ULYSSE
La prison que j'avais dans ma tête
je m'en suis délivré à bas prix
pour un paquet de cigarettes acheté
place Omònia dans un kiosque à femmes nues
maintenant je marche à peu près comme un homme libre
agitant il est vrai un peu plus que nécessaire
mon parapluie
voilà soudain que souffle un sirocco
tout mon corps se soulève
et je marche sur les toits de la ville
pourris par les pluies et l'azote
et en bas sur le fond pillé
de l'Achéron immense urne funéraire
remuant la lie des beuveries ancestrales
coulées de sperme d'huile meurtres mégots chairs décomposées
ossements des morts
empereurs antiques héros glorieux
et ma mère je m'y attendais pas
putain mais qu'est-ce qu'elle vient faire là
son idiote de belle fille dans un bordel de Benghazi
s'est mise à parler
un rat est venu lui bouffer la langue
comprenant que je n'étais pas encore des leurs
travailleur saisonnier petits boulots
éboueur
à durée déterminée
j'ai eu des soupçons parfois
et des centaines de petites aiguilles me déchiraient le cœur
pourtant je prenais grand soin d'éviter que se déchire
mon costume en chaux
et qu'en dessous apparaisse l'icône toute nue
immaculée
écrasante
l'image
la vraie
PÉNÉLOPE
Le visage humain après ce qu'on en a fait est plein de fissures
chaque matin au réveil une fois lavé avant de s'essuyer
mouillé encore
dans le miroir on les compte
rappel des vaines promesses de bonheur
un jour j'ai effleuré du doigt
les lèvres de la plus grande
elles s'ouvraient vagin ardent
avec horreur j'ai regardé le gouffre ouvert là-dessous
ténèbres à perte de vue
j'ai mis les doigts et
soudain je m'enfonçais
chose inespérée
je m'enfonçais
dans une humide inexistence
et sans aucune lumière nulle part où s'accrocher
vertige
alors j'ai souhaité le fond comme une délivrance pleine de sang
pas eu le temps
dans le dernier tour l'énorme filet de l'araignée
me rappelant
mon destin
TÉLÉMAQUE
Mes mains coupées à la dernière guerre furent le butin de braconniers
qui mirent dans des chaines rouillées ce qui restait
c'est pourquoi tu me vois là tenir entre mes dents l'encrier
peindre avec la langue
la page constellée de gouttes
de mon sang
ce qui reste des lèvres chairs déchirées
gencives émail dents cassées
larmes bave
et je ne parle pas de moi
mais ma mère cette salope me dégoûte
qui ouvre la fenêtre à des tentations par dizaines
et les fait bander
la chienne
puis largués la douche froide
jouissant de son royal pouvoir sur tant de mâles
même si la fouettait affreusement la fournaise de la chair
chaque fois qu'elle s'éveillait drapée dans la vigueur de l'aube
vaincue par les fantômes de la nuit
et pourtant
je ne parle pas de moi
c'est pourquoi ces jours-ci je pense tellement à Néoptolème
et à tant d'autres
génération brûlée
ma génération
(Electrographie)
ADIEU
Mon amour je dois de nouveau partir tout entier submergé de mort interrupteurs passages illuminés parcours balisant les nuits lumières jaunes rouges chaque voyage même voyage gares ports aéroports errance répétée sans fin sans but chantiers navals quais usines préfabriqués grands travaux nos oliviers antiques se tiennent aujourd'hui dans le fond disparates comment pourrai-je aimer
BIEN DES FOIS DANS LA NUIT
Bien des fois dans la nuit on entend les bruits qu'on s'attend à entendre c'est là bien sûr une situation tout à fait imaginaire comme les plaies au corps des arbres mais il faut bien partir de quelque part la nuit cris d'extase bruits familiers le grincement des ressorts de lits inconnus quelque part au fond un robinet s'ouvre un corps avec une précision mathématique s'insinue dans l'eau cette ville est secouée la nuit les seuls instants où elle pourrait vivre les cadavres enlacés d'amants non exaucés flottent dans l'air instants d'emprunt les lumières se plient souffles accordés toute la nuit les éboueurs charrient les ordures et cette chemise de nuit sans corps que j'ai trouvée un jour pendue à des fils électriques voisins je l'ai gardée en douce trophée consolation compagnie silencieuse pour essuyer la nuit des larmes illégales en sacrifice à de petites idoles de solitude ensanglantées sous le sourire moqueur des anges
L'APPARTEMENT
Je suis absent de chez moi depuis longtemps la serrure vient de grincer inquiétante comme le voleur dans l'alignement de la nuit où je suis revenu reconstruire ma vie la lampe qui hésitait même si elle se devait plutôt de s'allumer tandis que j'étais planté dans le couloir abasourdi sans voix inspectant timidement une à une les chambres mon angoisse augmente violemment toutes mes affaires mortes comme je les avais laissées immobilisées dans un autre point du temps mon pantalon jeté en tapon dans les draps défaits dans la cuisine un verre d'où s'était évaporé le peu d'eau qui devait y être au fond volets fenêtres tout hermétiquement fermé où donc toute cette poussière trouve-t-elle la force d'écarter les volumes autour d'elle je tournoie indécis jour et nuit volets fermés lumières éteintes ne faisant rien n'osant pas reconstruire ma vie qui est à moi et ne l'est pas car je suis absent depuis tant d'années
(Fragments)
DANS LA CERVELLE D'ILKHAN
Tardant car j'embusque les infarctus
dans vos petits
cœurs langues avidement
léchant serpents par milliers artères le sang
goût amer de la trahison adoration
mes yeux qui prêtant
dans vos yeux
