Mènis Koumandarèas

LE BEAU CAPITAINE



À mesure que le temps passe et que mes visites au Conseiller d'État se font rares, il reste une impression de fin de journée d'hiver protégée du froid et de la pluie, dans une pièce pleine de diplômes encadrés, de photographies, de bibelots, de fauteuils de cuir, et un goût âcre de thé au citron. Plutôt qu'un salon athénien, on dirait le cabinet d'archives d'un juge, où s'entassent les histoires d'une carrière passée : hommes, femmes, familles, métiers, des affaires à l'infini qui tourbillonnent dans un ultime rayon de soleil. Elles m'attirent, ces histoires, et elles me terrifient.

Tandis que je vide la première tasse de café, sachant qu'une deuxième suivra, il se tourne vers moi et m'interroge :

— Et ta requête ?

— Comme toujours, dis-je, en suspens.

Le regard du vieux se promène entre les cadres accrochés aux murs.

— C'est normal, marmonne-t-il, il fallait s'y attendre avec eux. Mais toi, tu insistes ; tu sais ce que tu veux, et il braque les yeux sur moi.

Je ne sais si c'est moi qu'il voit. Depuis qu'on m'a recommandé récemment, au Conseil d'État, ce Conseiller à la retraite et qu'il m'a invité chez lui, son regard tend à se tourner, un peu plus à chaque fois, vers un petit dessin encadré — le seul ornement sur les rayons de sa bibliothèque. C'est le portrait d'un jeune officier au beau visage, vaguement esquissé au fusain.

— Et j'insisterai, dis-je, au moins tant que vous refuserez de me raconter l'histoire promise la première fois. Vous vous souvenez ?

Il me regarde pour savoir quand était cette première fois.

— Et en quoi cela te servirait-il ?

J'entends sa voix plongée dans la tasse de porcelaine dont il aspire le contenu avec l'avidité du vieillard.

— Toutes les affaires qui sont passées par notre Tribunal avaient pour point commun l'injustice qu'elles invoquaient pour s'abriter derrière elle. Mais nos propres décisions — de rejet ou d'approbation, peu importe — ont eu le même dieu commun : la Loi et son application. Toi, tu devrais le savoir, tu es passé par là. Que va donc t'apporter une histoire de plus ?

Visiblement, il est plein d'orgueil en évoquant le Conseil d'État, qu'il considère comme son propre tribunal.

— Comment !

J'insiste à mon tour.

— C'est cette histoire qui m'a amené à vous rencontrer, et par ailleurs, à ce que j'ai appris, c'est une affaire qui a fait du bruit à l'époque — on en a beaucoup parlé.»

Il grimace.

— Ne crois pas ce qu'on dit. Les affaires qui font du bruit à leur époque, comme tu dis, les époques suivantes les enterrent, ou les dissimulent, comme pour se venger de l'éclat et de l'assurance qu'elles ont eus étant jeunes. La même chose arrive aux êtres humains. Ils se rident et se ratatinent, dit-il durement. Ce qui m'étonne, c'est qu'on se souvienne encore de lui ! Et il jette un nouveau coup d'œil au petit portrait.

Je bois une autre gorgée et j'attends.

— Au contraire, poursuit-il au bout d'un moment, l'affaire dont il est question est passée relativement inaperçue, loin des salles pleines de lumière où nous aimons nous montrer, mais pour laisser un souvenir plus vif et durable que prévu, s'agissant d'une histoire pour nous si secondaire, et il jette un coup d'œil au képi que je tiens posé sur mes genoux.

— Alors, dis-je vivement, raison de plus pour me la raconter.

— Éternel optimiste...» répond-il d'un ton bourru. La jeunesse vous a dotés, vous autres, d'un crédit en temps illimité. Jusqu'à quand ?

— Jusqu'au jour où nous atteindrons votre âge, dis-je, et je fais passer mon képi d'un genou à l'autre.

Il m'observe, puis se tourne à nouveau vers l'esquisse du Capitaine, l'uniforme impeccable, les trois étoiles d'argent, l'insigne sur le képi et la visière ombrageant les yeux. Il la regarde comme s'il allait, d'un moment à l'autre, lui insuffler la vie. Encore un peu et mon homologue, mon frère jumeau, va faire un pas en avant, puis, sortant du cadre, venir s'asseoir dans un fauteuil de cuir identique au mien.

