Aristèa Papalexàndrou



TARIFS 99


Un bon voyage organisé

et à ce que je vois

bon marché

Longues errances

décor usé

et solide résistance

comme fonds de réserve

Sont inclus :

Fantasmes matinaux

quotidiens

Déplacements

(dans le temps)

Pourboires

à la tristesse

et un orgasme

(en dormant)

Non inclus :

la chair

le rêve

et tout ce qui est mentionné

comme optionnel — soit disant




LE SERPENT


Je t'ai encore touché

Serpent magnifique

Dans les coins de ma maison

tapi

Dans les failles de mon âme

enfoui

Comme d'autres fois

Je ne t'ai pas tué

Je te garde vivant

Toi mon alibi éteint

Je t'ai encore touché

Serpent magnifique

Et cela peut bien sembler terrible

Mais ta morsure cruelle

je l'attends




INCOGNITO


Incognito

Je vous laisserai

Sachez-le

Vous n'entendrez même pas

Le cri sans force

De mes talons

Incognito

Je vous exorciserai

Que vous sentiez à quel point

est indomptable ma raison

par vous blessée




ET À DEMAIN


Quelque part

dans mon souvenir

il a sa place

encore


Qu'il m'a brisée

toujours

je me souviens

de l'oublier


J'ai remplacé

le temps des

monstres

dans sa chair


Pleurer

son vide

je le regrette


(Deux rêves auparavant)




GLOIRE RÉTROACTIVE


Sur quelques

pauvres désirs

déchirants petits vers

Autrefois autrefois

Et ailleurs sans doute

Ils devaient être poèmes

À présent écrits en vain

publiés parfois les voilà

justement oubliés

Autrefois autrefois

Et ailleurs sans doute

Les morts aussi étaient présents

À présent leurs os sont en poussière

Et qui sait

Ce que la mémoire des siècles a gardé pour nous

Ce que l'oubli des siècles nous cache




PUIS LES NINA SONT ARRIVÉES


Je les ai trouvées quelque part

dans mon passé

resplendissantes

en robe noire

de soirée

Plus la nuit autour d'elles était dense

plus leur front luisait

Elles écrivaient des vers

me les offraient

puis je découvrais

leur secret

pseudonyme


J'ai vécu avec elles quelque part

dans mon présent

elles ont publié dans la même ville

ont été amoureuses du même homme

et puisque je vois en elles un autre

moi-même

je leur donne le même

prénom

pour déposer sur d'autres

ma colère




LA RÉSISTANCE DES RENFROGNÉS


Depuis chez moi

je voyais un étang

Toujours gris ses eaux vaguement ridées

dans mon souvenir

Le vent ne cessait pas tu comprends

de le pousser vers moi

Je suis devenue sa seule destination

Et puis les années passant

la neige ne tombant pas

il s'est évaporé

Et voici le creux de la sécheresse

plat d'argile sur la lune

Et voici le comble de l'absence

souffle court dans la nuit




LA GÉOMÉTRIE DES OSSEMENTS


Obscurité noire de panique

J'entends un bruit de pas

rampant

Petits soins du prochain

fraîchement arrivé du monde

Ce doit être la nuit ou le jour

à peu près la nuit peut-être

ou à peu près le jour

C'est tout ce que je sais sur le cours du temps

Je vais bien

Les spécialistes le certifient

À savoir les orthopédistes

Ils disent : «cadavre droit plein de vie»

Les morts vois-tu ne sont pas bossus

Qu'importe si vivants ils étaient

une baguette brisée




LIBRE PASSAGE


Depuis l'étage d'en bas

Vue sur le pont des oubliés

Décor incolore quasiment inexistant

Sauvé par le brouillard alors ne t'en fais pas

Dans l'avenir que je peux voir

tu ne passeras pas le pont

Tu resteras dans les mémoires vingt ans

Ensuite, je ne garantis ni prévisions ni oracles

D'autres décideront du passage

Moi depuis le sol de la révélation

je fais signe aux écritures

Tremblantes elles se montrent d'accord

Et dans le temps deviennent passé

Alors ne t'inquiète pas pour le présent

Immobilité absolue venue du néant

Libre quant à son but

pour la décennie qui vient


(Autrefois autre part)




