1
Sur le vers que j'écrirai je vacille
Sur le vers que j'écrivais je m'appuie
Le poème est une branche solide
Où parfois j'accroche ma balançoire
Et j'oscille au-dessus de la noirceur.
2
Tu dors à présent sur des galets salés
Corps du chagrin, lit du temps, cadavre
Qu'a rejeté la vague de la mémoire
Sur la côte escarpée
de ce poème.
3
Vous mes poèmes
Quel est ce câble nous liant jusqu'à la mort
Vous, lierres d'une tour croulante,
Mes poèmes je vous hais
De cette haine maudite qu'on réserve à soi-même.
4
Il y avait là naguère un poème
Obstacle au temps, aile des désirs.
Ce n'est plus qu'une ruine
Plus qu'un trou noir et laid
Quatre ou cinq vers qui fument.
5
Ce poème écrit ce poème
Taille dans son corps et s'en nourrit.
Ses mots jaillissent et retombent
il se fraie un chemin dans la neige de la page
— Surprise : il se révèle à moi.
6
Nous jouons ce soir avec ce poème
Je vous le lance et vous me le renvoyez
On l'ouvre en deux, les mots se répandent.
Car il nous faut — salaud de poème — te désarmer
À temps, sinon tu nous étendras tous.
7
Un nuage poème
plane dans les airs.
Venez danser nus avec nous
Pour essayer qu'il pleuve
sur cette page.
8
Ce soir la nuit pleut toutes mes peurs.
Art de la poésie tu es mon recours
À coups d'ongles, de dents je bâtis un poème
J'entre pour m'abriter hors d'haleine
Et referme sur moi le dernier vers.
(Poésie dans la poésie)
AMOUR OBSCUR
J'ai marché jusqu'au point où l'obscurité
Épaissie de lumières vire à l'obscurité
Je ne sais plus où j'ai marché
La grande peur bien connue mon adolescence
Tient un poignard sans pitié
Me frappe d'abord et puis
Frappe au hasard éventre les choses
Répand leurs entrailles et joue
À déchirer la chair de vos âmes.
Où es-tu qui es-tu je ne sais plus où j'ai marché
Routes sinueuses inconnues tunnels aériens
Là-bas tout se balance au firmament
Des mondes successifs ouvrent tremblants leurs pétales
Des anges descendent en parachute.
(Ah la beauté quel douloureux délice
Quelle tragédie cruelle que la perfection.)
Une bombe de lumière explose dans l'infini.
Jaillissant du sommeil je jette
Mes rêves contre le mur
Et tombe en un sommeil plus dense
Ayant oublié mes rêves — ou mes amours —
Ne désirant qu'un mot
Trouver un mot me glisser dans son sein, épuisé
Par la remuante immobilité du voyage
Comme les morts attendant de mourir encore
Sous le tranquille abri du dieu qu'ils espèrent.
Mais enfin pourquoi ce désir d'être ému ce poids sur moi
Les autres dans la mer nagent, moi je coule
Qui nage ? Personne, tous vont couler
La violence vient secouer ma planète comme une dent gâtée
Ma dent gâtée me secoue
Moi je secoue l'arbre du ciel, que tombent ses étoiles.
Où es-tu qui es-tu je ne sais plus où j'ai marché
Je ne sais rien et n'apprends rien, si je t'aime
C'est que je n'ai rien à faire ou à penser
Et ne te verrai plus dans les années qui viennent
Ni même dans le temps qui vient après les années
Alors disons-le mon bonheur est complet
Comme toute chose est complète en ce monde
Une seule goutte suffira — débordantes
Elles répandront l'écume de leur folie.
Je dors bien ici je rêve bien
Je cours bien les rues inconnu auprès d'inconnus
Et ne craindrais plus rien si je pouvais croire en quelque chose
Et l'adorer m'y consacrer
Au lieu de descendre sans cesse
Aux caves glacées des siècles
Et de guetter dans le silence le bourdonnement des choses
Chimériques inutiles absurdes
Six ou sept mille ans plus tôt j'aurais été cheval
Pleurant devant la tombe de mon maître
Et maintenant je pleure ce qui est perdu, que j'ignore
Mais je ne veux pas savoir — je suis complet.
