DE LAKEMBA À LA CITY
(À quelque chose malheur est bon)
Me voilà de nouveau. Je suis à l'heure.
Je t'attends. Bien que je sois assuré
que tu ne viendras pas. Mais je dois te le dire
même si je suis encore le perdant. Dans cette affaire
j'y gagne moi aussi.
J'ai cette journée de ma vie.
Particulière. Dont j'attendais
la venue en pensant à toi.
Le trajet aujourd'hui devenu différent.
Les battements du cœur
échappant au sentier battu de leur cadence.
Toutes ces merveilles qui me sont aujourd'hui venues.
Aujourd'hui où je devais te rencontrer.
JE VEUX UNE VILLE QUI ME CACHE
Une ville qui tolère une ville qui vient en aide
une ville qui comprend une ville qui coopère
une ville qui accepte une ville qui approuve
une ville qui incite une ville qui compatit
une ville plus propice à la vie cachée.
Une ville qui stimule une ville qui excite
une ville qui conspire une ville qui participe
une ville qui se déchaîne qui se laisse aller
avec remords aux plaisirs illicites...
Qui se donne chaude comme deux bras ouverts
en des heures et des circonstances précises
et couvre nos péchés de sa bonne allure.
Je veux, je cherche une ville qui me cache.
Une ville aux figures inconnues
aux lieux nouveaux chaque soir
proposant une foule de rapprochements
de coïncidences inattendues et d'occasions fortuites.
Je veux une ville hardie une ville qui réchauffe
une ville qui se passionne une ville qui inspire
une ville aux douces paroles une ville qui console
une ville réconfort qui apaise mon esprit
une ville qui m'enferme dans sa chaude poitrine.
je veux, je cherche une ville qui me cache.
Et non du village indiscret le cœur
froid et dur, le visage glacial
et les nombreux miroirs, les maisons
transparentes, les micros dans les rues.
(Résurrection et mort d'une cité, 1991)
ULYSSÉEN
(ou : LE POÈME ET LES FEMMES QUE NOUS AIMONS)
Ma tâche depuis mille
(ou peut-être deux mille) ans :
regarder les femmes dans les yeux
voir leurs vêtements peu à peu tomber
les regarder nues à moitié nues
dans leur splendeur embaumée. Puis
les habiter quelque temps
qu'elles soient toutes mon épouse
qu'elles me regardent dans les yeux comme la neige.
Ce soir je cuisinerai ce qui te fait plaisir
revêtirai pour toi une belle chemise de nuit
puis te mettrai en terre en pleurant de ce que tu sois
le mort. Car en te haïssant je t'ai aimé
comme le temps qui s'en va. À l'aube
tu partiras encore je le sais.
Je ne me traînerai pas jusqu'à la porte pour pleurer.
Tu tires avec une corde le navire obscur
en espérant la brume d'une autre rive.
La plupart ignorent qui tu es. En pluie
tu bats leurs vitres, en eau leur maison
tu as le pouvoir de devenir
brouillard. Tu ouvres les pétales et de l'amour
les pièges, tu cours les fées
et les nymphes des rivages frottant ta dent
au caillou coupant, tu viens et reviens
mais pour quelques jours tu n'es pas mon homme. Il faut
du temps pour te connaître. Et ta voix
est changée ton haleine étrangère.
Mais ma tâche dis-tu est un pèlerinage
avec parfums couleurs soieries
mers lointaines et rivières
aux mouvements légers. Le poème
est né dans mes voyages.
Il ruisselle encore du sang de femmes
bien-aimées qui m'ont percé le sein
le cœur puis m'ont jeté
dans le gouffre et j'ai survécu. Elles
ont péri. Pour que vive ce poème.
DESCENTE D'UNE BELLE
(à Nicosie dans une taverne en sous-sol)
Comme je parlais de la musique injouable
qui arrête la parole et trouble l'esprit
soudain la porte s'est ouverte et tu es apparue
telle que je t'attendais. Tu descendais légère
et je te sentais, baignée d'une lumière étrange
mais quelle innocence quand tu parles de sonorités rares
magiques, tu as secoué ta noire chevelure
et un frisson m'a pris. Depuis des années j'attends
qu'espères-tu, j'avançais parée, resplendissante
et belle et sans rien vendre
sachant que tu viendrais mon cher...
Ayant dit, tu as disparu. Je regardais, plus personne.
