TÉMOIGNAGE
à Glory
De ce mouvement alterné entre
paysages fertile et stérile de l'amour
reste un cristal terni à l'arrogance rayée
ronces fleuries et parfums palpitant
à l'opposé de la tristesse.
La beauté n'est privilège de personne.
CONTRÔLE
«Je ne suis que fraîcheur, contrôle-moi !»
La voix mêlée à des sirènes
pleines de mots doux sur le local, le plein air, le premier choix.
Primeurs en foule, fruits mûrs
confusion de sons et couleurs, séductions du toucher.
Invisibles balances des sentiments.
Pièces mouillées, monnaie d'un échange pantomime.
Effleurements qui s'interrompent.
Dos d'argent et nageoires d'or des poissons.
C'est d'ici sans doute que venait la voix
dont le charme pêchait le contrôle.
Nous nous sommes regardés, tout contrôle à présent superflu.
PLUS BAS QUE LA PEUR
«Si tu me laisses entrer en toi, alors seulement je te montrerai le chemin» dit Pròsymnos au Dieu sorti de la cuisse de Zeus. Et lui, pour trouver sa mère frappée par l'épiphanie du Dieu, accepta, mais en déclarant : après l'avoir trouvée d'abord. Tous deux s'enfoncèrent dans les eaux noires du lac Alcyonie. Pendant un temps ils allèrent au hasard côte-à-côte. Le Dieu semblait perplexe et impatient. Le jeune homme lui découvre le passage secret, et le Dieu passe, mais Pròsymnos tomba dans des tourbillons et fut rejeté sur le rivage. Ainsi s'achèvent les missions des mortels. Et Dionysos et Sémélé à son côté s'avancent ruisselants de tendresse. Or voilà soudain que le Dieu voit le corps mort de Pròsymnos. Son visage exprime la gêne et la douleur. Avec un mort comment tenir à présent sa promesse ? Mais les dieux toujours trouvent une solution : Conduit par le figuier tout vert qui se dressait près de lui, il coupe un rameau vivace. Brisé de chagrin il l'adapte au phallus flétri du jeune homme. Et fidèle à son serment il s'unit à la dépouille de Pròsymnos.
Sans m'y attendre pris en pitié
tenant à l'envers le plateau des aumônes
plus bas que la peur
j'ai pu voir la face intérieure du fruit
par le trou que l'aiguillon d'un insecte
avait creusé vers la douceur de l'abîme —
d'un fruit qui sans fleurs se noue.
La lumière sur les rivages du miel rapatriée
touchait l'abîme de la bonté. Et dans les marais du miel
les suites seules gravées, les mouvements effacés.
Une profusion d'effacements ; entre permanence
et provisoire, du demi effacé
légèrement s'agite
laissant de temps à autre un signe tangible
parmi les hiéroglyphes des graines —
univers en miniature, pleine de signes divins
qui se parlent par énigmes ;
et que la peur originelle maintient dans l'illisible.
Mais si les messages des anciens dieux s'éternisent
le signe de Celui que sa mère a vu
sur la Croix était bien clair.
Sur la sainte extrémité flottait la malédiction desséchée.
Dans une durée blanche avant que je remonte vers l'obscur.
LA VOIX BIENVEILLANTE
C'est seulement que je ne t'attendais pas.
C'est seulement ta voix bienveillante.
C'est seulement que je ne te reverrai pas.
Tu seras le présent de mon avenir.
JE RESSENS TÔT
De ton humeur abrupte précurseur
le frêne sauvage pousse au miracle.
Mais toi détournant ta faveur
tu rends le matin sans cesse moins accessible.
Et tu ne quittes pas de la fatuité le sens unique.
La peau de lion du cynisme te fait paraître à l'aise.
Sans rival dans l'art de l'aride
tu dédaignes ce qui dans la rosée
de l'autre côté s'apprête à jaillir —
ce qui referait un malin de toi.
Tant d'inspirations et ta langue
ne veut toujours pas dégeler.
À l'ivresse qui t'assiège
tu renvoies d'en bas l'ennui de l'indifférent.
L'après-midi ne cesse de trébucher.
La sueur défait ta peau de lion.
Et tandis que sur l'écran du coucher de soleil
les couleurs complotent pour ta conversion
Tu titubes et balbuties quelque chose
comme «je ressens tôt».
