Yòrgos MARKÒPOULOS



MES ANCIENS MOI


Où sont-ils tous, où ont-ils disparu ?

Celui qui voulait jadis changer le monde,

l'enfant qui tout petit ne tenait pas en place,

puis l'autre, adolescent par l'amour blessé,

l'indompté de l'armée dur intrépide, et même

l'arpenteur des rues flamboyant,

où sont-ils, où disparus ?


Un vent les a enveloppés, soufflés.


Et celui qui a craint, vivant seul, l'insomnie,

tenez, le voilà, qui déambule à présent dans les rues

chargé de pommes et d'un petit radiateur.




FAIS-MOI SIGNE


T'appeler par ton nom, je ne peux plus.


Malgré tout fais-moi signe.


Car je suis seul

comme la fumée après le meurtre à l'orifice du revolver

et comme le figuier sauvage

poussant soudain dans des cendres noires d'incendie.


Comme la cuiller de la communion le soir

dans la bouche du condamné du lendemain

et comme un chêne sur un lieu d'exécutions,

je suis seul et je t'attends.


Avec mes sens tendus

comme les chats lors de l'appel de l'aubergiste.

Avec un œil dont le nerf optique

est le ciel lui-même dans un microscope

et une oreille dont le tympan n'est autre

qu'une tente abritant des Roms.


Avec des mots qui s'éparpillent épouvantés

comme les chèvres à la vue d'un train soudain,

avec aussi une âme obscure, qui pourtant voit bien des choses

comme l'œil unique, enclos dans la lentille, des horlogers

je suis seul.

Je suis seul et je t'attends.




NUIT D'EMBRASSADE


à Yànnis Varvèris


Mais c'est vrai, père, c'est bien ainsi que tout finit.


Je te regarde, tes paupières closes, ton souffle coupé

et je ne peux plus verser de larmes,

car de toute ma vie je n'ai fait

qu'être en deuil de toi, en deuil secret.


Tu allais chercher un papier

et tandis que tu tournais le dos

je t'imaginais sur le départ ;

tu étais joyeux et moi je voyais dans tes yeux

une lumière de ville — me faisant ses adieux — lointaine ;

tu étais sorti, et moi quand j'arrivais chez nous seul,

je vivais ton absence, ton absence éternelle.


Ô nuit difficile.


Souvenirs, nichés jusque dans les objets,

assiettes, verres, tasses

qu'au matin je trouverai dans l'armoire

intacts et assortis comme au jour où nous vous achetions

photos d'excursions, anciennes,

chargées de bien conserver à jamais

une aussi joyeuse absence,

vêtements, vestes, manteaux, écharpes, parapluies

désuets, inutilisables, amers

qu'on se saigna pourtant jadis pour acquérir,

cravates, nœuds coulants d'années décorées humblement,

commodes et chaises de la mezzanine,

pliantes, hors d'usage, dont je savais

dont je savais bien au fond pourquoi nous vous voulions.


Ô nuit difficile,

et ô mon père, ce coup de feu que dès l'enfance j'attendais

cinquante-quatre ans plus tard le voilà

cinquante-quatre ans plus tard te voilà tombé.




CIMETIÈRE DE VOITURES


Ici les mille bruissements du vent,

l'odeur indélébile de goudron et d'essence.


Ici, tout est ici, vieux vélos, mobylettes,

rétroviseurs de cars et grosses têtes de camions.


Ici, tout est ici, triporteurs boiteux, taxis au rebut

et trône de la reine des poules

le siège arrière d'une Mercedes pourrie.


Ici, tout est ici, tracteurs ensevelis,

rouleaux compresseurs,

excavatrices Caterpillar ou autres, ici, tout est ici,

et avec ça des milliers d'éternels «je t'aime»

qui furent prononcés entre les ferrailles

les chardons et les étrons secs.




LE TERRIBLE ASSASSIN JOHN BALL


Mais si vous deviez, vous disais-je, m'écouter

c'est que j'étais le regard

qui déplaçait en vous les voix des noyés.


Et si j'errais, amer sans cesse

C'est que j'avais la terreur au cœur comme le gibier

que l'on croyait à terre mais qui

de l'autre côté du buisson déjà

était contraint de fuir.


