Andònis Fostièris



1

Sur le vers que j'écrirai je vacille

Sur le vers que j'écrivais je m'appuie

Le poème est une branche solide

Où parfois j'accroche ma balançoire

Et j'oscille au-dessus de la noirceur.


2

Tu dors à présent sur des galets salés

Corps du chagrin, lit du temps, cadavre

Qu'a rejeté la vague de la mémoire

Sur la côte escarpée

de ce poème.


3

Vous mes poèmes

Quel est ce câble nous liant jusqu'à la mort

Vous, lierres d'une tour croulante,

Mes poèmes je vous hais

De cette haine maudite qu'on réserve à soi-même.


4

Il y avait là naguère un poème

Obstacle au temps, aile des désirs.

Ce n'est plus qu'une ruine

Plus qu'un trou noir et laid

Quatre ou cinq vers qui fument.


5

Ce poème écrit ce poème

Taille dans son corps et s'en nourrit.

Ses mots jaillissent et retombent

il se fraie un chemin dans la neige de la page

— Surprise : il se révèle à moi.


6

Nous jouons ce soir avec ce poème

Je vous le lance et vous me le renvoyez

On l'ouvre en deux, les mots se répandent.


Car il nous faut — salaud de poème — te désarmer

À temps, sinon tu nous étendras tous.


7

Un nuage poème

plane dans les airs.

Venez danser nus avec nous

Pour essayer qu'il pleuve

sur cette page.


8

Ce soir la nuit pleut toutes mes peurs.

Art de la poésie tu es mon recours

À coups d'ongles, de dents je bâtis un poème

J'entre pour m'abriter hors d'haleine

Et referme sur moi le dernier vers.


(Poésie dans la poésie)




AMOUR OBSCUR


J'ai marché jusqu'au point où l'obscurité

Épaissie de lumières vire à l'obscurité

Je ne sais plus où j'ai marché

La grande peur bien connue mon adolescence

Tient un poignard sans pitié

Me frappe d'abord et puis

Frappe au hasard éventre les choses

Répand leurs entrailles et joue

À déchirer la chair de vos âmes.


Où es-tu qui es-tu je ne sais plus où j'ai marché

Routes sinueuses inconnues tunnels aériens

Là-bas tout se balance au firmament

Des mondes successifs ouvrent tremblants leurs pétales

Des anges descendent en parachute.


(Ah la beauté quel douloureux délice

Quelle tragédie cruelle que la perfection.)


Une bombe de lumière explose dans l'infini.


Jaillissant du sommeil je jette

Mes rêves contre le mur

Et tombe en un sommeil plus dense

Ayant oublié mes rêves — ou mes amours —

Ne désirant qu'un mot

Trouver un mot me glisser dans son sein, épuisé

Par la remuante immobilité du voyage

Comme les morts attendant de mourir encore

Sous le tranquille abri du dieu qu'ils espèrent.


Mais enfin pourquoi ce désir d'être ému ce poids sur moi

Les autres dans la mer nagent, moi je coule

Qui nage ? Personne, tous vont couler

La violence vient secouer ma planète comme une dent gâtée

Ma dent gâtée me secoue

Moi je secoue l'arbre du ciel, que tombent ses étoiles.


Où es-tu qui es-tu je ne sais plus où j'ai marché

Je ne sais rien et n'apprends rien, si je t'aime

C'est que je n'ai rien à faire ou à penser

Et ne te verrai plus dans les années qui viennent

Ni même dans le temps qui vient après les années

Alors disons-le mon bonheur est complet

Comme toute chose est complète en ce monde

Une seule goutte suffira — débordantes

Elles répandront l'écume de leur folie.


Je dors bien ici je rêve bien

Je cours bien les rues inconnu auprès d'inconnus

Et ne craindrais plus rien si je pouvais croire en quelque chose

Et l'adorer m'y consacrer

Au lieu de descendre sans cesse

Aux caves glacées des siècles

Et de guetter dans le silence le bourdonnement des choses

Chimériques inutiles absurdes

Six ou sept mille ans plus tôt j'aurais été cheval

Pleurant devant la tombe de mon maître

Et maintenant je pleure ce qui est perdu, que j'ignore

Mais je ne veux pas savoir — je suis complet.


