Pànos Kyparìssis




TÉLÉTRANSPORTÉS


Le train monte avec ses lunes éteintes

et des étendards de triomphe

et de lointains évangiles des seigneurs


et le vent lance tantôt des sorts

tantôt des chiens secouant les linceuls des ténèbres


Plaies, pansements célestes

Le silence ne perd pas ses couleurs

il cache de noirs éclatements


Résistent tous ceux qui s'aiment


Tes jointures brillent dans la nuit obstinée

tu t'allonges les mains sur la terre

La pluie t'enveloppe

t'ensommeille, facile cadeau de mort

avec un cri avant ta perte

et tout ce que tu aimas caché


Quelles étincelles conservent la mémoire ?

Qu'est-ce qui est suite ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ?


Je bois dans les mots pour vivre




LUMIÈRE DANS LA MINE


Île je me lève

émergeant d'une carte muette

avec des racines d'eau obscures

et de saints silences de mort


Je tiens l'argile fraîche

pour faire monter feuilles et plantes grimpantes ;

pourpre de l'âme dans des jardins de pierre

herbe de mon esprit à l'abri des pillages


Des consonnes funèbres bégaient

dans le bleu qui m'a nourri

dans le ah ! qui sans cesse me promène

le temps me manque moi qui t'aime

désir sans paroles

et terres du lieu natal sans barrières


Les blessures on ne peut pas te les prendre


Je compte le temps qui fléchit aux bouts

et celui qui grandit en moi

tandis que monte le soleil

et que glissent les étés sur des roues chaudes




LA LUMIÈRE QUI S'AMENUISE


Corps non gardé

tandis que les années passent

et toi tu fêtes des souvenirs lumineux

comme la maison que tu ne cesses de repeindre

et dont sans cesse la couleur s'écaille


Chair qui accueillait des passions

et s'amenuise

avec l'inconnu qui te consume

comptant les lunes qui s'éteignent


Je me dis qu'ai-je conservé ? Combien de fois

me suis-je trouvé à l'intérieur du mot

qui a pris feu et brûle encore


Les eaux ont coulé depuis

quant à ma langue

de nombreux bœufs l'ont réduite au silence

Je comptais ainsi les blessures à moi-même

les deuils, les funérailles d'amour

les murmures et les auréoles


Alors il m'a parlé

en syllabes indéchiffrables


C'est ici que tout naît

ici que tout s'endort

dans des jardins remplis de noms

Depuis des siècles le vent les emporte

les aide à fuir avec ses tristes flûtes




L'ÂGE DE LA BLESSURE


Je ne conserve que des fragments

Des monnaies effacées par l'usage

restituées par la mémoire

à leur éclat premier


Je sais une étreinte facilement se vide

Elle sombre et disparaît

tandis que le feu la brûle

et ne cesse de monter


Je ne reste pas là

et je ne veux pas le perdre

Je tiens ton cou si blanc

la belle tête

les cheveux, herbes antiques

ondulant rivière sur ma poitrine


Tu glisses fiancée flottante jusqu'à la mer

dans ses sables chauds

dans les lis qui frémissent encore

blancs au moindre souffle

Ici tu t'enivrais dans des fontaines ornées

de silences et de murmures de feuilles

Sur le rocher que creuse la vague

tandis que l'eau se retire

et de nouveau prépare le retour


Il neige du silence

et moi je m'obstine à soulever des verbes couchés




DE LA POUSSIÈRE


Je suis dans l'explosion

de ta première nuit feu de Bengale craintif

avec fièvre et métaux enflammés


Me torturent encore les lunes

les aubes sur la mer

Les jardins en moi

et leurs mots verdoyants leur sens difficile


Galeries de mine et souvenirs anciens

tombeaux d'enfants, silences

et roseraies de mon enfance pillées


Les années me creusent

tandis que le soleil monte

marquant avril

de résine et de terre chaude

Je ne me lamente pas

Je dépose ce corps de poussière

sur la tienne

préservant à l'abri les habits de fête

et la pièce de monnaie que pendant des années

en chantant j'avais entre les dents


(Les manuscrits de la pluie)




