Mihàlis Pieris




DE LAKEMBA À LA CITY

(À quelque chose malheur est bon)


Me voilà de nouveau. Je suis à l'heure.

Je t'attends. Bien que je sois assuré

que tu ne viendras pas. Mais je dois te le dire

même si je suis encore le perdant. Dans cette affaire

j'y gagne moi aussi.

J'ai cette journée de ma vie.

Particulière. Dont j'attendais

la venue en pensant à toi.

Le trajet aujourd'hui devenu différent.

Les battements du cœur

échappant au sentier battu de leur cadence.


Toutes ces merveilles qui me sont aujourd'hui venues.

Aujourd'hui où je devais te rencontrer.




JE VEUX UNE VILLE QUI ME CACHE


Une ville qui tolère une ville qui vient en aide

une ville qui comprend une ville qui coopère

une ville qui accepte une ville qui approuve

une ville qui incite une ville qui compatit

une ville plus propice à la vie cachée.


Une ville qui stimule une ville qui excite

une ville qui conspire une ville qui participe

une ville qui se déchaîne qui se laisse aller

avec remords aux plaisirs illicites...


Qui se donne chaude comme deux bras ouverts

en des heures et des circonstances précises

et couvre nos péchés de sa bonne allure.


Je veux, je cherche une ville qui me cache.


Une ville aux figures inconnues

aux lieux nouveaux chaque soir

proposant une foule de rapprochements

de coïncidences inattendues et d'occasions fortuites.


Je veux une ville hardie une ville qui réchauffe

une ville qui se passionne une ville qui inspire

une ville aux douces paroles une ville qui console

une ville réconfort qui apaise mon esprit

une ville qui m'enferme dans sa chaude poitrine.

je veux, je cherche une ville qui me cache.


Et non du village indiscret le cœur

froid et dur, le visage glacial

et les nombreux miroirs, les maisons

transparentes, les micros dans les rues.


(Résurrection et mort d'une cité, 1991)




ULYSSÉEN

(ou : LE POÈME ET LES FEMMES QUE NOUS AIMONS)


Ma tâche depuis mille

(ou peut-être deux mille) ans :

regarder les femmes dans les yeux

voir leurs vêtements peu à peu tomber

les regarder nues à moitié nues

dans leur splendeur embaumée. Puis

les habiter quelque temps

qu'elles soient toutes mon épouse

qu'elles me regardent dans les yeux comme la neige.


Ce soir je cuisinerai ce qui te fait plaisir

revêtirai pour toi une belle chemise de nuit

puis te mettrai en terre en pleurant de ce que tu sois

le mort. Car en te haïssant je t'ai aimé

comme le temps qui s'en va. À l'aube

tu partiras encore je le sais.


Je ne me traînerai pas jusqu'à la porte pour pleurer.


Tu tires avec une corde le navire obscur

en espérant la brume d'une autre rive.

La plupart ignorent qui tu es. En pluie

tu bats leurs vitres, en eau leur maison

tu as le pouvoir de devenir

brouillard. Tu ouvres les pétales et de l'amour

les pièges, tu cours les fées

et les nymphes des rivages frottant ta dent

au caillou coupant, tu viens et reviens

mais pour quelques jours tu n'es pas mon homme. Il faut

du temps pour te connaître. Et ta voix

est changée ton haleine étrangère.


Mais ma tâche dis-tu est un pèlerinage

avec parfums couleurs soieries

mers lointaines et rivières

aux mouvements légers. Le poème

est né dans mes voyages.

Il ruisselle encore du sang de femmes

bien-aimées qui m'ont percé le sein

le cœur puis m'ont jeté

dans le gouffre et j'ai survécu. Elles

ont péri. Pour que vive ce poème.




DESCENTE D'UNE BELLE

(à Nicosie dans une taverne en sous-sol)


Comme je parlais de la musique injouable

qui arrête la parole et trouble l'esprit

soudain la porte s'est ouverte et tu es apparue

telle que je t'attendais. Tu descendais légère

et je te sentais, baignée d'une lumière étrange

mais quelle innocence quand tu parles de sonorités rares

magiques, tu as secoué ta noire chevelure

et un frisson m'a pris. Depuis des années j'attends

qu'espères-tu, j'avançais parée, resplendissante

et belle et sans rien vendre

sachant que tu viendrais mon cher...


Ayant dit, tu as disparu. Je regardais, plus personne.