J'étais encerclé d'odeurs mes entrailles tremblaient
comme si tu étais au fond de moi, tu redescendais les marches
apparition nouvelle. Chaque pas
durait des heures. À chaque marche un vêtement
pour à la fin me recouvrir chair contre chair toute nue
femme bien-aimée douce et préparée.
Tu m'offrais le voyage lumineux de l'amour.
Selon le rythme obscur de la mort qui revient.
ANAPESTES SUÉDOIS
(Voyage de Lund à Stockholm)
À quoi rime ce voyage à travers la blancheur
à quoi rime cette page toute blanche à remplir
et comment regarder un blanc paysage
du blanc toujours du blanc combien d'heures
toutes blanches sans coupure et sans fin
où l'on avance dans la neige
cela pourrait ressembler à la mort
aussi blanche que ce noir paysage.
À quoi rime ce voyage à travers la blancheur
à quoi rime cette page toute blanche à remplir
à quoi rime que vous m'écriviez toi et les autres
les cordes qui me lient la vie qui s'amenuise
comment le regarder tout ce blanc aveuglant
dans le drap blanc comment voir les hommes
à quoi rime cette page toute blanche à noircir
dans le blanc de la Suède ma mémoire est gelée
à quoi rime ce voyage où nul ne va rester
à quoi rime ce cerveau engourdi aucune femme espérée.
C'est Renée qui pourrait abolir cette glace
comme ferait le soleil dans une brève éclaircie
elle était tendre et belle ce soir-là
de passage et restée si longtemps
et son corps qui n'était que promesses
et ses yeux qui scrutaient la mémoire
C'est Renée qui pourrait si ce soir n'était pas
enseveli sous la neige...
...cette neige qui ne cesse de tomber
cette neige par quoi tout est noir...
RETOUR D'UN EXILÉ
Je suis entré dans la maison par la cour
où reposaient les bêtes.
De loin j'ai entendu les voix.
Faibles murmures venus des enfers.
Les herbes folles montaient
jusqu'à ma taille.
Jarres pots et pichets
malheureux dans un coin.
Maison aveugle four désert
et noir. C'était là qu'on cuisait
pains et biscuits par fournées.
Dans le palais j'ai regardé partout.
La poussière de l'absence m'a couvert
m'enfermant corps et âme.
Un ami fouille les vieilles
affaires sans voir la blanche
pâleur de la mort.
Que tout tombe dans le lourd silence.
Et devienne mots-ossements
et musique. En l'air.
À peine le temps de le dire, le serpent a sifflé.
J'ai suivi pour le voir
et suis entré dans la resserre.
Dans le noir luisaient les yeux des morts.
(De rythme et de peur, 1996)
VERS LIMASSOL
Quand l'amour commence on croirait un jardin
qui bourdonne. Quand l'amour finit.
Il est des routes lointaines fermées
sauvages. Des routes qui ne conduisent
nulle part. Fermées inexplorées.
Je dois beaucoup à l'une d'elles. Aux tournants
des vignes qui t'amenaient dans la nuit
à moi et je te touchais tu me touchais
en douce. Comme une secrète mélodie
du plaisir, frisson que la mémoire
a voulu garder chaud pour qu'il revienne
vingt ans après, apportant l'humide
rosée, le sanglot du thym le soir
et de ton corps le spasme, tandis
que lentement descendait la jeep vers Limassol.
Vers Limassol. Je la vois maintenant de haut
la ville qui m'a élevé. Des lumières malades
me mènent dans ses bras malsains.
Prostituée noctambule elle me toise, vautrée
dans le luxe et la laideur, la ville
que j'aimais. Ville étrangère,
factice, vendue.
Mais la jeep lentement descendait dans la nuit
pleine d'amis d'autrefois
qui n'entendaient rien. Du grincement intérieur
de la passion. De l'invisible baiser qui se préparait
lit à sec où gonflait en secret le fleuve
qui allait déborder à l'instant inéluctable.
Le temps que monte l'ascenseur du désir.
SONNET VÉNITIEN
Des couples de hasard ayant loué leurs habits
viennent nus au Florian pour vendre leur ennui
s'évertuant à capter tous les regards. L'amour
ne passe pas ses nuits dans de rouges velours.
Calle Vallaresso des couples déambulent.
Entrer au Harry's bar, sans le vieux ? Je recule.
Accompagnant la nuit ces jeunesses splendides,
j'aurai un peu de leur frisson d'amour humide.
