Christòphoros LIONDÀKIS



TÉMOIGNAGE


à Glory


De ce mouvement alterné entre

paysages fertile et stérile de l'amour

reste un cristal terni à l'arrogance rayée

ronces fleuries et parfums palpitant

à l'opposé de la tristesse.


La beauté n'est privilège de personne.




CONTRÔLE


«Je ne suis que fraîcheur, contrôle-moi !»

La voix mêlée à des sirènes

pleines de mots doux sur le local, le plein air, le premier choix.

Primeurs en foule, fruits mûrs

confusion de sons et couleurs, séductions du toucher.

Invisibles balances des sentiments.

Pièces mouillées, monnaie d'un échange pantomime.

Effleurements qui s'interrompent.

Dos d'argent et nageoires d'or des poissons.

C'est d'ici sans doute que venait la voix

dont le charme pêchait le contrôle.

Nous nous sommes regardés, tout contrôle à présent superflu.




PLUS BAS QUE LA PEUR


«Si tu me laisses entrer en toi, alors seulement je te montrerai le chemin» dit Pròsymnos au Dieu sorti de la cuisse de Zeus. Et lui, pour trouver sa mère frappée par l'épiphanie du Dieu, accepta, mais en déclarant : après l'avoir trouvée d'abord. Tous deux s'enfoncèrent dans les eaux noires du lac Alcyonie. Pendant un temps ils allèrent au hasard côte-à-côte. Le Dieu semblait perplexe et impatient. Le jeune homme lui découvre le passage secret, et le Dieu passe, mais Pròsymnos tomba dans des tourbillons et fut rejeté sur le rivage. Ainsi s'achèvent les missions des mortels. Et Dionysos et Sémélé à son côté s'avancent ruisselants de tendresse. Or voilà soudain que le Dieu voit le corps mort de Pròsymnos. Son visage exprime la gêne et la douleur. Avec un mort comment tenir à présent sa promesse ? Mais les dieux toujours trouvent une solution : Conduit par le figuier tout vert qui se dressait près de lui, il coupe un rameau vivace. Brisé de chagrin il l'adapte au phallus flétri du jeune homme. Et fidèle à son serment il s'unit à la dépouille de Pròsymnos.


Sans m'y attendre pris en pitié

tenant à l'envers le plateau des aumônes

plus bas que la peur

j'ai pu voir la face intérieure du fruit

par le trou que l'aiguillon d'un insecte

avait creusé vers la douceur de l'abîme —

d'un fruit qui sans fleurs se noue.

La lumière sur les rivages du miel rapatriée

touchait l'abîme de la bonté. Et dans les marais du miel

les suites seules gravées, les mouvements effacés.

Une profusion d'effacements ; entre permanence

et provisoire, du demi effacé

légèrement s'agite

laissant de temps à autre un signe tangible

parmi les hiéroglyphes des graines —

univers en miniature, pleine de signes divins

qui se parlent par énigmes ;

et que la peur originelle maintient dans l'illisible.

Mais si les messages des anciens dieux s'éternisent

le signe de Celui que sa mère a vu

sur la Croix était bien clair.

Sur la sainte extrémité flottait la malédiction desséchée.

Dans une durée blanche avant que je remonte vers l'obscur.




LA VOIX BIENVEILLANTE


C'est seulement que je ne t'attendais pas.

C'est seulement ta voix bienveillante.

C'est seulement que je ne te reverrai pas.

Tu seras le présent de mon avenir.




JE RESSENS TÔT


De ton humeur abrupte précurseur

le frêne sauvage pousse au miracle.

Mais toi détournant ta faveur

tu rends le matin sans cesse moins accessible.

Et tu ne quittes pas de la fatuité le sens unique.

La peau de lion du cynisme te fait paraître à l'aise.

Sans rival dans l'art de l'aride

tu dédaignes ce qui dans la rosée

de l'autre côté s'apprête à jaillir —

ce qui referait un malin de toi.

Tant d'inspirations et ta langue

ne veut toujours pas dégeler.

À l'ivresse qui t'assiège

tu renvoies d'en bas l'ennui de l'indifférent.

L'après-midi ne cesse de trébucher.

La sueur défait ta peau de lion.

Et tandis que sur l'écran du coucher de soleil

les couleurs complotent pour ta conversion

Tu titubes et balbuties quelque chose

comme «je ressens tôt».




