C.P. CAVÀFIS



BIEN RAREMENT (I, 49)


C'est un vieillard. Épuisé, voûté,

ravagé par les ans, les excès

à pas traînants il traverse la ruelle.

Et malgré tout, rentrant chez lui, voulant cacher

ses maux et sa vieillesse, il évalue

ce qui l'attache encore à la jeunesse.


Des jeunes gens à présent récitent ses poèmes.

Dans leurs yeux vifs défilent ses visions.

Leur esprit sain et voluptueux,

leur chair harmonieuse et ferme

par son image de la beauté sont émus.




DANS LA BOUTIQUE (I, 50)


Il les a, d'une main précautionneuse

enveloppées dans une soie précieuse.


Rose toute en rubis, violettes d'améthyste,

perles formant des lis. Telles que cet artiste


les a voulues : belles pour lui, loin de ce qu'offre

à ses yeux la nature. Il va les mettre au coffre,


exemples d'un travail hardi et plein d'adresse.

Et lorsqu'un acheteur aux bijoux s'intéresse,


il sort de leurs écrins chaînettes et colliers,

bagues et bracelets, objets moins singuliers.




MER MATINALE (I, 52)


M'arrêter là. Voir un peu moi aussi la nature.

De la mer matinale et du ciel sans nuage

les bleus éclatants, le jaune des sables ; toutes choses

belles, dans une lumière superbe.


M'arrêter là. Et croire que je vois tout cela

(qu'en arrivant j'ai vraiment vu un instant) ;

et non, là encore, mes rêves,

mes souvenirs, les images du plaisir.




DEPUIS NEUF HEURES (I, 63)


Minuit et demi. Le temps est vite passé

depuis neuf heures, lorsqu'allumant la lampe,

je me suis assis là. Je suis resté sans lire,

sans dire un mot. Dire un mot, mais à qui,

tout seul dans cette maison.


L'image de mon jeune corps,

depuis neuf heures et la lampe allumée,

est venue me trouver, me rappelant

des chambres fermées, embaumées,

une volupté ancienne — audacieuse volupté !

elle a aussi amené devant mes yeux,

des rues devenues depuis méconnaissables,

des lieux de plaisir pleins de vie, qui ne sont plus,

des théâtres et des bars qui existèrent jadis.


L'image de mon jeune corps

est venue m'apporter aussi la tristesse :

deuils de famille, séparations,

sentiments de mes proches, sentiments

des morts, si peu écoutés.


Minuit et demi. Comme le temps passe vite.

Minuit et demi. Comme les années sont vite passées.




VOIX (I, 95)


Voix idéales, bien-aimées

de ceux qui sont morts, ou de ceux

perdus pour nous comme sont les morts.


Parfois elles parlent dans nos rêves ;

parfois l'esprit en pensée les entend.


Et avec elles un instant reviennent

des sons de la première poésie de notre vie —

comme une musique, la nuit, lointaine, qui s'éteint.




SI VRAIMENT IL EST MORT (II, 14)


«Où s'est-il retiré, où a-t-il disparu, le Sage ?

Après avoir fait tant de miracles,

tandis que la renommée de son enseignement

se répandait dans une foule de nations,

il s'est éclipsé soudain, et nul n'a pu avec certitude

savoir ce qu'il est devenu

(nul n'a jamais vu son tombeau).

Certains soutiennent qu'il est mort à Ephèse.

Mais Damis n'écrit rien là-dessus ; rien

sur la mort d'Apollonios dans ce qu'a écrit Damis.

D'autres disent qu'il s'est volatilisé à Lindos.

À moins que ne soit vrai

ce qu'on raconte, qu'il est monté au ciel en Crète,

dans l'ancien temple de Dictymne ? —

Nous connaissons cependant cette merveille,

sa surnaturelle apparition

à un jeune étudiant de Tyane. —

Sans doute le temps n'est pas encore venu

pour lui de se montrer au monde comme autrefois ;

ou peut-être, métamorphosé, il circule

méconnaissable parmi nous. — Mais il réapparaîtra

tel qu'il était, pour enseigner ce qui est juste ; alors, bien sûr

il ramènera le culte de nos dieux,

et nos cérémonies grecques raffinées.»


