Le soleil se couchait derrière la caserne, les mendiants cherchaient un peu d'eau, mais toutes les cruches étaient renversées dans la ville de Cana, les femmes s'en allaient en pleurant dans le jaune du crépuscule, et moi, pourchassé, je partageais mon vin sur la colline avec des larrons et des faux témoins, tandis que la croix déjà mordait le bord de mon manteau.
Qui aimer ? À qui me confesser ? Dieu seul peut se vanter de m'avoir entendu me plaindre, j'ai bu toute la boue du cloaque où l'on m'a jeté, mes boyaux sont devenus les routes où passent les chars du triomphe, j'ai ôté mes ailes pour les accrocher à la vieille qu'on enterrait toute seule à part un moineau sur l'arbre voisin, avec une vieille cassette pleine de cendres — souvenez-vous de moi quand viendra l'heure.
Des ouvrages de prisonniers séchaient dans la cheminée, l'automne avait vidé les champs, j'entendais le pas des rouliers avalant le foin volé.
Alors j'ai vu la grande estrade où je devais monter, sans savoir à quelle fin : être couronné roi, ou rouler dans le panier, tête coupée.
À peine mort, je sortis du grand miroir de la maison de famille, le crépuscule était furieusement familier, Terèsa chantait la vieille chanson des gares qui perdant la tête suivent les trains, et moi ne sachant où aller je me suis endormi aux mains des aveugles, qui pourtant allumaient la lampe,
c'était une sombre époque, des drames se jouaient sans bruit sur les ponts, des brancardiers couraient et sur les brancards gisaient les grands soupirs d'anciennes insurrections,
quand j'arrivai enfin à la gare, tous étaient partis, j'avais si peur qu'à peine touché je me serais fissuré, laissant voir Dieu, à l'étage au-dessus habitaient les F. et nous ne devions pas faire de bruit, car la vieille dame avait la fièvre et ma mère qui la servait avait appris à voler pour ne pas salir le tapis,
on fit même venir le surveillant pour témoigner, mais il n'y avait aucune preuve, car l'ancienne cloche de l'école était encore plus loin que les morts et le charretier de mon enfance dehors frappait désespérément les quatre chevaux pétrifiés.
(Visiteur nocturne)
Et comme nos finances allaient de mal en pis, j'ai commencé à devenir inventif : je descendais, par exemple, dans la cave où se trouvait une vieille montre cassée, je la mettais à l'heure la plus cruciale et j'attendais — et jamais, Dieu soit loué, je n'ai commis d'erreur, puis j'allais tout fier à la gargote, où la fumée des casseroles m'emplissait de pensées religieuses, les pauvres se pressaient là, ivrognes au chapeau piétiné, paroles aussi rebattues que les saisons, jusqu'à l'heure où, bien saoul, j'emboîtais le pas à l'un de mes morts et retrouvais toujours ainsi ma maison...
(L'aveugle à la lanterne)
C'est notre amour de la vie sans doute qui nous a fait tout perdre
les pharmacies la nuit semblent des paysages lunaires
dans ce monde inévitable nous n'avons qu'une enfance
puis tout finit — où aller ? la nuit a recouvert la ville, les années t'ont changé
ceux qui pourraient te reconnaître sont morts ou changés comme toi
les morts tiennent de petits bouquets dans les jardins oubliés de nous
les croque-morts eux aussi parfois ont des pensées joyeuses
les grands ne connaissent qu'un seul conte pour tous les soirs
les mendiants très anciens prétendants des églises
souvent je m'assieds sur les marches pour contempler le destin
nul ne croit ce que je vois, je l'écris et l'envoie à nos descendants
mais quand un homme dans la rue te lance un regard douloureux la moitié de l'humanité est sauvée
ou bien j'ai la nostalgie d'une rose et suis prêt à mourir pour la trouver —
j'ai vu des statues s'écrouler mortes comme des humains
des chansons mourir sans espoir de résurrection
les anges dorment d'habitude à l'étage, aussi notre mère nous disait de faire silence pendant la sieste
puis nous avons grandi, amants des rues nocturnes, des voyages lointains et de la tante plus très jeune qui nous offrait des cravates voyantes
passions, ambitions, rêves — tout est si loin comme si l'avait vécu un autre
et que je m'en souvienne simplement —
la nuit le monde ne se perd pas dans le noir, mais les enfants l'emportent dans leur sommeil
revenant toujours d'un grand rêve qui ne me laisse pas nettement voir
comme la jeune fille qui revient de chez son amant dans la pauvre maison paternelle, les autres ont fini de manger, elle se met seule à table et mange lentement les lentilles froides et ses grands yeux fixent le vide —
et vous, mes compagnons morts, je marche avec vous parfois et mon manteau s'ouvre comme des ailes
puis je vais rêver quelque part où je distribue le clair d'étoiles aux malchanceux de ce monde
et souvent la nuit est si belle qu'on croirait avoir vécu aussi jadis ou être mort on ne sait combien de fois
des mots terribles comme des trahisons et d'autres fois consolants comme de vieilles amitiés
dans la musique nous sommes éternels un instant
et le matin je me réveille souvent tôt — à l'heure précise où je monte à l'échafaud.
