Athina Papadàki




Ouvrant son grand manteau

il l'a portée

vers l'autre monde

qui est sur terre.

Ce n'est rien.

Amoureux on change de nature,

mais la nature de la mort

on ne la change pas.




Elle s'est divisée en deux

comme sa chevelure.

En longues tresses de discorde

oui et non traversant l'instant.

L'une touchant l'autre, tendres

comme la poussière qui vole.

Mais sans le savoir.




Sans-logis la mort

de branche en branche.

L'entier emmène

paître son usure.


(La Jeune fille et la Mort)




RAMEUR DE RÊVES


La catapulte tomba

et le voyageur toucha terre.

des nuages lents là-haut s'égouttaient

pour que l'homme prenne le pouls du lieu.

Le rythme était le bon pour la chasse

et il s'apprêtait

à puiser dans le réel.

Il arma mais hésita,

lorsque droit dans les yeux un rameur de rêves

en barque l'invita vers le dissimulé.

Le méritant baissa la tête et sauta.

Dans la chimère.




POURCEAUX


1


Moi ici

les porcs en face,

faible distance

mais un fleuve nous sépare.


Ils poussent la terre

pour avoir une eau trouble,

insondable à l'image de mes rêves.

L'insensible plonge et se noie,

dans la goutte la plus cristalline.



2


Mur mitoyen, on les entend.

Ils grognent, bousculent

avec leur graisse privée

le bâtiment commun.

Ils cherchent à envahir la planète,

elle pisse dans un bassin

les acquis du monde.




LA NAGEUSE


Elle se jette à l'eau.

C'est la liberté avec beauté qu'elle impose,

laissant derrière les mœurs légères des baigneurs.

Mais la côte l'attend et l'appelle.

Elle ramènera sa destinée de plante médicinale,

cherchant l'équilibre entre pierre et pierre.




MENDIANT


Assis par terre.

C'était la fatalité du coin de rue,

de nulle part à l'ici qu'on répète.


Seule à moitié ouverte sa main

où brillait l'or de son alliance.

Il avait, coureur de l'ancienne vie

terminé mendiant.




STRATÉGIE DIFFÉRENTE


Et le maître sur les vagues

qui lui a donné son pouvoir,

que cherche-t-il sur les vagues, le souverain ?

Il voyage armé de pied en cap

sans qu'on puisse expliquer la ligne

que suit le temps du mal.

On dirait un athlète sauteur,

couvert de sang il se réjouit.

Il vise une victime,

qui frappée sans pitié, rêve

à une voie pour fuir par les eaux

sans se douter qu'a été pillé

son pas ultime.


(À un inconnu)




LE MAÎTRE ABSOLU


Avec ses impétueuses

voitures ses chiens de luxe

il rend sûre sa maison.

Il a aussi étalé des lumières

pour tenir éveillés

les points cardinaux.

Il a ordonné

que le jardin soit changé en jungle.

Dans la ruine et la poussière,

son œuvre,

seul corps solide.

Lui.




NOUVEAU RICHE *


Il a une maison nouvelle

et un cœur nouveau riche.

D'ailleurs depuis toujours

aucun riche

même Crésus

n'a été l'enfant du destin.

Propriétaire il a monté sa maison

à coups de pièces d'or du pauvre.

Et a tout recueilli,

toutes choses qui brillent

comme ses frères et soeurs,

derrière une porte d'arrogance

fermée à clé.

La mer elle-même

il a cru

l'avoir contenue

dans les eaux de la piscine.

L'infini

est resté dehors.

Ombre de la maison.


* En français dans le texte.




FINIE L'ATTENTE


Il s'est révélé enfin.

Avec une rudesse bestiale

Il s'impose et contrôle.

Même si l'on parle

d'agneaux blancs,

on risque de perdre

sa propre toison.

Non pas d'espoir.

Finie la nostalgie de Dieu,

et des moutons d'or.




SERVANTE


Femme jetée

en des mains étrangères,

comme la camomille

dans l'eau bouillante.

Elle apaise,

recueillant dans ses fleurs

la douleur des autres.




MARÌA


Sans jeunesse

elle a franchi la frontière,

comme la mère de Dieu

dans son martyre.

Les années comme les neiges

se décollant

rudement du corps. Avec

un demi chargement d'exil.

Et le reste

dans les tranchées de la nostalgie.

Elle se soumet

sans colère à la sanction.

Placer un oreiller

de coton

sous les vieux malheurs.

Éveillée.




ÉVADÉ


Venu d'un monde

de tourbe, sans être vu,

il tombe sur des maisons

prospères et tellement molles.

Je ne peux imaginer comment il s'introduit

dans des jardins bien nourris, le fuyard.

Fuyard

de montagnes funestes

où le pain à la longue vie

seul survivait.




