L'AUTRE JOUR
— Alors qui viendra pleurer ?
— Qui étendra les mains
dans l'espoir d'une étoile pas plus grande que ça
comme le sourire de ta lèvre quand tu vois les nuages du matin s'entrouvrir ?
Tu as beau chercher dans ta mémoire future
pas un endroit où poser le regard.
Te souviens-tu ?
Comme lorsque nous étions dans l'antichambre de la tristesse
— le parfum lointain de la mer et les paroles murmurant l'ombre du couchant.
Combien de caïques partis lourds de raisins et de soleil ?
Combien de caïques partis
nous laissant sur le quai les suivre des yeux ?
Maintenant nous allons nous rasseoir au petit café du port
peut-être même jouer au jacquet avec le patron boiteux
et les oiseaux cogneront comme les coups de notre cœur.
Le soir, près de la lampe qui jette son amertume sur un livre d'histoires de voyages perdus,
quand la route se traînera déserte sous les fenêtres closes
— vraiment tous ces appartements à louer dans le quartier —
alors
un ultime rayon
une piécette rouillée sur le goudron toute seule
le voyage en toi-même.
PROJET DE NOUVELLE
Un jardin le soir
près de la villa isolée où elle vit
la mer qui respire le printemps
la voix de la radio
quelques pas de silence dans l'allée.
Puis viendront les visages d'enfants
les boules de neige
une butte qui descend ses luges
et un garçon blond, en gants de cuir.
— Natalia Antonovna, dira le serviteur,
le thé vous attend, il va sans doute refroidir
comme il arrive toujours au thé.
Alors pourtant le thé jamais ne refroidissait
sans doute à cause des gants portés par le garçon.
Alors.
Dans la neige.
PREMIER MAI
Sur tes vitres voici les bourgeons de la pluie d'hier
maintenant que la côte allume ses lampes.
Un caïque arrêté au beau milieu de la mer.
Sérénité.
Attends ici l'œil sur les gouttes
(tes yeux deux gouttes d'eau en fleurs).
Attends. Le jour va se lever.
Je veux te savoir à la fenêtre
le regard tourné vers le point du jour
dans la nostalgie de l'été de l'an dernier.
(Les eaux respirant la chaleur
le corps nu de la journée s'allonge dans les blés
un coquelicot en douce entre les doigts regarde.)
Je veux t'offrir un arc-en-ciel petit comme ça
là pour les dix-huit ans de l'aurore,
une bague de fleurs
promesse d'espérance.
À LA MARIÉE
Une étoile aux cheveux, des fleurs dessous tes bras
deux soleils pour troupeau, pour dot un grand lilas.
L'aube soit ton mouchoir, ton toit le firmament
et la brise de mai la nèfle entre tes dents.
Que peu à peu la paix dans ton sommeil pénètre
que le pichet d'amour transpire à ta fenêtre.
La Voie lactée, vague sourire. L'air frémit
comme tremble l'oiseau dans le vent de minuit.
Respire. La perdrix se glisse dans le pré.
Orion, le gardien blond, ferme ta porte à clef.
Qui te verra, qui te dira, quel vent brigand
ta lèvre est un baiser, ton front un goéland.
Devant tes pieds, l'été, s'est couché un lion d'or
Je t'apporte un rameau de la mer quand tu dors.
Quel matin ou quel soir ne te croit la plus belle ?
Le printemps t'a offert le lait, le pain, le miel.
Une voile s'en va l'île blanche la veut
Le moissonneur souhaite faucher dans tes cheveux.
Ton maquisard d'ELAS t'attend sur le rivage.
Rouges seront les fleurs à votre mariage.
AU SOLEIL
L'aube d'or est sortie a peigné le soleil
et dans ses cheveux roux elle a posé deux mûres
sourire d'or très doux sur les yeux de la mer
ses yeux ciel étoilé, le souffle de ses algues.
Est-ce l'aube, est-ce fête, est-ce Pâques en forêt
est-ce brigands dans le murmure des platanes,
qui gardent le chemin, est-ce fusils de Mai ?
Ce n'est aube ni fête ni Pâques en forêt
Mais rien qu'un peu de mer dans un verre limpide
Que leurs yeux étincellent et que leurs cœurs s'enflamment
Comme un aigle plongeant dans le feu du couchant.