J'étais encerclé d'odeurs mes entrailles tremblaient

comme si tu étais au fond de moi, tu redescendais les marches

apparition nouvelle. Chaque pas

durait des heures. À chaque marche un vêtement

pour à la fin me recouvrir chair contre chair toute nue

femme bien-aimée douce et préparée.


Tu m'offrais le voyage lumineux de l'amour.

Selon le rythme obscur de la mort qui revient.




ANAPESTES SUÉDOIS

(Voyage de Lund à Stockholm)


À quoi rime ce voyage à travers la blancheur

à quoi rime cette page toute blanche à remplir

et comment regarder un blanc paysage

du blanc toujours du blanc combien d'heures

toutes blanches sans coupure et sans fin

où l'on avance dans la neige

cela pourrait ressembler à la mort

aussi blanche que ce noir paysage.


À quoi rime ce voyage à travers la blancheur

à quoi rime cette page toute blanche à remplir

à quoi rime que vous m'écriviez toi et les autres

les cordes qui me lient la vie qui s'amenuise

comment le regarder tout ce blanc aveuglant

dans le drap blanc comment voir les hommes

à quoi rime cette page toute blanche à noircir

dans le blanc de la Suède ma mémoire est gelée

à quoi rime ce voyage où nul ne va rester

à quoi rime ce cerveau engourdi aucune femme espérée.


C'est Renée qui pourrait abolir cette glace

comme ferait le soleil dans une brève éclaircie

elle était tendre et belle ce soir-là

de passage et restée si longtemps

et son corps qui n'était que promesses

et ses yeux qui scrutaient la mémoire

C'est Renée qui pourrait si ce soir n'était pas

enseveli sous la neige...


...cette neige qui ne cesse de tomber

cette neige par quoi tout est noir...




RETOUR D'UN EXILÉ


Je suis entré dans la maison par la cour

où reposaient les bêtes.

De loin j'ai entendu les voix.

Faibles murmures venus des enfers.


Les herbes folles montaient

jusqu'à ma taille.

Jarres pots et pichets

malheureux dans un coin.


Maison aveugle four désert

et noir. C'était là qu'on cuisait

pains et biscuits par fournées.


Dans le palais j'ai regardé partout.

La poussière de l'absence m'a couvert

m'enfermant corps et âme.


Un ami fouille les vieilles

affaires sans voir la blanche

pâleur de la mort.


Que tout tombe dans le lourd silence.

Et devienne mots-ossements

et musique. En l'air.


À peine le temps de le dire, le serpent a sifflé.

J'ai suivi pour le voir

et suis entré dans la resserre.


Dans le noir luisaient les yeux des morts.


(De rythme et de peur, 1996)




VERS LIMASSOL


Quand l'amour commence on croirait un jardin

qui bourdonne. Quand l'amour finit.


Il est des routes lointaines fermées

sauvages. Des routes qui ne conduisent

nulle part. Fermées inexplorées.


Je dois beaucoup à l'une d'elles. Aux tournants

des vignes qui t'amenaient dans la nuit

à moi et je te touchais tu me touchais

en douce. Comme une secrète mélodie

du plaisir, frisson que la mémoire

a voulu garder chaud pour qu'il revienne

vingt ans après, apportant l'humide

rosée, le sanglot du thym le soir

et de ton corps le spasme, tandis

que lentement descendait la jeep vers Limassol.


Vers Limassol. Je la vois maintenant de haut

la ville qui m'a élevé. Des lumières malades

me mènent dans ses bras malsains.

Prostituée noctambule elle me toise, vautrée

dans le luxe et la laideur, la ville

que j'aimais. Ville étrangère,

factice, vendue.


Mais la jeep lentement descendait dans la nuit

pleine d'amis d'autrefois

qui n'entendaient rien. Du grincement intérieur

de la passion. De l'invisible baiser qui se préparait

lit à sec où gonflait en secret le fleuve

qui allait déborder à l'instant inéluctable.


Le temps que monte l'ascenseur du désir.




SONNET VÉNITIEN


Des couples de hasard ayant loué leurs habits

viennent nus au Florian pour vendre leur ennui

s'évertuant à capter tous les regards. L'amour

ne passe pas ses nuits dans de rouges velours.


Calle Vallaresso des couples déambulent.

Entrer au Harry's bar, sans le vieux ? Je recule.