Obscurité mon éclatant miroir
En toi mille chemins s'ouvrent
Ton estomac digère tous les sons les couleurs
En toi je fonds me sublime et me perds
Obscurité ma lumière aveuglante
Tu es l'univers avant la naissance après la mort
Tu es donc l'univers même dans la vie, en toi je me perds
Tu es le néant nu et je suis le néant
Et en toi je me perds.
LA SOIRÉE
La nuit couché sur un sac d'étoiles
Fumant mon destin tabac gris
Et sans espoir que le miracle arrive
Je crache sur le ciel implacable
Comme sur un ver sacré.
Ciel ciel écoute ce que je pense
Tu es le lit renversé d'un bordel
Tu es le crâne inutile d'un mort.
Nul ne répond nul ne m'entend
Je me sens l'agneau de la solitude
La félicité du vide me bouleverse.
Ciel oh ciel ton toit est troué
Tes tuiles à grand bruit sont tombées
Tes chats terrifiés meurent de faim.
Quelle main te sauvera de la perdition
Quel marteau te clouera fermement?
Dans l'herbe fraîche d'une campagne déserte
Je me lève et joue du piano comme un possédé
La musique, une fumée, emplit l'atmosphère
Les boissons fortes et la danse aérienne
Vois tes forces devant moi rendues muettes
Ma vieille idole
ensuite ami
puis rejeté
Elle te sera dédiée, cette soirée.
QUI ES-TU
Qui es-tu
Toi qui marches sur le tranchant de mes poèmes
Ouvrant la musique en deux
Pour y tenir entier
Pour brandir un drapeau trop grand sur le globe
D'une vie qui ne t'appartient pas,
Qui es-tu
Toi
Qui as connu la feuille verte
Sous le soleil il y a des siècles
Qui as respiré tant de noirceur
Pour ton avenir.
Jamais tu ne t'es donné à moi
Et je ne me donnerai pas à toi
Car à moi personne ne s'est donné
— On ne saurait se donner à moi
Même si l'on a existé.
Tant de fosses, tant de journées
— Comment ne sont-elles pas pleines! —
Tant de beauté, tant de pièges
— Comment m'ont-ils échappé? —
Comment je ne peux
En ces années de mes heures
Me lier à un beau mensonge,
Menacé dans un monde que j'ignore
Dans une époque près d'accoucher qui me guette.
46, RUE DIONYSÌOU AIYINÌTOU
Et en tournant soudain
Dans la rue de ta maison tu trouves
À sa place un trou de dent arrachée
Et le vent qui se rue par les fenêtres de la nuit
Te fait claquer au mât d'une noire surprise.
Ma maison monte aux cieux Seigneur et je reste
Une impression diffuse de dégoût, de vide
La maison plane outre gonflée
Des milliers d'yeux la mitraillent, vont la trouer
C'est la demeure des anges ivres
Ses os blanchissent dans le désert froid.
Regarde ses racines jamais je n'avais pensé
Qu'elles sont faites d'ombre et de terre creusée
La maison son corps astral voyage là-haut
Aérostat de l'imaginaire ou du désespoir
Qui sans remède brille dans son absence
— Ou bien l'absence des choses est-elle
Notre absence à nous reflétée
Dans le départ, le déclin de ceux qui nous entourent?
Qui aime ce qui existe?
L'univers bouillonne et se sublime et tremble
Dans ses étendues sans fin les feux des siècles
Une indicible nostalgie me tire en plein ciel
Ma maison ah ma maison
La musique monte là-haut, plante aux larges feuilles
Entre ses murs mes derniers mots résonnent
Les derniers de ceux que j'ai dits
— Car moi aussi je plane au-dessus de ma hauteur
Elle me saisit dans sa traîne, me soulève
La galaxie des choses invisibles.
32, AVENUE LAPLACE
Je rentre tard dans la nuit, toutes les vitres de l'immeuble éteintes. Je monte l'escalier marchant dans les rêves des autres, les eaux de ces rêves inondant les couloirs j'en ai jusqu'aux genoux, pris au piège d'un filet d'instincts j'ouvre les secrets perdus, je vous ai coincés dans votre sommeil! hurle Alexandre le grand et il s'élance avec des cris de joie, brisant des cruches sur des vierges folles. Et alors? Les morts sur le champ de bataille, morts avant de combattre, sans coup férir je m'empare des hauteurs, l'ascenseur creuse des trous dans des cauchemars et des chansons superbes, oreillers blancs et draps de l'amour flottent au vent au-dessus des désirs broyés, des monstres sont projetés par les fenêtres, et la maison entière crachant des fumées se déplace. Les eaux montent, des cadavres surnagent, un rat — pas encore endormi — ronge les nez, les oreilles.
