Ouvrant son grand manteau
il l'a portée
vers l'autre monde
qui est sur terre.
Ce n'est rien.
Amoureux on change de nature,
mais la nature de la mort
on ne la change pas.
Elle s'est divisée en deux
comme sa chevelure.
En longues tresses de discorde
oui et non traversant l'instant.
L'une touchant l'autre, tendres
comme la poussière qui vole.
Mais sans le savoir.
Sans-logis la mort
de branche en branche.
L'entier emmène
paître son usure.
(La Jeune fille et la Mort)
RAMEUR DE RÊVES
La catapulte tomba
et le voyageur toucha terre.
des nuages lents là-haut s'égouttaient
pour que l'homme prenne le pouls du lieu.
Le rythme était le bon pour la chasse
et il s'apprêtait
à puiser dans le réel.
Il arma mais hésita,
lorsque droit dans les yeux un rameur de rêves
en barque l'invita vers le dissimulé.
Le méritant baissa la tête et sauta.
Dans la chimère.
POURCEAUX
1
Moi ici
les porcs en face,
faible distance
mais un fleuve nous sépare.
Ils poussent la terre
pour avoir une eau trouble,
insondable à l'image de mes rêves.
L'insensible plonge et se noie,
dans la goutte la plus cristalline.
2
Mur mitoyen, on les entend.
Ils grognent, bousculent
avec leur graisse privée
le bâtiment commun.
Ils cherchent à envahir la planète,
elle pisse dans un bassin
les acquis du monde.
LA NAGEUSE
Elle se jette à l'eau.
C'est la liberté avec beauté qu'elle impose,
laissant derrière les mœurs légères des baigneurs.
Mais la côte l'attend et l'appelle.
Elle ramènera sa destinée de plante médicinale,
cherchant l'équilibre entre pierre et pierre.
MENDIANT
Assis par terre.
C'était la fatalité du coin de rue,
de nulle part à l'ici qu'on répète.
Seule à moitié ouverte sa main
où brillait l'or de son alliance.
Il avait, coureur de l'ancienne vie
terminé mendiant.
STRATÉGIE DIFFÉRENTE
Et le maître sur les vagues
qui lui a donné son pouvoir,
que cherche-t-il sur les vagues, le souverain ?
Il voyage armé de pied en cap
sans qu'on puisse expliquer la ligne
que suit le temps du mal.
On dirait un athlète sauteur,
couvert de sang il se réjouit.
Il vise une victime,
qui frappée sans pitié, rêve
à une voie pour fuir par les eaux
sans se douter qu'a été pillé
son pas ultime.
(À un inconnu)
LE MAÎTRE ABSOLU
Avec ses impétueuses
voitures ses chiens de luxe
il rend sûre sa maison.
Il a aussi étalé des lumières
pour tenir éveillés
les points cardinaux.
Il a ordonné
que le jardin soit changé en jungle.
Dans la ruine et la poussière,
son œuvre,
seul corps solide.
Lui.
NOUVEAU RICHE *
Il a une maison nouvelle
et un cœur nouveau riche.
D'ailleurs depuis toujours
aucun riche
même Crésus
n'a été l'enfant du destin.
Propriétaire il a monté sa maison
à coups de pièces d'or du pauvre.
Et a tout recueilli,
toutes choses qui brillent
comme ses frères et soeurs,
derrière une porte d'arrogance
fermée à clé.
La mer elle-même
il a cru
l'avoir contenue
dans les eaux de la piscine.
L'infini
est resté dehors.
Ombre de la maison.
* En français dans le texte.
FINIE L'ATTENTE
Il s'est révélé enfin.
Avec une rudesse bestiale
Il s'impose et contrôle.
Même si l'on parle
d'agneaux blancs,
on risque de perdre
sa propre toison.
Non pas d'espoir.
Finie la nostalgie de Dieu,
et des moutons d'or.
SERVANTE
Femme jetée
en des mains étrangères,
comme la camomille
dans l'eau bouillante.
Elle apaise,
recueillant dans ses fleurs
la douleur des autres.
MARÌA
Sans jeunesse
elle a franchi la frontière,
comme la mère de Dieu
dans son martyre.
Les années comme les neiges
se décollant
rudement du corps. Avec
un demi chargement d'exil.
Et le reste
dans les tranchées de la nostalgie.
Elle se soumet
sans colère à la sanction.
Placer un oreiller
de coton
sous les vieux malheurs.
Éveillée.
ÉVADÉ
Venu d'un monde
de tourbe, sans être vu,
il tombe sur des maisons
prospères et tellement molles.
Je ne peux imaginer comment il s'introduit
dans des jardins bien nourris, le fuyard.
Fuyard
de montagnes funestes
où le pain à la longue vie
seul survivait.
