Tàkis Sinòpoulos



Le poème n'est jamais présent. Il est du passé. De l'avenir. Mémoire et attente. Absence aux choses et projection dans une réalité qui exista ou existera un jour soudain pour un instant qui sera le temps tout entier.


Si la poésie vit encore nous le devons à cette humble faille infime oubliée par les dieux à la fenêtre close de la sûreté et de la défense des hommes.


Tandis que je me bats avec un poème pas un miroir n'est là pour me montrer ma métamorphose.


La recherche de la vérité ou du prodige par delà l'usage consacré des mots te mène à d'insoupçonnées révélations relations de la mémoire et du temps avec ton corps nécessités de tes entrailles déracinements d'avec ton existence dans une telle douleur qu'alors seulement tu sens que mots et choses vivent une vie autonome et contre toute légitimité cherchent une plus pure expression d'eux-mêmes.


À force de parler de la faim nous avons oublié de protéger le pain. Dans l'armoire à présent les souris jouissent d'effrayantes libertés.


Venez avec nous jeter des pierres

pour que les années passent.


À la nuit tombante ses poèmes évoquaient pour moi des chambres éclairées d'une chandelle où les mots se déplaçaient telles de vieilles servantes l'air absent.


Dans le rêve parfois les mots s'éclairent d'une lumière étrange et changent de sens et de musique et s'ouvrent comme des fleurs obscures devenant portes du ciel et des enfers.


Ami poète si mes poèmes et les tiens se rencontrent ils se saluent condescendants étranges figures dont chacune juge les vêtements de l'autre mal assortis à sa nature.


Comme il fait beau ce soir

la lune entre les branches

les versants s'agrandissent

les vers nous mangeront.


Derrière le poème il y a des couloirs des espaces de silence inexplicables où les mots noirs dodelinent en tenant dans leurs mains leur cou tranché.


Matin limpide né d'une nuit de brume. Toute cette lumière dans l'air qui vaguement excite. Un arbre siffle une feuille apaise le cœur des oiseaux un vent incertain remplit la route de visages rieurs qui viennent et s'en vont. Les sensations douloureuses dans ton corps s'évaporent une à une. La petite tragédie de la nuit est déjà rangée dans le silence d'un coffre aux souvenirs. Tu te souviens à peine du bruit sec de l'horloge et du vacarme de la porte claquée. Tout disparaît dans la sérénité rythmique du soleil. Matin contrée imaginaire et plus rien des fantômes qui portaient hier le nom d'événements.


Derrière l'enfer quotidien des mots les poèmes vivent et respirent et leur sens pur partout reflète un bonheur imaginaire à jamais protégé de l'incendie.


Entre le réel et moi il y a le mythe du réel où les choses jouissent de leur existence dans ce qu'elle a d'absurde.


Comme je lui criais qu'il était nu il répondit qu'il portait sa nudité par dessus ses vêtements.


Quand j'amènerai la nuit entre l'arbre et la rivière le poème sera vert.


Il luttait avec les montagnes. Alors les fossés l'ont englouti devant sa maison.


Tout poème a sa règle. Ce qui vient dans une première sensation est balayé par une autre amenant à la surface d'aveuglantes révélations.


Et tous ses poèmes étaient cette réalité croissante de la mort du corps dans un terrible entrelacement de rapports avec le temps de chutes compromis et triomphes.


La langue que tu parles ami poète emplit la chambre de terre. Ouvre donc la fenêtre et laisse entrer les eaux et les poissons.


Pierre blanche toute blanche

Tu la lances dans le ciel

ainsi vient le soir.


On vit ce jour-là rouler sans bruit l'éternité dans les ornières du temps. Les arbres enfantaient des millions d'oiseaux. Aucun nuage aucune mort. Tous allaient fêter l'événement dans les montagnes et les voleurs d'amour s'évanouissaient dans l'extase.


Toutes les fois que je pense je me change en oiseau qui ne sait que chanter.


Seul avec ma solitude et mes mots je lutte pour me recomposer pour trouver un visage qui corresponde à mon visage. Je ne rêve pas quand je dis que m'ont coupé en deux nuages et fantômes.


Un champ tout blanc dans le soleil un oiseau obscur comme le cœur du jour la maison fraîche où dans la chambre un nouvel arbre respire. Et que d'ombre et de poésie quand je dors.


Essayant dans ce poème un rythme nouveau j'ai sursauté soudain effrayé comme si ce que j'attends frappait à la porte.