Accompagnant la nuit ces jeunesses splendides,

j'aurai un peu de leur frisson d'amour humide.


Les souvenirs sont tous à moi ce soir !

Si loin pourtant, si seul, si tard sur cette place

vide. Où l'on jouait hier, effrénée, une farce.


Tous à moi ! Me voici la proie de la mémoire.

M'étranglent mes plaisirs vécus et surtout ceux

dont j'ai rêvé. Désir (même là !) silencieux.




SOUVENIR LUNAIRE À PALERME


Nous étions entrés dans le rêve par la faille

qu'ouvrent les cieux dans cette abside

sans toit. Le temps Tout-Puissant

et le ciel s'abaissait avec les nuages

qui couraient accompagnant la lune.


Si toutes choses pouvaient être ainsi, magiques

au milieu de la nef, l'ouverture béante

l'art du ciel se mêlant

à sa nature — as-tu dit

et j'ai vu. Un arbre se dressait

illégal, baigné par la lueur

de la lune et c'est alors que tu es venue

comme la rosée...souvenir embaumé...


...le spasme durait encore...

dans le lit escarpé pour la dernière fois

tu te tordais comme une bête sauvage.

Puis la paix dans la chambre, le crépuscule

comme une mer. La lumière à présent sur ton corps

coulait goutte à goutte, un éclat étrange

illuminait tes yeux, c'était toi

et c'était une autre. À moi mais étrangère.

Tu semblais quelque chose que j'avais perdu,

que j'avais senti dans le temps

où j'oubliais ce qui nous blesse.


Tu t'es levée lentement et la lumière jouait

sur ton visage. C'était en août et tu versais

des larmes sueur du plaisir, on entendait

un violon sur la terrasse, un sanglot de luth.

Devant toi des Turcs à l'affût et derrière

des Grecs embusqués, soldats-enfants

morts d'angoisse avec leur fusil.

Mais toi petit corps mince tu t'es dressée

image de l'amour, es sortie aérienne

dans la rivière de la nuit...


rêve ou fée ou fantôme

tu as ouvert les bras au ciel, envolée

au-dessus de la ville infirme

endormie. Voici la lune, pleine

des deux côtés. Voici la lune

as-tu crié, c'est-elle qui nous unit

elle baisse elle nous emmène

dans un beau petit jardin. Je sens la lumière, j'adore

je plane dans les plaisirs, voici ma ville si belle

inondée de lumière, ma ville

sans frontière, vienne qui veut. Je suis

nue et mon corps est une île

faite pour tout — et c'est alors qu'a retenti la rafale.


Je t'ai trouvée là-bas tu balbutiais, la balle

dans tes entrailles. Moitié dans le Nord

obscur, moitié au Sud.




DESCENTE AUX ENFERS À SAINT-PETERSBOURG


Trois cents ans que tu t'enfonces dans les marais

que tu prends le plus profond métro. Telle une autre

ville dans la ville, menteuse

et fausse. Vent dans les canaux

artificiels d'une ville fantôme.


Trois cents ans que tu t'enfonces dans la ville.


Les passants te voient, ne ressentent

rien. L'escalator te descend démone dans la gorge

obscure. Qui mène à l'Achéron

où se trouve le devin. Vêtu de noir

au fleuve noir il attend

et tu lui donnes ce qu'il demande. Même si

tu ne sais pas donner, tu donnes

tout ensemble afin de parler

au père mort de ton arrière-grand-père.


Et lui qui dans sa vie fut despotique,

inaccessible, approche assoiffé

ombre pitoyable, lui qui avait la force

d'un lion implore de toi une goutte

de sang pour t'instruire

sur la vie dans cette ville de travers

sans Orient et sans Occident.


Vêtue de blanc tu déposes

une rose rouge à ses pieds

et lui te murmure immobile

les mots magiques de la patrie lointaine...


Alors se lève un vent bizarre

dans les galeries sous les marais

et l'on entend un chant d'amour tandis

que tu jaillis de l'eau trempée de lumière

et souris jusqu'à l'âme, et resplendis.


À la porte d'un jardin d'hiver je t'attends

au quartier Pouchkine près des eaux

d'un lac peint. Nous nous promenons dans un lieu

de rêve où la nature est soumise. Les heures

passent, et les années. Mais quand j'estime

qu'il est temps pour nos passions

de se dire, la parole est perdue.


Alors je tends une main hésitante

vers la main de Fatima, mais toi brusquement

te détournes et passes dans un autre rêve.

