Hàris Vlavianos



REMPLAÇANT


À Katerìna


Cette nuit-là

cherchant un jasmin

puisque on eût dit par magie

mais moi malheur

j'ai ouvert la main

négligeant.


Ainsi ou plutôt pas vraiment ainsi

amoureux bien sûr et faisant

un usage abusif

de voyelles juteuses.


Dans les eaux dormantes de la mémoire

le secret qui embaume annonçant

d'irrémédiables retours.


J'ai tenté bien des fois

dans la langue de la vanille

espérant

mais parlant seul toujours.


Où que tu prennes la mer

dans mes eaux déchaînées

tu te noieras.




CRY ME A RIVER


Fleuve incorruptible

(de l'éternité antique métaphore)

dont les eaux reflètent avec envie

les métamorphoses continues du corps

apprends-moi l'art de la résistance et de l'intransigeance

pour que me soit donnée une fin digne de la haine qui nous lie

que dans ton amoureux delta

que dans le saint triangle du néant je me perde à jamais.


(La nostalgie des cieux)




LA MADRE GRECA


Et toi bouche que j'ai baisée

tant de fois, tout empli

d'un amour si brûlant,

quel abîme infini

nous sépare !

Andrèas Kàlvos, Ode à la mort


«Pour finir, quand je trouve la force

de refuser, je me sens plus mal que si je donnais

ce que je ne devrais pas donner...»

Tu répèteras ces mots, te sentant coupable,

plein d'une imperméable certitude,

comme si le ciel pouvait à nouveau

laisser pleuvoir la manne.

Mais ce n'est pas là une histoire banale

en dessins animés

où le méchant Tom (féminin)

poursuit le petit Jerry.

Nous n'en sommes qu'au début du récit

et «je dois rester auprès de mes chimères,

aujourd'hui du moins, et demain, et après-demain».


Le temps dure autant pour toi

que la lecture d'une lettre

qui vient toujours trop tard,

quand toute réponse est superflue.

Tu es là-bas, emmurée, exilée

dans la cendre de tes atermoiements,

non parce que «la belle enfant est tombée

dans les bras de son amant»

— quel amant, dis-moi —

mais tu ne pourrais être

nulle part ailleurs.

Là-bas,

léchant de nouveau tes blessures,

qui ne sont pas si cuisantes

si l'on pense à tout ce que le geste

a de théâtral. Lamentable victime des temps.

(Invincible en fait.)


Revoici la brûlure.

C'est donc là tout un art :

savoir qui mettre avec qui

et où les mettre.

Comme en ce jour

où le Suisse enseignant les langues étrangères

était assis près de toi

juste devant

le trou dans notre plus belle nappe.

Et nul n'a cru bien sûr

la remarque gênée «Marìna

ne fait pas attention quand elle fume»,

pas même le toujours vert alpiniste

qui par délicatesse cacha la honte

en déplaçant un peu son assiette.

Comment d'ailleurs expliquer

à un gendre potentiel

que la dot de la principessa

était rongée par les mites au mont-de-piété.


Tu as donc préféré les minets

en Alfa Romeo

avec leurs petites croix en or

qui vendaient du sucre blanc

pour gagner leur vie pauvres petits

...et entre deux halètements

deux gémissements

«mais toi ma fille

tu ne seras pas prostituée

comme toutes les femmes du pays».


Mais la bénédiction fut donnée à contrecœur

la mère le savait

la fille l'a deviné

et le livre est resté ouvert

à la page où le héros

s'empoisonne pour elle.


Pour elle.

Son Hàris chéri

et l'autre, fils unique de l'»autre femme».

«...son ultime pensée

se tourna vers celui

qui l'avait aimée en secret.»


Son âme

dans la douce haleine

de la nuit étoilée

a rêvé à la mer.

Un paradis de larmes

s'est ouvert devant lui

dont la route soi-disant

était «douce et embaumée».




PENTIMENTO


I was so young, I loved him so, I had

No mother, God forgot me, and I fell.

Robert Browning, A Blot in the Scutcheon


Mais là il s'agit uniquement de sa voix.

Toute autre métaphore est fausse.

Sa voix.

Je retire du décor tous les éléments dramatiques,

gestes, pas, optatifs du futur,

pour que s'étale comme l'huile

sur l'image morcelée

sa voix.


La jolie femme

et sa voix imposante.