Les mots sanglants sont nés se sont appariés tremblants se regardant l'un l'autre. Et aussitôt les nuages ont quitté le cerveau.


Nul ne sait quelle terrifiante résurrection préparent ces nouveaux poèmes. Leur sang brûle les doigts et coule maintenant sur la terre. Parmi les pierres apparaissent les têtes de cris assourdissants inexpliqués.


Une lumière à l'autre s'ajoutant amenait une grande lumière amenait les ténèbres.


Il voulait ajouter cette image à l'autre image mêler un peu de terre obscure à la saveur salée de l'amour. Puis il réfléchit qu'un poème s'entend mieux parfois par ses vides et ses effacements.


Mon poème ancien jarre obscure immobile accumulant le sens pris au temps pleine désormais d'une lumière tranquille et protégeant par sa sérénité mon nom contre la mort.


Cette nuit-là tu t'es changé soudain en arbre. L'amour passait en sifflotant dans ton feuillage. Tu ne t'es pas endormi avant l'aube. Et moi mon esprit se tordait dans une terrifiante maturité.


Tu baisses ta tête sombre inondant de larmes mes mains. De pauvres mains peu habituées à de tels présents. Le vent est suspendu immobile dans l'arbre


et la nuit d'août est un pays que nul n'a jamais conquis.


Le seul animal familier que je possède c'est ma mort. Et toi tu me donnes à elle en pâture quand elle a faim.


Tout nouvel amour t'offre un autre visage te force d'affronter une fois de plus ta solitude. Quand l'amour s'en va le vide qui demeure est comme le lieu d'un crime.


Une journée entière sans un poème sans une goutte d'encre. Le soleil derrière ses ailes mourait et longtemps encore le soir dans sa bonté fut rempli d'arbres et d'eaux.


Réconciliation paisible avec le vent et la lumière avec les oiseaux les prodiges. Puis le poète digérant sa nuit donnant souffle aux humbles moments aux faits saillants de la vie.


G.S.

Je l'ai toujours imaginé pesant à parts égales dans ses poèmes la langue de la conscience et la conscience de sa langue.


Le poème serait bientôt achevé. Tout était clair et bien en place avec le rythme qu'il fallait. En un seul point quelque chose d'inexprimé une sorte d'ombre résistait fièrement au seuil des mots. Alors j'ai compris que seules de telles résistances faisaient tenir un poème sur ses pieds.


C'était un poème. Il était plein de trous. Si bien qu'on voyait le poète manger et tomber amoureux ôter ses chaussures et dormir.


Il a écrit toute la nuit. Les vers sautaient de ses manuscrits comme des oiseaux et les poètes assassinés hurlaient en lui affamés réclamant leur part des prodiges.


Il dormait à présent. Mais derrière son sommeil il veillait et poursuivait le poème. Et ses mots rebelles avaient une façon neuve de reproduire les choses qui l'emplissait d'allégresse comme s'il se vengeait ainsi d'un invisible et terrifiant tyran.


Un poète révolutionnaire blotti dans la sécurité de la langue dans le confort de la communauté de biens des mots l'esprit plutôt porté à la surveillance à l'arrogance et en même temps mollement blotti dans ce nid bien chaud sans nulle tentation ni danger sans révolution ni sacrifice.


Il dit je vais vous lire ce poème. Et mettant la main dans son tiroir pour y prendre le manuscrit il en sortit péniblement la tête tranquille d'un mort.


Et parmi ces images terrifiantes qui se succédaient au point d'obscurcir l'espace du poème de leurs messages menaçants soudain ces quelques mots le reflet bref de la mer le rocher dans l'eau la saveur le sel.


J'ai pris la rivière à la gorge en sifflant un air ancien une histoire de gens disparus dans la rivière.


Les mots restés en dehors du poème emportés par un délire sans fin comme des ménades prenaient des pierres et lapidaient en jurant sans arrêt le poète ainsi que les passants.


Trêve de discours. Connaître la rivière c'est être dans la rivière.


Les premiers mots rebelles du poème poussaient des cris comme au cœur d'une manifestation. Les derniers s'agenouillaient plongés dans le silence et l'extase.


L'énigme et le charme de ce poème c'était que chacun de ses vers offrait une promesse qui jamais ne se réalisait.


Mettre ici l'arbre et la vue sur le ciel. Plus bas le vent l'oiseau les humbles maisons de la ville. Je ne dois pas oublier non plus un peu de mémoire de feu de danger. Enfin mettre un cri comme si on jetait quelqu'un du cinquième étage. Que le poème tienne debout entre tant de visions tant d'images.