ÂGE ADULTE


Muse pour commencer

Puis je me suis mise à écrire

moi aussi

Mot après petit mot

pour que vienne le poème

Poème après poème

pour que la muse en lui

s'efface

Mais chaque fois que j'écris

sans me souvenir

que j'ai été muse moi aussi

Je suis accablée dès lors

au point de me souvenir

de ce qui me fait écrire

que la muse que j'étais

n'existe plus

je crois




ANCIEN


Elle avait le gris de la pluie

mon image des premières années

Jeux auxquels je n'ai pas joué

déchets des siècles

Et plus avant et plus loin

la monotonie des urbanistes

Ma petite église toute blanche

tu n'as pas effacé la laideur

Elle avait le gris de la pluie

même si souvent brillait le soleil

même s'il éclairait le décor

où gisait mort

l'ami




LA MORT NON PLUS


Nous sommes perdues, madame, perdues

Il est mort, il est mort

William Shakespeare, Roméo et Juliette

Une deux tout de suite

Pas lent

et triste

Les amis mon chéri

t'endorment

Je t'embrasse moi aussi l'endormi

Un cortège d'affligés te laisse

blême dans des profondeurs de terre


Une deux

N'aie pas peur de la foule

Une deux

Dans la foule moi aussi

Je demande

qui nous pousse à l'oubli de ta mort

Je demande

et ce qu'on me dit je l'oublie

Une deux

je me détache de la foule

Une deux

je lance mon présent dans l'avenir


Je m'approche de deux lèvres de pierre

du baiser plein de sève que j'attends




CURRICULUM VITAE


Rien que de t'entendre je crève de fatigue

Diplômes, troisième cycle, langues étrangères

Non en paroles Mais sur papier

Cambridge Proficiency s'il vous plaît

Et Kleine et Sorbonne et Superiore

et thèses par là-dessus

Années d'études aux Métropoles du Nord

Etc. Etc.

Diplômes, attestations, certificats, références


Etc. Etc.

Mon poème est le comble de l'ennui

Mais son nota bene intéressera peut-être

Je connais aussi les voyages de votre autre Europe

Direction fucking et shopping à Londres




ÊTRE SANS ÊTRE


Poème affligeant

d'un de mes temps passés

Dessine la conclusion

d'une vie bonne à rien

Bientôt retentira

le «tout est accompli»

dans tout mon être

Et l'on dira encore une mort

qui est sans être

Poème affligeant

que je ne corrigerai pas

tu ne finiras même pas

ne seras même pas écrit

Et l'on dira de qui sont-ils

ces vers

qui sont sans être

et tu t'en iras ma petite vie

hors de vue




LONGUE VIE


Le voile sombre de la vie se retire

De loin je vois la lumière

qui point n'éblouit

La musique rejoue les anciens airs

mon cœur cesse de s'obstiner

Mer aux eaux limpides

Fin de fête

et fin de la peur

De la chair bain ultime

Rose première de mon printemps


(Oiseaux chanteurs)




BAL MASQUÉ


Et alors dans la banquise des fêtes

nos cœurs se sont glacés

Les esprits nous ont fait cadeau

de masques du nouvel an

pour que commence une nouvelle vie

Je les ai vus empilés sur les marches

J'en ai choisi un tape-à-l'œil

beau visage blanc

regard bleu-vert

d'après mes non-souvenirs

Quand je l'ai mis est apparu

devant moi un autre monde

J'ai senti infiniment douce

la peau de mes absents

Cortège sans fin

de masques tristes

d'une autre vie ancienne

lares lumineux

Même si ce fut très court

je n'ai pas regretté

Et même si l'obscurité

de nouveau est retombée si lourde

Il restera plus précieux

que ta chair et que toi-même

ce masque par moi choisi

pour t'étudier

en vitesse et en douce

avant de te quitter

à jamais




LETTRE NOCTURNE II


De la seconde soirée poème

triste

Sûrement inachevé

Étant donné les temps

intempestifs

Rivage désert en fin de soirée

dans la fraicheur d'août

tandis que je rêve obstinément

que je suis heureuse

sous le faible clair de lune

tu viendras me prendre

et nous baigner dans l'infini

toi et moi seuls

Quelques mots de cœur

comme si nous avions tout vécu

et aussitôt l'île s'enfonce

dans un noir cauchemar

La mer gonfle

et voilà qu'elle nous entraîne au fond

Fini le clair de lune

Tu n'es pas là je le sens

Chacun dans sa nuit

comme si tout cela n'avait pas eu lieu

Fraîche soirée d'août

qui a enterré nos baisers

et rejeté nos cendres

sur nos lettres éparpillées




*


Elle dit Je. Elle évoque sa vie, sa relation aux autres, ses souvenirs, ses angoisses, son travail de poète, et interpelle volontiers son lecteur — mais en même temps on sent chez elle une retenue, une pudeur, un mélange d'élan et de recul. D'Aristèa Papalexàndrou, pour finir, on saura peu de chose. Le présent et le passé la blessent, l'avenir l'inquiète, mais l'élégie et la nostalgie sont ici tenues à l'œil par une ironie omniprésente, qui culmine dans l'auto-ironie. La poétesse pose sur elle-même le même œil vif qui observe le monde alentour. Ce qui fascine et charme d'abord chez elle, c'est qu'elle écrit, comme on l'a dit fort justement, «à la charnière dangereuse entre refus et acceptation de soi», et il semble bien que l'art poétique, pour elle, consiste avant tout à installer, puis préserver ce fragile équilibre, ce balancement entre épanchement et retenue. La langue, chez elle, se maintient avec une grâce discrète entre le soutenu et le familier ; ses poèmes ne s'attardent pas, les vers non plus : brefs, tendus, ils suivent avec exactitude le tempo de l'émotion, avec une respiration courte, un peu oppressée sans doute, et en même temps un rythme volontiers cadencé, comme pour contrebalancer la douleur par une musique d'apparence guillerette. L'équilibre toujours, entretenu avec virtuosité — sur le fil du rasoir.

Aristèa Papalexàndrou, née en 1970, a étudié les lettres et la musique avant de travailler dans l'édition et l'enseignement. Elle a publié trois recueils de poèmes : Deux rêves auparavant (2000), Autrefois autre part (2004), Oiseaux chanteurs (2008).



Aristèa Papalexàndrou
Aristèa Papalexàndrou

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