé d'horreur dès qu'apparaît Iago.
Range, me dis-je alors, tes iambes au frigo.
Je vois dans tout poème une fleur délicate
qui a pour aliment ce qu'il faut de tristesse
et que toute fureur détruit avec rudesse.
POÉTIQUE
Notre temps, c'est bien évident,
n'est pas fait pour la poésie.
Jadis on aimait l'océan,
la nature avec frénésie.
Nous ne sommes qu'un peu de terre,
et face au pire, corps à corps,
nous ne luttons pas pour bien faire
mais pour ne pas tomber encor
plus bas, et la nécessité
nous accoutume à la bassesse,
telles ces anciennes beautés
dont le sein désormais s'affaisse.
HAÏ-KU
Ah ! mourir comme les oiseaux
sans laisser notre corps derrière !
Une plume dans la lumière
qui descend, lente, gracioso
sans jamais atteindre la terre.
ODE À LA LUNE
(À la manière de Laforgue)
I
Lune bénie,
aïe ! insomnie.
En moi tu fais grandir
du retour le désir.
Tu entends sérénades,
cancans et jérémiades.
Miasme de mes nuits,
temple du temps qui fuit.
Doux et frais pansement,
regarde ton amant.
II
Tu chois, feuille de vigne,
et de l'œil tu me clignes.
Je sens par toi, tigresse,
d'une autre la caresse.
Silencieuse tu passes
au-dessus du Parnasse.
III
Divin mystère,
boule de terre.
Tombeau secret
des amours et
de nos orgies
pure effigie,
toi, jamais pour mignons
tu n'aurais d'Endymions.
IV
Une valse tu danses,
du chaos quintessence.
Du destin ouvrière,
combien de nos carrières
n'as-tu pas dévidées !
Toi seule à ton idée
régis le noir, l'azur,
le passé, le futur.
V
Madone et miss,
Diane - Artémis,
Marie et Nelly,
regina caeli.
De ma tristesse
la vigne épaisse
t'appartient toute,
vin qui m'envoûtes !
LE JUGEMENT DERNIER
Par une nuit glaciale (et quant au froid
la nuit d'avant ne sera pas plus douce)
nous serons recouverts de lichens et de mousses,
d'herbes aux murs. La ténèbre aboiera.
En s'évertuant tous ensemble mille hommes
ne pourront soulever le plus petit fétu
D'autres vendront leur âme et leur vertu
pour un trognon de pomme.
Tandis que les sirènes hurleront,
épouvantés, les anges descendront
parachutés, tête en avant,
blêmes, par le vertige abasourdis
voluptueusement tous d'un coup engloutis
dans le maelström du noir néant.
RÉCIT
Depuis toujours cette soif m'a déplu.
Passent les jours comme des camions vides
(ou bien remplis à demi tout au plus).
Le plus terrible : ils sont tout sauf rapides...
Mais trouver place en la benne est exclu !
Boire non plus ne fait pas le bonheur.
D'être privé voilà que tu as peur
et qu'à nouveau les sources se tarissent
tandis qu'aux nerfs de tout ton corps se tissent
feuilles jaunies et dépouilles de fleurs.
Et tu t'avoues qu'il serait ridicule
de s'inquiéter de ce qui adviendra :
ton âme ainsi que ta moindre cellule
seront tirées à coup sûr d'embarras
portées en terre : elle rafraîchira
tes plaies mieux que le Dniestr ou la Vistule.
SOMBRE BALLADE (3)
La mort s'est rapprochée d'un pas, croit-on.
Mais sans sa faux, tenant une épuisette.
J'ai par bonheur bien appris ma leçon
face aux questions à quoi l'on ne répond
que par oui ou par niet.
Le futur, voyez-vous, frappe au jugé
impitoyable. Et je découvre en sus
que ma mémoire est prête à me lâcher.
Que tout se couvre en douce d'un léger
nuage, et non d'ombre d'eucalyptus.
Peu de projets, je le sens, aboutissent,
les avortés sont de loin plus nombreux.
Ceux impatients de voir le jour vrombissent,
comme la guêpe explorant un calice,
dans ma cervelle aux replis poussiéreux.
Sage et clément Maître de la Lumière,
fais-moi mourir en homme valeureux.
Accorde-moi cette faveur dernière,
moi qui jamais n'ai brigué ministère
ou bienfait frauduleux.
LES TROIS ANGES
J'ai vu, vision étrange
près d'un étang trois anges.
L'un d'eux (de noir vêtu)
avait le pied tordu.
Le deuxième, à la peine,
toussait à perdre haleine.
Le troisième lançait
les jurons les plus laids.
Le premier dit :
«Ô lieu maudit !
Son odeur nous tuera.
Un noir matin viendra
sans soleil dans les cieux.
Seront seuls sauvés ceux
qui s'excluent du partage
de ce noir héritage.»
Dit le deuxième :
«Cette nuit même
disparaîtra ce lieu.
Seront seuls sauvés ceux
qui mettront des couleurs
au vide de leur cœur.»
Dit le troisième
(il en est blême) :
«Voici la fin du monde.
Plus personne à la ronde.
Blancs, jaunes, noirs sans nombre
vont se perdre dans l'ombre.
Il n'en restera qu'une :
la lune.»
(Sombres ballades)
TRIANDÀFYLLOS MORAÏTIS
Derrière moi j'ai laissé dix recueils de poèmes,
cinq pour le grand public, cinq pour le petit cercle,
avec des vers tombés du ciel, qui explorent
les frontières du néant.