Il termina fatigué mais le poème lui semblait lourd plein de pierres. Bien sûr il y avait un peu de lumière un peu des rêveries du ciel des voix de la mer une fleur étrange. Mais les pierres le gênaient.


Surtout à cause des pièges qu'il avait semés ici ou là pour les hypocrites et ceux qui ne se doutent de rien.


Dans la sérénité de midi la pluie fine s'entend à peine. J'ouvre la fenêtre et quel plaisir. Je rêve qu'un jour le temps viendra où le loup et l'agneau boiront dans la même rivière. Alors resplendira le visage du dieu. Alors les poèmes des poètes seront comme les collines creusées de mines quand au passage du vent frémissent leurs oiseaux leurs entrailles.


(La poésie de la poésie)




BIOGRAPHIE, OU PRESQUE


C'est ainsi qu'il redescendit de la guerre, dans ses brodequins usés, sa vareuse kaki.


Seule, cette pente obscure, plus bas les arbres s'écartant, un bout de fleuve — un fleuve de lumière glacée.


Il retrouva son chien — pas un aboi.


Des tués aussi, sans nom, le premier soir. Puis une foule de soirs qui se mélangeaient, en fin de compte, pensa-t-il, sur le papier tout va se fondre.


Des journées sèches comme des coups de feu, une lune immobile au-dessus des maisons, des barbelés.


Des types muets lui demandèrent ses papiers, ses papiers encore.


Contre le mauvais sort, il se battit.


Et tandis qu'il dormait la nuit, des montagnes en sang et des pierres qui lui tombaient dessus, autour de lui la moitié de ses amis, à moitié éclairés


et les autres aux visages vagues dans sa mémoire, aux yeux étranges rassemblés l'observaient.


Parfois, au lieu d'un rendez-vous d'amour, il se retrouvait devant ces ménades, un troupeau qui montait du rivage, le pourchassant jusque sur la colline.


Il enjambait rochers et sables, se blessait, avait soif, buvait à des sources obscures.


S'enfonçait, ressortait sans cesse


du même trou.


Il n'avait plus la force


que de s'acharner sur le papier, un tas de ratures, et bouleversé le soir, quand le monde est figuré par des visages de morts.


Un jour il vit une main aux doigts brisés, un jour le vent terrible.


Les années suivant les années, insoutenables. Et les siècles partout la même nuit.


Mesurant quelle dose de mort il lui restait avant et après chaque poème.


Bouchant le corps avec de vieux journaux, que l'eau, le froid ne se glissent pas dans les fentes.


Puis cette mer, à l'aube vers Saint-Andrèas, et tout ce que dans son ombre il guettait,


sur son visage une lumière farouche, sur la route en montant vers les cieux,


de l'éternel à présent locataire,


légitimé.


(Repas funèbre)





RÊVE


J'étais alors sous la terre, marchant parmi les racines des arbres, les routes à l'infini, bitumées de lune blanche, mes souliers usés sur les pierres, mes mains usées sur les pierres et l'on n'entendait pas le moindre enfant réel dans ce pays de la mort à l'envers.




LE VOYAGE


J'ai maintenant dans mes entrailles un moulin, il moud la nuit noire de mon âge et je ne te dis rien des voix qui marchent dans ma tête, ou de ce fleuve que nous traversions l'autre jour et ses eaux inondant partout la mémoire — mais toi,


tu sommeillais, des milliers d'années ont passé où je t'ai tenue et j'étais pauvre transi et ma main lasse, desséchée —


ou soudain une secousse dans la lie du fond de l'âme,


qu'attendais-je, que tenais-je de toi ?




LA PRISON


La nuit dehors bâillonnait les bruits, et dans mon coin l'obscurité, la fenêtre usée qui battait, dont le bois grinçait.


Au loin s'édifiait une prison, barreaux, barreaux partout, à l'entrée la Roue, plus bas la mer comme une écriture inconnue.


J'étais totalement seul. Derrière le mur, pas et rencontres et cris déchirants. Puis le silence, étrange instant dont j'avais mal.


Je pensais à un poème qui


détruirait d'un coup la prison, et le temps tout entier.




BILAN


Que nous est-il resté du décor ? La chaise et l'autre chaise, le tournant brusque du vent.


Ou bien, disons, feu le soleil avec ses vitres et ses oiseaux.


Nous savons avancer, approuver, oui, nous nous trouverons, je me souviendrai de toi.