L'œil étincelle à présent, force

de ta terrible tribu. Et puisque

tu ne me crois pas, touche-moi, je ne suis pas

réelle. Je ne suis jamais partie

d'ailleurs comment partir moi triste

torrent du ciel fille du vrai

prophète. Je serai toujours là-bas

et mes vêtements vides ici-bas, image

du corps, à me regarder

du dehors. Entre moi et moi

le vide et seul ce qui se reflète

dans le lac est peut-être moi

comment ne le vois-tu pas ? Mais tu es

tellement bête, tu n'as rien compris

je ne vieillis pas, je n'ai pas grandi

pas enlaidi. Je me promène intacte

sorcière des eaux, corruptrice dont l'amour mauvais

te brûlera. Et maintenant, va-t-en.


Puis sans me laisser répondre

elle ajoute : Tu rentreras malade

par une journée de pluie, portant désespéré

la plaie du corps vieilli.


Périssable tu t'éteindras et moi je resterai

immortelle, flamme au fond

du poème. Là où se niche

le mythe — vipère parée, au venin

préservé, tout à moi, lovée dans les profondeurs

du désir inassouvi.


(En rêve la patrie, 2000)


RÉCIT (2002)




INNOCENTS DE NOTRE PATRIE


Sans souillure en exil, innocents

de notre patrie, nus dans notre plus intime

éloignement. Une patrie toujours perdue

exilée au plus profond de la mémoire.


Femme lointaine, telle une métaphore

dans ma nouvelle vie à l'étranger.

Sans la torpeur de la race

l'arrogance de la creuse rhétorique.


Soyons plutôt nus et vulnérables

en nausée perpétuelle, ivres d'un plaisir neuf

à l'étranger qui dans l'exil devient patrie.


Abandonnons-nous aux joies du grand refus

Que le monde recommence à zéro. Et naissons

lumineux dans les plus noires ténèbres.




NUIT DANS MOSCOU GLACÉE


Je t'ai payée t'ai touchée balbutiant

sur chaque mot et l'odeur

enivrante m'emmenait très loin

petit gamin dans le grenier

obscur — non, tu n'étais pas prostituée

je me suis incliné prosterné devant toi un instant

t'ai tenue très haut, là où ne restait plus

rien de laid, rien sinon, intacte

la beauté d'une volupté violente.


Alors au fond de ma léthargie

qu'est-ce que tu fais as-tu crié tu es fou et moi

me réveillant j'ai regardé par la fenêtre

j'ai vu de la lumière les lumières étouffées de la ville

et j'ai compris. Ce n'était pas la maison

inhabitée dans le champ lointain

je me trouvais au bord d'un ravin profond

treizième étage dans Moscou

glacée. Et quand les larmes sont montées

à mes yeux, tu as de beaux yeux a-t-elle dit

ils seront mon souvenir de toi et maintenant

il faut que j'aille et tu es partie


et je ne t'ai pas revue

et jamais ne te reverrai.


(Récit, 2002)


LIEUX D'ÉCRITURE (2005)




VILLES DE RÊVE


Me réveillant j'étais dans le rêve. Les lieux semblaient

familiers même si non reconnus. Je me disais

je les ai vus quelque part. J'ai marché

dans ces rues. Je me rappelle

ce tournant, les arbres, la rivière. Le pont

où tu m'avais pris en photo.


Comment puis-je voir ainsi et ne pas voir.

Et si je ne les avais pas vues en vrai ? Et si

je les avais rêvées ? Et voilà que ces villes ressemblent

à un passage. Vers ce que j'ai cru voir.




VUCCIRIA

(marché de Palerme)


Telles étaient mes pensées au réveil, mon portable sonne

je sursaute. «Où es-tu passé ?» j'entends la voix

d'une femme inconnue. «Je t'attends,

viens vite.» Et toi qui es-tu ai-je demandé

et tu as ri. «Qui es-tu, toi ? Qui bouges tout le temps,

qui changes de visage et d'attitude.


Moi je suis celle qui devient plusieurs,

tu me rencontres partout, je viens quand tu me cherches

et disparais quand tu veux être seul. Immatérielle,

corporelle, présente et absente, au fond

de ta mémoire et de tes pensées. Avance,

tu n'es pas au marché Aï Andònios

ni dans la rue Pnytagòrou. Mais dans une autre

avenue d'un pays que tu aimes

comme ta patrie. Corso Victor

Emmanuel II. Au centre de Palerme.