AUX CRITIQUES
Aux critiques la poésie répond par de la poésie
Comme la nature aux sages en tant que nature,
Et une vague énorme d'indifférence enfourchant les trottoirs
Nettoie les villes de leurs vains poèmes.
Parfois je dis :
Les vers
Sont les épis fauchés
Par la spirale des jours
Et qui prenant feu sont partis
Vers un ciel rêveur.
Je regrette
De parler
Une langue morte.
Je ne crois pas bien sûr en la résurrection
Je crois
Pourtant
Avec passion
À la mort.
(Amour obscur)
LA TROMPERIE DE L'HUMILITÉ
Le diable vient d'apprendre
Un jeu trompeur
— Se faire humble —
Il dit qu'il est le néant
— Un trou —
Se métamorphose en un Zéro de feu
Eunuque surveillant l'ouverture
de la femme.
L'amour passe
par le tunnel
Il a peur
Dans le noir il avance à tâtons
Le diable compte les coups
Il rit les parois résonnent
Le rire est comme un gémissement
Tandis que se vêtant d'une pourpre de cris
Il entre et sort
pour apporter
le nécessaire.
Enfin il devient Moi,
Doté de petites ailes
Il se pose près du sol
Et pleure.
Enfin il devient Lui,
Brise les matrices du visible
Se souvient de la joie
d'être fort
Gonfle, s'élève
Applaudit de ses doigts de fer
Et hurle.
SATAN N'A PAS DE SEXE
Satan n'a pas de sexe
Il emprunte le rouge de l'extase
Couvre mon lit de baisers
D'habits de sentiments jetés en vrac
Le bout des seins montrant
Ironique
Les cieux.
Je ne connais pas encore sa belle nature
Mais quel charme ont ses gestes légers
La persuasive reproduction de la passion
— Chaque fois qu'il change de chair
et de peau
La pureté plein les yeux il promet
Que ce sera la dernière.
"Le seul désir du moi, c'est le moi"
M'avoue-t-il
"Des milliers de routes s'en vont reviennent,
Prends-en une au hasard :
Tu arriveras ici,
Sache-le, ici
Où j'attends."
LA SOLUTION DU SOUVENIR
Le diable n'a pas de passé
Rien qu'un avenir
Dont il couvre le pain
De l'attente assurée
Pour s'en réjouir.
Il ne sait pas ce qu'est l'usure
Usure de l'amour peau entaillée
Par les fines aiguilles
des heures ;
Il ne sait pas ce qu'est le manque
Et par combien de bouches il aspire l'air
Il ne sait pas, l'omniabsent,
L'avilissement la solution du souvenir
Quand tu épluches l'oignon du temps
Pour trouver le cœur tendre
Et les larmes des sens coulent en pluie
— Tu cherches ce qui est perdu, aveugle —
Toi qui bourrais naguère le sac de trouvailles
À présent rien, plus rien :
au fond, rien que des trous.
L'ENFER DU DOUTE
"Je suis le Divisé", dit-il, "le Diable est double."
Tandis qu'il me parle, je deviens l'axe
De son petit tour de danse
Plein de la peur des tourbillons.
"Regarde" dit-il "partout :
L'unique certitude, c'est la mort —
Voilà pourquoi je triomphe devant Dieu
Dont les anges sont collés au miracle
Et lui aussi, vraie décalcomanie
qui bénit depuis la coupole.
Seuls les morts sont certains —
Les mains croisées signe de renoncement
Les yeux baissés
par la défaite."
(Bel orateur. Mais son souffle
Me ramène un peu le vent chaud des baisers
L'enfer d'un nouveau doute.)
"L'amour lui-même est donc un mouvement
Entrer ou ne pas entrer :
Cette alternance
Venir — partir
Qui s'arrête un instant dans des spasmes
Des cris dans la nuit
Ou des larmes.