Les souvenirs sont tous à moi ce soir !
Si loin pourtant, si seul, si tard sur cette place
vide. Où l'on jouait hier, effrénée, une farce.
Tous à moi ! Me voici la proie de la mémoire.
M'étranglent mes plaisirs vécus et surtout ceux
dont j'ai rêvé. Désir (même là !) silencieux.
SOUVENIR LUNAIRE À PALERME
Nous étions entrés dans le rêve par la faille
qu'ouvrent les cieux dans cette abside
sans toit. Le temps Tout-Puissant
et le ciel s'abaissait avec les nuages
qui couraient accompagnant la lune.
Si toutes choses pouvaient être ainsi, magiques
au milieu de la nef, l'ouverture béante
l'art du ciel se mêlant
à sa nature — as-tu dit
et j'ai vu. Un arbre se dressait
illégal, baigné par la lueur
de la lune et c'est alors que tu es venue
comme la rosée...souvenir embaumé...
...le spasme durait encore...
dans le lit escarpé pour la dernière fois
tu te tordais comme une bête sauvage.
Puis la paix dans la chambre, le crépuscule
comme une mer. La lumière à présent sur ton corps
coulait goutte à goutte, un éclat étrange
illuminait tes yeux, c'était toi
et c'était une autre. À moi mais étrangère.
Tu semblais quelque chose que j'avais perdu,
que j'avais senti dans le temps
où j'oubliais ce qui nous blesse.
Tu t'es levée lentement et la lumière jouait
sur ton visage. C'était en août et tu versais
des larmes sueur du plaisir, on entendait
un violon sur la terrasse, un sanglot de luth.
Devant toi des Turcs à l'affût et derrière
des Grecs embusqués, soldats-enfants
morts d'angoisse avec leur fusil.
Mais toi petit corps mince tu t'es dressée
image de l'amour, es sortie aérienne
dans la rivière de la nuit...
rêve ou fée ou fantôme
tu as ouvert les bras au ciel, envolée
au-dessus de la ville infirme
endormie. Voici la lune, pleine
des deux côtés. Voici la lune
as-tu crié, c'est-elle qui nous unit
elle baisse elle nous emmène
dans un beau petit jardin. Je sens la lumière, j'adore
je plane dans les plaisirs, voici ma ville si belle
inondée de lumière, ma ville
sans frontière, vienne qui veut. Je suis
nue et mon corps est une île
faite pour tout — et c'est alors qu'a retenti la rafale.
Je t'ai trouvée là-bas tu balbutiais, la balle
dans tes entrailles. Moitié dans le Nord
obscur, moitié au Sud.
DESCENTE AUX ENFERS À SAINT-PETERSBOURG
Trois cents ans que tu t'enfonces dans les marais
que tu prends le plus profond métro. Telle une autre
ville dans la ville, menteuse
et fausse. Vent dans les canaux
artificiels d'une ville fantôme.
Trois cents ans que tu t'enfonces dans la ville.
Les passants te voient, ne ressentent
rien. L'escalator te descend démone dans la gorge
obscure. Qui mène à l'Achéron
où se trouve le devin. Vêtu de noir
au fleuve noir il attend
et tu lui donnes ce qu'il demande. Même si
tu ne sais pas donner, tu donnes
tout ensemble afin de parler
au père mort de ton arrière-grand-père.
Et lui qui dans sa vie fut despotique,
inaccessible, approche assoiffé
ombre pitoyable, lui qui avait la force
d'un lion implore de toi une goutte
de sang pour t'instruire
sur la vie dans cette ville de travers
sans Orient et sans Occident.
Vêtue de blanc tu déposes
une rose rouge à ses pieds
et lui te murmure immobile
les mots magiques de la patrie lointaine...
Alors se lève un vent bizarre
dans les galeries sous les marais
et l'on entend un chant d'amour tandis
que tu jaillis de l'eau trempée de lumière
et souris jusqu'à l'âme, et resplendis.
À la porte d'un jardin d'hiver je t'attends
au quartier Pouchkine près des eaux
d'un lac peint. Nous nous promenons dans un lieu
de rêve où la nature est soumise. Les heures
passent, et les années. Mais quand j'estime
qu'il est temps pour nos passions
de se dire, la parole est perdue.
Alors je tends une main hésitante
vers la main de Fatima, mais toi brusquement
te détournes et passes dans un autre rêve.