CADEAU EMPOISONNÉ
Oui j'ai eu de la chance.
J'ai pu toucher
l'abondance des sèves.
La verdure s'élevant
jusqu'à l'étoile des eaux.
Juste à temps.
Avant que, rêve de tout,
disparaisse la terre.
CONTRADICTIONS
Je marche pieds nus
entre les escargots d'automne,
ne pas les écraser.
Je dois prendre mes distances
avec la rudesse de l'époque.
D'ailleurs j'ai intérêt
à la douceur.
Qui sait,
plus tard peut-être,
je les ramasserai.
Mets délicieux.
SÉRÉNITÉ INITIATIQUE
Persécuté
mais préservé
le centre.
Un soleil consolant
descend dans nos profondeurs,
comme le foin
sur une terre à moutons.
Notre nourriture est sobre
et sereine.
On prend le temps dans ses bras.
Et de temps en temps.
On sourit.
(Avec lanterne et loups)
MYSTERIOUS BATHS
À Giorgio de Chirico
En douceur le bois du parquet
m'emmène en voyage
dans les eaux du hêtre.
Je m'insinue
entre des cygnes rouges
pour attraper
la balle que me lance
le Berger de la lumière.
Mais bientôt j'arrive
dans les hauts-fonds du temps
afin d'être à nouveau
la marmoréenne du fauteuil.
*
Mon corps alourdi
par la vie.
Je dénoue ses langes,
labeur très antique
dans la mer,
il vient droit sur moi
et qui l'eût cru ?
Avec un sanglot.
*
D'autres étaient là autour de moi
cherchant la fraîcheur.
Tourmentés.
Ils voulaient savoir quand
prendraient fin
leurs offenses
dans les siècles.
Les vagues montaient
les corps descendaient
et sombraient,
lourds d'ignorance.
Dans d'insondables fonds.
*
Le verre se brise.
Une mare
sur le sol s'écoule.
Et moi je rame,
un peu en dehors
d'une armoire en noyer.
Le reflet vert
accueille mon ombre.
L'adieu
se multiplie
que déjà embaume
la nostalgie.
Sous le ciel étoilé,
moi,
et la joie du voyage.
*
Protégés
à l'ombre,
les bourgeois,
observent à la jumelle
la ligne de flottaison.
Je déclare béni
le découvert,
qui me va bien.
Chacun des clapotis
rosit l'horizon
en vue d'aventures
du corps et de l'esprit.
Même si demeure
à la surface
l'indéchiffrable.
*
Les planches ont ouvert
leurs nœuds
comme des trappes.
Et j'ai glissé
dans les traîneaux
des eaux.
Arrivant dans la profonde
vieillesse de la ville,
j'ai vu lentement.
Mes pieds neufs tandis
qu'ils touchaient
d'une vie passée
la fraîcheur.
*
Ces cordes d'eau
très fines,
il s'en est lavé les mains.
Puis ouvrant
les robinets gigantesques
il a appelé depuis l'infini
le bourreau liquide.
Et s'écoule,
bête affolée,
la saleté secrète.
(Voyez la merveille)
JÉSUS
Rien n'a quitté
sa place.
Partout les clous
de la croix.
Et le drap
de la Descente
du lait du figuier.
CAPTIF
Seul sur le rivage
il attend.
De recevoir
de recueillir ?
Et voilà
qu'aujourd'hui la tempête
lui apporte
trois grenades rouges.
Récompenses de jours anciens.
Et le valeureux
s'interroge.
Lui sera-t-il donné
une audace
nouvelle ?
(Inédits)
Athina Papadàki, née en 1945, auteure de onze recueils poétiques et aussi de livres pour enfants, est connue des lecteurs francophones depuis l'anthologie Poésie/Gallimard et le petit volume que je lui ai consacré la même année, 2000, aux Cahiers grecs/Desmos.
Après avoir montré, dans ses débuts, le quotidien le plus humble sous une lumière plutôt guillerette (poèmes sur la salade, le repassage, le tablier de nylon...), sa poésie a pris un tour plus général et symbolique, plus sombre aussi, mêlant aux images quotidiennes d'autres plus obscures, glissant parfois vers la critique sociale, ou en sens inverse — apparemment — vers le rêve nocturne ou éveillé. Mais le rêve, lui aussi, est instrument de connaissance, et les plongées intérieures débouchent dans des contrées immenses et inconnues. Dans La Jeune fille et la Mort (2001), À un inconnu (2005), Avec lanternes et loups (2010) et Merveille à voir (2012), la parole se fait plus dépouillée encore, plus elliptique, plus ambiguë aussi, posant des questions plutôt que d'y répondre ; plus âpre enfin, portée par la colère face au monde qui nous entoure.
Athina Papadàki. |