Prends la troisième à gauche et tu me verras.


Moi je te vois.»


Je me lève en titubant j'arrive à Vucciria.

J'y trouve tous les amis debout dans une taverne

en plein air. Comme de vieux Palermitains

nous mangeons de la rate bouillie

sur du pain. Nous arpentons les ruelles

devenons tifosi. Écharpes cocardes couleurs

de l'équipe locale. Puis je te rencontre,

je ne savais pas que tu étais si belle.

Qu'est-ce que tu fais à Palerme, ai-je demandé,

je te cherchais à Barcelone.


Et toi, le sourire à jamais figé,

«viens près de moi, as-tu dit,

je te permets de me voir comme jamais

tu ne m'as vue. Et de goûter ce moment

de la rencontre. J'ai été la reine de Chypre,

garde ce souvenir de moi. Belle, immaculée, Leonora

de l'amour. Sans le manteau de sang

après tous ces meurtres qui hantent le pays.




À L'AMI NOYÉ


C'était au lever du jour un souffle de lumière.


Les trams vides illuminés, persuadés

d'aller vers le bonheur. Le métro

compte les battements du cœur. Insouciant.

Sous terre. Mais dans le monde là-haut

les piétons se bousculent. Fourmilière.


Comment vais-je traverser dans la roue

du temps ? Les rouages tournent, machine

à moudre jeunes et vieux, lents et pressés,

chaque dent repue de chair et d'os.

Comment vais-je traverser, avec quoi remorquer

mon corps, les stations soudain se déplacent,

je transpire, suis fiévreux, envahi

par la peur, j'ai peur d'appeler. Je m'allonge

par terre, et la nuit vient...


...Une pluie une petite pluie ornait mon front, sirènes

dans ma tête je me réveille dans du blanc j'entends

la voix de l'ami noyé. Tu m'as oublié

mon vieux salaud mon fil s'est coupé lorsque

nous étions beaux. Nous admirions chacun le corps de l'autre

excités, jeunes et beaux, sans honte,

nus dans les douches improvisées du camp.


Puis ce fut l'exercice en mer dans la nuit noire.

Pourquoi m'avait-on choisi, moi le montagnard

pour crapahuter invisible au fond de la mer ?




FIN DU MONDE


Et soudain toutes choses reprenaient du début

comme neuves. Successions

de générations, partage des terres, lignes

d'écriture et vers. Discours et récits

quartiers de villes, économies

de temps. Migrations de peuples,

répartitions, pertes, départs d'amis.


Et soudain tous les lieux ne formaient plus qu'un lieu.


Sont arrivés ceux où j'avais marché, les villes

les rues. Des lieux par milliers

au nord, au sud. Sous la canicule

les nuages, la neige. Moussons tropicales

et orages. Soleil et pluie,

lieux de plaisir, de danger soudain.

Les uns sombres, furieux, d'autres sereins.


Alors le lieu natal s'est effacé

en moi. Un lieu mythique à présent s'agitait

à sa place. Ses rues s'harmonisaient

les portes s'ouvraient au temps, des femmes

nues suaient dans des draps sales.


Tout tient dans l'écriture. Rivières

ponts et montagnes. Plaines et villages.

Lieu spacieux que la parole.

Temps sans liens ni barrières ni remparts.

Comme dans les rêves. Tout ensemble et séparé.


Je suis dans le même espace je n'y suis pas. Je suis

partout et quelque part. Je prends un crayon

j'oublie tout fais un trou dans le papier

et les figures tournoient, se mêlent

écritures, voix, descriptions de rivières

de lacs et de lagunes, les lieux retournent

au néant, les villes se touchent

des dizaines de villes me tiennent et endorment

mon corps, je me réveille je ne sais où

je dors je ne dors pas, j'erre éveillé

au ciel dans la terre dans l'eau,

je marche et je ne marche pas, je vole je danse

et veille. Comme dans les rêves.


Tout ensemble et séparé.


(Lieux d'écriture, 2005)


INÉDITS (1980-2009)




EN PASSANT PAR THESSALONIQUE


Ce n'était pas un rêve, je me retrouvais dans la ville

qui m'avait gardé dans ses entrailles

dix ans. Dans la ville qui avait rongé

mon meilleur corps. Je marchais

lentement sur le quai, et je montais la nuit

vers les remparts. J'étais là

de nouveau, j'avançais transparent

telle une vapeur, là où j'avais gâché

mes années de faiblesse, où dénué

de toute force et de tout pouvoir

je m'étais livré à la volupté.