Je peux l'imaginer cette femme

assise confortablement sur sa bergère * préférée

posant sur l'interlocuteur

son regard plein d'arrière-pensées

qui savait toujours s'approprier

les détails de la vie des autres

tissant ses propres fantasmes effarouchés.

Je peux l'imaginer

charmant le jeune adorateur

de cet insistant regard

qui soudain s'écrie :


Années d'Angleterre, années bénies.

Il souhaitait mener sa pensée plus loin encore

aller plus loin que tous les autres

et plus loin que nous bien sûr.

Oui, à présent je peux parler de sa vie.

Je suis trop fatiguée pour récapituler,

mais je ne crois pas qu'il ait jamais vécu heureux.

Cet enfant est doué pour la tristesse.

Il y a sûrement des raisons.

Sinon ce serait peine perdue.

C'est peine perdue peut-être.

Il ne me ressemble pas.

En cela du moins.

Moi je ne reculais pas.

J'étais intraitable.

Intraitable.

Facile à dire.

Mais dire doit être facile

quand on veut arriver quelque part.

La vérité c'est que tout s'oublie

les amours et les amants

et le beau gentiluomo.

Tout.

J'ai toujours adoré l'aventure, le bizarre.

Mais à présent hélas je me noie dans la monotonie

exilée par tous,

et surtout par lui.

Mais se trouver dans la panade jusqu'au cou

et ne pas céder

alors là oui

savoir que la prochaine fois

on réussira mieux

et qu'il n'y a pas de prochaine fois

alors ça oui

c'est une pensée pour les audacieux.

La peur de la chute me laisse indifférente.

Sans chute il n'est pas de reconnaissance.

Il n'a jamais pu le comprendre.

Je ne trouverai jamais la sérénité.

Lui non plus.

Si je pouvais au moins le décrire

moi qui décris si bien...


Des abîmes.

Il y a toujours eu des abîmes

car la voix s'arrête

car la voix continue

car la voix ne parvient pas jusqu'ici

quelle importance

le résultat est le même

il a de l'importance peut-être

et j'apprendrai peut-être un jour

je saurai dire

avouer enfin

le mal que j'ai fait

et à qui

et pourquoi.

J'ai vécu auprès d'elle.

Parenté égale mort.

Notre seul lien

un tableau de Prosalendis,

la vaisselle de Bohème du Sicilien

de son troisième mariage —

et une table ronde en onyx

autant dire rien.

Chaque jour j'essayais d'écrire trois vers

dont la résistance

dépasserait la mienne,

alors qu'elle, indifférente à ce que j'avais sauvé

dans les exhalaisons de l'harmonie familiale,

chassait l'enfant divin

dans une Egypte sans dieu.


Dix-huit ans à la merci de cette femme.

Dix-huit ans à trimballer une mort étrangère.

L'Angleterre a été un détour,

le seul détour intelligent de ma vie.

La littérature, le Collège de Lawrence,

les badinages gothiques,

tout cela, pur prétexte.

Il fallait briser le contrat du sang,

ce Non étouffant

de la monstruosité maternelle.

Cette chute était sans fin.

Les bilans ne servaient à rien.

Car il est difficile de parler

quand on concentre en même temps

son attention ailleurs,

sur ce qu'on pense vraiment

ce qu'on entend au fond de soi

ce chuchotement qui semble

demander pardon de n'être pas mort.


Étrange, ces couleurs qui d'un mot s'effacèrent

et l'amour, tant d'amour qui se change en poussière.




NOTRE VISAGE


À Dìmitra Christodoùlou


C'est ce qui arrive toujours :

nous vivons entre deux instants

dont l'intimité condamne

tous nos efforts pour définir cette sensation

qui reste trop intense

pour qu'on l'enterre dans un passé récent

et trop vague

pour qu'on l'extraie d'un futur proche


Mais toi, tu continues d'exister

dans le négatif de ton être —

visage démodé

que baigne la nostalgie

d'une autre beauté.

Le bruissement des feuilles

(la page tournée)

te ramène au lieu que tu as choisi

pour ce rituel raffiné :

meubles en noyer, lampes Tiffany,

bureaux victoriens...

Ton regard, malgré ton apparente innocence,

conserve le côté secret

de cet éclat perdu

qui dédaignant les lois de la nécessité

proclame que l'amour est là,

à l'abri de replis que j'ignore,

mais là, inflexible, inchangé.


