MES ANCIENS MOI
Où sont-ils tous, où ont-ils disparu ?
Celui qui voulait jadis changer le monde,
l'enfant qui tout petit ne tenait pas en place,
puis l'autre, adolescent par l'amour blessé,
l'indompté de l'armée dur intrépide, et même
l'arpenteur des rues flamboyant,
où sont-ils, où disparus ?
Un vent les a enveloppés, soufflés.
Et celui qui a craint, vivant seul, l'insomnie,
tenez, le voilà, qui déambule à présent dans les rues
chargé de pommes et d'un petit radiateur.
FAIS-MOI SIGNE
T'appeler par ton nom, je ne peux plus.
Malgré tout fais-moi signe.
Car je suis seul
comme la fumée après le meurtre à l'orifice du revolver
et comme le figuier sauvage
poussant soudain dans des cendres noires d'incendie.
Comme la cuiller de la communion le soir
dans la bouche du condamné du lendemain
et comme un chêne sur un lieu d'exécutions,
je suis seul et je t'attends.
Avec mes sens tendus
comme les chats lors de l'appel de l'aubergiste.
Avec un œil dont le nerf optique
est le ciel lui-même dans un microscope
et une oreille dont le tympan n'est autre
qu'une tente abritant des Roms.
Avec des mots qui s'éparpillent épouvantés
comme les chèvres à la vue d'un train soudain,
avec aussi une âme obscure, qui pourtant voit bien des choses
comme l'œil unique, enclos dans la lentille, des horlogers
je suis seul.
Je suis seul et je t'attends.
NUIT D'EMBRASSADE
à Yànnis Varvèris
Mais c'est vrai, père, c'est bien ainsi que tout finit.
Je te regarde, tes paupières closes, ton souffle coupé
et je ne peux plus verser de larmes,
car de toute ma vie je n'ai fait
qu'être en deuil de toi, en deuil secret.
Tu allais chercher un papier
et tandis que tu tournais le dos
je t'imaginais sur le départ ;
tu étais joyeux et moi je voyais dans tes yeux
une lumière de ville — me faisant ses adieux — lointaine ;
tu étais sorti, et moi quand j'arrivais chez nous seul,
je vivais ton absence, ton absence éternelle.
Ô nuit difficile.
Souvenirs, nichés jusque dans les objets,
assiettes, verres, tasses
qu'au matin je trouverai dans l'armoire
intacts et assortis comme au jour où nous vous achetions
photos d'excursions, anciennes,
chargées de bien conserver à jamais
une aussi joyeuse absence,
vêtements, vestes, manteaux, écharpes, parapluies
désuets, inutilisables, amers
qu'on se saigna pourtant jadis pour acquérir,
cravates, nœuds coulants d'années décorées humblement,
commodes et chaises de la mezzanine,
pliantes, hors d'usage, dont je savais
dont je savais bien au fond pourquoi nous vous voulions.
Ô nuit difficile,
et ô mon père, ce coup de feu que dès l'enfance j'attendais
cinquante-quatre ans plus tard le voilà
cinquante-quatre ans plus tard te voilà tombé.
CIMETIÈRE DE VOITURES
Ici les mille bruissements du vent,
l'odeur indélébile de goudron et d'essence.
Ici, tout est ici, vieux vélos, mobylettes,
rétroviseurs de cars et grosses têtes de camions.
Ici, tout est ici, triporteurs boiteux, taxis au rebut
et trône de la reine des poules
le siège arrière d'une Mercedes pourrie.
Ici, tout est ici, tracteurs ensevelis,
rouleaux compresseurs,
excavatrices Caterpillar ou autres, ici, tout est ici,
et avec ça des milliers d'éternels «je t'aime»
qui furent prononcés entre les ferrailles
les chardons et les étrons secs.
LE TERRIBLE ASSASSIN JOHN BALL
Mais si vous deviez, vous disais-je, m'écouter
c'est que j'étais le regard
qui déplaçait en vous les voix des noyés.
Et si j'errais, amer sans cesse
C'est que j'avais la terreur au cœur comme le gibier
que l'on croyait à terre mais qui
de l'autre côté du buisson déjà
était contraint de fuir.