CADEAU EMPOISONNÉ


Oui j'ai eu de la chance.

J'ai pu toucher

l'abondance des sèves.

La verdure s'élevant

jusqu'à l'étoile des eaux.

Juste à temps.

Avant que, rêve de tout,

disparaisse la terre.




CONTRADICTIONS


Je marche pieds nus

entre les escargots d'automne,

ne pas les écraser.

Je dois prendre mes distances

avec la rudesse de l'époque.

D'ailleurs j'ai intérêt

à la douceur.

Qui sait,

plus tard peut-être,

je les ramasserai.

Mets délicieux.




SÉRÉNITÉ INITIATIQUE


Persécuté

mais préservé

le centre.

Un soleil consolant

descend dans nos profondeurs,

comme le foin

sur une terre à moutons.

Notre nourriture est sobre

et sereine.

On prend le temps dans ses bras.

Et de temps en temps.

On sourit.


(Avec lanterne et loups)




MYSTERIOUS BATHS


À Giorgio de Chirico


En douceur le bois du parquet

m'emmène en voyage

dans les eaux du hêtre.

Je m'insinue

entre des cygnes rouges

pour attraper

la balle que me lance

le Berger de la lumière.

Mais bientôt j'arrive

dans les hauts-fonds du temps

afin d'être à nouveau

la marmoréenne du fauteuil.


*


Mon corps alourdi

par la vie.

Je dénoue ses langes,

labeur très antique

dans la mer,

il vient droit sur moi

et qui l'eût cru ?

Avec un sanglot.


*


D'autres étaient là autour de moi

cherchant la fraîcheur.

Tourmentés.

Ils voulaient savoir quand

prendraient fin

leurs offenses

dans les siècles.

Les vagues montaient

les corps descendaient

et sombraient,

lourds d'ignorance.

Dans d'insondables fonds.


*


Le verre se brise.

Une mare

sur le sol s'écoule.

Et moi je rame,

un peu en dehors

d'une armoire en noyer.

Le reflet vert

accueille mon ombre.

L'adieu

se multiplie

que déjà embaume

la nostalgie.

Sous le ciel étoilé,

moi,

et la joie du voyage.


*


Protégés

à l'ombre,

les bourgeois,

observent à la jumelle

la ligne de flottaison.

Je déclare béni

le découvert,

qui me va bien.

Chacun des clapotis

rosit l'horizon

en vue d'aventures

du corps et de l'esprit.

Même si demeure

à la surface

l'indéchiffrable.


*


Les planches ont ouvert

leurs nœuds

comme des trappes.

Et j'ai glissé

dans les traîneaux

des eaux.

Arrivant dans la profonde

vieillesse de la ville,

j'ai vu lentement.

Mes pieds neufs tandis

qu'ils touchaient

d'une vie passée

la fraîcheur.


*


Ces cordes d'eau

très fines,

il s'en est lavé les mains.

Puis ouvrant

les robinets gigantesques

il a appelé depuis l'infini

le bourreau liquide.

Et s'écoule,

bête affolée,

la saleté secrète.


(Voyez la merveille)




JÉSUS


Rien n'a quitté

sa place.

Partout les clous

de la croix.

Et le drap

de la Descente

du lait du figuier.




CAPTIF


Seul sur le rivage

il attend.

De recevoir

de recueillir ?

Et voilà

qu'aujourd'hui la tempête

lui apporte

trois grenades rouges.

Récompenses de jours anciens.

Et le valeureux

s'interroge.

Lui sera-t-il donné

une audace

nouvelle ?


(Inédits)



*


Athina Papadàki, née en 1945, auteure de onze recueils poétiques et aussi de livres pour enfants, est connue des lecteurs francophones depuis l'anthologie Poésie/Gallimard et le petit volume que je lui ai consacré la même année, 2000, aux Cahiers grecs/Desmos.

Après avoir montré, dans ses débuts, le quotidien le plus humble sous une lumière plutôt guillerette (poèmes sur la salade, le repassage, le tablier de nylon...), sa poésie a pris un tour plus général et symbolique, plus sombre aussi, mêlant aux images quotidiennes d'autres plus obscures, glissant parfois vers la critique sociale, ou en sens inverse — apparemment — vers le rêve nocturne ou éveillé. Mais le rêve, lui aussi, est instrument de connaissance, et les plongées intérieures débouchent dans des contrées immenses et inconnues. Dans La Jeune fille et la Mort (2001), À un inconnu (2005), Avec lanternes et loups (2010) et Merveille à voir (2012), la parole se fait plus dépouillée encore, plus elliptique, plus ambiguë aussi, posant des questions plutôt que d'y répondre ; plus âpre enfin, portée par la colère face au monde qui nous entoure.



Athina Papadàki
Athina Papadàki.

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