Le vase est plein de chrysanthèmes.

Ce geste lumineux n'a pas de fin.

Un ange ressemble peut-être à ce que nous n'avons pas oublié.




POÉSIE


À Yànnis


Moi aussi je la déteste :

et bien sûr qu'il existe

des choses plus nécessaires dans la vie

que ce scrabble sans fin

et ses soudaines crises d'euphorie verbale.


En la lisant pourtant

avec une aversion absolue

on découvre

dans ses pages incolores

un lieu prédestiné pour l'authentique :

un jardin fantastique

aux allées réelles

où la robe noire plissée de Mrs Moore

balaie avec une majesté cadencée

les feuilles mortes de nos doutes.


(Adieu)




SONNET


Je pensais que si je pouvais tout inclure,

si je trouvais le moyen d'épuiser toutes ces questions

même de façon confuse —,

j'en serais libéré une fois pour toutes

et j'aurais l'occasion de m'occuper enfin

d'autre chose, et perdre moins mon temps ;

mais bientôt je me suis dit

qu'il serait sans doute préférable

(et plus fidèle à mon projet véritable)

de suivre la tactique exactement inverse

et de retrancher du récit presque tout.

Je me suis donc mis à couper, effacer

(j'ai pour cela un certain talent),

lentement au début,

puis avec rage,

tout ce qui semblait de trop

— à mesure que j'avançais, je l'avoue,

tout était de trop à mes yeux —

et très vite je suis resté

avec des mots, des phrases éparses

(Au zoo de Rome on m'a photographié

noce, tribunal

quand je l'ai vue soudain entre ses mains)

et tout cela n'avait naturellement aucun sens

ni pour toi ni pour personne.


Pour moi, si ;

moi qui les avais écrits

et qui, pour une certaine raison

— ne me demande pas laquelle —

les avais conservés ;

ils étaient donc vrais.

La vérité entretemps, bien sûr, s'est déplacée,

a disparu derrière les montagnes,

laissant pourtant une trace de son passage,

tu peux l'appeler «nostalgie des cyprès»

ou «le double visage du printemps»

aucune importance

ou plutôt si, mais seulement pour celui qui à l'instant

descend le chemin de terre abrupt vers ta maison

et soudain

(«un chien a dû sauter devant ses roues»)

perd le contrôle

et percute le rocher.


Tout cela n'était qu'un cauchemar, naturellement.

Mais n'est-ce pas cela, la vie ?

De gré ou de force

nous avons appris notre leçon ;

nous avons atteint l'âge de savoir (d'avoir peur),

nous ne pouvons pas invoquer l'ignorance

(ayant déjà perdu une dizaine d'amis)

alors que chacun ferme son cahier

et laisse pour une journée

les animaux de son jardin courir librement

sur le papier des prairies de sa mémoire.


Aujourd'hui c'est la fête nationale

et les gardiens sont en congé.




FIN DE SIÈCLE, MAL DU SIÈCLE *


Tous les poètes sont juifs

Marina Tsvetaïeva, Poème de la fin


«Je suis né trop jeune

dans un monde qui avait vieilli»

c'est ce que j'écris à mon tour

disant moi aussi adieu

à mon siècle paraplégique, lequel

à présent se traîne vers sa fin.

Sous ses Pompéi barbares

(Teresin, Treblinka, Timisoara)

auprès des crânes brisés d'hommes d'autres religions

sont ensevelies les hautes échelles des philosophes

les remords ensoleillés des poètes.


Je sais que le corps est impatient ;

que le cerveau s'efforce en vain

de s'évader de ce présent

incolore, indivisible.

Que les chaudes larmes de la poésie *

sèchent avant même de se former.


Mais j'ai aimé

on m'a aimé.


Près de moi il y a vous,

lumineux visages de ma vie.

Je n'ai pas besoin d'autres démarches mélodramatiques,

de serments d'amitié,

de confessions dans les tranchées.

Depuis ce point stable

que j'ai choisi

je verrai les nouveaux messies s'élever dans les cieux,

les ténèbres autour de moi s'étendre.




MANUEL DE POÉTIQUE


1. Si tu vis avec un poème, tu mourras seul.


2. Si tu vis avec deux poèmes, tu seras contraint de tromper l'un d'eux.


3. Si tu conçois un poème, tu auras un enfant de moins.


4. Si au moment d'écrire tu mets ta couronne,

les autres se moqueront de toi.