Obscurité mon éclatant miroir

En toi mille chemins s'ouvrent

Ton estomac digère tous les sons les couleurs

En toi je fonds me sublime et me perds

Obscurité ma lumière aveuglante

Tu es l'univers avant la naissance après la mort

Tu es donc l'univers même dans la vie, en toi je me perds

Tu es le néant nu et je suis le néant

Et en toi je me perds.




LA SOIRÉE


La nuit couché sur un sac d'étoiles

Fumant mon destin tabac gris

Et sans espoir que le miracle arrive

Je crache sur le ciel implacable

Comme sur un ver sacré.


Ciel ciel écoute ce que je pense

Tu es le lit renversé d'un bordel

Tu es le crâne inutile d'un mort.


Nul ne répond nul ne m'entend

Je me sens l'agneau de la solitude

La félicité du vide me bouleverse.


Ciel oh ciel ton toit est troué

Tes tuiles à grand bruit sont tombées

Tes chats terrifiés meurent de faim.


Quelle main te sauvera de la perdition

Quel marteau te clouera fermement?

Dans l'herbe fraîche d'une campagne déserte

Je me lève et joue du piano comme un possédé

La musique, une fumée, emplit l'atmosphère

Les boissons fortes et la danse aérienne

Vois tes forces devant moi rendues muettes

Ma vieille idole

ensuite ami

puis rejeté

Elle te sera dédiée, cette soirée.




QUI ES-TU


Qui es-tu

Toi qui marches sur le tranchant de mes poèmes

Ouvrant la musique en deux

Pour y tenir entier

Pour brandir un drapeau trop grand sur le globe

D'une vie qui ne t'appartient pas,

Qui es-tu

Toi

Qui as connu la feuille verte

Sous le soleil il y a des siècles

Qui as respiré tant de noirceur

Pour ton avenir.


Jamais tu ne t'es donné à moi

Et je ne me donnerai pas à toi

Car à moi personne ne s'est donné

— On ne saurait se donner à moi

Même si l'on a existé.


Tant de fosses, tant de journées

— Comment ne sont-elles pas pleines! —

Tant de beauté, tant de pièges

— Comment m'ont-ils échappé? —

Comment je ne peux

En ces années de mes heures

Me lier à un beau mensonge,


Menacé dans un monde que j'ignore

Dans une époque près d'accoucher qui me guette.




46, RUE DIONYSÌOU AIYINÌTOU


Et en tournant soudain

Dans la rue de ta maison tu trouves

À sa place un trou de dent arrachée

Et le vent qui se rue par les fenêtres de la nuit

Te fait claquer au mât d'une noire surprise.


Ma maison monte aux cieux Seigneur et je reste

Une impression diffuse de dégoût, de vide

La maison plane outre gonflée

Des milliers d'yeux la mitraillent, vont la trouer

C'est la demeure des anges ivres

Ses os blanchissent dans le désert froid.


Regarde ses racines jamais je n'avais pensé

Qu'elles sont faites d'ombre et de terre creusée

La maison son corps astral voyage là-haut

Aérostat de l'imaginaire ou du désespoir

Qui sans remède brille dans son absence

— Ou bien l'absence des choses est-elle

Notre absence à nous reflétée

Dans le départ, le déclin de ceux qui nous entourent?


Qui aime ce qui existe?

L'univers bouillonne et se sublime et tremble

Dans ses étendues sans fin les feux des siècles

Une indicible nostalgie me tire en plein ciel

Ma maison ah ma maison

La musique monte là-haut, plante aux larges feuilles

Entre ses murs mes derniers mots résonnent

Les derniers de ceux que j'ai dits

— Car moi aussi je plane au-dessus de ma hauteur

Elle me saisit dans sa traîne, me soulève

La galaxie des choses invisibles.




32, AVENUE LAPLACE


Je rentre tard dans la nuit, toutes les vitres de l'immeuble éteintes. Je monte l'escalier marchant dans les rêves des autres, les eaux de ces rêves inondant les couloirs j'en ai jusqu'aux genoux, pris au piège d'un filet d'instincts j'ouvre les secrets perdus, je vous ai coincés dans votre sommeil! hurle Alexandre le grand et il s'élance avec des cris de joie, brisant des cruches sur des vierges folles. Et alors? Les morts sur le champ de bataille, morts avant de combattre, sans coup férir je m'empare des hauteurs, l'ascenseur creuse des trous dans des cauchemars et des chansons superbes, oreillers blancs et draps de l'amour flottent au vent au-dessus des désirs broyés, des monstres sont projetés par les fenêtres, et la maison entière crachant des fumées se déplace. Les eaux montent, des cadavres surnagent, un rat — pas encore endormi — ronge les nez, les oreilles.