Petit jour sur la mer, les caïques s'éveillent,
caïques torse nu mais la mer s'est chaussée,
a mis ses beaux habits sa pièce d'or au cou
s'en va mener le bal sur l'aire de juillet.
Deux truites sont allées sur le mât du milieu
sans dire mot, n'étant ni oiseaux, ni sirènes
mais ont tourné le cœur vers le lointain soleil
et la journée flamboie, rouge comme le fer
afin que se réchauffe et se repose Arès
de sa nuit de pillage au gîte de la mort
qu'il place ses guerriers au bastion de l'aurore.
AUJOURD'HUI
Depuis deux jours déjà tu n'as pas ajouté au journal des nuages un seul mot
il y a deux jours un vent chaud et rouge a soufflé venant de la mer
a soufflé apportant les voix des camarades lointains
a soufflé prenant la couleur des rires de nos frères
a soufflé sur les pays de la liberté.
Viens ouvrons tout grand nos narines et buvons sa bonté comme un verre de lumière.
Arrive à nos oreilles la musique de l'été le piétinement du nouvel an à cheval.
Une petite cigale s'est prise dans nos cheveux nos poches sont pleines de roses en forme d'étoile à cinq branches.
Nous autres nous restons derrière dans cette montée haletante.
Comment y parvenir ?
Que pouvons-nous comprendre ?
Nous te quittons comme un manteau mouillé nous t'accrochons fumant dans le froid couloir de l'oubli.
Et ainsi allégés
la rumeur du vent bienveillant dans la poitrine
le regard voyageant sur les mers et les frontières
nous avançons le cœur tout droit
nous les hommes durs les hommes d'acier
et nous disons encore
que rien ne peut
l'empêcher —
la victoire est à nous.
(Encore ce printemps)
FENÊTRE
Ici la lumière est dure
tu peines à la fenêtre pour l'accrocher aux rideaux
et sur le rebord une fleur se tourne
comme un tournesol vers le 1er mai de l'an dernier.
Quand le soir tombe
tu restes là comptant les bateaux chargés d'ossements
le métabolisme de la zone morte qui rend la pluie phosphorescente
comme un ivoire oublié.
Tu hésites à regarder la rue en face.
Notre voix n'est même pas une goutte
une goutte qui ferait monter la vague
pour couvrir un galet.
Une faucille de lune fauche les réverbères.
Nous attendons quelqu'un pour nous apprendre
les coups de marteau des roseaux sur les doigts du vent
et comment reviennent le jour au jour et l'étoile à l'étoile.
Nous attendons que la lumière entre par la fenêtre
comme un baiser de femme à travers la chemise déchirée.
1947
NUIT ENTIÈRE
Bientôt se fermera l'ultime fenêtre au bout de la pluie.
L'eau sur les marches retombe.
Comme elle semble étrangère ce soir la table en zinc sous la marquise
nue oubliée sans l'ombre des mains de cette femme.
Personne. Un lampadaire municipal sommeille dans l'humidité.
Derrière les sacs de ciment obscurité parcourue la nuit
obscurité penchée tandis que luit la rouille aux filins mouillés.
L'heure où la lune prend son quart.
Samedi soir, tavernes fermées
le temps baigne dans le chapeau du mendiant
les rues se retirent dans des chambres vides
et là seulement sur l'oreiller demeurent
là seulement les démêlures de son sommeil.
Une escorte d'étoiles humides tournait le coin de l'aurore.
Je déposais sur ses lèvres le sel de l'amour.
Puis la vague nous emportait. On voyageait ensemble
comme un cri qui s'éteint dans le puits.
Une petite lune accrochée aux nuages.
Une petite lune en nuage.
Elle s'éveillait quand germait sur le rivage
le coquillage d'un frais soleil.
Bonjour. Une petite lune
s'éteignait dans sa voix.
Je voyais mes mains et elles n'étaient que deux
je comptais mes yeux et ils n'étaient que deux
baignent à présent dans le chapeau du mendiant
seulement deux.
1947
LETTRES PERDUES
1
Pour les mandats, les colis
tu t'arranges comme tu peux.
Trente pour cent cinquante pour cent
mais qui prendra la moitié de mon exil
qui acceptera de prendre
trente pour cent de ma moitié d'exil.