— Très bien, poursuit le vieux d'une voix étonnamment nette, presque juvénile, puisque tu le veux, et c'est cela que tu souhaitais au fond, je vais te raconter l'histoire. Mais attention, je te préviens, ce ne sera pas agréable, et c'est pourquoi je ne t'en ai rien dit jusqu'à présent. C'est l'histoire du Beau Capitaine, dit-il, je vais l'appeler ainsi, cela me consolera.




1


C'était une journée ensoleillée de l'automne 1959. Samedi midi, et dans le couloir qui traversait le deuxième étage du Vieux Palais Royal, avec de part et d'autre les bureaux des Conseillers d'État et les services administratifs, une foule refluait vers la sortie d'un pas qu'accélérait la perspective du samedi soir et du repos dominical tout proche.

Je me dirigeais vers le greffe, quand je remarquai fortuitement un homme jeune, grand et mince, qui semblait suivre à grandes enjambées régulières le même chemin. Je fus frappé par l'assurance qui émanait de sa tenue : élégant uniforme d'officier d'infanterie, képi en position parfaite. J'avais l'impression d'habitude que la foule emplissant le Palais était faite de gens peu sûrs d'eux, plutôt apeurés, et que la sévère apparence des bureaux, aux murs cuirassés de bois, associée à la longueur des couloirs, suffisait à leur couper les ailes.

Mais lui, le capitaine — à en croire les trois étoiles sur son uniforme — ne semblait pas le moins du monde effrayé, ou même hésitant. Son pas sur les dalles gris sombre du couloir était impétueux, son apparence débordait d'un amour de la vie en son premier éclat. Il devait être âgé de vingt-six, vingt-sept ans au plus, superbement bâti, et malgré le képi qui ombrageait sa figure, je distinguai des traits d'une extrême virilité jointe à une grande fraîcheur. Je me demande encore, à l'heure où je te parle, comment dès le premier regard l'apparence du capitaine se grava en moi si nettement. Ce fut sans doute à cause du temps. De vifs rayons de soleil venus par les vitres opaques, dans le sens du couloir, touchaient de biais les visages, soulignant leurs beautés — s'ils étaient jeunes — et les condamnant s'il arrivait qu'ils soient d'un certain âge. J'aurais sans doute oublié cet homme, si une dizaine de minutes plus tard, au greffe, nous n'avions pas été penchés ensemble au-dessus du même bureau. Lui du côté du public, moi discutant à l'intérieur avec les employés et dictant des instructions à la secrétaire.

Celle-ci, mademoiselle Tisiphòni ou Persephòni — Phòni, comme on l'appelait pour abréger — était une femme d'âge incertain, ignorant maquillage et mariage, le nez pointu, la poitrine proéminente. Entre nous, en fait, nous lui donnions plutôt le nom de Sénateur, en raison de sa chevelure opulente et neigeuse, dont la teinte d'un blanc plombé rappelait certaines perruques d'époques révolues. Et aussi, peut-être, à cause de sa tendance à traiter rudement les clients de nos services, bien qu'elle ne fût chargée que du registre des entrées.

Je dois t'expliquer que j'étais alors simple maître des requêtes, et je n'avais qu'une voix consultative. Seuls mes aînés et supérieurs, les Conseillers, avaient voix délibérative. Ces derniers daignaient rarement venir jusqu'aux bureaux du greffe et s'abaisser jusqu'au fond de ce gouffre bureaucratique, d'où partait le plus souvent un tourbillon d'affaires. Mettant à profit, sans doute, ma position au milieu de la hiérarchie, mais aussi une curiosité inhérente à mon caractère, j'avais coutume, à midi, quand le travail était moins lourd, de déambuler le long des dossiers archivés, fermés sur trois côtés par des cordons ; contrevenant à l'étiquette, je m'attardais à lire celles des dossiers tout en observant la poitrine de Phòni, qui se gonflait alors plus qu'elle ne l'était déjà par nature.

— Eh bien, mademoiselle Phòni, quel vent souffle-t-il aujourd'hui ?

C'était une phrase stéréotypée dont je me servais pour engager le dialogue avec le Sénateur et mettre un peu le nez dans son travail, celui qu'elle considérait comme son domaine et où les autres étaient rarement admis à s'introduire.

— Mais comme d'habitude, le même vent, monsieur, répliqua-t-elle d'une voix qui sortait en sifflant de son nez pointu. Elle ne manquait pas de nez, cette femme-là.