AUX CRITIQUES


Aux critiques la poésie répond par de la poésie

Comme la nature aux sages en tant que nature,

Et une vague énorme d'indifférence enfourchant les trottoirs

Nettoie les villes de leurs vains poèmes.


Parfois je dis :

Les vers

Sont les épis fauchés

Par la spirale des jours

Et qui prenant feu sont partis

Vers un ciel rêveur.


Je regrette

De parler

Une langue morte.

Je ne crois pas bien sûr en la résurrection

Je crois

Pourtant

Avec passion

À la mort.


(Amour obscur)







LA TROMPERIE DE L'HUMILITÉ


Le diable vient d'apprendre

Un jeu trompeur

— Se faire humble —

Il dit qu'il est le néant

— Un trou —

Se métamorphose en un Zéro de feu

Eunuque surveillant l'ouverture

de la femme.

L'amour passe

par le tunnel

Il a peur

Dans le noir il avance à tâtons

Le diable compte les coups

Il rit les parois résonnent

Le rire est comme un gémissement

Tandis que se vêtant d'une pourpre de cris

Il entre et sort

pour apporter

le nécessaire.


Enfin il devient Moi,

Doté de petites ailes

Il se pose près du sol

Et pleure.


Enfin il devient Lui,

Brise les matrices du visible

Se souvient de la joie

d'être fort

Gonfle, s'élève

Applaudit de ses doigts de fer

Et hurle.




SATAN N'A PAS DE SEXE


Satan n'a pas de sexe

Il emprunte le rouge de l'extase

Couvre mon lit de baisers

D'habits de sentiments jetés en vrac

Le bout des seins montrant

Ironique

Les cieux.

Je ne connais pas encore sa belle nature

Mais quel charme ont ses gestes légers

La persuasive reproduction de la passion

— Chaque fois qu'il change de chair

et de peau

La pureté plein les yeux il promet

Que ce sera la dernière.

"Le seul désir du moi, c'est le moi"

M'avoue-t-il

"Des milliers de routes s'en vont reviennent,

Prends-en une au hasard :

Tu arriveras ici,

Sache-le, ici

Où j'attends."




LA SOLUTION DU SOUVENIR


Le diable n'a pas de passé

Rien qu'un avenir

Dont il couvre le pain

De l'attente assurée

Pour s'en réjouir.

Il ne sait pas ce qu'est l'usure

Usure de l'amour peau entaillée

Par les fines aiguilles

des heures ;

Il ne sait pas ce qu'est le manque

Et par combien de bouches il aspire l'air

Il ne sait pas, l'omniabsent,

L'avilissement la solution du souvenir

Quand tu épluches l'oignon du temps

Pour trouver le cœur tendre

Et les larmes des sens coulent en pluie

— Tu cherches ce qui est perdu, aveugle —

Toi qui bourrais naguère le sac de trouvailles

À présent rien, plus rien :

au fond, rien que des trous.




L'ENFER DU DOUTE


"Je suis le Divisé", dit-il, "le Diable est double."

Tandis qu'il me parle, je deviens l'axe

De son petit tour de danse

Plein de la peur des tourbillons.

"Regarde" dit-il "partout :

L'unique certitude, c'est la mort —

Voilà pourquoi je triomphe devant Dieu

Dont les anges sont collés au miracle

Et lui aussi, vraie décalcomanie

qui bénit depuis la coupole.

Seuls les morts sont certains —

Les mains croisées signe de renoncement

Les yeux baissés

par la défaite."


(Bel orateur. Mais son souffle

Me ramène un peu le vent chaud des baisers

L'enfer d'un nouveau doute.)


"L'amour lui-même est donc un mouvement

Entrer ou ne pas entrer :

Cette alternance

Venir — partir

Qui s'arrête un instant dans des spasmes

Des cris dans la nuit

Ou des larmes.

