CHANTS D'AMOUR



La plaine a soif sans eau les montagnes sans neige

les faucons sans oiseaux et moi sans toi bergère

Je voudrais que ta main si belle et potelée

trois jours trois nuits me serve d'oreiller

que les jours soient de mai et les nuits de janvier

pour te serrer jusqu'à plus soif et t'embrasser


*


Je vous vois j'ai pitié toi et ton vieux mari

Mets-lui donc à ton vieux du poison dans son verre

et prends-moi qui suis fort moi qui suis beau et jeune

tu mangeras du sucre et tu boiras du musc

tu seras serrée fort et mangée de baisers


*


Sur le pommier pomme oubliée trop mûre

Telle est la fille en âge et sans mari

Elle dit à sa mère elle dit à sa sœur

Pas de place au milieu aux bords ne peux dormir

Faites mon lit dans la cour au jardin

que dans mon tablier tombent les fleurs les pommes

tombe sur moi de l'amandier l'amande amère


*


Qui donc chantait hier à la nuit tombée

ce chant si beau si plaintif Il réveille

les rossignols au nid les cerfs dans les vallons

réveille aussi la nonne en sa cellule

qui jette son habit casse son chapelet

disant Croix et habits rentrez dans les couvents

moi je reste ce soir auprès de ce chanteur

qui par son chant si beau si plaintif me réveille


*


C'est ma faute et je le sais bien

d'avoir fait ce chemin pour rien

Toute seule je t'ai trouvée

ne t'ai pas pris un seul baiser

sans me lasser te regardais

sans arrêt te redemandais

mais où donc est passée ta mère

où donc est ton terrible père

Ta mère est à l'église et prie

ton père à la ville est parti

et toi près du nigaud restée

toi tu attends les yeux baissés


*


Jusqu'ici j'avais gardé

protégé de tous côtés

mon cœur bien barricadé

Maintenant je vais l'ouvrir

et de musc vais le remplir

et de sucre le nourrir

je ferai crever d'envie

de douleur tous les maris

ayant des femmes vilaines

embrassant ces bûches noires

et soupirant sans espoir


*


— Passant devant chez toi je te vois l'air fâché

appuyant sur ta main ta joue droite penchée

mon cœur cogne à grands coups quel chagrin te désole

mon amie dis-le moi pour que je te console

— Traître tu veux savoir ce que j'ai dans le cœur

On dit que tu en aimes une autre et moi j'en meurs

— Qui l'a dit bel oiseau qui l'a dit ruisseau frais

Quitter un citronnier pour choisir un cyprès !

Si c'est l'étoile ou le soleil qu'ils se ternissent

Fille à marier que sans mari elle vieillisse


*


Je passais sans un mot la fille me salue

— Où vas-tu donc escroc qui voles les baisers

— Mais si je suis escroc qui vole les baisers

pourquoi m'as-tu donné ta bouche à embrasser

— Si moi je t'ai donné ma bouche à embrasser

c'était la nuit Qui a bien pu nous voir ?

— L'étoile du matin qui brille a pu nous voir

l'étoile est descendue pour le dire à la mer

et la mer à la rame et la rame au marin

et le marin l'a répété au monde entier


*


Une lèvre ai baisé teignant ma lèvre en rouge

mon mouchoir l'a frottée elle a teint mon mouchoir

au ruisseau l'ai lavé il a teint le ruisseau

le ruisseau la rivière ont teint toute la mer

L'aigle est descendu boire et la mer teint ses ailes

le soleil à moitié la lune toute entière


*


Le fleuve a débordé dans le jardin il entre

arrose les pommiers arrose les cyprès

mais un joli pommier ne peut en profiter

il est tout sec et ses feuilles jaunissent

Le pommier d'à côté lui parle et lui demande

— Tu es tout sec pourquoi et pourquoi jaunis-tu

Est-ce l'eau qui te manque ou tes pommes trop lourdes

ou bien serait-ce une branche cassée

— L'eau ne me manque pas je suis sans pommes lourdes

on ne m'a pas cassé la moindre branche

Un gars et une blonde à mon pied s'embrassaient

sur mes branches juraient ne jamais se quitter

et voilà qu'ils se quittent et mes feuilles jaunissent


*


Les chants populaires grecs, certains vieux de dix siècles, sont encore bien vivants. On n'en crée plus depuis belle lurette, on ne les chante plus, mais on les lit toujours. L'anthologie de Polìtis parue au XIXe siècle et celle de Ioànnou un siècle plus tard sont constamment rééditées. Des chants comme Le frère mort ou Le pont d'Arta restent connus de nombreux Grecs.

Puisé dans ce trésor avec délices, j'ai traduit une quarantaine de chants consacrés à la mort — les plus imaginatifs, les plus riches poétiquement — pour un petit volume, Chants de mort, aux éditions Alidades. Des extraits sont disponibles dans cette même rubrique MADE IN GREECE (Le frère mort). Mais les chants d'amour sont à peine moins dignes d'intérêt. En voici dix pour commencer, parmi les plus beaux.


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