Quant à ce que j'ai fait j'ai payé pour tout,
très cher, croyez-moi, toute ma vie seul.
Comme le cierge oublié par le bedeau
et comme le vin que n'a pas bu, à table,
l'alcoolique pour avoir été offensé.
Comme la balance
sur le quai d'une gare depuis des années désaffectée
et comme une clé qu'on a vue pendant des mois dans la rue
mais que personne ne ramassait
car nul ne savait
nul ne savait où était sa porte.
C'est pourquoi vous deviez, vous disais-je, m'écouter.
Car j'étais l'huile peut-être
qui guérissait votre blessure, mais aussi le fruit
sur quoi marchait la bête, quand au dernier moment
tout s'est effondré, s'est brisé dans le ravin,
chargement et charrette.
Et même le vent qui liait votre blé,
mais aussi celui que vous avez lancé
lorsque vous avez fait le plus grand partage
de bonheur au monde, c'était moi,
je n'ai rien dit alors à aucun de vous,
mais j'ai juré, quand je l'ai compris, une vengeance éternelle
et mon âme est restée inachevée comme une moitié de maison
ou comme l'église détruite par le séisme
dont le clocher n'a pas bougé,
devenu le nid de la cigogne,
nid de la cigogne aussi la cloche.
CHIEN
Chien qui suis le cheval
et chien qui gardes le chapeau du maître.
Dans le givre tu mènes des nomades
qui sans bruit te font confiance.
Vois, vous marchez ensemble,
je vous aperçois fumants au fond de la plaine
allant de nouveau frapper à la porte du destin.
Chien, tu es insouciant,
mais tu renifles la mort et pleures dans les puits.
Chien, tête dure crâne convulsé par les lunes.
Tu es un frère, mais le souffle court comme un père.
Le crépuscule descend de ton museau et de tes yeux s'échappent
les étincelles d'un incendie ancien.
Tu lances ta voix dans l'au-delà puis, ébloui
tu restes à l'écouter comme étrangère.
Chien qui dévores, chien qui dévores les nuages.
UN BRIGAND PARLE
Je suis fatigué d'être sur les hauts plateaux
je veux descendre en bas
baiser la main d'une Marìa terrienne
qui dans son jardin accroche le lierre
et cuit, dans l'enclos d'à côté, la marmelade.
Je suis fatigué, je vous dis, fatigué,
la nuit de plus en plus me fatigue
et la fièvre invincible
comme l'ennemi les postes pris d'assaut, s'empare de moi.
C'est l'après-midi et déjà on va vers le soir.
La mort s'entrelace aux moulins d'eau rouillés,
les oiseaux partent, disparaissent
et les fous tout au fond de leurs oreilles
par des chiens sont pourchassés
par des chiens et des cloches.
SYLVIA PLATH
Main vigoureuse et cœur vaillant
elle dévoile l'usure dans ses replis.
Sa parole oiseau noir qu'une main non prévue
cherchant autre chose a dérangé de son nid ;
parole âpre et chaude, premier pleur de bébé
et première dent arrachée de l'enfant
dans une serviette blanche de baptême, rouge, sanglante.
Voix de lionne mais plainte de femme
qui se déshabille dans la pièce d'à côté
après l'annulation d'une sortie très désirée.
Bruits de pas indistincts, visites de mort.
Musique de claquements de bois, discours de silences, béances de vides
et poudre à feu hors d'haleine dans des creux de pluie.
Pressentiment de peur même en automne, mer,
campagne, larmes, passé, clarté, solitude
et au fond du lac
l'anneau de la mémoire qui brille.
ALTERNANCE PERPÉTUELLE
I
Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.
Une ombre mauve nous enveloppait dans les rues en mars
tandis que jouait du luth le petit catholique aux carrefours à Pâques
et ses yeux étaient plus rouges
que la religion elle même, oui, ses yeux.
Ossements au cimetière emportés par la crue
et le fleuriste «je ne connais pas le défunt,
mais je respecte le mort»,
continuait-il de dire devant l'église en avril.