Ce jour-là elle paraissait préoccupée, et c'est à peine si elle daigna m'adresser la parole. La raison en était claire : une pile de requêtes sur papier libre où étaient collés les reçus, les timbres, droits d'enregistrement, droits de reproduction, timbre de plaidoirie, sans compter les droits de la Caisse de Prévoyance des avocats, se dressait menaçante dans la corbeille des entrées, arrêtant l'offensive des rayons du soleil venus par la fenêtre.

— Quelle journée splendide, mademoiselle Phòni, lui dis-je avec un sourire, dehors le soleil brille, c'est le temps rêvé pour un week-end à la campagne, voyez-les tous qui s'en vont...

Et en effet, tout le monde partait, ou s'apprêtait à partir.

Mais mademoiselle Phòni ne se détendait pas pour autant. Tandis qu'elle s'affairait à enregistrer quelques requêtes attardées, l'ombre de notre visiteur, tombant sur le bureau, semblait même troubler sa perpétuelle impassibilité.

— Monsieur l'officier vous adresse la parole, lui dis-je d'un ton conciliant.

Mademoiselle Phòni renâcla. Elle me rappelait ces animaux, l'échine basse, interrompus à l'heure de leur festin, qui grondent en montrant des dents menaçantes.

— Il est deux heures, dit le Sénateur sans lever la tête, monsieur n'a qu'à repasser lundi.

Un bref désespoir se peignit sur les traits du jeune capitaine. Ces mots semblaient avoir brisé, provisoirement, tout son élan. Comme il avait enlevé son képi, je distinguai deux yeux gris clair, teintés d'enfance, perplexes, au-dessous de deux sourcils parfaitement dessinés. Son front était d'une blancheur qu'on ne rencontre qu'aux cimes enneigées des montagnes, et son menton, très saillant, soulignait une confiance en soi qui avait quelque chose de triomphant.

Le jeune officier s'apprêtait à parler, pour protester sans doute, et mademoiselle Phòni à contre-attaquer avec toute la morgue d'un employé de bureau, lorsque j'intervins — je ne sais moi-même pourquoi —, prenant soudain le parti du capitaine.

— Deux heures moins le quart, la repris-je, l'air de dire : vous pouvez recevoir la requête de monsieur.

Le Sénateur leva les yeux vers moi, puis se tourna vers le visiteur.

J'aurais dû avoir un peintre avec moi pour immortaliser son expression, ou du moins, à défaut, un photographe. Alors que les sourcils, épilés à la perfection, se fronçaient, et que sur le front immaculé de la vieille fille se formait un océan de rides, soudain les sourcils se déplissèrent, le front s'éclaircit.

— C'est bon, puisque monsieur le Maître des Requêtes le souhaite, dit-elle, assez troublée, et elle tendit le bras pour prendre de la main de l'officier la requête qui attendait en suspens.

J'ai pensé par la suite que si le Sénateur avait finalement refusé d'accepter ce document, le jeune capitaine serait peut-être, qui sait, reparti bredouille, et qu'à la réflexion — je dis bien peut-être — il aurait remis au surlendemain, ou à plus tard encore, et qu'à force de remettre il aurait fini par renoncer à sa requête. Ce qui, sûrement, l'aurait sauvé.

Il ne s'était pas écoulé trois minutes, quand au milieu d'un silence que venait seulement troubler le froissement des papiers, après avoir reçu la requête et au moment de la classer, elle se remit à marmonner.

— Il manque les droits d'enregistrement.

Elle avait trouvé le prétexte.

— Mais, madame...

J'entendais pour la première fois le capitaine lui adresser la parole. Sa voix était aussi pleine de jeunesse et de vigueur que son apparence, un peu plus chantante peut-être qu'il eût convenu pour un officier, et avec une dose d'insouciance, qui elle aussi convenait peu à l'uniforme.

— Mademoiselle, corrigea la vieille fille, et elle reprit l'air inflexible auquel nous étions accoutumés.

Je jugeai bon d'intervenir.

— La caisse est ouverte, le Capitaine peut payer ses droits, deux minutes suffisent.

Je faisais exprès de m'attarder, comme si quelque chose dans l'attitude de cette femme m'avait irrité.

