TÉLÉTRANSPORTÉS
Le train monte avec ses lunes éteintes
et des étendards de triomphe
et de lointains évangiles des seigneurs
et le vent lance tantôt des sorts
tantôt des chiens secouant les linceuls des ténèbres
Plaies, pansements célestes
Le silence ne perd pas ses couleurs
il cache de noirs éclatements
Résistent tous ceux qui s'aiment
Tes jointures brillent dans la nuit obstinée
tu t'allonges les mains sur la terre
La pluie t'enveloppe
t'ensommeille, facile cadeau de mort
avec un cri avant ta perte
et tout ce que tu aimas caché
Quelles étincelles conservent la mémoire ?
Qu'est-ce qui est suite ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ?
Je bois dans les mots pour vivre
LUMIÈRE DANS LA MINE
Île je me lève
émergeant d'une carte muette
avec des racines d'eau obscures
et de saints silences de mort
Je tiens l'argile fraîche
pour faire monter feuilles et plantes grimpantes ;
pourpre de l'âme dans des jardins de pierre
herbe de mon esprit à l'abri des pillages
Des consonnes funèbres bégaient
dans le bleu qui m'a nourri
dans le ah ! qui sans cesse me promène
le temps me manque moi qui t'aime
désir sans paroles
et terres du lieu natal sans barrières
Les blessures on ne peut pas te les prendre
Je compte le temps qui fléchit aux bouts
et celui qui grandit en moi
tandis que monte le soleil
et que glissent les étés sur des roues chaudes
LA LUMIÈRE QUI S'AMENUISE
Corps non gardé
tandis que les années passent
et toi tu fêtes des souvenirs lumineux
comme la maison que tu ne cesses de repeindre
et dont sans cesse la couleur s'écaille
Chair qui accueillait des passions
et s'amenuise
avec l'inconnu qui te consume
comptant les lunes qui s'éteignent
Je me dis qu'ai-je conservé ? Combien de fois
me suis-je trouvé à l'intérieur du mot
qui a pris feu et brûle encore
Les eaux ont coulé depuis
quant à ma langue
de nombreux bœufs l'ont réduite au silence
Je comptais ainsi les blessures à moi-même
les deuils, les funérailles d'amour
les murmures et les auréoles
Alors il m'a parlé
en syllabes indéchiffrables
C'est ici que tout naît
ici que tout s'endort
dans des jardins remplis de noms
Depuis des siècles le vent les emporte
les aide à fuir avec ses tristes flûtes
L'ÂGE DE LA BLESSURE
Je ne conserve que des fragments
Des monnaies effacées par l'usage
restituées par la mémoire
à leur éclat premier
Je sais une étreinte facilement se vide
Elle sombre et disparaît
tandis que le feu la brûle
et ne cesse de monter
Je ne reste pas là
et je ne veux pas le perdre
Je tiens ton cou si blanc
la belle tête
les cheveux, herbes antiques
ondulant rivière sur ma poitrine
Tu glisses fiancée flottante jusqu'à la mer
dans ses sables chauds
dans les lis qui frémissent encore
blancs au moindre souffle
Ici tu t'enivrais dans des fontaines ornées
de silences et de murmures de feuilles
Sur le rocher que creuse la vague
tandis que l'eau se retire
et de nouveau prépare le retour
Il neige du silence
et moi je m'obstine à soulever des verbes couchés
DE LA POUSSIÈRE
Je suis dans l'explosion
de ta première nuit feu de Bengale craintif
avec fièvre et métaux enflammés
Me torturent encore les lunes
les aubes sur la mer
Les jardins en moi
et leurs mots verdoyants leur sens difficile
Galeries de mine et souvenirs anciens
tombeaux d'enfants, silences
et roseraies de mon enfance pillées
Les années me creusent
tandis que le soleil monte
marquant avril
de résine et de terre chaude
Je ne me lamente pas
Je dépose ce corps de poussière
sur la tienne
préservant à l'abri les habits de fête
et la pièce de monnaie que pendant des années
en chantant j'avais entre les dents
(Les manuscrits de la pluie)
PEUT-ÊTRE AVEC MUSIQUE
L'Histoire aveugle passe
suivie de rouges points de suspension
glissant en silence
au-dessus de lacs chagrins
de villes, d'herbe effrontée
Racine obscure la vie
Le corps émet ce peu de lumière
et monte
rencontrant des troupes anciennes
des pas perdus
des monologues secrets de héros
Du blanc qui s'ouvre frais dans le vent
des pluies qui n'ont pas fini
des souvenirs d'aiguille de montre
Ils ont des racines les nuages, chevaux ailés
Tout se couche à présent dans les yeux
tandis que la scène recule et que vient l'envelopper
d'une lumière de jasmin la poussière
TACHES DE SILENCE
Étés où l'on jeûne
miroirs brisés, adieux
claviers qui vous annulent
Qui donc puisque toi non ?