À côté de la mer avec toi
j'avais pu jeter
deux galets près du bord
qui nous avaient éclaboussés de soleil.
2
Je ne sais si tu lis entre mes dix lignes
combien me manque la fenêtre fermée au nord
de peur que refroidisse
une tasse de thé fumante
entre les colombes de tes mains.
J'ai envie de fermer les volets
que reste un peu du glissement du peigne dans ta chevelure
j'ai envie de monter la mèche
pour ne pas perdre ta voix.
3
Je suis l'étoile du soir pieds nus à la ficelle coupée.
Quand je me couche la nuit
je sens les pierres s'arrondir dans le fond
comme l'été quand on entend
passer trois femmes
riant cachées derrière leur main.
L'étoile du soir pieds nus son ancre dans les algues.
4
Sauf s'il y a un grillon je ne supporte pas
un tel mutisme des nuages
et la route qui s'arrête sur un tas de cailloux.
Je t'embrasse très fort j'attends de tes nouvelles.
Ah si nous étions la nuit au zénith du mois d'août
chemise déboutonnée
poitrine semée d'étoiles.
5
Pètros qui dormait sur le ciment
sans ourlet à sa veste
implorait mon bonjour en douce chaque matin
étant pris pour un traître.
Nous avons mis les cruches
à la place de son tapis troué
nous parlons de la déclaration
aux heures où il restait penché
sur un journal vieux d'un an.
C'est alors que la pluie a dû nous tomber dessus.
Allumant une cigarette j'ai vu ton visage
dans la vitre du magasin.
Des gouttes légères tombant dans tes cheveux l'ont effacé.
Près des cruches où refroidissait l'eau
je me dis que s'il fallait choisir
je retournerais près de toi.
Si je parvenais à trouver ma maison
je te prendrais avec moi.
6
Le temps fondu lave coulante me poursuit
touchant mes talons nus.
Je regarde autour de moi en hâte
la terre la mer la lumière
et prends en partant tes fleurs de tissu
notre dernière nuit
si limpide cette nuit
que la fumée avait dû tomber quelque part
enlunée.
7
On dirait que leurs voix n'ont pas disparu encore.
Bon voyage
tout reviendra l'été
au départ soldats
au retour nos enfants.
Toi tu le sais au départ je n'étais pas soldat.
Moi je le sais je suis parti sans retour.
Je l'ai appris ces jours-ci.
Les mers mortes
n'ont pas d'enfants.
8
Dans la lampe le pétrole s'épuise.
La flamme dans le verre halète
comme le cou tranché
d'un coq noir.
Toutes les barques
sont tirées à terre.
9
On nous prend Kostis pour le conseil de guerre.
Ses doigts
s'embrouillent et se mêlent aux nœuds.
Il refuse encore de quitter ses deux couvrantes
il n'a pas encore décidé
de nous laisser la paille.
«La routine. Un transfert.
Non, une cousine germaine à moi.
Dites-lui que je me souviens. Je me souviens toujours.»
J'ai senti l'alliance à son majeur.
C'était la première fois
qu'on me prenait tant d'or des mains.
10
Dans les maisons des pauvres
on récolte l'eau goutte à goutte
que les pendules ne le marquent pas.
Si le temps avait pu n'être pas marqué
à notre dernier jour ensemble
je le laisserais couler
comme le sang
de l'artère coupée à mon bras.
11
Dans la cellule ils ont froid.
Les pieds sous les couvertures
le manteau sur le dos
ils jouent aux échecs.
Nikòlas dans le coin
relit la lettre de septembre.
Il fouille parmi les mots
compte les griffures de plume
ce t comme elle appuie dessus
je t'embrasse — ah mon dieu
avant elle ajoutait très fort
si petite la carte aucune place en bout de ligne.
De la lettre il fait un cornet
jette la cendre dedans
pour ne pas salir la cellule
il jette le silence.
Sa tête à la porte
m'a caché les nuages.
Je veux t'écrire
mais que t'importe son silence
là sous la pluie ?
12
N'oublie pas d'aller chez la cousine de Kostis
mais retiens-toi de pleurer
ne fais pas comme les poètes
l'œil embué la larme facile
comme en voiture le klaxon
dans les embouteillages.