La volupté d'une ville pareille.




IVRESSE À BORDEAUX


«Nous viendrons avec le soleil», as-tu dit, c'était vrai

les eaux s'éclairant, m'appuyant sur ton bras

nous sommes entrés dans la ville.


La mer entre en poussant

profondément le fleuve aux deux bras

la roue tournait dans les jours gris

broyant lentement le temps

une ville oubliée dans l'eau

et la mémoire qui monte comme le lierre

sur la maison de Mauriac. Des collines

basses et encore des collines, des vignes sans fin

terre bénie qui a digéré tant de siècles.


Pour les Anglais et les Français

quatre cents ans de bon vin et d'ivresse

évaporée toute idée de révolte

avec le vin nous les tenons en main

disaient les sages locaux sur la rive du fleuve.


Puis ce soir-là au Café du Port

comptant les veines du vin dans chaque nouvelle bouteille

une chaleur cachée t'embrasant tu cherchais

dans l'ivresse son corps obscur

mais elle t'a résisté elle a tendu

ses lèvres roses et ses yeux chavirés

«tu boiras d'abord le bon vin

pour sentir jusqu'au fond son arôme

qui abolit la mémoire, puis

par la force de l'étreinte nous sentirons

la mort toute proche, par le désir soulevés

jusqu'au fond de la torpeur du délice

renversés par l'ivresse effrénée du plaisir.




SUR LA FEUILLE BLANCHE


En dehors de la feuille blanche, tu n'es nulle part.

Tu peux donc t'en aller.

T'en aller comme si tu n'existais pas.


J'ai la feuille blanche. Elle me suffit.


Je ne te chercherai pas. Je l'ai fait hier

en dormant et me suis perdu dans une ville

que je connais. J'envoie des messages

à ton portable, l'accès est fermé

ou tu sors du réseau. Tu glisses

et disparais anguille de la ville, tu connais

les passages secrets, les souterrains

les détours, tantôt tu émerges à la lumière

tantôt tu te perds dans les ténèbres, je ne peux pas

rivaliser, dans cette confrontation

la victoire t'appartient. La ville t'appartient,

parfois elle devient toi, prête son corps

et vous deux devenez imbattables,

force impossible à endiguer.


Aussi vais-je rester là, recroquevillé,

silencieux, cherchant la chaleur

dans mon corps. Je vais rester là

entouré de papiers et crayons.

Si je peux te vaincre avec ça.


Mes instruments de travail, mes armes.


Avec elles je veux t'exorciser, démon

femme-ogresse, fantôme apparu

soudain sur ma route. Qui d'un regard

m'as engourdi l'esprit.




VILLE MARÂTRE


«Comment te sens-tu de haïr ta ville

de voir en ta patrie une étrangère

qui te met la corde au cou

pour te pendre, comment te sens-tu

de haïr les gens qui l'habitent, les visages

misérables qui passent, les âmes

enragées, s'adonnant à la chasse

au gain illicite, immoral ? Comment

te sens-tu de haïr tes jours, et le temps

assassiné qui part dans le monstrueux

décor dressé autour de toi ?


Comment te sens-tu de te croire mort

ou mutilé, étranger aux affaires communes

incapable de rien faire, comment te sens-tu

de vouloir échapper à ta ville ?»


Mots trouvés sur un papier trempé

dans la poche revolver du noyé

tiré du fleuve profond

d'une ville étrangère. On ne savait pas

qui c'était, s'il s'agissait d'un crime

ou d'un suicide. On ne le sut que plus tard :

c'était un poète d'un pays qui souffre.


(Inédits, 1980-2009)



*


LES VILLES SONT DES FEMMES


Ne raconte pas ta vie ! Tel est le conseil donné à ceux qui écrivent par de bien étranges puritains. Ne pas parler de ce qu'on connaît le mieux ? Mihàlis Pieris, lui, ne mange pas de ce pain-là. Ses poèmes, pour la plupart, prennent leur source dans les événements de sa vie, qu'il nous faut donc résumer d'abord.