«Vous avez une couleur sur la peau
contre quoi le soir trébuche, ô vieux,
et sur le visage une fin de guerre ;
dans vos poitrines on entend des petites voix
d'enfants de rêves noyés
et dans la pénombre de l'horizon là-bas
nostalgiques on voit luire faiblement
des photographies dans vos yeux, de jeunes mariés anciens»,
au piano jouait en mai la petite fille oubliée
tandis que pointus les seins de la jeune gitane
se dressaient comme des tentes en juillet
et aux lèvres de son sexe une fête
populaire, dansant, s'installait.
Visions en suspens dans l'air en août
ou bien «cela fait cinquante ans étant seul que je bois,
et je traîne dans les bars le soir et sors des tavernes
chantant pour toutes les filles qui semblent m'aimer
et éclaire-moi pour ça, mon foie, je te prie,
dans le ciel noir éclaire-moi,
toi de mon incendie la lune
de mon incendie la lune couleur de lait»,
psalmodiait dans la rue, en novembre, le buveur fou.
Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.
Vaisseaux dans le brouillard noyés en automne
foin regard jaune de l'été,
immobilité ombreuse d'avril
et tristesse de verre, de verre en mai
quand moi seul prenais le soleil dans l'enclos du jardin en fin de journée,
moi seul avec les serpents.
III
Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.
Du froid j'ai vu la noirceur terrible en janvier
et la poussée du soc
violemment le matin délogeant le ver
alors que voilà le vent régnant partout encore,
la grande panique de la foudre dans la nuit
tandis que le coq secoue son cou dans les ténèbres
lançant des pièces d'or
et le renard apeuré laisse tomber
l'oiseau mordu de sa gueule.
Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.
Quelle brillance de miroir
et quels nuages au ciel telle une barbe d'Ali-Pacha, en mars.
Les madrigaux du vent résonnent dans les étables
lorsque vient l'après-midi puis le soir
et l'aqueduc parmi les hordes là-haut
est de nouveau prêt à resplendir.
Comme une fumée la parole du chagrin heureux
lyrique élève le Jeudi Saint,
c'est le lointain Jésus de la peinture
et Jean soutient la mère à l'écart
tandis qu'une fille en chantant lave les cheveux de son vieux père
et sa voix, effrontée comme d'une prostituée future,
nous parvient du bout du monde.
Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année.
Boulier d'écolier en bois,
dont les couleurs m'éblouissent,
avant que j'apprenne à lire en septembre
tandis que j'ai vécu jadis en novembre la folie
prometteuse de danger
tandis que malgré le paradoxe notre âme alors exulte
et l'enfant qui porte en lui l'étincelle
par des gorges en spirale passe ensorcelé
vainqueur de la solitude féroce
de la louve ou du chacal.
Ô perpétuelle alternance des mois au long de l'année,
poitrine contre quoi jadis buta l'éclair
et main qui abattis le vent
et toi, ô mort, ours, femelle d'ours,
laitier, laitier vert.
Yòrgos Markòpoulos, né en 1951, n'est pas un inconnu sur volkovitch.com. On trouvera dans MADE IN GREECE un choix de poèmes plus anciens, tirés du volume bilingue publié naguère aux Cahiers grecs/Desmos. Entre son dernier recueil, Ne recouvre pas la rivière, et Chasseur caché (2010) d'où sont tirés ces neuf poèmes, douze ans ont passé, mais le poète n'est pas resté inactif, rédigeant deux essais, dont un sur Tàssos Livadìtis (notre poète de l'année l'an dernier), lisant les autres poètes et les encourageant par tous les moyens — Markòpoulos est le plus doux et le plus généreux des hommes.
On le sent rien qu'à le lire. Dans Chasseur caché on le retrouve tout entier, lui et sa poésie antérieure, et plutôt que de me répéter je renvoie le volkonaute à ma présentation sur MADE IN GREECE, que le présent recueil confirme absolument. Tout est là : douleur, mélancolie, tristesse du présent, nostalgie d'un monde ancien lui-même triste assurément, tout cela atténué, éclairé là aussi par la tendresse et la compassion. Étincelles inattendues des images, douce insistance de certains mots répétés telle une boiterie légère ou un piétinement d'envol impossible, ordre des mots un peu insolite parfois qui crée une tension, un écartèlement secret, tout concourt ici à donner à cette voix si simple apparemment son ampleur subtile, sa splendeur discrète.
Le poète en 1998. |