Reste longtemps à lui parler
comme parlent les vivants
rappelez-vous les yeux qui visent
une honte au-dessous de l'épaule
les yeux qui regardent
une dernière fois au-dessus des toits
mais avant tout n'oublie pas
que sur les dix qui ont tiré
sept autrefois
étaient des nôtres
et sur les sept
il y en avait trois
vous deux qui ne pouviez pas croire encore
qu'une veste bleue
désapprend à étreindre
dès qu'elle reste accrochée dans l'armoire une minute
et moi
qui prétends mettre en avant
la poitrine en papier de mes vers
pour sauver Kostis
de l'anonymat.
13
Tu dors, camarade ?
J'aimerais que tu me dises, connais-tu la moindre page marxiste
où les mots s'enfoncent dans le papier
comme mon silence
dans les pupilles de ses yeux à elle ?
14
Je n'achète plus de paquet.
Les cigarettes en vrac se vident se cassent
je les sors pour fumer
et je vois six doigts
fripés.
Et encore, vient un moment
où il te faut chercher dans toutes tes poches
les retourner
toutes
et rouler dans du papier journal
une demi-clope avec
brins de tabac
miettes sèches
duvet de toile
vient toujours le moment
où tu es prêt à garder
retournés
comme tes poches
tous tes espoirs
car tu n'a jamais daigné
oh non
en demander à d'autres.
15
Les oiseaux
que je laissais se poser
sur le barbelé là-haut
sont soudain venus en foule
becquetant des miettes sur ma poitrine nue.
Tu trouves ça incroyable ?
Je m'étais arrêté au bord de l'eau
et la vague est venue me tremper
chargée de lumière et d'écume
pour avoir été vue par toi.
16
Quand on se trouve du raisin
on les écrase en vitesse
chaussettes aux pieds.
Ce vin-là
se boit tout seul.
Et descend vite.
Comme un purgatif.
17
Jours sans marque
jours qui glissent entre les mains
comme la brume entre nuit et petit jour
jours après jours mon coin à moi mer fermée.
Je m'efforce d'accueillir les matins
comme s'ils distribuaient justement pain et courage
comme si nous pouvions encore
cuire la soupe de poissons sur le rivage
à minuit au retour des lamparos et du calme.
18
L'eau que nous buvons
est pleine de poussière et de la rouille du bidon.
J'ai ton mouchoir mais je ne filtre plus les paroles
de même que l'ami Avgoustis
se fiche pas mal
d'abîmer son pli de pantalon
en tâchant de plier sa jambe de bois.
Ce sang de toute façon
n'est pas payé par des années de liberté
ni par les printemps qui s'ils reviennent un jour
seront pour moi comme des rangées
de dents en or.
Que les mots viennent vite c'est tout
même si les instants viennent
comme du sable dans tes yeux
même si les tirets viennent
comme un tic nerveux à ta paupière
La photo est prise. Je préfère l'original.
De toute façon nos lettres
se heurtent toujours
aux grèves de la poste
et à la censure.
Moùdros 1948
ALEXANDROSTROÏ
Suffer us not to mock ourselves with falsehood
T.S. Eliot
Pour venir nous présenter il n'est resté personne.
Et pourtant j'en suis sûr
si je t'envoie une écorce de pin fraîchement coupée
tu te rappelleras tout de suite mon écriture.
Regarde bien le O.
C'est comme la bouche d'un revolver.
Tu l'as regardée jusqu'au fond
lors de ta dernière nuit.
Alors n'aie aucun doute. Tu dois me connaître.
Moi aussi j'ai regardé dans les yeux
des borgnes de toute sorte.
Sur le perspective Nevsky
dans la poussière et les hourrah
du dixième anniversaire d'Octobre
j'ai respiré je parie
ton crachat séché.
Comme tous les soirs
les lumières s'allumaient
tout le monde rentrait en hâte
le drapeau sous le bras.
Après la pluie enfant de six ans
j'ai levé le bras pour me retenir
comme à l'arrêt brutal du tram.
Tu t'es trouvé devant moi
et j'ai saisi le bout de ta cravate
et là
tes pieds s'écartant
j'ai vu les navires de la Neva
sous le pont de tes jambes.
