TARIFS 99
Un bon voyage organisé
et à ce que je vois
bon marché
Longues errances
décor usé
et solide résistance
comme fonds de réserve
Sont inclus :
Fantasmes matinaux
quotidiens
Déplacements
(dans le temps)
Pourboires
à la tristesse
et un orgasme
(en dormant)
Non inclus :
la chair
le rêve
et tout ce qui est mentionné
comme optionnel — soit disant
LE SERPENT
Je t'ai encore touché
Serpent magnifique
Dans les coins de ma maison
tapi
Dans les failles de mon âme
enfoui
Comme d'autres fois
Je ne t'ai pas tué
Je te garde vivant
Toi mon alibi éteint
Je t'ai encore touché
Serpent magnifique
Et cela peut bien sembler terrible
Mais ta morsure cruelle
je l'attends
INCOGNITO
Incognito
Je vous laisserai
Sachez-le
Vous n'entendrez même pas
Le cri sans force
De mes talons
Incognito
Je vous exorciserai
Que vous sentiez à quel point
est indomptable ma raison
par vous blessée
ET À DEMAIN
Quelque part
dans mon souvenir
il a sa place
encore
Qu'il m'a brisée
toujours
je me souviens
de l'oublier
J'ai remplacé
le temps des
monstres
dans sa chair
Pleurer
son vide
je le regrette
(Deux rêves auparavant)
GLOIRE RÉTROACTIVE
Sur quelques
pauvres désirs
déchirants petits vers
Autrefois autrefois
Et ailleurs sans doute
Ils devaient être poèmes
À présent écrits en vain
publiés parfois les voilà
justement oubliés
Autrefois autrefois
Et ailleurs sans doute
Les morts aussi étaient présents
À présent leurs os sont en poussière
Et qui sait
Ce que la mémoire des siècles a gardé pour nous
Ce que l'oubli des siècles nous cache
PUIS LES NINA SONT ARRIVÉES
Je les ai trouvées quelque part
dans mon passé
resplendissantes
en robe noire
de soirée
Plus la nuit autour d'elles était dense
plus leur front luisait
Elles écrivaient des vers
me les offraient
puis je découvrais
leur secret
pseudonyme
J'ai vécu avec elles quelque part
dans mon présent
elles ont publié dans la même ville
ont été amoureuses du même homme
et puisque je vois en elles un autre
moi-même
je leur donne le même
prénom
pour déposer sur d'autres
ma colère
LA RÉSISTANCE DES RENFROGNÉS
Depuis chez moi
je voyais un étang
Toujours gris ses eaux vaguement ridées
dans mon souvenir
Le vent ne cessait pas tu comprends
de le pousser vers moi
Je suis devenue sa seule destination
Et puis les années passant
la neige ne tombant pas
il s'est évaporé
Et voici le creux de la sécheresse
plat d'argile sur la lune
Et voici le comble de l'absence
souffle court dans la nuit
LA GÉOMÉTRIE DES OSSEMENTS
Obscurité noire de panique
J'entends un bruit de pas
rampant
Petits soins du prochain
fraîchement arrivé du monde
Ce doit être la nuit ou le jour
à peu près la nuit peut-être
ou à peu près le jour
C'est tout ce que je sais sur le cours du temps
Je vais bien
Les spécialistes le certifient
À savoir les orthopédistes
Ils disent : «cadavre droit plein de vie»
Les morts vois-tu ne sont pas bossus
Qu'importe si vivants ils étaient
une baguette brisée
LIBRE PASSAGE
Depuis l'étage d'en bas
Vue sur le pont des oubliés
Décor incolore quasiment inexistant
Sauvé par le brouillard alors ne t'en fais pas
Dans l'avenir que je peux voir
tu ne passeras pas le pont
Tu resteras dans les mémoires vingt ans
Ensuite, je ne garantis ni prévisions ni oracles
D'autres décideront du passage
Moi depuis le sol de la révélation
je fais signe aux écritures
Tremblantes elles se montrent d'accord
Et dans le temps deviennent passé
Alors ne t'inquiète pas pour le présent
Immobilité absolue venue du néant
Libre quant à son but
pour la décennie qui vient
(Autrefois autre part)
ÂGE ADULTE
Muse pour commencer
Puis je me suis mise à écrire
moi aussi
Mot après petit mot
pour que vienne le poème
Poème après poème
pour que la muse en lui
s'efface
Mais chaque fois que j'écris
sans me souvenir
que j'ai été muse moi aussi
Je suis accablée dès lors
au point de me souvenir
de ce qui me fait écrire
que la muse que j'étais
n'existe plus
je crois
ANCIEN
Elle avait le gris de la pluie
mon image des premières années
Jeux auxquels je n'ai pas joué
déchets des siècles
Et plus avant et plus loin
la monotonie des urbanistes
Ma petite église toute blanche
tu n'as pas effacé la laideur
Elle avait le gris de la pluie
même si souvent brillait le soleil
même s'il éclairait le décor
où gisait mort
l'ami
LA MORT NON PLUS
Nous sommes perdues, madame, perdues
Il est mort, il est mort
William Shakespeare, Roméo et Juliette
Une deux tout de suite
Pas lent
et triste
Les amis mon chéri
t'endorment
Je t'embrasse moi aussi l'endormi
Un cortège d'affligés te laisse
blême dans des profondeurs de terre
Une deux
N'aie pas peur de la foule
Une deux
Dans la foule moi aussi
Je demande
qui nous pousse à l'oubli de ta mort
Je demande
et ce qu'on me dit je l'oublie
Une deux
je me détache de la foule
Une deux
je lance mon présent dans l'avenir
Je m'approche de deux lèvres de pierre
du baiser plein de sève que j'attends
CURRICULUM VITAE
Rien que de t'entendre je crève de fatigue
Diplômes, troisième cycle, langues étrangères
Non en paroles Mais sur papier
Cambridge Proficiency s'il vous plaît
Et Kleine et Sorbonne et Superiore
et thèses par là-dessus
Années d'études aux Métropoles du Nord
Etc. Etc.