Regarde partout :
Toute chose naît du mot
Et le mot tremble vacillant
Tandis que le son est emmené par le temps
Tandis que nul ne sait même plus
Si le temps existe.
Regarde partout —
Et regarde-moi : Je te parle
Par des actes instantanés
En fait qui sait si je suis moi
Toi lui ou un poème perdu
Dont le destin veut qu'il voyage seul —
Et s'il voyage seul —
Et s'il veut —
Et si."
L'ARCHE SOURIRE
Bien des larmes couleront, pour tremper jusqu'à l'os les calmes passants des villes, les voyageurs pressés des voies célestes, les franc-tireurs de la tendresse. Bien des larmes couleront, chacune des gouttes valant des océans de sang, étant tirée de la moelle de la terreur la plus insoutenable, des chaudes lamentations de l'esclavage le plus noir. Les nuits tomberont sur les nuits, et la dure chaussure écrasant une triste bouillie, les noms humains. Les pointes des clous, des épées fleuriront, un rasoir brillant aiguisé coupera lentement mais sûrement la graisse de l'attirante visibilité. Là le cancer charnel, le ver sans scrupules du cerveau, et le diable qui — plantant avec des cris affreux son compas dans la prunelle de l'œil — décrit des cercles par vagues, dessinant les immenses temples de son culte, marquant au front d'un doigt sale ses rares élus. Et là-dessus, la vérité, sourde-muette battant frappant de sa cravache ceux qui se donnent à elle — car Dieu ne châtie que ses fidèles, car nous ne frappons du poing que ceux qui nous aiment, car le temps efface tous ceux qui le craignent, car la mer engloutit les marins et le ciel les aviateurs, car les mères effraient leurs tendres enfants, et l'enfant frappe du pied jusqu'au sang le tendre chaton qu'on lui confie. Là donc où s'ouvrent les eaux du firmament, où les éclairs arrachent les racines du ciel ; où les bébés retournent à leur matrice et les embryons gluants à leur attente. Le pétrole abreuve les usines, le sperme la douleur, et la Connaissance un arbre énorme issu du temps mort, dont les doigts branches indiquent des directions par millions. Là sont les larmes, là est le sang, la rivière jaune des sécrétions, le lac de feu où brûle du soufre, la mer gelée de tes sentiments, que survolent en croassant des mouettes cannibales, où des nuages de pierre dressent des jets d'eau, et l'Arche Sourire seule voyage, sans pilote, combattant avec arrogance l'empire secret — mais glorieux — de la haine.
L'ALLÉGORIE DU PRINTEMPS
De nouveau je l'ai vu.
Au début du printemps
Il s'est mis à cracher sur la terre
Salive épaisse verte
Pleine de vers de chenilles
Se faisant feuille et tige
Ouvrant un cône rouge appelant
Les papillons à la ronde
Jouant
Une parodie de la création première
Avalant
La pilule du pollen
Son souffle sombre un instant écumant —
Mais sa menace était comme un mouvement d'air
Comme un chœur
Simple, mille fois joué
Dans l'antique
allégorie
des saisons.
LE DIABLE A CHANTÉ JUSTE
Si tu es apparu un peu dans ma chanson
C'est que tu n'existes pas.
Car ce qui vit
Seul évoque la gloire de sa vie
Car ce qui a vécu a dégonflé dans la lumière
Cette baudruche, le chant guerrier de son triomphe.
Mais toi aussi tu as chanté juste,
En silence,
Attendant que l'Hymne s'achève
Que s'éteignent les veilleuses du divin
Puisque l'adoration tourne à la haine
Et passent les paroles, que l'oubli
Broie éparpille dans l'ACCOMPLI.
Tu as chanté juste, en silence,
Les trompes de la matrice ont sonné
La mort a répondu dans la même langue
Voix muette
Épais impétueux le noir de l'origine
Où le globe
Se fond
Dans des hurlements de lumière.
(Le diable a chanté juste)
PROLOGUE OU ÉPILOGUE
Qui entre dans la mort ne parle plus d'elle
Qui vit dans la vie l'oublie à jamais.
Prends donc le crayon du Néant
Dessine les vrais paysages
Et que le moi s'appelle "personne"
Le monde "jardin privé d'eau"
Dans la verdure de l'imaginaire étends-toi
Ronge ton corps détesté.