Toute ma vie aurait pu tourner autrement, mais j'avais beaucoup fatigué les anges dans mon enfance et devais maintenant partager les chrysanthèmes avec les autres condamnés — aussi me suis-je laissé convaincre d'accepter le cadeau de la tante fortunée : une place dans le caveau de famille, sauf que dès lors j'ai été impatient, préoccupé bien sûr des derniers mots (lesquels, je n'ai jamais su) d'Isidore Ducasse, frère de ma triste jeunesse, grand poète, qui vénérait les terreurs enfantines de la nuit et qui mourant ne trouva pour son sommeil qu'une immensité réduite et plus tard quand on m'a chassé, que je suis sorti par la porte le soir tombait et la première étoile est apparue tel un petit heurtoir de l'infini et j'ai frappé — depuis le rêve n'en finit plus.
D'habitude le jour je rêvasse ou perds mon temps, je doute ou je m'incline, mais à la nuit tombée je cours de jardin en jardin et posant l'oreille sur l'écorce des arbres
j'écoute l'antique sanglot.
Ou plutôt c'était si beau pour que je comprenne, tandis que la musique arrivait lointaine, insistante comme pour nous convaincre d'une chose impossible et les deux femmes, pâles et âgées, parlaient la nuit à voix basse, «les oiseaux ne vont pas à la poste» disait l'une, «mais les fantômes portent-ils des chapeaux ?» disait l'autre, et c'est ainsi qu'elles retrouvaient dans l'ombre ce qu'elles avaient perdu sous tant de lumière —
des péchés secrets inavoués que rachète l'insondable mystère de leur cause et puis la confession qui nous traînait çà et là, comme le froufrou de leur mère les enfants et peut-être tout est vain si l'on ne peut pas tout avoir et je pensais souvent que rien ne sert de changer de vie, puisque l'autre là-bas aussi se taira — il tombait une pluie fine de souvenirs : serments, violettes, petits néants éblouis, tels des humbles qui ont connu l'énigme de n'être pas...
(Violettes pour une époque)
Mais qu'est-ce donc qui parfois nous arrête au milieu d'une rue inconnue ou devant une vieille maison ? Quel souvenir s'y cache ? Qui cherchons-nous ?
D'autres fois sous un pont ou derrière un rideau on se sent vivre de façon plus vraie —
choses que tu plus tard tu paieras de ton âme.
Jusqu'au matin où dans le jardin s'élevait le premier chant d'oiseau. Printemps.
Ma mère changeait de chapeau, la jeune bonne montait pleurer au grenier et le grand-père oubliait de lire sa Bible...
Je suis maintenant assis dans le vieux rocking-chair qui a bercé trois générations. Tous ces gens, où sont-ils partis ?
Toute ma vie n'était plus que le souvenir d'un rêve
à l'intérieur d'un autre rêve. Et quand Anna riait on eût dit qu'elle lançait des fleurs de jasmin
qui éclairaient un instant la nuit.
Je me souviens d'avoir écrit enfant mon premier vers.
Depuis je sais que je ne mourrai jamais —
en mourant tous les jours.
(Les manuscrits de l'automne)
Tàssos Livadìtis fut d'abord un poète militant, déporté pendant la Guerre civile vers 1950, qui chanta les combats de la gauche et les lendemains meilleurs ; puis, vers 1970, un homme désabusé, qui sans renier ses idéaux pratiqua une poésie plus solitaire, introspective et onirique — passant du rêve révolutionnaire aux rêves (aux cauchemars plutôt) des nuits à jamais douloureuses.
C'est cette seconde partie de l'œuvre, la plus originale, qui nous touche le plus à présent. Séduit par son lyrisme sombre, égaré, visionnaire, je me voyais déjà publiant Livadìtis au Miel des anges. Hélas ! Il restera l'une de mes grandes frustrations de ma vie de traducteur. L'ayant-droit m'a opposé un refus aussi brutal qu'immotivé.
J'apprends aujourd'hui que d'autres, je ne sais comment, ont su amadouer le cerbère. Une jeune traductrice encore inconnue s'apprête à publier aux éditions Monemvassia un large choix des poèmes du grand homme. Félicitations ! Ce que j'ai vu de son travail me convient. Ses traductions font entendre la vraie respiration du poète. Je souhaite à Patricia Lenoir bonne route et beaucoup de courage.
J'ai laissé figurer ici même les poèmes publiés naguère dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine en Poésie/Gallimard. Patricia Lenoir les a tous traduits elle aussi. Elle sera notre traductrice invitée le mois prochain et chacun pourra comparer nos deux versions.
Tàssos Livadìtis en 1968. |