Mademoiselle Phòni fixa brièvement les yeux sur le militaire, derrière la cloison isolant son bureau. Quelque chose dans son expression dut la décontenancer de nouveau. Il émanait de ce visage une telle force de conviction, un tel élan, et aussi tant d'innocence, qu'il pouvait faire plier un tel roc, ouvrir des brèches dans des citadelles imprenables — des citadelles comme notre Sénateur.

— Eh bien, qu'il aille, concéda-t-elle en affectant l'indifférence.

Et tandis que le Capitaine, avec un large sourire satisfait, se dirigeait déjà vers la porte, son képi sous le bras et sa main libre balançant une serviette, je vis son regard à elle qui le suivait.

Enfin ses yeux se détachèrent de lui et, l'air vaguement coupable, s'élevèrent jusqu'à moi. Ai-je bien fait ? semblaient-ils demander. On ne peut mieux, répondis-je de même. Mais au lieu de nous regarder, j'eus soudain l'impression que nous avions tous deux dans les yeux l'image du Capitaine. Comme si cet homme-là avait jeté son ombre sur nous — une ombre lourde qui désormais ne s'en irait pas sans mal.

Je toussai légèrement pour briser le silence, tandis que mademoiselle Phòni, d'un regard machinal, parcourait le contenu de la requête.

— De quoi s'agit-il ? demandai-je pour ne pas rester muet.

— Oh, rien d'important, monsieur, dit-elle de, sa voix nasillarde. Une affaire d'avancement refusé, si j'ai bien lu.

— Ah bon, fis-je, prêtant l'oreille à un écho de gazouillis d'oiseaux venant du jardin tout proche. Eh bien je vous laisse, lui dis-je aussitôt. Arrangez l'affaire du beau Capitaine, et ensuite, comme nous l'avons dit, en avant, sac au dos et bonne route ! Je vous salue, et mettant mon chapeau je me hâtai vers la porte.

Je devais avoir traversé le long couloir et descendu l'escalier pour sortir dans l'avenue de la Reine-Sophie, quand soudain, comme atteint par un écho, j'entendis en moi mes propres paroles : «Arrangez l'affaire du Beau Capitaine.»

Car sans m'en rendre compte, j'avais déjà donné nom et qualificatif au personnage anonyme qui allait si longtemps nous occuper.


(Envie de lire la suite ?

Elle se trouve dans le volume paru aux éditions Quidam.)




Pour présenter Mènis Koumandarèas, on pourrait citer d'abord les noms de ceux qu'il a traduits naguère : deux Allemands (Hesse, Büchner), un Anglais (L. Carroll), quatre Américains (Faulkner, Fitzgerald, McCullers, Melville). Tous lui ressemblent assez — les trois derniers surtout — pour que ce choix dessine un véritable autoportrait. Fitzgerald ? On voit tout de suite pourquoi : on sent partout, chez Koumandarèas, une double fascination pour la jeunesse et la beauté, et la hantise de les perdre. McCullers ? Les personnages et les histoires mélancoliques de Koumandarèas ont un charme fou. C'est la référence à Faulkner ou Melville qui peut surprendre : nous ne sommes pas ici chez un briseur de formes ou un visionnaire ; Koumandarèas apparaît à certains comme un romancier «réaliste», usant des formes consacrées pour décrire la réalité de son temps. Et il est vrai que ses deux romans déjà publiés en France, La verrerie et Le maillot numéro 9 (actuellement indisponibles), racontent sobrement, avec force détails véridiques, l'un la faillite d'un couple de commerçants, l'autre la brève carrière d'un jeune footballeur. La femme du métro, novella, histoire d'amour entre une quadragénaire mariée et un jeune homme, que j'ai traduite pour les éditions Quidam en 2010, s'inscrit également dans une réalité grecque précise. Quant au Beau Capitaine, publié là-bas en 1982, puis chez nous aux éditions du Griot avant que Quidam le reprenne aujourd'hui, il montre les coulisses du Conseil d'État et de l'armée, faisant revivre toute une période de l'histoire grecque récente, ces noires années soixante qui mènent, dans un climat politique de plus en plus lourd, à la dictature des Colonels en 1967. L'auteur y est comme toujours un témoin attentif et lucide ; et comme il y pourfend les ennemis de la démocratie — l'armée grecque en l'occurrence, qui en prend pour son grade —, on pourrait également coller à Koumandarèas, dans ce roman du moins, l'étiquette d'écrivain «engagé» — en y ajoutant celle d'auteur «populaire», tant qu'on y est, puisque ses livres ont aussi le tort de plaire à tous les publics.