Regarde partout :

Toute chose naît du mot

Et le mot tremble vacillant

Tandis que le son est emmené par le temps

Tandis que nul ne sait même plus

Si le temps existe.


Regarde partout —

Et regarde-moi : Je te parle

Par des actes instantanés

En fait qui sait si je suis moi

Toi lui ou un poème perdu

Dont le destin veut qu'il voyage seul —

Et s'il voyage seul —

Et s'il veut —

Et si."




L'ARCHE SOURIRE


Bien des larmes couleront, pour tremper jusqu'à l'os les calmes passants des villes, les voyageurs pressés des voies célestes, les franc-tireurs de la tendresse. Bien des larmes couleront, chacune des gouttes valant des océans de sang, étant tirée de la moelle de la terreur la plus insoutenable, des chaudes lamentations de l'esclavage le plus noir. Les nuits tomberont sur les nuits, et la dure chaussure écrasant une triste bouillie, les noms humains. Les pointes des clous, des épées fleuriront, un rasoir brillant aiguisé coupera lentement mais sûrement la graisse de l'attirante visibilité. Là le cancer charnel, le ver sans scrupules du cerveau, et le diable qui — plantant avec des cris affreux son compas dans la prunelle de l'œil — décrit des cercles par vagues, dessinant les immenses temples de son culte, marquant au front d'un doigt sale ses rares élus. Et là-dessus, la vérité, sourde-muette battant frappant de sa cravache ceux qui se donnent à elle — car Dieu ne châtie que ses fidèles, car nous ne frappons du poing que ceux qui nous aiment, car le temps efface tous ceux qui le craignent, car la mer engloutit les marins et le ciel les aviateurs, car les mères effraient leurs tendres enfants, et l'enfant frappe du pied jusqu'au sang le tendre chaton qu'on lui confie. Là donc où s'ouvrent les eaux du firmament, où les éclairs arrachent les racines du ciel ; où les bébés retournent à leur matrice et les embryons gluants à leur attente. Le pétrole abreuve les usines, le sperme la douleur, et la Connaissance un arbre énorme issu du temps mort, dont les doigts branches indiquent des directions par millions. Là sont les larmes, là est le sang, la rivière jaune des sécrétions, le lac de feu où brûle du soufre, la mer gelée de tes sentiments, que survolent en croassant des mouettes cannibales, où des nuages de pierre dressent des jets d'eau, et l'Arche Sourire seule voyage, sans pilote, combattant avec arrogance l'empire secret — mais glorieux — de la haine.




L'ALLÉGORIE DU PRINTEMPS


De nouveau je l'ai vu.

Au début du printemps

Il s'est mis à cracher sur la terre

Salive épaisse verte

Pleine de vers de chenilles

Se faisant feuille et tige

Ouvrant un cône rouge appelant

Les papillons à la ronde

Jouant

Une parodie de la création première

Avalant

La pilule du pollen

Son souffle sombre un instant écumant —

Mais sa menace était comme un mouvement d'air

Comme un chœur

Simple, mille fois joué

Dans l'antique

allégorie

des saisons.




LE DIABLE A CHANTÉ JUSTE


Si tu es apparu un peu dans ma chanson

C'est que tu n'existes pas.

Car ce qui vit

Seul évoque la gloire de sa vie

Car ce qui a vécu a dégonflé dans la lumière

Cette baudruche, le chant guerrier de son triomphe.

Mais toi aussi tu as chanté juste,

En silence,

Attendant que l'Hymne s'achève

Que s'éteignent les veilleuses du divin

Puisque l'adoration tourne à la haine

Et passent les paroles, que l'oubli

Broie éparpille dans l'ACCOMPLI.

Tu as chanté juste, en silence,

Les trompes de la matrice ont sonné

La mort a répondu dans la même langue

Voix muette

Épais impétueux le noir de l'origine

Où le globe

Se fond

Dans des hurlements de lumière.


(Le diable a chanté juste)




PROLOGUE OU ÉPILOGUE


Qui entre dans la mort   ne parle plus d'elle

Qui vit dans la vie   l'oublie à jamais.


Prends donc le crayon du Néant

Dessine les vrais paysages

Et que le moi s'appelle "personne"

Le monde "jardin privé d'eau"

Dans la verdure de l'imaginaire étends-toi

Ronge ton corps détesté.