Quel vide
Absences, banquets funèbres, trahisons
langue engloutie
Beau lac
il revêt de silence
des épopées de déchirements
des fresques d'anges naufragés
des histoires que l'Histoire n'a pas voulu voir
Des images qui passent dans les couronnes
qui me trouent et je n'ose pas
et tout le temps je me tais
Je bois de l'amertume pour tenir
tandis que l'époque du PVC
pétrit des métaux chauds dans le ventre de la galaxie
pour tournoyer encore des passions
Rabindranath, Thabor et je monte
EMBALLAGE DURABLE
Les mots savent
Et la mémoire est de retour dans des caves englouties
dans ceux passés de baiser en baiser dans la détresse
Elle les revêt de nuages bâclés
les mène en procession
décrivant des courbes de feu dans la nuit
Sans ailes tu descends
dans les profondeurs de leur temps
dans leur silence noir
Le sang te mine
les coups chauds de ton cœur
l'autre regard
La tristesse est absente
mais de loin dans ses postes de guet
elle t'opprime
SOIR DE PLUIE
Toute la nuit durant la nuit dans les yeux
et les miroirs traçant
fraîches les images des disparus
Le père forme trouble
la tante à Tachkent
Tàkis et Pàvlos en Hongrie
Chrysànthi à trente ans
Ils mettent pied à terre des années enterrés
décrochant la mémoire
jusqu'à ses profondeurs cachées
Ils regardent, la faim dans les yeux
cette autre faim
qui n'a pas eu de chance
Ils ne parlent pas, s'obstinent et le code est brisé
Je les trouve dans des jardins
Dans des eaux et des vergers de l'esprit
dans des sources aveugles
les mains blanches et des herbes aux épaules
Sur des ponts coupés
Quelle époque dois-je revêtir ?
Comment garder ces trésors ?
ÉLECTRE
Nue face aux charmes du soleil
et la clé dans le fourreau
Qui dévaste le désir ?
Tu t'appuies contre un mur
contre un vers amphibie de la douleur
regardant au fond de l'horizon
Des oiseaux le tirent vers le bleu
et toi plongée dans le sang
tu ne prends aucune forme
Mais voici la sandale !
Un peu de tunique pourpre bruissante
et l'autre corps transparent monte
Sors du noir
et le pinceau aura des ailes
il modèlera la chair du désir chaude
que sa pulsation t'étouffe
Ouvre avec douceur le fourreau ;
ensuite la clé connaît son chemin
ÉLÉGIE DE LA CHAIR
On fait sien aisément l'inexistant
Une mémoire tournante te mène
vers des flancs chauds
des baisers, des verbes verts
Vers les pluies des yeux
ses membres se dénouant
Vers la lumière qui passait en secret
dessinant les courbes de la poitrine
et d'autres vallées de son corps
Bacchanales du désir
Des silences à présent te font danser
et tu tiens la goutte qui brûle ;
qui court encore sur sa chair
jusqu'au delta du buisson
aux lèvres abruptes
et bleuit
Le dithyrambe à présent se tait tandis
que la mémoire s'amenuise
et dans le peu s'enfonce
LE SENS ET SES OSCILLATIONS
Combien profondément dois-tu sentir
pour sentir ?