L'œil étincelle à présent, force
de ta terrible tribu. Et puisque
tu ne me crois pas, touche-moi, je ne suis pas
réelle. Je ne suis jamais partie
d'ailleurs comment partir moi triste
torrent du ciel fille du vrai
prophète. Je serai toujours là-bas
et mes vêtements vides ici-bas, image
du corps, à me regarder
du dehors. Entre moi et moi
le vide et seul ce qui se reflète
dans le lac est peut-être moi
comment ne le vois-tu pas ? Mais tu es
tellement bête, tu n'as rien compris
je ne vieillis pas, je n'ai pas grandi
pas enlaidi. Je me promène intacte
sorcière des eaux, corruptrice dont l'amour mauvais
te brûlera. Et maintenant, va-t-en.
Puis sans me laisser répondre
elle ajoute : Tu rentreras malade
par une journée de pluie, portant désespéré
la plaie du corps vieilli.
Périssable tu t'éteindras et moi je resterai
immortelle, flamme au fond
du poème. Là où se niche
le mythe — vipère parée, au venin
préservé, tout à moi, lovée dans les profondeurs
du désir inassouvi.
(En rêve la patrie, 2000)
RÉCIT (2002)
INNOCENTS DE NOTRE PATRIE
Sans souillure en exil, innocents
de notre patrie, nus dans notre plus intime
éloignement. Une patrie toujours perdue
exilée au plus profond de la mémoire.
Femme lointaine, telle une métaphore
dans ma nouvelle vie à l'étranger.
Sans la torpeur de la race
l'arrogance de la creuse rhétorique.
Soyons plutôt nus et vulnérables
en nausée perpétuelle, ivres d'un plaisir neuf
à l'étranger qui dans l'exil devient patrie.
Abandonnons-nous aux joies du grand refus
Que le monde recommence à zéro. Et naissons
lumineux dans les plus noires ténèbres.
NUIT DANS MOSCOU GLACÉE
Je t'ai payée t'ai touchée balbutiant
sur chaque mot et l'odeur
enivrante m'emmenait très loin
petit gamin dans le grenier
obscur — non, tu n'étais pas prostituée
je me suis incliné prosterné devant toi un instant
t'ai tenue très haut, là où ne restait plus
rien de laid, rien sinon, intacte
la beauté d'une volupté violente.
Alors au fond de ma léthargie
qu'est-ce que tu fais as-tu crié tu es fou et moi
me réveillant j'ai regardé par la fenêtre
j'ai vu de la lumière les lumières étouffées de la ville
et j'ai compris. Ce n'était pas la maison
inhabitée dans le champ lointain
je me trouvais au bord d'un ravin profond
treizième étage dans Moscou
glacée. Et quand les larmes sont montées
à mes yeux, tu as de beaux yeux a-t-elle dit
ils seront mon souvenir de toi et maintenant
il faut que j'aille et tu es partie
et je ne t'ai pas revue
et jamais ne te reverrai.
(Récit, 2002)
LIEUX D'ÉCRITURE (2005)
VILLES DE RÊVE
Me réveillant j'étais dans le rêve. Les lieux semblaient
familiers même si non reconnus. Je me disais
je les ai vus quelque part. J'ai marché
dans ces rues. Je me rappelle
ce tournant, les arbres, la rivière. Le pont
où tu m'avais pris en photo.
Comment puis-je voir ainsi et ne pas voir.
Et si je ne les avais pas vues en vrai ? Et si
je les avais rêvées ? Et voilà que ces villes ressemblent
à un passage. Vers ce que j'ai cru voir.
VUCCIRIA
(marché de Palerme)
Telles étaient mes pensées au réveil, mon portable sonne
je sursaute. «Où es-tu passé ?» j'entends la voix
d'une femme inconnue. «Je t'attends,
viens vite.» Et toi qui es-tu ai-je demandé
et tu as ri. «Qui es-tu, toi ? Qui bouges tout le temps,
qui changes de visage et d'attitude.
Moi je suis celle qui devient plusieurs,
tu me rencontres partout, je viens quand tu me cherches
et disparais quand tu veux être seul. Immatérielle,
corporelle, présente et absente, au fond
de ta mémoire et de tes pensées. Avance,
tu n'es pas au marché Aï Andònios
ni dans la rue Pnytagòrou. Mais dans une autre
avenue d'un pays que tu aimes
comme ta patrie. Corso Victor
Emmanuel II. Au centre de Palerme.