L'IMMORTALITÉ DE CHAQUE JOUR


Mais nous voulons tout si vite, bien que tout arrive si lentement

Une fourmi porte les graines de l'hiver qui vient

Car toujours un hiver s'annonce, car c'est toujours l'hiver je crois

Et toute saison connue a son hiver inconnu

Où la neige tombe fine, sous le plus implacable soleil

Sur des glaces perpétuelles, comme les morts qui ont péché, le corps intact au fond de la fosse

Car nous sommes tous un mort qui a péché, notre corps la nuit reste intact

Et chaque matin rejette la terre du songe et ressuscite

Se coiffe avec soin devant la photo du défunt d'hier

Dans un sourire coupable

Puis se mêle sans bruit à la foule

Car c'est un péché de vivre, de promener un corps intact

Conservé dans les glaces

De te lever depuis des siècles de ton trou

Maigre dépouille balbutiant pour un peu d'immortalité —

Car le temps ne se presse pas, tout arrive si lentement

Que la fourmi du début de ce poème

Porte peut-être encore les graines pour l'hiver


Qui pourrait bien ne pas venir.




MORT À VENIR


Ainsi donc ont pris place en tes yeux tant d'images banales anodines

Qui aura le temps de sombrer un jour dans la mare d'un souvenir

L'éternité dure si peu

Mais il y a quelque part, c'est sûr, une vague justice pour dire

Ce qu'envisage un homme qui s'en va

Combien de promesses la mort doit murmurer

Pour que sans y penser s'efface une vie

Car tu le sais, une seconde suffit pour qu'à l'instant deux ailes changent de route

Et — n'écoute pas — les secondes se paient cher

C'est pourquoi cet homme s'en va sans un sou

Dans un râle étouffé d'homme traqué

Il lui en a fallu des secondes

Des milliers de secondes

Pour acheter quoi? des images banales

Mais maintenant comment rembourser où emprunter

Combien d'images du souvenir faut-il vendre

Une dynastie d'images vieillies

Secondes qui s'accumulent, intérêts exorbitants —

Personne ne peut donc payer?




LE BRUIT DU MONDE


Jeune charmeuse, ne repousse pas mon amour —

Mais je ne suis pas amoureux, sache-le. Même si

T'ont chantée de tout temps sur la lyre

Et le crin des cordes les poètes.

Tous des cons, apprends-le, sinon

Ils ne se laisseraient pas appeler

Poètes. Pose un peu

Ta douce petite main d'eau et de vent

— Comme ils disaient, n'est-ce pas? les ineffables —

Sur mon front. La fièvre

Est la température normale d'un corps

Pissant sur le laurier, ignorant le murmure

De l'esprit qui se meurt. Pose

Le téton de ton sein sur mes lèvres

Et laisse ma langue lécher muette

Le vase de tes frissons. Jeune charmeuse

Nul ne monte à l'orgasme sur des vers

Pas même les jobards autour de toi qui éjaculent

Des gargarismes de mots. Écoute

Les clapotis les gémissements les pleurs :

Par de tels bruits fut façonné le monde. Écoute

Le croassement — ou le rugissement

De ce lion qu'est le monde. Écoute

Le grondement de l'océan ; le grondement ;

Pas le chant insouciant des pêcheurs.




LE TEMPS AUJOURD'HUI


Les morts ont embarqué dans leurs cercueils

Sont partis en boudant sans dire au revoir

Mes copains d'enfance ont mis la cravate

Entrés dans une sacoche devenus des savants

Mes petites amies obscures sont mariées

Elles disent on ne te voit plus ou tu pars quand à l'armée

La nuit je ne peux pas dormir

Je nage dans le sang.




CE SOIR JE SONGE


À ceux qui souffrent enfermés dans leur coquille

— Écoutant de la musique et fumant —

À ceux qui ont voulu se suicider par la beauté

— Son vitriol a brûlé leur bouche —

À ceux que la peur plante aux lieux déserts

À ceux qui sans sommeil se balancent en l'air

À ceux qui ont fait l'amour et sont restés plus seuls encore

À ceux qui suivent impassibles une mémoire corbillard

À ceux qui se dessèchent enfouis dans leurs papiers

À ceux qui voient leur nom sur la sonnette

Et sonnent comme des furieux

pour que se réveille

le locataire.