L'IMMORTALITÉ DE CHAQUE JOUR
Mais nous voulons tout si vite, bien que tout arrive si lentement
Une fourmi porte les graines de l'hiver qui vient
Car toujours un hiver s'annonce, car c'est toujours l'hiver je crois
Et toute saison connue a son hiver inconnu
Où la neige tombe fine, sous le plus implacable soleil
Sur des glaces perpétuelles, comme les morts qui ont péché, le corps intact au fond de la fosse
Car nous sommes tous un mort qui a péché, notre corps la nuit reste intact
Et chaque matin rejette la terre du songe et ressuscite
Se coiffe avec soin devant la photo du défunt d'hier
Dans un sourire coupable
Puis se mêle sans bruit à la foule
Car c'est un péché de vivre, de promener un corps intact
Conservé dans les glaces
De te lever depuis des siècles de ton trou
Maigre dépouille balbutiant pour un peu d'immortalité —
Car le temps ne se presse pas, tout arrive si lentement
Que la fourmi du début de ce poème
Porte peut-être encore les graines pour l'hiver
Qui pourrait bien ne pas venir.
MORT À VENIR
Ainsi donc ont pris place en tes yeux tant d'images banales anodines
Qui aura le temps de sombrer un jour dans la mare d'un souvenir
L'éternité dure si peu
Mais il y a quelque part, c'est sûr, une vague justice pour dire
Ce qu'envisage un homme qui s'en va
Combien de promesses la mort doit murmurer
Pour que sans y penser s'efface une vie
Car tu le sais, une seconde suffit pour qu'à l'instant deux ailes changent de route
Et — n'écoute pas — les secondes se paient cher
C'est pourquoi cet homme s'en va sans un sou
Dans un râle étouffé d'homme traqué
Il lui en a fallu des secondes
Des milliers de secondes
Pour acheter quoi? des images banales
Mais maintenant comment rembourser où emprunter
Combien d'images du souvenir faut-il vendre
Une dynastie d'images vieillies
Secondes qui s'accumulent, intérêts exorbitants —
Personne ne peut donc payer?
LE BRUIT DU MONDE
Jeune charmeuse, ne repousse pas mon amour —
Mais je ne suis pas amoureux, sache-le. Même si
T'ont chantée de tout temps sur la lyre
Et le crin des cordes les poètes.
Tous des cons, apprends-le, sinon
Ils ne se laisseraient pas appeler
Poètes. Pose un peu
Ta douce petite main d'eau et de vent
— Comme ils disaient, n'est-ce pas? les ineffables —
Sur mon front. La fièvre
Est la température normale d'un corps
Pissant sur le laurier, ignorant le murmure
De l'esprit qui se meurt. Pose
Le téton de ton sein sur mes lèvres
Et laisse ma langue lécher muette
Le vase de tes frissons. Jeune charmeuse
Nul ne monte à l'orgasme sur des vers
Pas même les jobards autour de toi qui éjaculent
Des gargarismes de mots. Écoute
Les clapotis les gémissements les pleurs :
Par de tels bruits fut façonné le monde. Écoute
Le croassement — ou le rugissement
De ce lion qu'est le monde. Écoute
Le grondement de l'océan ; le grondement ;
Pas le chant insouciant des pêcheurs.
LE TEMPS AUJOURD'HUI
Les morts ont embarqué dans leurs cercueils
Sont partis en boudant sans dire au revoir
Mes copains d'enfance ont mis la cravate
Entrés dans une sacoche devenus des savants
Mes petites amies obscures sont mariées
Elles disent on ne te voit plus ou tu pars quand à l'armée
La nuit je ne peux pas dormir
Je nage dans le sang.
CE SOIR JE SONGE
À ceux qui souffrent enfermés dans leur coquille
— Écoutant de la musique et fumant —
À ceux qui ont voulu se suicider par la beauté
— Son vitriol a brûlé leur bouche —
À ceux que la peur plante aux lieux déserts
À ceux qui sans sommeil se balancent en l'air
À ceux qui ont fait l'amour et sont restés plus seuls encore
À ceux qui suivent impassibles une mémoire corbillard
À ceux qui se dessèchent enfouis dans leurs papiers
À ceux qui voient leur nom sur la sonnette
Et sonnent comme des furieux
pour que se réveille
le locataire.