5. Si au moment d'écrire tu ne mets pas ta couronne,

c'est toi-même qui te moqueras de toi.


6. Si tu fais l'éloge de tes poèmes, les imbéciles t'aimeront.


7. Si tu fais l'éloge de tes poèmes et si tu aimes les imbéciles,

tu cesseras d'écrire.


8. Si tu écris un poème et fais l'éloge du poème d'un autre,

tu seras aimé d'une jolie femme.


9. Si tu écris un poème et fais l'éloge du poème d'un autre

excessivement,

tu seras trahi par une jolie femme.


10. Si tu laisses nus tes poèmes,

tu seras torturé par la peur de la mort.


11. Si la peur de la mort te torture,

tes poèmes te sauveront.


12. Si reniant tes poèmes tu adoptes la prose

tu seras gagnant sans aucun doute.

La poésie se défendra sans toi.




VOUS ÊTES PLUS BEAUX QUE VOUS NE LE PENSIEZ *


Ce que nous avons écrit

servira un jour contre nous

ou contre ceux que nous avons aimés

puisque les poèmes ne peuvent

(d'ailleurs nous le savions

ou l'avons appris peu à peu)

se placer hors des morts

pour observer la vie

et ses péripéties de mélodrame

celles qui nous incluent surtout —

avec les yeux éblouis d'un étranger

de l'étranger qui te tient à présent

dans ses bras

et prend ta voix brisée

pour murmurer :


«Si le Paradis

est une prairie semée

de roses jaunes et rouges

(s'inclinant sur ton passage

devant ta beauté)

alors ces baisers-ci

et ces baisers-là

et tous les baisers de la nuit

sont vrais

puisque seul quelque chose d'aussi vrai

que l'amour

peut mourir

et ressusciter

— en un jour.»


(L'ange de l'histoire)




FIN


This sad vicissitude of things.

LAURENCE STERNE, Sermons


I


La nuit tombait

et tombait aussi

la voix qui parlait

sans arrêt plus basse

puis tout à fait éteinte.


Les vers continuaient-ils donc d'exister ?

Les vers   (qu'il avait écrits pour elle)

hors de la voix ?



II


«Pas encore et pourtant oui»,

répondit-il.

Rêve lui-même à l'intérieur d'un rêve.


Le brillant de la transparence étincelante

ne rappelait plus les anciens sanglots du réel.


L'absence était métamorphosée

en forme pure


en nudité impénétrable d'une forme.



III


C'était cela l'ultime sérénité ?


Plus rien ne l'appelait.

Plus rien ne pouvait l'appeler.


Mais la voix dans le rêve...

Le fait accompli.


(Une fois, un jour,

il l'a ressentie, il a dû la ressentir,

la passion de la poésie, le désir d'exprimer

ce souffle invisible.)



IV


...car l'amour est préparation,


impatience,

alerte créatrice :

«pas encore et pourtant oui».


Alors.

Assurément.

Dans le premier éblouissement, quand le besoin

de donner forme à sa figure la plus profonde

avait encore un sens.


Mais à présent ?


«...toute une vie de renoncements fautifs,

d'adieux inopportuns,

toute une vie sous le poids de la peur

du désespoir inévitable.»


À présent qu'elle atteint la limite,

que l'arrogance adolescente

l'arrogance de l'ignorance, terrifiante —

s'est métamorphosée en déficience

condamnée à un échec certain ?


(Sereine devant lui

en cet instant s'étendait la mer

et le temps secret de la vie

coulait de nouveau dans ses veines.)



V


«Retiens-moi

et moi seule

si tu veux retenir le temps.»


(Elle dans l'obscurité

en sortit son bras

pour couvrir la bouche du premier...)



VI


Le jeu amer

et séduisant avec les mots ;

ciseler sans cesse

encore et encore.


Ah s'il pouvait

reprendre

du début

revenir

à cet été 80

où le poème

se trouvait encore

avant la connaissance.



VII


«L'harmonie doit

nécessairement,

malgré tout ce qui s'accomplit

au nom de la beauté,

doit rester

prisonnière du néant,

car le réel se venge de la vie,

il se doit de se venger

à travers le poème qui la chante.»


(Il le savait,

mais croyait qu'il pourrait

trouver dans ses failles

la métaphore définitive de la mort.)



VIII


Fin.

Tout est fini.