LE CHASSEUR


Loup et brebis toujours dans le même piège

Et le chasseur qu'alourdit son fusil

Oublie le temps dans les clairières

Et la beauté l'étouffe, de même

Que l'amour charge écrasante

Qui tendrement le pousse au meurtre.


"Le crime est une chanson d'amour"

Une pensée en lui soudain s'allume

"Et le sang versé une réponse, un cadeau

De la virginité perdue."


Sur un échelon du temps plus haut, le chasseur

Pris de passion pour la beauté l'étrangle

Ses habits ses larmes resplendissent

Moitié brebis moitié loup

Et tout entier piège rouillé.




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Fil ombilical qui me tiens

Relié au monde,

Plastique froid, voix de ventriloque

Noyée dans l'emphysème de l'émotion

Toi

Pourquoi déchires-tu ainsi l'invisible

De quel droit déranges-tu l'au-delà

Je ne sais rien de toi, cela m'électrise

Quand tu sonnes le signal d'alarme

Incarcéré

Ton numéro sur la poitrine

Je m'en vais briser les barreaux —

Ce qu'on ne peut dénouer, on le coupe


— Même ce maudit

Larynx incorporel.




FORÊT D'INTÉRIEUR


Dans votre frais salon une forêt frissonne.

Ces meubles dont vous entendez le souffle

Gardent encore des oiseaux instinctifs

Dans des feuillages. Et s'ils craquent

À l'entrée du nouveau visiteur

C'est que sans doute ils sentent la cognée cachée

Qu'on aiguise. Sur un sourire aimable

Et anodin cette fois.

La nuit c'est la panique

Et le gros ongle-racine

Se plante

Dans le roc du ciment. Leurs branches

Dévastent les plafonds — d'où les crevasses

Du bois qui geint. Laissez-les :

Ni la vérité ni l'erreur n'aplanissent

Les nœuds dans une écorce de vieillesses ; laissez.

Et si le tic-tac du ver imite

Le battement de leur cœur

Eux rêvent de l'héroïque embrasement

Qui viendra enfin séparer l'esprit

Du corps

— Lumière et charbon.


(Mort à venir)




LA PENSÉE APPARTIENT AU DEUIL


J'abandonne à nouveau le silence de mon âme

Pour les assourdissants ateliers de gravure

Du néant. (Cylindres de pierre, meules à syllabes,

Donnez-nous notre poème quotidien.) Pain noir

Et noire farine — vraiment, personne ne se demande

Pourquoi les mots à l'impression

Sont noirs?

Quelle tendance innée a-t-elle décidé

Que toute pensée est un deuil? Quel instinct

Flanque une gifle aux enfants parfumés

De la sémiologie

Qui ont laissé

scandaleusement leur échapper l'évidence?


(Feignant souvent les émotions

Me voilà devenu sensible.


Et quelles mains désormais vont pétrir le pain

Quel courage te mènera au bout du poème?)




LE POMMIER


Le plus souvent je pense gratis

Sans crayon. J'exhale

Gain et perte

En fauchant l'air autour de moi

Bras infirmes

Poignets coupés.


Comment distinguez-vous le sexe d'un arbre?


Moi je me souviens d'un pommier femelle, paresseuse

Imaginant des pommes à ses aisselles

Mais opposée aux oripeaux printaniers.

Pommier incompréhensible. Dont les bruissements

Étaient sanglot, hoquet

Des sucs issus de la racine. Un deuil intime de ce qui

Accomplit sa vocation aveugle

Et se satisfait de la dot.


Si j'évoque aujourd'hui

Ce pommier

C'est que s'imaginer ainsi des fruits

Est vu comme un outrage à la nature

Une hérésie

Face au dogme de la création. Arbre esseulé, stérile ;

On l'a coupé, jeté au feu.


Et ses flammes

Lèchent à l'heure où je vous parle

Mes dernières branches.




NOSTALGIE DU PRÉSENT


J'ai la nostalgie du présent que je vais vivre.

(L'attente est proche du souvenir :

Tous deux falsifient tant qu'ils peuvent

La malheureuse réalité. Tu le vois.)


Quels événements trameront encore

Ma participation? Quel chiffon

De passion coloré

Va de nouveau imiter la pourpre?