*
J'ignore tes nouveaux écrits
mais je ne te vois pas décrire des défilés de syndicats
toi qui ne supportes pas l'asphyxie de la foule
toi qui préférais les prairies
pour t'allonger sur le dos
la nuit se couchant à ton côté
et les chevaux plus loin
déferrés
galopant dans l'herbe.
Je n'ai jamais voulu moi non plus
des tas de chemises.
Je me contenterais
entre nous
d'une seule même crasseuse.
Je me disais qu'ils seraient nombreux
à me dire bonsoir en me tapant l'épaule
et comment voudrais-je les perdre
ces taches qui me font des épaulettes ?
*
Tu veux les nouvelles ?
Dix-neuf équinoxes d'hiver
et personne ne t'a écrit.
Sache que nous allons bien et que tu es un grand poète.
Parole, ou que je sois privé de femme.
Staline lui-même l'a dit.
Nous avons eu la guerre
et bien des gens disent que ça continue.
Pourtant
au cas où tu voudrais savoir
de toute façon je doute fort
qu'une ruelle un jour
deviendra rue
Vladimir Maïakovski.
Cela vaut mieux.
Toi qui avais tant de sympathie
pour l'agent
de la circulation
tu accepterais qu'à tout moment
il sorte le plan de la ville ?
La dialectique
nous l'a bien appris.
Tout vient de l'environnement.
Voilà pourquoi
entouré par la mer
je suis aussi mouvant
qu'un roc enraciné.
Le ciel
aux heures où l'on travaille
s'appuie encore sur les nabots des mairies.
Quand tombe la nuit
c'est à peine s'il effleure
les talons renversés des femmes
frissonnant comme la lueur des étoiles.
Le bitume poussiéreux
est un nègre qui toute la nuit
a déchargé des wagons
et s'est couché sur le ventre en léchant
ses ongles pleins de farine.
De temps en temps
les vents nous pique les narines
les vents venus des fleuves
où se lavent les pieds
les milliers de soldats
qui courbés descendent les parallèles.
Regarde. Ils gardent les yeux mi-clos.
Éblouis par l'étendue des champs
et la lumière nouvelle —
un sac de terre plein de riz fraîchement cuit.
*
Désert surpeuplé
et si tu cherches à prendre la parole
tu te trouves devant un champ de mines. Tu dis :
— Tout ira bien.
— Oh, les eaux de chez vous redeviendront digestives comme avant.
Ton petit sacrifice de phrases secouées
ouvre un couloir bien droit devant leurs pieux désirs.
Mais là encore
si tu cherches à prendre la parole
comme une offrande à ceux
qui se sont coupé les mains.
Tout compte fait mon vieux
nos meubles sont les mêmes.
Tout compte fait
nous attendons tous
dans une salle vide
nos mains graisseuses de l'huile des machines
cherchant par terre
à tâtons nos allumettes.
Nos traces de doigts sur le parquet
sont les marques de brûlure
qu'on voit le matin en balayant
les mégots des passagers du dernier train.
Pourtant
nous sommes toujours libres
comme une noix de coco
qui chute sur le sol.
Ni lois ni rimes.
À bas les impôts !
Et si tu veux savoir
la répétition et les rimes
c'est comme l'agit-prop.
Mais comment ai-je donc fait
pour que ne me suffise pas le nom donné à la lumière ?
D'un tube de dentifrice qu'on est prêt à jeter
on peut tirer un peu de pâte.
J'ai pressé mes années
pour avoir à présent sur ma brosse
un refus de venir féliciter
ton nouveau séjour.
Que vienne celui
qui a encore des dents et veut les avoir propres.
Il ne me dégoûte pas puisse-t-il être mouchard en plus.
Moi dont le corps
instinctivement
trouve l'herbe la plus molle
j'accepterais de vider
avec un seau l'eau de la Caspienne
si je te croyais vivant.
Tu crois que je ne suis pas sérieux ?
Regarde, mes yeux sont plus sombres.
Penche-toi. Pour toi j'ouvrirai mon cœur
comme l'oignon qu'on casse d'un coup de poing sur le genou.
J'étais dans le groupe
inutile toujours
comme un comme.
J'étais pour le groupe
suspect toujours
comme la vérité.
Mon véritable nom
je te l'ai jeté comme des allumettes
à quelqu'un qui me demanderait du feu.
Allume-les même si le vent les éteint.