Comment creuses-tu des illusions consolantes
de ton esprit certitudes en or
qui t'ensevelissent par couleurs et parfums ?
Qui tète le vert et te détruit ?
Tu regardes le miroir
et peu après tu sembles un autre
tandis que se cache l'instant qui te change ;
il pousse un cri soudain, te trahit
Ici la pluie tombe
dans cette maison que tu as douloureusement soulevée
au point que c'est désormais une île
dans une mer obscure
nourrissant la vague
faisant monter les eaux
Tu sais où mène le jeu
et toi tu t'obstines
les métaux de la peur dans la poitrine
SANS DESTINATAIRE
Il aurait fallu me donner
beaucoup de noir
pour que j'apprenne lumière et couleur
L'autre coup d'œil
Tout ce que cache la voix
ce que cache la joie provisoire
cette rouille le commande
Des rameaux affamés prennent racine
consumant l'âme jusqu'au bout
Silence aux cheveux dénoués
La grenade s'ouvre
dans les tiroirs de l'esprit
et l'écorce amère au corps
Quel souci joue son violon
d'un archet nonchalant ?
Tout ce que contient la beauté qui te charme
Elle immobilise l'œil
te refuse les présents
tandis que tu attends petite plume
dans ta main ouverte et elle alors
soulève le vent et te la prend
(La terre qui demeure)
ÉPITAPHE
L'échelle de l'amour, transparente, fleurie
Les condamnés à mort, comment aiment-ils ?
Comment brisent-ils leurs liens pour monter ?
IMAGE
Ils se regardent sans parler depuis des années
au point que leurs vêtements se ressemblent
Eux toujours étrangers
ABATTOIRS DE LA LANGUE
Ordonnance imprévue
Muet et tu t'amenuises
Qui recueillera le sang ?
À tes pages vaincues ?
Tant de rouge
tant d'encre noire
ÎLE *
Il pleure tellement dans ma mémoire
qu'une mer s'étend autour de moi
* Les îles poussent dans la mer et gardent leurs distances. Entourées d'un bleu agité elles voyagent dans le silence et le temps. Parfois elles tombent malades et sombrent.
PERSÉPHONE
Les yeux ouverts
tétant le vide
Le ciel blêmit
Elle hésite
Fait un dernier pas dans l'esprit
dans l'enfant qui en grandissant riait
et la nuit
comme l'ont décidé les dieux irrévocables,
l'emporte avec lui dans la terre
(Coton noir)
COMPLEXE ŒDIPE
Déchiffre l'énigme
du Sphinx qui te suit
dans des endroits que tu n'as pas appris
dans des maisons où tu n'as pas vécu
à des carrefours pour toi difficiles
et d'autres que tu supposes
Formes et autres coins cachés de ton sort
flèches qui te cherchent
Et si tu réponds bien
Son ventre est de nouveau fécond
nouvelle énigme qui t'appelle
Sèche à présent la pâte à modeler
où s'est gravé ton destin
mais elle reste pâte à modeler qui recule
dès qu'aveugle tu cherches à apprendre
N'oublie pas
les choses cachées te maintiennent en vie
le temps que tu les déshabilles
(Lumière dans la mine)
Né en Épire en 1945, comédien, mathématicien à ses heures, traducteur d'Euripide, Aristophane et Lorca, Pànos Kyparìssis a publié une dizaine de recueils poétiques, dont quatre depuis 2000 : Les manuscrits de la pluie (2003), La terre qui demeure (2007), Coton noir (2009), Lumière dans la mine (2012).
Dense, intense, réduite à l'essentiel, hantée par le passé, les morts, les amours mortes, attirée par la terre et ses profondeurs, sa poésie est un lent tournoiement d'images, un ballet de lueurs dans l'obscurité. Elle parle un peu comme les oracles, mais sans arrogance, humblement, comme si le poète découvrait avec nous ces «mots verdoyants» au «sens difficile». Entourée de silence, luttant contre le déclin de la lumière, elle écoute, elle questionne, elle cherche.
Pànos Kyparìssis |