Ce qui se déplace et passe et n'est pas entendu, à peine entendu dans les mots.


Volte-faces, reprises, béances, et l'abandon, surtout l'abandon.


Ce qui est parti sans partir, le mur qui respire, la pierre a son ombre, l'épine a sa lune,


l'humble trésor laissé sans défense aux dents de la forêt,


le vallon oublié dans l'auge du silence, et sa goutte d'eau noire.


Dis-moi, que reste-t-il encore ?


(Pierres)




SUR LA CARTE


Le matin énorme plein de vent, aux couloirs où le vent vire, plus bas la terre sombre et sa floraison d'herbes rares, l'œil noir de la fraîcheur, la pensée excitée par le vent, l'eau du cerveau, une lumière féroce abreuvant des sensations cachées dans le corps et au-delà du corps l'absence, l'extravagance, la mémoire, le rêve.


Dans cette œuvre, si tu l'examines bien, il y a cette continuité souterraine, un enchaînement caché, des correspondances, tout un réseau complexe, un mécanisme silencieux. À l'étage se déplacent en rythme les éléments de surface, mots, liaisons, allusions, les strates entassées de la langue. En bas l'histoire digère. N'essaie pas de la sortir de son gîte, elle est trop dure à corrompre. Une bête grosse et méchante, elle ne veut pas de lumière, et mord son silence.


Peu de temps après l'écriture, le poème qu'il avait fait sur la mer était plein d'eaux sales et de poissons morts.


Il y en a beaucoup qui rêvent qu'ils sont encore vivants. Le temps joue en eux, comme le vent dans un tuyau crevé.


Maintenant je ne saurais vous dire au juste quand s'est terminée cette phrase et quand a commencé l'autre. Je n'ai plus confiance dans les mots. Sans compter qu'il y a là-dedans d'énormes vides, régions englouties de la langue. Cela me tourmente, bien sûr, mais en aucun cas je n'exige qu'il y ait du sens.


(Sur la carte)


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Salué comme l'un des plus grands dans sa patrie, mais aussi dans les pays anglo-saxons, Tàkis Sinòpoulos reste étrangement méconnu chez nous.

Il est mort jeune, à 64 ans ; je ne le connais que par les photos, où il paraît bien plus vieux que son âge ; l'angoisse qui l'a mûri, puis usé prématurément, imprègne également toute son œuvre.

Sinòpoulos était médecin, ce qui l'a amené à vivre en première ligne la guerre de 40-45, puis la guerre civile atroce qui a suivi. Jamais il ne s'en est remis. Si sa poésie, d'abord influencée par Pound, Eliot et Sefèris, se renouvelle formellement de recueil en recueil, elle va rester marquée d'un bout à l'autre par la hantise de la solitude et de la mort.

Le diptyque formé par Repas funèbre et Pierres, écrits parallèlement dans les années soixante et publiés en même temps quelques années plus tard, illustre à la fois cette variété et cette unité.

Le titre de Repas funèbre pourrait servir à toute l'œuvre de Sinòpoulos, qui n'est qu'un long dialogue avec les morts. Ce recueil, plus encore que les autres, est une descente aux enfers. Une redescente plutôt : le poète y rencontre sa jeunesse brisée, qui le hante près de vingt ans plus tard ; ce sont des images de bonheur, de désir amoureux, emportées par les visions d'horreur de la guerre ; au deuil s'ajoute la culpabilité d'avoir survécu. Débris de souvenirs, lambeaux de visions ou de rêves, listes de noms du martyrologe, salves d'images, tout cela mêlé, emporté dans une danse macabre sans fin, défilant comme un cauchemar ou un film, la langue elle-même déchirée, syntaxe cassée.

Avec Pierres, on quitte le déchaînement Iyrico-épique pour la confidence à mi-voix ; la dérive hallucinée pour la concentration immobile. Mais à bien regarder, on retrouve dans ces pièces de musique de chambre, aux harmonies grises comme la cendre, moins trouées d'éclairs que de silences, le même sentiment tragique, la même désespérance. Et le poète s'y montre, là encore, aussi subtil que puissant ; l'émotion la plus torrentielle comme la plus retenue naissent toujours chez lui d'un savant et patient travail de montage.

Sinòpoulos était aussi un peintre remarquable et un critique littéraire de première force.

Repas funèbre et Pierres sont présentés intégralement, en édition bilingue, dans un volume paru en 1997 aux éditions Desmos/Cahiers grecs.


Tàkis Sinòpoulos
Tàkis Sinòpoulos.

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