Prends la troisième à gauche et tu me verras.
Moi je te vois.»
Je me lève en titubant j'arrive à Vucciria.
J'y trouve tous les amis debout dans une taverne
en plein air. Comme de vieux Palermitains
nous mangeons de la rate bouillie
sur du pain. Nous arpentons les ruelles
devenons tifosi. Écharpes cocardes couleurs
de l'équipe locale. Puis je te rencontre,
je ne savais pas que tu étais si belle.
Qu'est-ce que tu fais à Palerme, ai-je demandé,
je te cherchais à Barcelone.
Et toi, le sourire à jamais figé,
«viens près de moi, as-tu dit,
je te permets de me voir comme jamais
tu ne m'as vue. Et de goûter ce moment
de la rencontre. J'ai été la reine de Chypre,
garde ce souvenir de moi. Belle, immaculée, Leonora
de l'amour. Sans le manteau de sang
après tous ces meurtres qui hantent le pays.
À L'AMI NOYÉ
C'était au lever du jour un souffle de lumière.
Les trams vides illuminés, persuadés
d'aller vers le bonheur. Le métro
compte les battements du cœur. Insouciant.
Sous terre. Mais dans le monde là-haut
les piétons se bousculent. Fourmilière.
Comment vais-je traverser dans la roue
du temps ? Les rouages tournent, machine
à moudre jeunes et vieux, lents et pressés,
chaque dent repue de chair et d'os.
Comment vais-je traverser, avec quoi remorquer
mon corps, les stations soudain se déplacent,
je transpire, suis fiévreux, envahi
par la peur, j'ai peur d'appeler. Je m'allonge
par terre, et la nuit vient...
...Une pluie une petite pluie ornait mon front, sirènes
dans ma tête je me réveille dans du blanc j'entends
la voix de l'ami noyé. Tu m'as oublié
mon vieux salaud mon fil s'est coupé lorsque
nous étions beaux. Nous admirions chacun le corps de l'autre
excités, jeunes et beaux, sans honte,
nus dans les douches improvisées du camp.
Puis ce fut l'exercice en mer dans la nuit noire.
Pourquoi m'avait-on choisi, moi le montagnard
pour crapahuter invisible au fond de la mer ?
FIN DU MONDE
Et soudain toutes choses reprenaient du début
comme neuves. Successions
de générations, partage des terres, lignes
d'écriture et vers. Discours et récits
quartiers de villes, économies
de temps. Migrations de peuples,
répartitions, pertes, départs d'amis.
Et soudain tous les lieux ne formaient plus qu'un lieu.
Sont arrivés ceux où j'avais marché, les villes
les rues. Des lieux par milliers
au nord, au sud. Sous la canicule
les nuages, la neige. Moussons tropicales
et orages. Soleil et pluie,
lieux de plaisir, de danger soudain.
Les uns sombres, furieux, d'autres sereins.
Alors le lieu natal s'est effacé
en moi. Un lieu mythique à présent s'agitait
à sa place. Ses rues s'harmonisaient
les portes s'ouvraient au temps, des femmes
nues suaient dans des draps sales.
Tout tient dans l'écriture. Rivières
ponts et montagnes. Plaines et villages.
Lieu spacieux que la parole.
Temps sans liens ni barrières ni remparts.
Comme dans les rêves. Tout ensemble et séparé.
Je suis dans le même espace je n'y suis pas. Je suis
partout et quelque part. Je prends un crayon
j'oublie tout fais un trou dans le papier
et les figures tournoient, se mêlent
écritures, voix, descriptions de rivières
de lacs et de lagunes, les lieux retournent
au néant, les villes se touchent
des dizaines de villes me tiennent et endorment
mon corps, je me réveille je ne sais où
je dors je ne dors pas, j'erre éveillé
au ciel dans la terre dans l'eau,
je marche et je ne marche pas, je vole je danse
et veille. Comme dans les rêves.
Tout ensemble et séparé.
(Lieux d'écriture, 2005)
INÉDITS (1980-2009)
EN PASSANT PAR THESSALONIQUE
Ce n'était pas un rêve, je me retrouvais dans la ville
qui m'avait gardé dans ses entrailles
dix ans. Dans la ville qui avait rongé
mon meilleur corps. Je marchais
lentement sur le quai, et je montais la nuit
vers les remparts. J'étais là
de nouveau, j'avançais transparent
telle une vapeur, là où j'avais gâché
mes années de faiblesse, où dénué
de toute force et de tout pouvoir
je m'étais livré à la volupté.