des marionnettes qui tirant les fils
crématoire vertèbres cendres
*
C'est
que j'ai gardé quelques feuilles pour le printemps cette année
sous le grand fleuve
le long de ma colonne vertébrale coule du feu
articulant désarticulant
vertèbres vaisseaux contigus tous les os
se tordant
chaque jour tandis que je me perds
dans le fond toujours plus obscur
qui se rétrécissant point noir dans la prunelle
noire la lumière
*
Par égard pour les cimetières d'hiver
où je repose mes lunes
je réinvente ma langue
faisant naître en soufflant la mort
mon haleine
je remets le feu aux voyelles
fabriquant de la poudre
pâte à modeler aux doigts les visions
et tous les drames pantins dans les larmes
translucides
pierre sur pierre j'avance
je crée j'inonde
un monde entier
dans la terre où je m'enfonce à nouveau
afin de passer à la lumière
je rêve
ainsi nu à votre porte
de mettre le feu
à vos rêves
(Mythologie)
Des yeux coulait du sang au tournant du jour
ballet caché oreiller de la nuit les démons
ailes noires hurlant
griffes queue qui déchirant
première blessure la balle
et dans le crépuscule il passait invisible vers le jour
dans la pluie hangars larmes aux mains
chambres obscures d'adolescents
la musique monotone
et la mère
solitude
*
Ils couraient pilleurs de tombes les ténèbres les aveuglant
à quatre pattes et bâtissant
à quatre pattes et bâtissant
l'espace ultime de l'être intérieur
et se dressaient les surfaces humide
et la pierre de s'élargir en kilomètres
le souffle des milliers d'années dedans
et non pas dans la terre nuit
et non pas nuit les mains
les compagnons jambes têtes l'asphyxie blessure
les os se multiplient ruines dans l'alternance
et chaque jour un mort à l'aurore
à quatre pattes espérant
à quatre pattes espérant
taillant la pierre écriture et tâtonnant
le même endroit périodiquement des aveugles dedans
et non pas nuit dans la terre
et non pas nuit dressant
avec ses griffes un miroir-vie
(Kersòdia)
[...] Le soleil pierre tombale couvrait de son poids ma chair d'où s'élevaient mes remords.
Un pays de sable une ville de sable portes géantes statues aucun garde. Un monde fait d'argile fondait s'évaporait. Rien ne restait. Une rectitude farouche. J'avais des visions de courbes me ruais sur le cercle le pénétrais magma noyau l'œil dans le noyau du soleil. La lumière qui ressuscitait et je marchais dans mon ombre. Je baptisais lance ma langue et vinaigre mes larmes. Je crachais une à une mes épines mon cœur figuier de Barbarie. Mes paroles qui coulaient et les pierres qui roulaient. Blanc manteau l'ange descendu distribuait mes vêtements déroulait la langue et chassait mes biens. Les vents balayaient de leurs langues mes cordons ombilicaux. Le pied butait sur un objet pointu et je m'élevais.
Et voilà que par moments je m'insurgeais et l'on voyait soudain ma pensée enlacée par le vent. Moi je me limitais à ce que je ne pouvais voir et ce que ne pouvais dire soudain je m'agrandissais la lampe se brisait et je m'éparpillais au firmament léger libre comme la cendre. Vous avez trois vœux, monologuais-je... ça partait en couille, un cœur carbonisé et je chantais !
O silençio das palavras
O silençio das palavras
Et ma langue se nouait.
(Les contes du désert)
VI
Dis donc mon père
tu sais quoi
je ne comprends pas pourquoi
tu refuses de mourir
Tu t'interroges encore
sur Absalon
et te lamentes
Je me demande en vérité
Adonias a même tué des agneaux des moutons des veaux
Alors qu'attends-tu ?
Tous pour finir nous nous entretuerons.
Tous comme des fous chevaucherons nos mulets
le cadavre d'Amnon
dépecé pourrira
et on ne trouvera personne
personne ! tu entends ? —
pour pleurer.
Vitrines qui se brisent pierres bras
qui se tendent
bouteilles
tes subjonctifs un à un prendront feu
tous consumés dans l'holocauste.
Hébron se soulèvera tout entière dans les flammes
les barricades et les frondes.
Alors qu'attends-tu ?
Endors-toi, père.
Bénis, père, et endors-toi.
Je te laisse. Je me suis assez occupé de toi.
Mon fils m'attend au coin de la rue.
(moi aussi je dois vivre quelque part entre deux)
(Le silence de Saba)
Zìssis Aïnalis, né en 1982 à Athènes, installé à Paris où il prépare une thèse en histoire byzantine, déploie une activité débordante : traducteur, essayiste, le jeune poète a déjà six recueils à son actif, dont certains encore inédits, qui explorent des formes diverses tout en conservant un air de famille.
Voyageur dans le temps comme beaucoup de poètes grecs, Aïnalis poursuit un incessant dialogue avec le passé. Dialogue difficile : Les grandes figures du mythe (comme ici Ulysse, Pénélope et Télémaque) sont malmenées avec violence. La question de l'héritage, du rapport entre générations tourmente particulièrement ce représentant d'une «génération brûlée», qui se sent sacrifiée. Ses poèmes sont habités par un désespoir et une rage qu'on aurait tort de croire uniquement suscités par les malheurs actuels de son pays : les invectives du Silence de Saba, paru en 2011, se retrouvent dans le premier recueil, Électrographie, datant de 2006. Le mal est plus profond.
Mythes anciens défigurés, réalité présente sordide... Pourtant la poésie d'Aïnalis est en même temps habitée par une énergie torrentielle, un bouillonnement inépuisable, et parfois traversée de beaux envols — même s'il faut ensuite retomber dans la boue.
Zìssis Aïnalis. |