Diplômes, attestations, certificats, références
Etc. Etc.
Mon poème est le comble de l'ennui
Mais son nota bene intéressera peut-être
Je connais aussi les voyages de votre autre Europe
Direction fucking et shopping à Londres
ÊTRE SANS ÊTRE
Poème affligeant
d'un de mes temps passés
Dessine la conclusion
d'une vie bonne à rien
Bientôt retentira
le «tout est accompli»
dans tout mon être
Et l'on dira encore une mort
qui est sans être
Poème affligeant
que je ne corrigerai pas
tu ne finiras même pas
ne seras même pas écrit
Et l'on dira de qui sont-ils
ces vers
qui sont sans être
et tu t'en iras ma petite vie
hors de vue
LONGUE VIE
Le voile sombre de la vie se retire
De loin je vois la lumière
qui point n'éblouit
La musique rejoue les anciens airs
mon cœur cesse de s'obstiner
Mer aux eaux limpides
Fin de fête
et fin de la peur
De la chair bain ultime
Rose première de mon printemps
(Oiseaux chanteurs)
BAL MASQUÉ
Et alors dans la banquise des fêtes
nos cœurs se sont glacés
Les esprits nous ont fait cadeau
de masques du nouvel an
pour que commence une nouvelle vie
Je les ai vus empilés sur les marches
J'en ai choisi un tape-à-l'œil
beau visage blanc
regard bleu-vert
d'après mes non-souvenirs
Quand je l'ai mis est apparu
devant moi un autre monde
J'ai senti infiniment douce
la peau de mes absents
Cortège sans fin
de masques tristes
d'une autre vie ancienne
lares lumineux
Même si ce fut très court
je n'ai pas regretté
Et même si l'obscurité
de nouveau est retombée si lourde
Il restera plus précieux
que ta chair et que toi-même
ce masque par moi choisi
pour t'étudier
en vitesse et en douce
avant de te quitter
à jamais
LETTRE NOCTURNE II
De la seconde soirée poème
triste
Sûrement inachevé
Étant donné les temps
intempestifs
Rivage désert en fin de soirée
dans la fraicheur d'août
tandis que je rêve obstinément
que je suis heureuse
sous le faible clair de lune
tu viendras me prendre
et nous baigner dans l'infini
toi et moi seuls
Quelques mots de cœur
comme si nous avions tout vécu
et aussitôt l'île s'enfonce
dans un noir cauchemar
La mer gonfle
et voilà qu'elle nous entraîne au fond
Fini le clair de lune
Tu n'es pas là je le sens
Chacun dans sa nuit
comme si tout cela n'avait pas eu lieu
Fraîche soirée d'août
qui a enterré nos baisers
et rejeté nos cendres
sur nos lettres éparpillées
Elle dit Je. Elle évoque sa vie, sa relation aux autres, ses souvenirs, ses angoisses, son travail de poète, et interpelle volontiers son lecteur — mais en même temps on sent chez elle une retenue, une pudeur, un mélange d'élan et de recul. D'Aristèa Papalexàndrou, pour finir, on saura peu de chose. Le présent et le passé la blessent, l'avenir l'inquiète, mais l'élégie et la nostalgie sont ici tenues à l'œil par une ironie omniprésente, qui culmine dans l'auto-ironie. La poétesse pose sur elle-même le même œil vif qui observe le monde alentour. Ce qui fascine et charme d'abord chez elle, c'est qu'elle écrit, comme on l'a dit fort justement, «à la charnière dangereuse entre refus et acceptation de soi», et il semble bien que l'art poétique, pour elle, consiste avant tout à installer, puis préserver ce fragile équilibre, ce balancement entre épanchement et retenue. La langue, chez elle, se maintient avec une grâce discrète entre le soutenu et le familier ; ses poèmes ne s'attardent pas, les vers non plus : brefs, tendus, ils suivent avec exactitude le tempo de l'émotion, avec une respiration courte, un peu oppressée sans doute, et en même temps un rythme volontiers cadencé, comme pour contrebalancer la douleur par une musique d'apparence guillerette. L'équilibre toujours, entretenu avec virtuosité — sur le fil du rasoir.
Aristèa Papalexàndrou, née en 1970, a étudié les lettres et la musique avant de travailler dans l'édition et l'enseignement. Elle a publié trois recueils de poèmes : Deux rêves auparavant (2000), Autrefois autre part (2004), Oiseaux chanteurs (2008).
Aristèa Papalexàndrou |