La volupté d'une ville pareille.
IVRESSE À BORDEAUX
«Nous viendrons avec le soleil», as-tu dit, c'était vrai
les eaux s'éclairant, m'appuyant sur ton bras
nous sommes entrés dans la ville.
La mer entre en poussant
profondément le fleuve aux deux bras
la roue tournait dans les jours gris
broyant lentement le temps
une ville oubliée dans l'eau
et la mémoire qui monte comme le lierre
sur la maison de Mauriac. Des collines
basses et encore des collines, des vignes sans fin
terre bénie qui a digéré tant de siècles.
Pour les Anglais et les Français
quatre cents ans de bon vin et d'ivresse
évaporée toute idée de révolte
avec le vin nous les tenons en main
disaient les sages locaux sur la rive du fleuve.
Puis ce soir-là au Café du Port
comptant les veines du vin dans chaque nouvelle bouteille
une chaleur cachée t'embrasant tu cherchais
dans l'ivresse son corps obscur
mais elle t'a résisté elle a tendu
ses lèvres roses et ses yeux chavirés
«tu boiras d'abord le bon vin
pour sentir jusqu'au fond son arôme
qui abolit la mémoire, puis
par la force de l'étreinte nous sentirons
la mort toute proche, par le désir soulevés
jusqu'au fond de la torpeur du délice
renversés par l'ivresse effrénée du plaisir.
SUR LA FEUILLE BLANCHE
En dehors de la feuille blanche, tu n'es nulle part.
Tu peux donc t'en aller.
T'en aller comme si tu n'existais pas.
J'ai la feuille blanche. Elle me suffit.
Je ne te chercherai pas. Je l'ai fait hier
en dormant et me suis perdu dans une ville
que je connais. J'envoie des messages
à ton portable, l'accès est fermé
ou tu sors du réseau. Tu glisses
et disparais anguille de la ville, tu connais
les passages secrets, les souterrains
les détours, tantôt tu émerges à la lumière
tantôt tu te perds dans les ténèbres, je ne peux pas
rivaliser, dans cette confrontation
la victoire t'appartient. La ville t'appartient,
parfois elle devient toi, prête son corps
et vous deux devenez imbattables,
force impossible à endiguer.
Aussi vais-je rester là, recroquevillé,
silencieux, cherchant la chaleur
dans mon corps. Je vais rester là
entouré de papiers et crayons.
Si je peux te vaincre avec ça.
Mes instruments de travail, mes armes.
Avec elles je veux t'exorciser, démon
femme-ogresse, fantôme apparu
soudain sur ma route. Qui d'un regard
m'as engourdi l'esprit.
VILLE MARÂTRE
«Comment te sens-tu de haïr ta ville
de voir en ta patrie une étrangère
qui te met la corde au cou
pour te pendre, comment te sens-tu
de haïr les gens qui l'habitent, les visages
misérables qui passent, les âmes
enragées, s'adonnant à la chasse
au gain illicite, immoral ? Comment
te sens-tu de haïr tes jours, et le temps
assassiné qui part dans le monstrueux
décor dressé autour de toi ?
Comment te sens-tu de te croire mort
ou mutilé, étranger aux affaires communes
incapable de rien faire, comment te sens-tu
de vouloir échapper à ta ville ?»
Mots trouvés sur un papier trempé
dans la poche revolver du noyé
tiré du fleuve profond
d'une ville étrangère. On ne savait pas
qui c'était, s'il s'agissait d'un crime
ou d'un suicide. On ne le sut que plus tard :
c'était un poète d'un pays qui souffre.
(Inédits, 1980-2009)
LES VILLES SONT DES FEMMES
Ne raconte pas ta vie ! Tel est le conseil donné à ceux qui écrivent par de bien étranges puritains. Ne pas parler de ce qu'on connaît le mieux ? Mihàlis Pieris, lui, ne mange pas de ce pain-là. Ses poèmes, pour la plupart, prennent leur source dans les événements de sa vie, qu'il nous faut donc résumer d'abord.