Disparue cette innocence

(«si attirante pendant toutes ces années»)

qui le retenait aux mains d'une vaine connaissance.

Dont la chanson sans rythme s'est tue.


La voix sera soumise à la volonté.


(...ils étaient allongés

regardant silencieux par la fenêtre la lune

glisser sur la surface noire.

Ils savaient...)

(La nuit aussi d'ailleurs.)




POÈME D'UNE AUTRE POÉTIQUE


...avec les roses de Stevens


I


Eau pure dans un vase étincelant.

Roses jaunes et rouges.

La lumière dans la pièce, blanche comme neige.

Neige fraîche (fin de l'hiver)

tombant doucement sur le paysage inventé.

Les après-midi reviennent sans bruits,

sans secrets, sans visages impatients.

Vase rond.

Porcelaine ornée de roses.

Jaunes et rouges.

L'eau — tranquillité du vide.



II


Et pourtant l'eau,

la neige,

te suffisaient autrefois

pour composer une blancheur nouvelle — plus nécessaire

que le sens des fleurs qui éclot

dans le froid souvenir du bonheur.

(L'extase dans ton regard

confirme que l'imaginaire

peut dénuder encore et encore le souvenir.)



III


Le cerveau cherche à s'évader.

Cette pensée (la possibilité

de ce déplacement précis)

est épuisée.

La rose, le vase, n'ont pas existé.

N'existent pas.

Pourtant les mots

continuent de tomber

flocons de vraie vie —

sur la marge du poème.




APRÈS LA FIN DE LA BEAUTÉ


À V.S.


Every glance works its way into infinity.

But blue eyes don't make blue sky.

Fanny Howe, «O' Clock»


I


Violettes

glissant avec lenteur

sur l'épiderme de la mer ;

vent chaud

versant

le sable et l'eau

sur les corps des jeunes amants,

qui dédaigneux des lois de la nécessité,

continuent de mettre en scène, insouciants

le déjà mis en scène

petit drame éternel de la vie :

«Tu m'aimes ?»

«Je t'aime...»


Nostalgie d'une sensation oubliée

conservée dans l'inconscient passé de l'enfance

ou tentative de mise en forme

d'un thème qui a fait son temps ?


Tu t'évertues obstinément,

alors que l'ombre s'épaissit

(avant que la pensée du lendemain absorbe

jusqu'au dernier désir),

à ranimer dans ta mémoire

l'un de ses replis

— au moins celui qui vérifie les intentions de ce jour,

les indices épars, mais désormais visibles.

Regardant par exemple son visage à elle

au moment où le poème,

tournant un instant son attention ailleurs,

soudain cesse d'exister :


geste de confirmation innocente

amour qui retourne à sa source

prolongeant un peu plus

le rêve en question.



II


Après la fin de la beauté

le regard épuisé

replace les objets familiers

drap, sous-vêtement, lunettes —

à leur place initiale ;

s'appuyant solidement sur le présent.


La pensée va toujours devant.

Supprimer l'espoir

revient à ramener l'âme au corps.

Et le corps peut se dégrader

Il faut qu'il se dégrade

Pour concentrer le poème sur cette lumière.



III


Au bout du rocher,

terre, eau et vent,

accord indissoluble ;

murmurant à la mer

(à elle sûrement),

y a-t-il quelque chose — en ce moment du moins —

qui combatte la vie ?



IV


Entre le mot

et le poème inachevé,

une brise : toi.

Des anémones dans les cheveux.


(Lancelot, ensorcelé

par la voix douce,

mélodieuse de Guenièvre,

reporte sa campagne

et tombe avec passion dans ses bras

gravure de 1782.

Cadeau d'anniversaire.

Après dix ans sans quitter ce mur

ses boucles ont encore l'air authentique.)



V


Démission.

Tendance à l'oubli.

Sans commémoration peut-être.

(Sur les marches du monastère

de Hozoviòtissa, seul, printemps 81.)


Tu dois te souvenir en oubliant

encore et encore

ce qui se trouve en dehors de toi,

qui t'encercle

créant le cadre ;

le supprimant.



VI


Lassitude

séparation des mots,

désir d'émancipation.

Le fragment

(«il marche en pleine beauté, comme la nuit,

dans des lieux sans nuages, sous des cieux étoilés...»),

non pour désarticuler le sens

ou en signe d'indécision

mais comme conscience des limites ;

comme acte de libération.