LE CHASSEUR
Loup et brebis toujours dans le même piège
Et le chasseur qu'alourdit son fusil
Oublie le temps dans les clairières
Et la beauté l'étouffe, de même
Que l'amour charge écrasante
Qui tendrement le pousse au meurtre.
"Le crime est une chanson d'amour"
Une pensée en lui soudain s'allume
"Et le sang versé une réponse, un cadeau
De la virginité perdue."
Sur un échelon du temps plus haut, le chasseur
Pris de passion pour la beauté l'étrangle
Ses habits ses larmes resplendissent
Moitié brebis moitié loup
Et tout entier piège rouillé.
7222855
Fil ombilical qui me tiens
Relié au monde,
Plastique froid, voix de ventriloque
Noyée dans l'emphysème de l'émotion
Toi
Pourquoi déchires-tu ainsi l'invisible
De quel droit déranges-tu l'au-delà
Je ne sais rien de toi, cela m'électrise
Quand tu sonnes le signal d'alarme
Incarcéré
Ton numéro sur la poitrine
Je m'en vais briser les barreaux —
Ce qu'on ne peut dénouer, on le coupe
— Même ce maudit
Larynx incorporel.
FORÊT D'INTÉRIEUR
Dans votre frais salon une forêt frissonne.
Ces meubles dont vous entendez le souffle
Gardent encore des oiseaux instinctifs
Dans des feuillages. Et s'ils craquent
À l'entrée du nouveau visiteur
C'est que sans doute ils sentent la cognée cachée
Qu'on aiguise. Sur un sourire aimable
Et anodin cette fois.
La nuit c'est la panique
Et le gros ongle-racine
Se plante
Dans le roc du ciment. Leurs branches
Dévastent les plafonds — d'où les crevasses
Du bois qui geint. Laissez-les :
Ni la vérité ni l'erreur n'aplanissent
Les nœuds dans une écorce de vieillesses ; laissez.
Et si le tic-tac du ver imite
Le battement de leur cœur
Eux rêvent de l'héroïque embrasement
Qui viendra enfin séparer l'esprit
Du corps
— Lumière et charbon.
(Mort à venir)
LA PENSÉE APPARTIENT AU DEUIL
J'abandonne à nouveau le silence de mon âme
Pour les assourdissants ateliers de gravure
Du néant. (Cylindres de pierre, meules à syllabes,
Donnez-nous notre poème quotidien.) Pain noir
Et noire farine — vraiment, personne ne se demande
Pourquoi les mots à l'impression
Sont noirs?
Quelle tendance innée a-t-elle décidé
Que toute pensée est un deuil? Quel instinct
Flanque une gifle aux enfants parfumés
De la sémiologie
Qui ont laissé
scandaleusement leur échapper l'évidence?
(Feignant souvent les émotions
Me voilà devenu sensible.
Et quelles mains désormais vont pétrir le pain
Quel courage te mènera au bout du poème?)
LE POMMIER
Le plus souvent je pense gratis
Sans crayon. J'exhale
Gain et perte
En fauchant l'air autour de moi
Bras infirmes
Poignets coupés.
Comment distinguez-vous le sexe d'un arbre?
Moi je me souviens d'un pommier femelle, paresseuse
Imaginant des pommes à ses aisselles
Mais opposée aux oripeaux printaniers.
Pommier incompréhensible. Dont les bruissements
Étaient sanglot, hoquet
Des sucs issus de la racine. Un deuil intime de ce qui
Accomplit sa vocation aveugle
Et se satisfait de la dot.
Si j'évoque aujourd'hui
Ce pommier
C'est que s'imaginer ainsi des fruits
Est vu comme un outrage à la nature
Une hérésie
Face au dogme de la création. Arbre esseulé, stérile ;
On l'a coupé, jeté au feu.
Et ses flammes
Lèchent à l'heure où je vous parle
Mes dernières branches.
NOSTALGIE DU PRÉSENT
J'ai la nostalgie du présent que je vais vivre.
(L'attente est proche du souvenir :
Tous deux falsifient tant qu'ils peuvent
La malheureuse réalité. Tu le vois.)
Quels événements trameront encore
Ma participation? Quel chiffon
De passion coloré
Va de nouveau imiter la pourpre?