Quant à ce que j'ai fait j'ai payé pour tout,

très cher, croyez-moi, toute ma vie seul.


Comme le cierge oublié par le bedeau

et comme le vin que n'a pas bu, à table,

l'alcoolique pour avoir été offensé.


Comme la balance

sur le quai d'une gare depuis des années désaffectée

et comme une clé qu'on a vue pendant des mois dans la rue

mais que personne ne ramassait

car nul ne savait

nul ne savait où était sa porte.


C'est pourquoi vous deviez, vous disais-je, m'écouter.


Car j'étais l'huile peut-être

qui guérissait votre blessure, mais aussi le fruit

sur quoi marchait la bête, quand au dernier moment

tout s'est effondré, s'est brisé dans le ravin,

chargement et charrette.

Et même le vent qui liait votre blé,

mais aussi celui que vous avez lancé

lorsque vous avez fait le plus grand partage

de bonheur au monde, c'était moi,

je n'ai rien dit alors à aucun de vous,

mais j'ai juré, quand je l'ai compris, une vengeance éternelle

et mon âme est restée inachevée comme une moitié de maison

ou comme l'église détruite par le séisme

dont le clocher n'a pas bougé,

devenu le nid de la cigogne,

nid de la cigogne aussi la cloche.




CHIEN


Chien qui suis le cheval

et chien qui gardes le chapeau du maître.

Dans le givre tu mènes des nomades

qui sans bruit te font confiance.

Vois, vous marchez ensemble,

je vous aperçois fumants au fond de la plaine

allant de nouveau frapper à la porte du destin.

Chien, tu es insouciant,

mais tu renifles la mort et pleures dans les puits.

Chien, tête dure crâne convulsé par les lunes.

Tu es un frère, mais le souffle court comme un père.

Le crépuscule descend de ton museau et de tes yeux s'échappent

les étincelles d'un incendie ancien.

Tu lances ta voix dans l'au-delà puis, ébloui

tu restes à l'écouter comme étrangère.


Chien qui dévores, chien qui dévores les nuages.




UN BRIGAND PARLE


Je suis fatigué d'être sur les hauts plateaux

je veux descendre en bas

baiser la main d'une Marìa terrienne

qui dans son jardin accroche le lierre

et cuit, dans l'enclos d'à côté, la marmelade.


Je suis fatigué, je vous dis, fatigué,

la nuit de plus en plus me fatigue

et la fièvre invincible

comme l'ennemi les postes pris d'assaut, s'empare de moi.


C'est l'après-midi et déjà on va vers le soir.


La mort s'entrelace aux moulins d'eau rouillés,

les oiseaux partent, disparaissent

et les fous tout au fond de leurs oreilles

par des chiens sont pourchassés

par des chiens et des cloches.




SYLVIA PLATH


Main vigoureuse et cœur vaillant

elle dévoile l'usure dans ses replis.

Sa parole oiseau noir qu'une main non prévue

cherchant autre chose a dérangé de son nid ;

parole âpre et chaude, premier pleur de bébé

et première dent arrachée de l'enfant

dans une serviette blanche de baptême, rouge, sanglante.


Voix de lionne mais plainte de femme

qui se déshabille dans la pièce d'à côté

après l'annulation d'une sortie très désirée.

Bruits de pas indistincts, visites de mort.

Musique de claquements de bois, discours de silences, béances de vides

et poudre à feu hors d'haleine dans des creux de pluie.

Pressentiment de peur même en automne, mer,

campagne, larmes, passé, clarté, solitude

et au fond du lac

l'anneau de la mémoire qui brille.




ALTERNANCE PERPÉTUELLE


I


Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.


Une ombre mauve nous enveloppait dans les rues en mars

tandis que jouait du luth le petit catholique aux carrefours à Pâques

et ses yeux étaient plus rouges

que la religion elle même, oui, ses yeux.


Ossements au cimetière emportés par la crue

et le fleuriste «je ne connais pas le défunt,

mais je respecte le mort»,

continuait-il de dire devant l'église en avril.