«...il a grandi dans cette lumière tendre,

que le ciel refuse à l'orgueilleuse journée.»



VII


Le silence des mots.

Le seul silence possible.

Faille

dans l'embellissement contre-nature de la nature.

Le poème comme refus du poétique

autrement dit comme son étreinte.


(Tel un fruit

qui mûrit dans l'obscurité

ou un secret qui ouvre

timidement ses papiers

tandis que l'histoire s'accomplit

dans son regard perplexe,

perplexe et tendre.)



VIII


Et tout poème

est toujours une lumière.

Il se dresse devant nous

et s'organise, forme silencieuse

qui à travers le silence

donne au silence forme et visage.



IX


L'acte vraiment créateur

la vague effaçant les traces

de ton dernier rêve —

doit culminer sans contrainte.


«Paolo et Francesca», as-tu dit

et ta voix s'est légèrement brisée.

Nous sommes rentrés à l'hôtel vers minuit

en gondole

(image banale mais nécessaire),

en tenant l'amour par la main.

Toi.



X


Ceux qui portent le poids

d'un lourd chagrin

sont amoureux et le trahissent :

ils ont une façon d'empoigner l'amour

comme s'ils voulaient l'étreindre

et l'étouffer par jalousie.


(Où commence la fin ?

Quand donc un regard

chaleureux, enjoué, triste —

devient-il de l'amour ?

Quand commence-t-elle, la fin de l'amour ?

Quand commence-t-il, cet amour-là ?



XI


Mais tout poème renferme

un autre poème,

un noyau de silence

où veille

l'énergie contenue

de l'aveu qui n'est pas aveu

la respiration trompeuse

de l'éternelle récapitulation.



XII


Adoptant un style retenu,

austère,

donnant au poème

une image de lui-même

— un miroir pur

où il peut voir

son propre reflet.



XIII


(«Et que restera-t-il de toute cette beauté ?»

demande-t-il, impatient.


Je murmure : «La vérité, qui même

dans sa nudité absolue

restera toujours déguisée.»)




DESCENTE


L'histoire aussi doit suivre sa voie

et avancer jusqu'au point

où le besoin

(besoin de te souvenir

de rappeler, d'exiger

du passé la version définitive)

s'effacera

dans le renoncement

(le tien ? le sien ?)

comme s'efface un regard

à l'instant où l'âme

trahie par le corps malade

prend conscience de sa destination.


À présent tu veux la lumière

tu veux parler, entendre

ta voix prononcer son nom.


Tu es là seul

dans la salle froide

(le poème survole indifférent

tes gloses chloroformées

en attendant le verdict.


Tu l'as aimée.

Tu l'as sûrement aimée un jour.

Pendant tes années cloîtré à l'orphelinat ?

Plus tôt ?

Quand vous viviez au petit palais de la via Cassia ?

Un jour sûrement.

«quando la voce del sangue èra...»

Sûrement.

Au moins quelque temps au début

ou même plus tard

(regardant son visage ridé

derrière le grillage à Rebibbia)

sûrement

lors de ce voyage de noces à Venise

lorsque tu l'as vue enfin dans ses bras

(dans les bras de l'homme que pendant des mois

elle retrouvait clandestinement dans les cafés de la

Vigna Clara)

ou à l'instant des adieux soudains

(avant que les conséquences de l'absence

(de l'abandon)

ne deviennent visibles)

oui, tu l'as sûrement aimée

un jour sûrement

un jour ;

mais aujourd'hui tu ne sens plus rien.


Rien qu'un engourdissement des jambes

d'être resté debout si longtemps.


Bientôt tout sera fini.


Tu fermes les yeux.

Tu te vois à sa place.

Tu souris.

Cette douleur-là te soulage.

Tu pars abandonnant un monde plein de mots

qui par bonheur ne t'appartiennent plus.


C'est une affaire de quelques minutes...


(Après la fin de la beauté)




LOST, FOUND, LOST AGAIN


When my soul was in the lost and found

You came along to claim it.

Aretha Franklin


Tout au long de cette décennie en or,

où le plus rude sentier semblait mener vers une clairière,

le poème assis tranquille sur la barrière fraîchement repeinte

penchait encore du côté de la vie.

Mais la vie est partie je ne sais où, te laissant

ruminer seul tes grands projets épiques.

(Ainsi du moins les voyais-tu alors.)