Cela commence en 1952 par une enfance de rêve à Chypre, dans un village de montagne au-dessus de Limassol dont le souvenir fera un paradis terrestre. À vingt ans, le jeune homme part étudier en Grèce, à Thessalonique. Deux ans plus tard, en 1974, l'invasion turque et la tragique partition de l'île vont entraîner le futur poète dans vingt ans d'exil en Australie, en Crète, puis à Athènes. En 1993, devenu professeur d'université, le chypriote errant retrouve son Ithaque. Installé dans la capitale, Nicosie, il y déploie une activité inlassable d'enseignant, d'animateur culturel, d'homme de théâtre, de traducteur et principalement de poète, le tout entrecoupé de nombreux voyages — les Grecs ont cela dans le sang.

«Ma poésie est née de mes voyages», écrit Pieris. L'étincelle poétique, chez lui, résulte de la rencontre entre le poète et un lieu. Une ville de préférence. À preuve, la présente anthologie qu'il publie d'abord en 1999, puis en 2009 dans une version augmentée, puisant dans tous ses recueils antérieurs : 300 pages de poésie dans l'édition grecque, dont la moitié se retrouve ici. Elles sont toutes là, semble-t-il, les villes qu'il a visitées, qu'il a le plus souvent aimées, Sidney, Londres, Amsterdam, Lund, Hambourg, Moscou, Saint-Petersbourg, Paris, Bordeaux, Genève, les villes italiennes en force (Milan, Venise, Ravenne, Ferrare, Naples, Palerme, Catane, Syracuse...), Grenade revenant comme une obsession, les villes grecques (Athènes, Thessalonique, Florina, les crétoises Rethymnon et Heraklion...), sans oublier les villes de sa patrie, bien sûr, Limassol et Nicosie en tête. Villes moins décrites qu'évoquées, moins vues que souvenues, moins vécues sans doute que rêvées. Aucun pittoresque, décors limités à l'essentiel : la ville est une femme, les détails de son visage et de son corps importent moins que les émotions partagées.

Cette ville-femme, idéalement, s'incarne dans une femme de chair, et la même scène se reproduit, lancinante : l'apparition — brève rencontre, ou brèves retrouvailles, ou simple vision fugitive — d'une femme qui pourrait presque être la même à chaque fois, alors qu'en même temps les villes ont tendance à se mélanger elles aussi, entre celle où l'on se trouve et celle dont on se souvient (d'autres ou la même autrefois), avec presque toujours, en surimpression, l'image des villes de la patrie souffrante.

Le poème prend ainsi la forme d'un palimpseste, et pas seulement à cause de ces strates accumulées. Le poème, chez Pieris est dialogue : avec une personne ou un lieu aimés, avec soi-même aussi, et en même temps — comme chez tout poète mais plus profondément, plus visiblement chez lui — avec la poésie d'autres poètes présents ou passés. De par sa profession et sa curiosité boulimique, il connaît admirablement la poésie grecque et étrangère, et ses poèmes bien souvent accueillent ceux d'autres poètes, par bribes ou simples allusions, parfaitement incorporées, souvent invisibles ; le vers libre, qu'il utilise comme la majorité des poètes de son temps, vient souvent frôler les cadences traditionnelles ; mariant vocabulaire actuel et vocables anciens ou locaux — ce que la traduction peine à rendre —, sa parole est en même temps solennelle et familière, ce dont peu de langues sont capables aussi bien que le grec.

Voilà pourquoi, déambulant dans la poésie de Mihàlis Pieris, on pense beaucoup au poète qu'il vénère sans doute entre tous, Cavàfis d'Alexandrie, qui fut comme lui un Grec de la périphérie, toujours en exil, toujours décalé, toujours attaché à maintenir en vie un passé immense ; voilà pourquoi cette poésie, si hautement personnelle, qui fait entendre une voix inimitable, se présente aussi comme un carrefour qui résume toute une civilisation ; voilà pourquoi, lorsqu'on va travailler avec lui sur ses poèmes dans le lieu magique où il a son bureau, superbe maison ancienne au fond d'une ruelle du vieux Nicosie, avec le mur de la terrible frontière barrant la rue tout près, on a la troublante impression d'être en même temps au bout du monde et au cœur de celui-ci.


Ces poèmes sont tirés de l'anthologie Métamorphoses des villes à paraître en octobre 2012 aux éditions Circé. Certains d'entre eux figurent dans l'anthologie Poètes de la Méditerranée (Poésie/Gallimard).



Mihàlis Pieris
Mihàlis Pieris.

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