Quelle surprise

Que la rapidité d'action de l'ennui. Si je connaissais

La mathématique des sentiments je courrais

Immobile comme Achille (selon Zénon)

Derrière ma vie la tortue.

Ne soyons pas pressés.

Comment oser dépassements, klaxons

Quand devant toi c'est l'embouteillage aux enfers.


Comment présumer de ce qui peut se produire


Dans ce présent si reculé.




À L'IMAGE DE LA PASSION


J'écorce le bois et trouve le charbon.

Mais qu'est-ce qui distingue pour de bon

L'arbre du poteau?

(Ornements de feuillages, pousses, sève,

Le temps mange tout sans résistance.)


Les bûches dans la cheminée craquent et leur souffle

Est un bruissement de forêt qui fuse vers le ciel

Sur les ailes de sa cendre

Et dans des gazouillis d'oiseaux.

Beau feu quel crématoire

D'imaginaire sylvestre est chacune de tes flammes

Image de la passion qui souvent élève

L'insignifiant au rang de riche flambée.

J'observe les étincelles de tes yeux. Les souples

Ondulations de ta langue de serpent

La façon dansante et pourtant méthodique

Dont tu dévores de grosses masses de gibier.

Comme l'amour.

Plus tu chauffes, plus tu détruis.

Mais quel art il te faut, vraiment, pour parvenir

À tant détruire.


Et comme il te faut détruire, afin

De réchauffer.




L'ARAIGNÉE


Je suis resté des heures dans mon ennui, béant

Comme font tous ceux qu'ont épuisés tant de choses

Qu'ils ont l'espoir d'avoir vécu

Je suis resté dans le vide, la tiède absence de pensée

Suivant des yeux le balancement d'une araignée.

Je l'imaginais pensive :

Toujours escaladant sa toile répugnante

Puis immobile antennes crispées, puis violemment

Se jetant dans le vide.

Je ne voyais passer ni mouche ni insecte.

Mais la chasse avait lieu avec le seul chasseur

Sage comme qui sait bien que l'inexistant

Exige pour l'attraper de l'art et de l'énergie.

Belle sagesse d'un monstre lilliputien

Qui sur un fil de salive attendait

De prendre au piège l'insaisissable.

Avant d'engloutir enfin à grosses bouchées

Mes heures, mon ennui, le vide.




LA NATURE JARDIN D'ENFANTS


À Nikòlas


Mangez des feuilles de mûrier, si vous souhaitez

Changer votre morve en soie.

Surtout, soyez des vers. Qui en rampant —

Et cetera et cetera.

Comme la nature est immorale

Souvent, minable! Enfin quoi :

Comment lâcher un bambin dans les champs,

Qui lui fera la leçon?

Lierres lécheurs papillons gigolos

(Ils pompent les fleurs et puis les plaquent)

Arbres qui te saluent de la feuille, et soudain

Piquent un somme, les malotrus, calme plat.

Et s'il n'y avait que les arbres. Des ordres entiers

Du règne animal, camés, s'engourdissent

Dans l'hibernation. (Notez bien :

Je n'évoque ni la violence ni le sexe

Qui font entendre, au lieu de belles prières,

Des déchaînements en tous genres dans la salle

Et des gémissements.)


Ça, une école pour les petits enfants? Fermons-la.




INSTRUMENT


J'ai beau — depuis toujours — être sûr que les cieux

Ne sont qu'une illusion d'optique de l'âme

Une maudite curiosité me hantait concernant

La sainteté. La musique un jour s'efforça de m'apprendre

Comment pousse une couronne de lumière autour

Des sublimés. (Ils ruminaient, impuissants du toucher

Un accord de voix qui allégeant

Le corps et le péché d'exister, en faisaient

Un palimpseste d'extase

Et d'éclat.) Alors ma foi

Se révéla insuffisante

Je ne reçus la grâce de voir ni les couronnes

Ni les miracles des sons planants. Les saints

N'étaient pas tous musiciens, objectai-je,

Mais soustraire ajouterait beaucoup à leur esprit

Et d'ailleurs dites-moi pourquoi

La psalmodie devrait toujours sentir l'encens

Voyez comment Jean-Sébastien tire de son instrument

D'insatiables parfums. Comment ces couleurs embaument

Avec passion dès que le vent tousse.