Il n'y a là rien d'offensant, du moins me semble-t-il. Le seul ennui, c'est qu'une telle image, pas vraiment fausse, passe à côté de l'essentiel. Les livres de Koumandarèas, si ancrés soient-ils dans la réalité de leur temps, sont en même temps étrangement désincarnés — celui-ci surtout, le plus extrême, le plus secret. La réalité nous y atteint de façon indirecte, assourdie, par narrateurs interposés ; les personnages évoluent presque toujours dans des lieux confinés, protégés (bureaux, appartements bourgeois) ; la seule scène mouvementée, une manifestation, est vue — de façon très emblématique — à travers la vitre d'une grosse voiture. Ceci est un roman sur la peur du réel, sur le désir et la peur de vivre ; on y regarde plus qu'on n'agit ; et l'acte vers lequel tout conduit n'aura finalement pas lieu.

Si le monde réel ici nous glisse entre les doigts, c'est aussi qu'il est miné, contaminé par le songe. Et pas seulement par les rêves du narrateur, qui arrivent sans être annoncés, sournoisement : tout le roman baigne dans une même lumière grise, crépusculaire — à peine trouée, de loin en loin, par les rayons de soleil que sont les apparitions du Capitaine. Les scènes se répètent avec une insistance nauséeuse ; on dirait un de ces longs cauchemars où l'on assiste cloué sur place, impuissant, à la montée de l'horreur.

L'art de Koumandarèas, c'est justement de maintenir l'équilibre fragile entre deux forces opposées ; de prendre parti en même temps pour et contre le réel. D'être à la fois — dessinant d'une main, effaçant de l'autre, minutieux et flou jusqu'au vertige.

Si ses personnages nous fascinent à ce point, c'est justement par cette présence fuyante, ce mélange d'épaisseur et de dépouillement ; ce sont en même temps des êtres de chair et des fantômes. Les deux héros de ce livre, le narrateur et le Capitaine, n'ont pas de nom — signe qu'ils se rattachent aussi au domaine de la fable ; le Capitaine, tout en évoluant dans un temps historique parfaitement balisé, appartient également, par son vieillissement accéléré, surnaturel, à une autre durée.

Tout ici, peu à peu, se révèle trouble, incertain, obscur. La couleur grise qui imprègne ces pages, c'est aussi l'absence du noir et blanc des certitudes. Le sentiment qui rapproche les deux héros n'a pas de nom lui non plus. Amitié ? Amour filial ? Amour tout court ? Et cette dévotion du Capitaine pour le Conseiller, en partie inexplicable, s'adresse-t-elle à l'homme ? à la fonction ? Le doute et l'ambiguïté sont partout, comme dans la vie.

Mais en même temps, par-delà la psychologie, Koumandarèas poursuit des obsessions, des réalités plus profondes encore. Le Beau Capitaine est aussi une parabole sur la justice et l'injustice, et sur cette haine mêlée d'amour que suscite parfois l'innocence ; et c'est là que nous voyons passer, outre l'ombre de Kafka, celle de l'immense Melville : le Conseiller d'État et le Capitaine, n'est-ce pas un peu Vere et Billy Budd ?

On devine quelle virtuosité d'écriture il faut pour nouer tant de fils ensemble. Or Koumandarèas est un maître. Et d'abord, un parfait musicien : non seulement dans l'harmonie des mots et des phrases, mais dans l'architecture de l'ensemble. Ce roman, construit avec la rigueur d'une symphonie, la fluidité d'un opéra wagnérien, est bourré de leitmotive thématiques ou formels (gestes, paroles, scènes entières) qui viennent et reviennent, plus ou moins consciemment perçus, lancinants.

Ce qui m'enchante, c'est que Koumandarèas parvient à l'envoûtement le plus pur, aux émotions, aux interrogations les plus profondes, par des moyens très simples, artisanaux, par l'agencement patient, discret, subtil, de petites touches — le moins de touches possible : avec le minimum de notes, le maximum de résonances. Voilà comment ses livres, simples au premier abord, sans cesse plus riches à la relecture, entrent en nous si facilement pour ne plus cesser d'y grandir.



Mènis Koumandarèas
Photo Carole Wessel (2011)

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