PEUT-ÊTRE AVEC MUSIQUE


L'Histoire aveugle passe

suivie de rouges points de suspension

glissant en silence

au-dessus de lacs chagrins

de villes, d'herbe effrontée


Racine obscure la vie

Le corps émet ce peu de lumière

et monte

rencontrant des troupes anciennes

des pas perdus

des monologues secrets de héros

Du blanc qui s'ouvre frais dans le vent

des pluies qui n'ont pas fini

des souvenirs d'aiguille de montre


Ils ont des racines les nuages, chevaux ailés


Tout se couche à présent dans les yeux

tandis que la scène recule et que vient l'envelopper

d'une lumière de jasmin la poussière




TACHES DE SILENCE


Étés où l'on jeûne

miroirs brisés, adieux

claviers qui vous annulent


Qui donc puisque toi non ?


Quel vide

Absences, banquets funèbres, trahisons

langue engloutie


Beau lac

il revêt de silence

des épopées de déchirements

des fresques d'anges naufragés

des histoires que l'Histoire n'a pas voulu voir


Des images qui passent dans les couronnes

qui me trouent et je n'ose pas

et tout le temps je me tais


Je bois de l'amertume pour tenir

tandis que l'époque du PVC

pétrit des métaux chauds dans le ventre de la galaxie

pour tournoyer encore des passions


Rabindranath, Thabor et je monte




EMBALLAGE DURABLE


Les mots savent

Et la mémoire est de retour dans des caves englouties

dans ceux passés de baiser en baiser dans la détresse

Elle les revêt de nuages bâclés

les mène en procession

décrivant des courbes de feu dans la nuit


Sans ailes tu descends

dans les profondeurs de leur temps

dans leur silence noir


Le sang te mine

les coups chauds de ton cœur

l'autre regard


La tristesse est absente

mais de loin dans ses postes de guet

elle t'opprime




SOIR DE PLUIE


Toute la nuit durant la nuit dans les yeux

et les miroirs traçant

fraîches les images des disparus


Le père forme trouble

la tante à Tachkent

Tàkis et Pàvlos en Hongrie

Chrysànthi à trente ans


Ils mettent pied à terre des années enterrés

décrochant la mémoire

jusqu'à ses profondeurs cachées

Ils regardent, la faim dans les yeux

cette autre faim

qui n'a pas eu de chance


Ils ne parlent pas, s'obstinent et le code est brisé


Je les trouve dans des jardins

Dans des eaux et des vergers de l'esprit

dans des sources aveugles

les mains blanches et des herbes aux épaules


Sur des ponts coupés


Quelle époque dois-je revêtir ?

Comment garder ces trésors ?




ÉLECTRE


Nue face aux charmes du soleil

et la clé dans le fourreau


Qui dévaste le désir ?


Tu t'appuies contre un mur

contre un vers amphibie de la douleur

regardant au fond de l'horizon


Des oiseaux le tirent vers le bleu

et toi plongée dans le sang

tu ne prends aucune forme


Mais voici la sandale !

Un peu de tunique pourpre bruissante

et l'autre corps transparent monte


Sors du noir

et le pinceau aura des ailes

il modèlera la chair du désir chaude

que sa pulsation t'étouffe


Ouvre avec douceur le fourreau ;

ensuite la clé connaît son chemin




ÉLÉGIE DE LA CHAIR


On fait sien aisément l'inexistant


Une mémoire tournante te mène

vers des flancs chauds

des baisers, des verbes verts


Vers les pluies des yeux

ses membres se dénouant

Vers la lumière qui passait en secret

dessinant les courbes de la poitrine

et d'autres vallées de son corps


Bacchanales du désir


Des silences à présent te font danser

et tu tiens la goutte qui brûle ;

qui court encore sur sa chair

jusqu'au delta du buisson

aux lèvres abruptes

et bleuit


Le dithyrambe à présent se tait tandis

que la mémoire s'amenuise

et dans le peu s'enfonce




LE SENS ET SES OSCILLATIONS


Combien profondément dois-tu sentir

pour sentir ?