Amant célébrant du printemps

L'hiver prêtre dans la froidure —

Telle fut en gros mon impression

Quand mon toucher heurtant un son enfin

Se dénoua.


Vraiment quelle gerbe incroyable d'auréoles.

Qu'il est chaud, l'encensoir.




CURRICULUM VITAE


Quand le temps partira dans l'autre sens et

Avalera ses anciennes secondes

Cet embrouillamini d'instants étrangers

Creuset obscur d'événements qui avec art

Ont falsifié ma vie, alors

Tout en sera

Humilié.

La mollesse de l'intime

(Sacrément intime, l'imprévu)

Ne m'a pas laissé te mépriser comme tu le mérites,

Arriviste moi-même. Qui t'es élevé

En t'accrochant à des tresses de mots

Dans des acrobaties ridicules, sachant bien

Qu'un invisible filet rattraperait

Quoi qu'il arrive

Le danger de ta chute. Hypocrite

Nul n'est jamais tombé du néant

Nulle âme ne s'est cassé le cou

Lors d'un glissement fatal de l'imagination.

Tout s'est passé ailleurs mais toi tu n'y étais pas

Tout, à des milliers de milles près de toi

Et revendique ce que tu fus — ce sont les immuables

Éléments d'un curriculum

Les noms les dates. Voilà ce que tu es.

Un embrouillamini d'instants étrangers

Un creuset obscur d'événements.


(La pensée appartient au deuil)



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Notes :


46, rue Dionysìou Aiyinìtou. Domicile du poète.


Le lac de feu où brûle du soufre. cf. Apocalypse de Jean.


7222855. Numéro de téléphone du poète.


Le mot grec μιλιά désigne à la fois le pommier et la parole.


*


«Tout poème, qu'il le sache ou non, est lié par nature à l'ironie et au deuil. Deuil d'être séparé de l'univers matériel, ironie visant la pensée et l'émotion qu'il semble exprimer. Son deuil, son ironie ont lui-même pour objet.»

Qui pourrait présenter Andònis Fostièris mieux que lui-même ? Ce qui précède l'aura déjà montré : Fostièris est le poète lucide par excellence. Sa démarche est un questionnement, une pensée au travail, un effort pour dépasser tout faux-semblant, atteindre une vérité tangible — sachant qu'au long du chemin on ne rencontrera que solitude, sans aucune vérité au bout, une fois traversés les mensonges du monde. Démystifier la poésie, comme Fostièris le fait, c'est retomber selon lui dans une autre mystification — plus rusée encore. Tout n'est qu'ambiguïté, tout vacille entre bien et mal, existence et néant, à l'image du héros d'un des recueils, ce diable où l'on pourra voir, au choix, la part obscure de nous-mêmes, la plus réelle sans doute, ou au contraire un concentré de non-être. La poésie chez Fostièris a pour objet l'existence de ce qui n'existe pas, et réciproquement. On la sent progresser dans des sables à jamais mouvants, sur le fil du rasoir à perpétuité.

Qu'est-ce que l'être ? Qu'est-ce que le langage ?

Rude programme en philosophie, et combien plus encore en poésie. Pourtant Fostièris évite à merveille les pièges de la cérébralité. Le «je» qui parle dans ces poèmes est par certains côtés le «je» impersonnel et universel du philosophe, mais aussi, en même temps, un «je» très incarné, celui d'un homme qui va jusqu'à donner comme titre à un poème son adresse ou son numéro de téléphone. Fostièris a été dès ses débuts, en héritier des présocratiques, un penseur concret qui excelle à convertir les sentiments en pensées, mais aussi et surtout les pensées en sentiments. Un poète virtuose, grand forgeur d'images, et explorateur, tout à fait logiquement, des ambiguïtés du langage. Dense, lisse, brillante, minutieusement agencée comme un mécanisme d'horlogerie — dont le tic-tac serait en même temps comme le battement d'un cœur — sa poésie faussement limpide miroite de tous ses jeux sonores et ses doubles sens, entre l'allégresse du jeu et l'angoisse qui la sous-tend. C'est cela aussi, sans doute, qui lui confère une séduction parfois diabolique.

Les poèmes donnés ici et quelques autres sont disponibles en édition bilingue dans La pensée appartient au deuil, une coédition Desmos/Cahiers grecs (1997).


Andònis Fostièris
Photo M.V. (2006)

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