Quelle surprise
Que la rapidité d'action de l'ennui. Si je connaissais
La mathématique des sentiments je courrais
Immobile comme Achille (selon Zénon)
Derrière ma vie la tortue.
Ne soyons pas pressés.
Comment oser dépassements, klaxons
Quand devant toi c'est l'embouteillage aux enfers.
Comment présumer de ce qui peut se produire
Dans ce présent si reculé.
À L'IMAGE DE LA PASSION
J'écorce le bois et trouve le charbon.
Mais qu'est-ce qui distingue pour de bon
L'arbre du poteau?
(Ornements de feuillages, pousses, sève,
Le temps mange tout sans résistance.)
Les bûches dans la cheminée craquent et leur souffle
Est un bruissement de forêt qui fuse vers le ciel
Sur les ailes de sa cendre
Et dans des gazouillis d'oiseaux.
Beau feu quel crématoire
D'imaginaire sylvestre est chacune de tes flammes
Image de la passion qui souvent élève
L'insignifiant au rang de riche flambée.
J'observe les étincelles de tes yeux. Les souples
Ondulations de ta langue de serpent
La façon dansante et pourtant méthodique
Dont tu dévores de grosses masses de gibier.
Comme l'amour.
Plus tu chauffes, plus tu détruis.
Mais quel art il te faut, vraiment, pour parvenir
À tant détruire.
Et comme il te faut détruire, afin
De réchauffer.
L'ARAIGNÉE
Je suis resté des heures dans mon ennui, béant
Comme font tous ceux qu'ont épuisés tant de choses
Qu'ils ont l'espoir d'avoir vécu
Je suis resté dans le vide, la tiède absence de pensée
Suivant des yeux le balancement d'une araignée.
Je l'imaginais pensive :
Toujours escaladant sa toile répugnante
Puis immobile antennes crispées, puis violemment
Se jetant dans le vide.
Je ne voyais passer ni mouche ni insecte.
Mais la chasse avait lieu avec le seul chasseur
Sage comme qui sait bien que l'inexistant
Exige pour l'attraper de l'art et de l'énergie.
Belle sagesse d'un monstre lilliputien
Qui sur un fil de salive attendait
De prendre au piège l'insaisissable.
Avant d'engloutir enfin à grosses bouchées
Mes heures, mon ennui, le vide.
LA NATURE JARDIN D'ENFANTS
À Nikòlas
Mangez des feuilles de mûrier, si vous souhaitez
Changer votre morve en soie.
Surtout, soyez des vers. Qui en rampant —
Et cetera et cetera.
Comme la nature est immorale
Souvent, minable! Enfin quoi :
Comment lâcher un bambin dans les champs,
Qui lui fera la leçon?
Lierres lécheurs papillons gigolos
(Ils pompent les fleurs et puis les plaquent)
Arbres qui te saluent de la feuille, et soudain
Piquent un somme, les malotrus, calme plat.
Et s'il n'y avait que les arbres. Des ordres entiers
Du règne animal, camés, s'engourdissent
Dans l'hibernation. (Notez bien :
Je n'évoque ni la violence ni le sexe
Qui font entendre, au lieu de belles prières,
Des déchaînements en tous genres dans la salle
Et des gémissements.)
Ça, une école pour les petits enfants? Fermons-la.
INSTRUMENT
J'ai beau — depuis toujours — être sûr que les cieux
Ne sont qu'une illusion d'optique de l'âme
Une maudite curiosité me hantait concernant
La sainteté. La musique un jour s'efforça de m'apprendre
Comment pousse une couronne de lumière autour
Des sublimés. (Ils ruminaient, impuissants du toucher
Un accord de voix qui allégeant
Le corps et le péché d'exister, en faisaient
Un palimpseste d'extase
Et d'éclat.) Alors ma foi
Se révéla insuffisante
Je ne reçus la grâce de voir ni les couronnes
Ni les miracles des sons planants. Les saints
N'étaient pas tous musiciens, objectai-je,
Mais soustraire ajouterait beaucoup à leur esprit
Et d'ailleurs dites-moi pourquoi
La psalmodie devrait toujours sentir l'encens
Voyez comment Jean-Sébastien tire de son instrument
D'insatiables parfums. Comment ces couleurs embaument
Avec passion dès que le vent tousse.