Ainsi rêvait dans son pauvre logis

— après avoir lu de Philostrate

la Vie d'Apollonios de Tyane

l'un des rares païens,

l'un des très rares qui subsistaient. D'ailleurs

personne insignifiante et craintive — il feignait

d'être chrétien et fréquentait l'église.

Régnait à cette époque,

dans une extrême dévotion, le vieux Justin,

et Alexandrie exécrait, ville pieuse,

les misérables idolâtres.




DARIUS (II, 18)


Le poète Phernase entame

la partie principale de son poème épique.

Il dit comment le royaume des Perses

échut à Darius, fils d'Hystaspe. (C'est de lui

que descend notre illustre roi,

Mithridate, Dionysos Eupator.) Ce thème exige

de la philosophie ; il faut analyser

les sentiments supposés de Darius :

orgueil sans doute, et ivresse ; non — plutôt

une conscience de la vanité des grandeurs.

Le poète est perdu dans ses pensées.


Mais son serviteur l'interrompt, qui entré

en courant, lui annonce la terrible nouvelle.

Nous sommes entrés en guerre contre les Romains.

Le gros de notre armée a passé la frontière.


Le poète reste coi. Ô malheur !

Comment donc pourra-t-il, notre illustre roi,

Mithridate, Dionysos Eupator,

s'intéresser à des poèmes grecs ?

Des poèmes grecs, rendez-vous compte, en pleine guerre.


Phernase s'impatiente. Quelle malchance !

Alors qu'il était sûr, avec son Darius,

de se faire connaître, et de clouer le bec

une fois pour toutes à d'envieux détracteurs.

Quel retard, quel retard dans ses plans !


Et si ce n'était qu'un retard, passe encore.

Mais il faut voir si notre Amissos

est sûre. La ville n'est pas spécialement fortifiée.

Ce sont des ennemis terribles, ces Romains.

Pouvons-nous en venir à bout, nous,

Cappadociens ? Est-ce imaginable ?

Est-ce le moment de nous mesurer aux légions ?

Grands dieux, protecteurs de l'Asie, aidez-nous. —


Mais au milieu de tout ce trouble et de cette colère,

l'idée poétique, obstinée, va et vient —

le plus probable, mais bien sûr, c'est l'orgueil et l'ivresse ;

orgueil, ivresse, voilà ce qu'éprouvait Darius.




JOURS DE 1909, 10 ET 11 (II, 73)


D'un pauvre diable de marin

(venu d'une île de l'Égée) il était le fils.

Il travaillait dans une forge. Vêtu de vieilles nippes.

Ses chaussures de travail trouées, misérables.

Ses mains tachées de rouille et d'huile.


Le soir, à la fermeture,

s'il désirait quelque chose très fort,

une cravate un peu chère

une cravate pour le dimanche,

ou si l'avait séduit dans une vitrine

une jolie chemise bleue,

pour quelques sous il vendait son corps.


Je me demande si dans les temps antiques

l'illustre Alexandrie eut jeune homme plus beau,

et plus parfait que celui-là — en pure perte :

il n'y eut de lui, on s'en doute, ni statue, ni portrait ;

jeté dans cette pauvre forge,

son pénible labeur et les tristes débauches

du peuple, l'eurent vite usé.




S'ILS SE DONNAIENT LA PEINE (II, 85)


Me voilà presque à la rue, sans le sou.

Cette ville maudite, Antioche

m'a dévoré tout mon argent :

cette maudite et sa vie coûteuse.


Mais je suis jeune, en parfaite santé.

Je possède admirablement le grec

(je connais par cœur Aristote, Platon ;

les rhéteurs, les poètes, tout ce qu'on veut).