«Vous avez une couleur sur la peau

contre quoi le soir trébuche, ô vieux,

et sur le visage une fin de guerre ;

dans vos poitrines on entend des petites voix

d'enfants de rêves noyés

et dans la pénombre de l'horizon là-bas

nostalgiques on voit luire faiblement

des photographies dans vos yeux, de jeunes mariés anciens»,

au piano jouait en mai la petite fille oubliée

tandis que pointus les seins de la jeune gitane

se dressaient comme des tentes en juillet

et aux lèvres de son sexe une fête

populaire, dansant, s'installait.


Visions en suspens dans l'air en août

ou bien «cela fait cinquante ans étant seul que je bois,

et je traîne dans les bars le soir et sors des tavernes

chantant pour toutes les filles qui semblent m'aimer

et éclaire-moi pour ça, mon foie, je te prie,

dans le ciel noir éclaire-moi,

toi de mon incendie la lune

de mon incendie la lune couleur de lait»,

psalmodiait dans la rue, en novembre, le buveur fou.


Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.


Vaisseaux dans le brouillard noyés en automne

foin regard jaune de l'été,

immobilité ombreuse d'avril

et tristesse de verre, de verre en mai

quand moi seul prenais le soleil dans l'enclos du jardin en fin de journée,

moi seul avec les serpents.



III


Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.


Du froid j'ai vu la noirceur terrible en janvier

et la poussée du soc

violemment le matin délogeant le ver

alors que voilà le vent régnant partout encore,

la grande panique de la foudre dans la nuit

tandis que le coq secoue son cou dans les ténèbres

lançant des pièces d'or

et le renard apeuré laisse tomber

l'oiseau mordu de sa gueule.


Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.


Quelle brillance de miroir

et quels nuages au ciel telle une barbe d'Ali-Pacha, en mars.

Les madrigaux du vent résonnent dans les étables

lorsque vient l'après-midi puis le soir

et l'aqueduc parmi les hordes là-haut

est de nouveau prêt à resplendir.


Comme une fumée la parole du chagrin heureux

lyrique élève le Jeudi Saint,

c'est le lointain Jésus de la peinture

et Jean soutient la mère à l'écart

tandis qu'une fille en chantant lave les cheveux de son vieux père

et sa voix, effrontée comme d'une prostituée future,

nous parvient du bout du monde.


Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.


Boulier d'écolier en bois,

dont les couleurs m'éblouissent,

avant que j'apprenne à lire en septembre

tandis que j'ai vécu jadis en novembre la folie

prometteuse de danger

tandis que malgré le paradoxe notre âme alors exulte

et l'enfant qui porte en lui l'étincelle

par des gorges en spirale passe ensorcelé

vainqueur de la solitude féroce

de la louve ou du chacal.


Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année,

poitrine contre quoi jadis buta l'éclair

et main qui abattis le vent

et toi, ô mort, ours, femelle d'ours,

laitier, laitier vert.



*


Yòrgos Markòpoulos, né en 1951, n'est pas un inconnu sur volkovitch.com. On trouvera dans MADE IN GREECE un choix de poèmes plus anciens, tirés du volume bilingue publié naguère aux Cahiers grecs/Desmos. Entre son dernier recueil, Ne recouvre pas la rivière, et Chasseur caché (2010) d'où sont tirés ces neuf poèmes, douze ans ont passé, mais le poète n'est pas resté inactif, rédigeant deux essais, dont un sur Tàssos Livadìtis (notre poète de l'année l'an dernier), lisant les autres poètes et les encourageant par tous les moyens — Markòpoulos est le plus doux et le plus généreux des hommes.

On le sent rien qu'à le lire. Dans Chasseur caché on le retrouve tout entier, lui et sa poésie antérieure, et plutôt que de me répéter je renvoie le volkonaute à ma présentation sur MADE IN GREECE, que le présent recueil confirme absolument. Tout est là : douleur, mélancolie, tristesse du présent, nostalgie d'un monde ancien lui-même triste assurément, tout cela atténué, éclairé là aussi par la tendresse et la compassion. Étincelles inattendues des images, douce insistance de certains mots répétés telle une boiterie légère ou un piétinement d'envol impossible, ordre des mots un peu insolite parfois qui crée une tension, un écartèlement secret, tout concourt ici à donner à cette voix si simple apparemment son ampleur subtile, sa splendeur discrète.



Pour le voir en 2010, aller sur MADE IN GREECE.
Le poète en 1998.

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