Comment creuses-tu des illusions consolantes

de ton esprit certitudes en or

qui t'ensevelissent par couleurs et parfums ?


Qui tète le vert et te détruit ?


Tu regardes le miroir

et peu après tu sembles un autre

tandis que se cache l'instant qui te change ;

il pousse un cri soudain, te trahit


Ici la pluie tombe

dans cette maison que tu as douloureusement soulevée

au point que c'est désormais une île

dans une mer obscure

nourrissant la vague

faisant monter les eaux


Tu sais où mène le jeu

et toi tu t'obstines

les métaux de la peur dans la poitrine




SANS DESTINATAIRE


Il aurait fallu me donner

beaucoup de noir

pour que j'apprenne lumière et couleur


L'autre coup d'œil


Tout ce que cache la voix

ce que cache la joie provisoire

cette rouille le commande

Des rameaux affamés prennent racine

consumant l'âme jusqu'au bout


Silence aux cheveux dénoués


La grenade s'ouvre

dans les tiroirs de l'esprit

et l'écorce amère au corps


Quel souci joue son violon

d'un archet nonchalant ?


Tout ce que contient la beauté qui te charme

Elle immobilise l'œil

te refuse les présents

tandis que tu attends petite plume

dans ta main ouverte et elle alors

soulève le vent et te la prend


(La terre qui demeure)




ÉPITAPHE


L'échelle de l'amour, transparente, fleurie


Les condamnés à mort, comment aiment-ils ?

Comment brisent-ils leurs liens pour monter ?




IMAGE


Ils se regardent sans parler depuis des années

au point que leurs vêtements se ressemblent


Eux toujours étrangers




ABATTOIRS DE LA LANGUE


Ordonnance imprévue

Muet et tu t'amenuises


Qui recueillera le sang ?

À tes pages vaincues ?

Tant de rouge

tant d'encre noire




ÎLE *


Il pleure tellement dans ma mémoire

qu'une mer s'étend autour de moi


* Les îles poussent dans la mer et gardent leurs distances. Entourées d'un bleu agité elles voyagent dans le silence et le temps. Parfois elles tombent malades et sombrent.




PERSÉPHONE


Les yeux ouverts

tétant le vide


Le ciel blêmit


Elle hésite

Fait un dernier pas dans l'esprit

dans l'enfant qui en grandissant riait

et la nuit

comme l'ont décidé les dieux irrévocables,

l'emporte avec lui dans la terre


(Coton noir)




COMPLEXE ŒDIPE


Déchiffre l'énigme

du Sphinx qui te suit

dans des endroits que tu n'as pas appris

dans des maisons où tu n'as pas vécu

à des carrefours pour toi difficiles

et d'autres que tu supposes


Formes et autres coins cachés de ton sort

flèches qui te cherchent


Et si tu réponds bien

Son ventre est de nouveau fécond

nouvelle énigme qui t'appelle


Sèche à présent la pâte à modeler

où s'est gravé ton destin

mais elle reste pâte à modeler qui recule

dès qu'aveugle tu cherches à apprendre


N'oublie pas

les choses cachées te maintiennent en vie

le temps que tu les déshabilles


(Lumière dans la mine)




*


Né en Épire en 1945, comédien, mathématicien à ses heures, traducteur d'Euripide, Aristophane et Lorca, Pànos Kyparìssis a publié une dizaine de recueils poétiques, dont quatre depuis 2000 : Les manuscrits de la pluie (2003), La terre qui demeure (2007), Coton noir (2009), Lumière dans la mine (2012).

Dense, intense, réduite à l'essentiel, hantée par le passé, les morts, les amours mortes, attirée par la terre et ses profondeurs, sa poésie est un lent tournoiement d'images, un ballet de lueurs dans l'obscurité. Elle parle un peu comme les oracles, mais sans arrogance, humblement, comme si le poète découvrait avec nous ces «mots verdoyants» au «sens difficile». Entourée de silence, luttant contre le déclin de la lumière, elle écoute, elle questionne, elle cherche.



Pànos Kyparìssis
Pànos Kyparìssis

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