Objet précieux perdu, trouvé, perdu encore

— cette fois pour de bon —

perte dont l'importance

est comprise aujourd'hui seulement.


Enfin ! lanceras-tu, furieux ;

mais ce qui, dans le lointain passé, te semblait authentique

avait déjà commencé à se gâter,

à ressembler de plus en plus

aux «minables ersatz» qu'aujourd'hui tu méprises.

Simplement tu ne l'as pas vu.

Tu n'as pas vu que ce changement-là

ne s'est pas fait en ton absence,

tu as été impliqué aussi dans toute l'affaire,

volontairement, sans le vouloir, qu'importe désormais.

Ce quelque chose dont tu te sens assiégé,

menacé dans ton espace vital

(appelons ça entre nous

«la nouvelle situation»)

tu ne peux pas non plus l'ignorer,

ni l'annuler bien sûr en inventant des exorcismes.

C'est ton destin.

(Mot pompeux, je le sais,

mais le seul qui convienne ici.)

Accepte-le donc

et tâche de comprendre

son besoin d'exister

— ne serait-ce que sous cette forme dégradée

par toi obstinément

(héroïquement, insisterais-tu) nié.

Sinon tu es mort.


Entre nous tu l'es déjà peut-être.




LETTRE


Trouver ma place dans une phrase bien dense

comme si je l'avais martelée dans le métal.

Non pour séduire. Non pour gagner la gloire.

Un indicible besoin d'ordre, de rythme, de forme ;

trois mots qui s'opposent au chaos et à l'inexistence.

Czeslaw Milosz


Nous voilà fatigués de la mort

et de son éclat obscur. Nous avons

mémorisé tous les vers mortifères

des poètes suicidés —

Karyotàkis, Celan, Sexton, Berryman...

Appris par cœur «Death & co» de Plath.

Écris donc autre chose enfin.

Une journée ordinaire,

le désir d'ordre, de sérénité.


Écris ces instants

où les ponts de pierre de l'amitié

semblent plus vrais

que l'envie et que la rancune.

Écris l'amour,

le couple âgé qui marche

sur la jetée main dans la main,

les soirs d'été traînants

qui savent encore nous fasciner,

les cyprès de ton jardin tout droits, dédaigneux

des courants souterrains de l'art.


Écris l'inépuisable résistance

de la lumière.




LE NOUVEAU POÈME


Il ne sombrera pas, se sacrifiant, dans les marais de la mémoire,

ne voguera pas, insouciant, de Paros à Naxos,

ne répondra pas par oui ou non aux dilemmes et chantages de l'Histoire,

ne pourchassera pas des lièvres fous dans des forêts sans arbres,

ne sera pas photogénique,

ne fera pas sauter l'éternité sur ses genoux,

n'écrira pas sur sa porte : «Attention, poème !»

ne contestera pas ce qui est déjà mort,

n'aura pas des visions privées chaque fois qu'il descendra la rue Sòlonos,

ne criera pas sur les toits son nom, son origine,

et surtout

ne fera pas de rêves sur quoi tu pourrais t'appuyer.




LES NUITS BLANCHES DE TOLSTOÏ


...en relisant A.K. avec A.C.


Les biographes s'accordent :

il était bizarre et secret.

Tout jeune il rasait ses sourcils

dans l'espoir qu'ils repousseraient plus drus.

Il attrapa sa première gonorrhée en 1847

d'une paysanne qui vivait seule au fond de son domaine.

Un jour un ours le mordit au visage,

mais lui, reconnaissant en lui un saint local,

implora son pardon à genoux d'avoir croisé sa route.

Il devint végétarien en 1885

car, disait-il, «la viande pollue l'esprit».

Pour épater ses invités

il faisait la révérence vers l'arrière.


Lors de sa nuit de noces

il considéra que ce violent désir d'embrasser l'épouse

était «la manifestation de Satan».

Pendant l'amour (lui dit-il)

le cerveau est paralysé

laissant seul et sans forces le corps,

le corps aux branches nues.

Il se trouvait repoussant,

surtout dans ses replis «veloutés».


(Il existe un texte là-dessus intitulé

«Pourquoi les hommes s'abrutissent»

plein d'arguments prévisibles.)


Ils tenaient tous deux un journal.

Tous les soirs.

En cachette.

Pendant quarante-sept ans.

La répulsion

débordait de chaque page.


«Une honte.