JEÛNER DU SUPERFLU
Tueur d'oubli parfum du néflier
qui me ramènes près de la rivière
dans la profondeur fraîche où tu fleuris.
Sous les bruines joyeuses de novembre
en contrepoint fleuri aux feuilles mortes
entre les chants du rossignol et du crapaud.
Pour fêter la Présentation — de la Vierge au temple
et du blé à la terre.
Le halètement des bœufs
l'essoufflement du semeur
se mêlent aux accords de l'ocre et du vert.
Proclamation de salut l'arc-en-ciel.
S'appuyant au bout des labours il encercle l'oliveraie.
Jeûnant du superflu par la porte du hasard
j'entre à nouveau dans les affluents d'enfance.
Dans le refuge de mon adolescence.
Alors que tout se jouait encore
dans la brume des énigmes dont la pierre qui roule
toujours en moi rentre au pays.
Mais je suppose maintenant l'absence de solution.
Et s'il y en a, je n'en veux pas.
Ton parfum me suffit !
AIMÉ AMÈREMENT
à Constandìnos
père suicidé de ma mère
Si je te connaissais, t'aimerais-je donc tant ?
Si j'avais essuyé morve et larmes à tes genoux
les sanglots qui m'étouffaient seraient devenus des mots ?
Si je t'avais pris le cou avant que tu y plantes la lame, tu aurais changé d'avis ?
Sans la plainte du couteau la brise eût été plus douce ?
Si j'avais eu devant moi ta forme immaculée
la lumière eût été autre ?
Sur ton visage que je n'ai jamais vu
j'ai vu tout ce que jamais je ne reverrai.
Tu viens dans mon sommeil vêtu de bleu sombre
L'aube aux visées lumineuses un instant éteint
le gris de l'enfance
et la douleur cesse d'être successeur du sommeil.
Le blé, de l'or entre tes mains
Parfum la sueur à ton front qui coule
mentale pour cacher mes propres actes
plongé que je suis dans la nuit
embaumée du basilic.
Ton nom : dans le vide la moitié du monde.
Demi-mots, demi-mots, demi-mots !
Comment t'inclure dans mes propres paroles.
On dit... Mais moi je crois
que tu es parti comme une rose lasse de fleurir.
Ainsi lointain impérissable tu viens jusqu'au fond de moi
me hanter.
PRINTEMPS HORS DE SAISON
à ma sœur
L'encens du petit jour.
Mon souffle buée sur ton front
et tes mains sont chaudes encore.
Dix-neuf décembre
à la fenêtre le cerisier en fleurs
si tu lèves la tête un peu tu le verras.
Mais toi tu ne daignes même pas
battre des paupières.
Aux matins d'autrefois on se réveillait ensemble
mais à présent la nuit sur ton visage.
C'est ce printemps hors de saison
que tu as choisi pour nous renier !
Mais oui, je sais : tu étais si lasse.
MORALITÉ
Ce qui a refusé d'entrer dans ces mots
à d'autres est destiné.
D'autres sûrement liront le monde
mieux que moi.
Né en 1945, Christòphoros Liondàkis est depuis longtemps l'une des voix majeures de sa génération et de la poésie grecque tout entière. Très attaché à la poésie française, qu'il traduit en virtuose, lui ayant même consacré une anthologie, il se reconnaît pour maîtres Rimbaud, Rilke et Hölderlin. On peut lire une bonne partie de son œuvre en traduction aux éditions publie.net, et son avant-dernier recueil, Avant la lumière, aux éditions Desmos.
Le dernier recueil en date, Au bout de l'illusion, publié en 2010, fait comme les précédents dialoguer le présent et le passé, un passé à la fois national (près de trois mille ans d'histoire grecque) et personnel : la poésie de Liondàkis est hantée par son enfance, par sa Crète natale, par la nature omniprésente et enchanteresse — moins un décor en fait qu'un personnage à part entière.
«Nature aime se cacher», disait Héraclite. D'une densité, d'une splendeur sonore exceptionnelles, parcourue d'éclats de lumière, cette poésie est pour l'essentiel obscure, par nécessité, puisque le monde est un tissu d'énigmes. Tout y est dit de biais, à demi-mot, comme s'il s'agissait de secrets ou de révélations qui nous dépassent, comme s'il revenait au lecteur d'achever en lui le poème.
Christòphoros Liondàkis. |