Le grand public n'a pas lu,
le petit cercle pas compris.
Non lu, encore, et incompréhensible,
bien que privé de vie, j'espère.
K.P. TRIÀNDIS
Triomphateur. Prince des poètes
(d'autres en font le roi de la prose).
Mais aussi serviteur passionné
de l'essai, cherchant sous la surface.
Par dessus tout : iconoclaste.
Il déclamait à voix basse, comme il sied
à un homme qui se maintient toujours
à la hauteur des circonstances. Il a même
rendu sage la terre qui le recouvre.
PÀTROKLOS YATRAS
Ici pourrit le corps — malheureux par ailleurs —
du caustique Pàtroklos Yatras
(dont l'esprit survit, je présume, dans ces vers).
Il rédigeait des épitaphes pour ses confrères
— compositions d'une certaine recherche.
Passant, tu as senti, je pense
que ses pages douloureuses ouvertes devant toi
ne sont pas sans quelque usage.
(Couronne)
EINSTEIN
Où vont-ils donc, tes cheveux en nuage ?
Ta pensée pure avait donné le ton
à ton désir, digne d'un bouc — dit-on
quand on a peur du moindre instinct sauvage.
Sous ton regard, zéro et infini
ne faisaient qu'un. Tu voyais un fertile
et frais jardin dans le chaos. La ville
et le désert étaient par toi unis.
D'ici et là, de l'endroit et l'envers
affranchi, tu ramais, incandescent,
lumière au cœur obscur de l'univers,
là d'où la pluie et le vent sont absents,
là où le temps, noir et dense, s'étend
comme la plus calme des mers.
BORGES
Tu voyais par les entrailles. L'orbite
vide, l'œil mort déjà quand tu l'ouvris.
Sondant la vie, tu trouvais des abris
dissimulés au-delà des limites
de la vision, souterrains verdoyants
loin des déserts où s'entasse la foule,
là où le temps sans pendule s'écoule,
des labyrinthes nouveaux explorant.
(À Rethymnon tu évoquais la fête
— «comme une brise au cœur de la tempête» —
levant ton verre vide comme un plein.)
Vivant leur sens tu percevais les choses :
couleurs du soir, épines de la rose.
Nous, ne voyons que l'ombre, ou même rien.
Né en 1945 à Drama en Grèce du Nord, Nàssos Vayenas a fait de brillantes études qui l'ont mené en Italie et en Angleterre, tout en excellant sur les terrains de football — combinaison originale. Puis il a délaissé le ballon rond pour une double carrière de professeur d'université et de poète, ce qui est déjà moins insolite. Il a été l'un des membres les plus en vue de la «génération de 70», appellation fourre-tout regroupant tous les jeunes poètes apparus voilà quarante ans, avant que chacun d'eux ne poursuive seul sa route.
Les jeunes iconoclastes d'alors avaient tous, en fait, de solides racines dans la tradition, mais Vayenas fut et reste sans doute le plus attentif aux voix du passé — sans pour autant être sourd au présent. C'est un grand lecteur, un remarquable traducteur (allant jusqu'à inclure des poèmes traduits dans certains de ses propres recueils), il consacre de nombreux poèmes à ses prédécesseurs et on ne lui doit pas moins de sept ouvrages de théorie et de critique littéraire. Ses poèmes (dix recueils publiés en 35 ans) constituent ainsi peu à peu — et de plus en plus — un vaste déambulatoire où une confrérie de poètes morts ou vivants, réels ou fictifs, passent en échangeant des propos dont nous captons des bribes. Ce qui n'empêche pas Vayenas de faire entendre une voix pleinement personnelle, libre, souple, subtile, loin de toute pesanteur universitaire. Ses poèmes, brefs et denses, baignent dans une ironie, une auto-dérision parfois, peu fréquentes chez ses compatriotes. Voilà un trait plutôt britannique, et ce n'est pas un hasard si les poètes grecs dont on rapproche Vayenas le plus souvent, Cavàfis et Sefèris, avaient eux-mêmes un fort tropisme anglo-saxon.
Les commentateurs insistent sur la diversité de son œuvre, le poète adoptant volontiers des voix et des techniques nouvelles. Ce qui frappe aussi bien, c'est une évidente continuité dans ses thèmes. Vayenas a écrit de superbes chants d'amour, mais les chants de mort sont de loin plus nombreux. La mort apparaît ici en compagne régulière, comme chez un autre grand frère du poète, Karyotàkis, qui mourut suicidé en 1930 après une carrière météorique.
Tout comme Karyotàkis, Vayenas pratique l'écriture en vers. Il n'est pas le seul en Grèce aujourd'hui à insuffler de la vie à des formes qu'on croyait mortes, mais c'est sans doute lui le plus engagé dans cette voie : après des tentatives sporadiques il est passé depuis 2000, presque tout entier, du côté du vers — qu'il manie à sa façon, il est vrai, avec des écarts que la présente traduction essaie de suivre.
Vayenas aurait dû figurer parmi les quarante poètes de l'anthologie Poésie/Gallimard en 2000. Mea maxima culpa. Le voici offert enfin aux lecteurs francophones, volkovitch.com soit loué, avec un choix de 39 poèmes couvrant tout son parcours. Ceux des trois derniers recueils seront repris dans le premier volume de l'Anthologie permanente annoncée aux éditions des Vanneaux. Plus tard encore, je traduirai une brassée de poèmes supplémentaires pour une édition plus complète sur publie.net.
Nàssos Vayenas. |