Dans ma propre maison

je suis contraint de cacher mes papiers...

elle fouille dans les tiroirs,

surveille chacun de mes gestes,

s'efforce de se glisser derrière chacun de mes mots.»

Ainsi commence le commentaire du 2 juin 1897.


Dans la chambre voisine,

ses petites lunettes rouges

accrochées à son nez,

Sophia Andréevna notait dans le sien :


«Si je pouvais le tuer

puis fabriquer un autre homme,

semblable à ce tyran,

je le ferais volontiers.

...car c'est un péché,

oui, un péché quand un homme lève la tête

et veut ressembler à Dieu,

un péché quand il ne s'incline pas, n'accepte pas humblement son destin périssable, un péché

quand il cherche des vérités qui sont au-delà de lui.»


Un matin glacé de l'hiver 1910,

écœuré par les «occupations vulgaires de la famille»

il abandonne la maison

et sur le chemin de la gare attrape une pneumonie.

Quelques jours plus tard il meurt.

L'un de ses exégètes, un Russe, note

que peu avant de fermer les yeux il dit à sa fille :

«À cause d'elle

mon âme souffrira en Enfer

avec celle d'Anna.

Dans quel cercle nous mettrait-il donc, l'Italien ?»


«Imaginez-le maintenant dans son cercueil.

Il repose comme une pierre précieuse

au fond de la mer éternelle»,

dit Gorki apprenant la nouvelle.

Quatre mille paysans assistèrent aux funérailles

brandissant une pancarte où l'on lisait :

«Ta bonté restera toujours gravée en nous.»

Un poète entre deux âges s'écria :

«Ma source d'inspiration, pendant toute sa vie, c'était lui.

Je suis plein de reconnaissance.»


Elle alla au jardin

et avec des gestes lents

cueillit un bouquet de roses et d'anémones.

Solennellement elle se l'offrit.

Elle était seule enfin.

Libre.

Et pleinement malheureuse.


(Vacances dans la réalité)




5


Hiver 80, Amorgos.

Huit heures au casino de Wiesbaden

t'ont offert un an de paradis.

Tu as quitté ton aquarium d'Oxford

pour nager enfin dans les eaux glacées du désir.

Loué une maison sur la mer avec un poêle et un grand lit.

Toute la journée au café de Prèkas étudiant quoi ? — Platon et la belote.

Tu as inventé un poète aux dimensions de ton opossum bien-aimé

pour donner forme à tes pensées immatures.

Trente ans plus tard face au poète que tu es devenu

son choix idiot te fait pitié.

Tu aurais mieux fait de suivre l'autre route,

et non celle suggérée par Frost (encore un fanfaron).


Tu as merdé, mon vieux ! Tâche de sauver ce qui te reste d'âme.




15


Entre mes mains les photographies

de notre dernier été à Pesaro.

Tu ne pouvais deviner alors — moi non plus d'ailleurs —

que quatorze mois plus tard tu serais morte.

Je contemple ton visage qui se penche tendrement sur le mien.

Visage étranger, non pas celui que reflétait mon regard

en cette journée ensoleillée, devant la maison de Rossini.

Comme si entretemps la mort était venue donner à tes yeux

qui avaient séduit tant d'hommes — une autre couleur,

comme si ton sourire n'était plus un sourire

mais une grimace affreuse. La maquilleuse a fait du bon boulot.

Elle a même su métamorphoser ton image

sur le papier par sa caresse mortelle, experte.

Tu n'as jamais été vivante, on dirait. Tu n'existais pas.


(Sonnets du désastre)



*


Hàris Vlavianos est né en 1957 à Rome de parents grecs. Il a longtemps vécu à l'étranger, terminant ses études en Angleterre, et vit désormais à Athènes où il enseigne la philosophie tout en dirigeant la revue Pìissi (Poésie). Il a traduit Whitman, Pound, Ashbery, Wallace Stevens, Blake, Pessoa et quelques autres. Ses poèmes, réunis dans une dizaine de recueils, allient narration autobiographique et méditation ; ils s'interrogent en particulier sur la nature et les pouvoirs de la poésie, dans un continuel dialogue avec les poètes du passé. Ces poèmes ouverts, où des ruptures de sujet et de ton brisent visent à ne pas clore le discours, s'attachent en même temps à maintenir l'union de la pensée et du sentiment.


Hàris Vlavianos
Hàris Vlavianos.

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