Amant célébrant du printemps
L'hiver prêtre dans la froidure —
Telle fut en gros mon impression
Quand mon toucher heurtant un son enfin
Se dénoua.
Vraiment quelle gerbe incroyable d'auréoles.
Qu'il est chaud, l'encensoir.
CURRICULUM VITAE
Quand le temps partira dans l'autre sens et
Avalera ses anciennes secondes
Cet embrouillamini d'instants étrangers
Creuset obscur d'événements qui avec art
Ont falsifié ma vie, alors
Tout en sera
Humilié.
La mollesse de l'intime
(Sacrément intime, l'imprévu)
Ne m'a pas laissé te mépriser comme tu le mérites,
Arriviste moi-même. Qui t'es élevé
En t'accrochant à des tresses de mots
Dans des acrobaties ridicules, sachant bien
Qu'un invisible filet rattraperait
Quoi qu'il arrive
Le danger de ta chute. Hypocrite
Nul n'est jamais tombé du néant
Nulle âme ne s'est cassé le cou
Lors d'un glissement fatal de l'imagination.
Tout s'est passé ailleurs mais toi tu n'y étais pas
Tout, à des milliers de milles près de toi
Et revendique ce que tu fus — ce sont les immuables
Éléments d'un curriculum
Les noms les dates. Voilà ce que tu es.
Un embrouillamini d'instants étrangers
Un creuset obscur d'événements.
(La pensée appartient au deuil)
Notes :
46, rue Dionysìou Aiyinìtou. Domicile du poète.
Le lac de feu où brûle du soufre. cf. Apocalypse de Jean.
7222855. Numéro de téléphone du poète.
Le mot grec μιλιά désigne à la fois le pommier et la parole.
«Tout poème, qu'il le sache ou non, est lié par nature à l'ironie et au deuil. Deuil d'être séparé de l'univers matériel, ironie visant la pensée et l'émotion qu'il semble exprimer. Son deuil, son ironie ont lui-même pour objet.»
Qui pourrait présenter Andònis Fostièris mieux que lui-même ? Ce qui précède l'aura déjà montré : Fostièris est le poète lucide par excellence. Sa démarche est un questionnement, une pensée au travail, un effort pour dépasser tout faux-semblant, atteindre une vérité tangible — sachant qu'au long du chemin on ne rencontrera que solitude, sans aucune vérité au bout, une fois traversés les mensonges du monde. Démystifier la poésie, comme Fostièris le fait, c'est retomber selon lui dans une autre mystification — plus rusée encore. Tout n'est qu'ambiguïté, tout vacille entre bien et mal, existence et néant, à l'image du héros d'un des recueils, ce diable où l'on pourra voir, au choix, la part obscure de nous-mêmes, la plus réelle sans doute, ou au contraire un concentré de non-être. La poésie chez Fostièris a pour objet l'existence de ce qui n'existe pas, et réciproquement. On la sent progresser dans des sables à jamais mouvants, sur le fil du rasoir à perpétuité.
Qu'est-ce que l'être ? Qu'est-ce que le langage ?
Rude programme en philosophie, et combien plus encore en poésie. Pourtant Fostièris évite à merveille les pièges de la cérébralité. Le «je» qui parle dans ces poèmes est par certains côtés le «je» impersonnel et universel du philosophe, mais aussi, en même temps, un «je» très incarné, celui d'un homme qui va jusqu'à donner comme titre à un poème son adresse ou son numéro de téléphone. Fostièris a été dès ses débuts, en héritier des présocratiques, un penseur concret qui excelle à convertir les sentiments en pensées, mais aussi et surtout les pensées en sentiments. Un poète virtuose, grand forgeur d'images, et explorateur, tout à fait logiquement, des ambiguïtés du langage. Dense, lisse, brillante, minutieusement agencée comme un mécanisme d'horlogerie — dont le tic-tac serait en même temps comme le battement d'un cœur — sa poésie faussement limpide miroite de tous ses jeux sonores et ses doubles sens, entre l'allégresse du jeu et l'angoisse qui la sous-tend. C'est cela aussi, sans doute, qui lui confère une séduction parfois diabolique.
Les poèmes donnés ici et quelques autres sont disponibles en édition bilingue dans La pensée appartient au deuil, une coédition Desmos/Cahiers grecs (1997).
Photo M.V. (2006) |