Cela commence en 1952 par une enfance de rêve à Chypre, dans un village de montagne au-dessus de Limassol dont le souvenir fera un paradis terrestre. À vingt ans, le jeune homme part étudier en Grèce, à Thessalonique. Deux ans plus tard, en 1974, l'invasion turque et la tragique partition de l'île vont entraîner le futur poète dans vingt ans d'exil en Australie, en Crète, puis à Athènes. En 1993, devenu professeur d'université, le chypriote errant retrouve son Ithaque. Installé dans la capitale, Nicosie, il y déploie une activité inlassable d'enseignant, d'animateur culturel, d'homme de théâtre, de traducteur et principalement de poète, le tout entrecoupé de nombreux voyages — les Grecs ont cela dans le sang.
«Ma poésie est née de mes voyages», écrit Pieris. L'étincelle poétique, chez lui, résulte de la rencontre entre le poète et un lieu. Une ville de préférence. À preuve, la présente anthologie qu'il publie d'abord en 1999, puis en 2009 dans une version augmentée, puisant dans tous ses recueils antérieurs : 300 pages de poésie dans l'édition grecque, dont la moitié se retrouve ici. Elles sont toutes là, semble-t-il, les villes qu'il a visitées, qu'il a le plus souvent aimées, Sidney, Londres, Amsterdam, Lund, Hambourg, Moscou, Saint-Petersbourg, Paris, Bordeaux, Genève, les villes italiennes en force (Milan, Venise, Ravenne, Ferrare, Naples, Palerme, Catane, Syracuse...), Grenade revenant comme une obsession, les villes grecques (Athènes, Thessalonique, Florina, les crétoises Rethymnon et Heraklion...), sans oublier les villes de sa patrie, bien sûr, Limassol et Nicosie en tête. Villes moins décrites qu'évoquées, moins vues que souvenues, moins vécues sans doute que rêvées. Aucun pittoresque, décors limités à l'essentiel : la ville est une femme, les détails de son visage et de son corps importent moins que les émotions partagées.
Cette ville-femme, idéalement, s'incarne dans une femme de chair, et la même scène se reproduit, lancinante : l'apparition — brève rencontre, ou brèves retrouvailles, ou simple vision fugitive — d'une femme qui pourrait presque être la même à chaque fois, alors qu'en même temps les villes ont tendance à se mélanger elles aussi, entre celle où l'on se trouve et celle dont on se souvient (d'autres ou la même autrefois), avec presque toujours, en surimpression, l'image des villes de la patrie souffrante.
Le poème prend ainsi la forme d'un palimpseste, et pas seulement à cause de ces strates accumulées. Le poème, chez Pieris est dialogue : avec une personne ou un lieu aimés, avec soi-même aussi, et en même temps — comme chez tout poète mais plus profondément, plus visiblement chez lui — avec la poésie d'autres poètes présents ou passés. De par sa profession et sa curiosité boulimique, il connaît admirablement la poésie grecque et étrangère, et ses poèmes bien souvent accueillent ceux d'autres poètes, par bribes ou simples allusions, parfaitement incorporées, souvent invisibles ; le vers libre, qu'il utilise comme la majorité des poètes de son temps, vient souvent frôler les cadences traditionnelles ; mariant vocabulaire actuel et vocables anciens ou locaux — ce que la traduction peine à rendre —, sa parole est en même temps solennelle et familière, ce dont peu de langues sont capables aussi bien que le grec.
Voilà pourquoi, déambulant dans la poésie de Mihàlis Pieris, on pense beaucoup au poète qu'il vénère sans doute entre tous, Cavàfis d'Alexandrie, qui fut comme lui un Grec de la périphérie, toujours en exil, toujours décalé, toujours attaché à maintenir en vie un passé immense ; voilà pourquoi cette poésie, si hautement personnelle, qui fait entendre une voix inimitable, se présente aussi comme un carrefour qui résume toute une civilisation ; voilà pourquoi, lorsqu'on va travailler avec lui sur ses poèmes dans le lieu magique où il a son bureau, superbe maison ancienne au fond d'une ruelle du vieux Nicosie, avec le mur de la terrible frontière barrant la rue tout près, on a la troublante impression d'être en même temps au bout du monde et au cœur de celui-ci.
Ces poèmes sont tirés de l'anthologie Métamorphoses des villes à paraître en octobre 2012 aux éditions Circé. Certains d'entre eux figurent dans l'anthologie Poètes de la Méditerranée (Poésie/Gallimard).
Mihàlis Pieris. |