JEÛNER DU SUPERFLU


Tueur d'oubli parfum du néflier

qui me ramènes près de la rivière

dans la profondeur fraîche où tu fleuris.

Sous les bruines joyeuses de novembre

en contrepoint fleuri aux feuilles mortes

entre les chants du rossignol et du crapaud.

Pour fêter la Présentation — de la Vierge au temple

et du blé à la terre.

Le halètement des bœufs

l'essoufflement du semeur

se mêlent aux accords de l'ocre et du vert.

Proclamation de salut l'arc-en-ciel.

S'appuyant au bout des labours il encercle l'oliveraie.

Jeûnant du superflu par la porte du hasard

j'entre à nouveau dans les affluents d'enfance.

Dans le refuge de mon adolescence.

Alors que tout se jouait encore

dans la brume des énigmes dont la pierre qui roule

toujours en moi rentre au pays.

Mais je suppose maintenant l'absence de solution.

Et s'il y en a, je n'en veux pas.

Ton parfum me suffit !




AIMÉ AMÈREMENT


à Constandìnos

père suicidé de ma mère


Si je te connaissais, t'aimerais-je donc tant ?

Si j'avais essuyé morve et larmes à tes genoux

les sanglots qui m'étouffaient seraient devenus des mots ?

Si je t'avais pris le cou avant que tu y plantes la lame, tu aurais changé d'avis ?

Sans la plainte du couteau la brise eût été plus douce ?

Si j'avais eu devant moi ta forme immaculée

la lumière eût été autre ?

Sur ton visage que je n'ai jamais vu

j'ai vu tout ce que jamais je ne reverrai.


Tu viens dans mon sommeil vêtu de bleu sombre

L'aube aux visées lumineuses un instant éteint

le gris de l'enfance

et la douleur cesse d'être successeur du sommeil.

Le blé, de l'or entre tes mains

Parfum la sueur à ton front qui coule

mentale pour cacher mes propres actes

plongé que je suis dans la nuit

embaumée du basilic.


Ton nom : dans le vide la moitié du monde.

Demi-mots, demi-mots, demi-mots !

Comment t'inclure dans mes propres paroles.

On dit... Mais moi je crois

que tu es parti comme une rose lasse de fleurir.


Ainsi lointain impérissable tu viens jusqu'au fond de moi

me hanter.




PRINTEMPS HORS DE SAISON


à ma sœur


L'encens du petit jour.

Mon souffle buée sur ton front

et tes mains sont chaudes encore.

Dix-neuf décembre

à la fenêtre le cerisier en fleurs

si tu lèves la tête un peu tu le verras.

Mais toi tu ne daignes même pas

battre des paupières.

Aux matins d'autrefois on se réveillait ensemble

mais à présent la nuit sur ton visage.

C'est ce printemps hors de saison

que tu as choisi pour nous renier !

Mais oui, je sais : tu étais si lasse.




MORALITÉ


Ce qui a refusé d'entrer dans ces mots

à d'autres est destiné.

D'autres sûrement liront le monde

mieux que moi.



*


Né en 1945, Christòphoros Liondàkis est depuis longtemps l'une des voix majeures de sa génération et de la poésie grecque tout entière. Très attaché à la poésie française, qu'il traduit en virtuose, lui ayant même consacré une anthologie, il se reconnaît pour maîtres Rimbaud, Rilke et Hölderlin. On peut lire une bonne partie de son œuvre en traduction aux éditions publie.net, et son avant-dernier recueil, Avant la lumière, aux éditions Desmos.

Le dernier recueil en date, Au bout de l'illusion, publié en 2010, fait comme les précédents dialoguer le présent et le passé, un passé à la fois national (près de trois mille ans d'histoire grecque) et personnel : la poésie de Liondàkis est hantée par son enfance, par sa Crète natale, par la nature omniprésente et enchanteresse — moins un décor en fait qu'un personnage à part entière.

«Nature aime se cacher», disait Héraclite. D'une densité, d'une splendeur sonore exceptionnelles, parcourue d'éclats de lumière, cette poésie est pour l'essentiel obscure, par nécessité, puisque le monde est un tissu d'énigmes. Tout y est dit de biais, à demi-mot, comme s'il s'agissait de secrets ou de révélations qui nous dépassent, comme s'il revenait au lecteur d'achever en lui le poème.



Christòphoros Liondàkis.
Christòphoros Liondàkis.

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