En art militaire, j'ai des notions,

et je suis ami avec des chefs de mercenaires.

En administration, je m'y connais pas mal.

Alexandrie, j'y suis resté six mois, l'an dernier ;

je connais assez bien (utile, ça aussi) ce qui s'y passe :

les visées du Malfaiteur, ses sales coups, tout ça.


D'où je conclus que je suis pleinement

indiqué pour servir ce pays,

ma patrie bien-aimée, la Syrie.


Quel que soit le travail qu'on me donne, je ferai tout

pour être utile à mon pays. C'est là mon intention.

Mais s'ils m'en empêchent avec leurs manœuvres —

on les connaît, ces petits malins : n'en parlons pas —

s'ils m'en empêchent, est-ce ma faute ?


Je m'adresserai d'abord à l'Esclave

et si cet idiot me dédaigne,

j'irai chez son rival, Nez-Crochu,

et si ce crétin ne m'engage pas non plus,

je m'en vais tout droit chez Hyrcan.


De toute façon, l'un des trois me prendra.


D'ailleurs j'ai la conscience tranquille

de laisser le hasard choisir.

Tous trois nuisent également à la Syrie.


Enfin, brisé comme je suis, est-ce ma faute ?

Après tous mes malheurs je cherche à me refaire.

S'ils se donnaient la peine, les dieux puissants,

d'en créer un quatrième qui vaille,

j'irais vers lui avec joie.




JOURS DE 1908 (II, 90)


Il se retrouva cette année-là sans travail ;

il gagnait donc sa vie en jouant aux cartes,

au trictrac, en empruntant.


Un emploi dans une petite papeterie,

trois livres par mois, lui était offert.

Mais sans même hésiter, il refusa.

Cela n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,

jeune et plutôt instruit, à vingt-cinq ans.


Il rapportait deux-trois shillings par jour, à peine.

Que pouvait-il gagner aux cartes et au trictrac, ce garçon,

dans les cafés populaires, de son milieu,

même s'il jouait finement et contre des naïfs.

Côté emprunts, c'était tout juste.

Il trouvait rarement un thaler, plus souvent la moitié,

et descendait parfois jusqu'au schilling.


Certaines semaines, quelquefois plus longtemps,

échappant à ses affreuses nuits blanches,

il allait le matin se rafraîchir en nageant.


Ses vêtements étaient dans un état lamentable.

Il portait le même costume toujours, un costume

à la couleur cannelle toute pâlie.


Ah ! jours d'été de mil-neuf-cent-huit,

votre vision, artistement,

a effacé le costume couleur cannelle pâlie.


Votre vision a conservé l'instant

où il se dévêtait, rejeta nt

ces vêtements indignes, le linge rapiécé.

Alors il était nu ; d'une beauté parfaite ; miraculeuse.

Ses cheveux décoiffés, relevés ;

ses membres légèrement hâlés

d'être nu le matin pour le bain sur cette plage.


*


C.P. Cavàfis (Ou Cavafy, comme lui-même transcrivait son nom) fut largement méconnu de son vivant (1863-1933), après quoi sa popularité a grandi dans des proportions extraordinaires. Les Grecs unanimes, ou presque, le considèrent aujourd'hui comme leur grand poète du siècle passé. Il est même connu des francophones ! On l'a traduit plusieurs fois en français, avec des fortunes diverses (éviter la version Yourcenar). Il est suffisamment commenté partout pour que je me dispense ici de raconter sa vie sans histoire et d'ajouter aux excellentes gloses qui circulent.

Pourquoi me suis-je mis à traduire Cavàfis, moi aussi ? Je l'explique dans le n°1 de la revue Première ligne, qui vient de publier mes traductions de dix autres poèmes. Les éditions Circé m'ont commandé une intégrale, je me mets tout doucement au travail et c'est un bonheur.


C.P. Cavàfis
C.P. Cavàfis jeune.

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