Si une balance était sensible à la lumière
tu verrais le plateau des illusions
sauter vers le haut.
Mais comment donc n'as tu pas eu l'idée
lors de la dernière nuit
de sortir dans la steppe et devenir fleuve ?
Tu verrais, on construirait sans plan
un nouveau barrage
Alexandrostroï.
Les pluies de toute la terre
passant par les turbines
laveraient d'un coup tous les journaux
et le soleil les étendrait sur ses draps blancs.
Tu verrais les musiciens
chargés
de vingt-cinq ans d'électricité
courir le monde
leurs hautes bottes étincelantes
de graisse et de vigueur.
Ou alors
tu pourrais courir le Caucase
et de nouveau t'enraciner dans les sapins
et je viendrais aspirer
comme assoiffé le souffle
puiser tout ce qui me reste
dans une transfusion de gaieté anonyme
sel et lumière et sperme.
Ah mon vieux Vladimir
dommage que tu n'arrives pas
jusqu'ici où continuent
la mer et le rocher.
Je me dresserais de toute ma taille
face au vent
et tu continuerais d'écrire
avec des o comme des yeux qui découvrent dans la nuit
le ciel
autonome
comme le temps
l'isolement
inévitable
comme l'aurore.
POÉTIQUE
1
J'envoie mes rédactions qu'elles le vaillent ou non
à des pays qui n'existent pas encore
je trahis les mouvements d'un soleil
qui tombe à l'aube à côté des enclos
validant par sa lumière
les exécutions.
2
Chacun de mes mots
si on les touche du bout de la langue
a un goût d'amande amère.
À chacun de mes mots
manque un jour à midi les mains de la mère près du pain
et la lumière qui coulait de la cuiller d'enfant sur la serviette.
3
Ma seule baïonnette c'était
la lune guettant derrière les nuages.
Voilà pourquoi sans doute je n'ai jamais écrit
de vers définitifs comme des viscères qu'on répand
voilà pourquoi sans doute ils quittent mes papiers un à un
et je les entends dits par ceux qui ne m'ont pas lu.
Aï-Stràtis 1951
RETOUR
Nous sommes de retour
les rails luisent dans la nuit
à force de silence
nous sommes de retour
voilà que les receveurs sont égorgés
et les cinq cent drachmes du billet
vont nous rester
et les quatre ans
de ce que nous appelions notre vie
vont nous manquer
nous sommes de retour les rues avancent
quadrillant la ville vide
telles des enveloppes de deuil
et ce policier qui passe en bâillant
Mon dieu ! si du moins il parlait
s'il me demandait au moins
mes papiers.
1952
ANNA
1
Je ne fais que parler de lignes niveaux et pierres
de peur que tu ne t'aperçoives
combien j'hésite à te toucher
comme le condamné debout dans la nuit
hésitant à mettre la feuille de sortie dans sa poche
car il ne pourra il le sait
supporter pareille lumière.
2
J'avais toujours sous la main
une petite bouteille pour la jeter dans la mer.
Latitude nord — variant chaque jour
méridien — changeant chaque nuit
position — mes menottes.
Jamais je ne l'ai jetée.
On dirait que tu as toujours existé.
Tant que tu existes
je voyage.
3
Je te trouverai.
Où tu mets le pied
tombent des feuilles vertes.
4
Tu es sans doute un prétexte
comme je prétexte les feuilles
et je ne cesse de penser à l'eau
quand je parle de géraniums
et vois le point où tes lèvres
ont touché la lumière.
5
La nuit nous creusions en cachette
un tunnel.
Avec un couteau une fourchette nos ongles.
nous creusions les pierres
sachant qu'au mieux nous finirions à la mer.
Mais nous avions besoin
de voir nos mains vivre
j'avais besoin
de voir que centimètre par centimètre
je me rapprochais de toi.
6
Avec toi je n'hésite pas à parler
plus bas qu'un arbre dans l'obscurité.
Avec toi ma voix suspendra le silence
comme l'amour qui suspend pour une nuit
notre vie.
7
Il voulait vivre
autant que nous
et pourtant ils l'ont tué.
Il avait un sourire
comme à l'instant où au coin de la rue
je vois de la lumière
à ta fenêtre
et pourtant ils l'ont tué.
Il a su accepter d'être oublié par nous
comme on oublie la pierre qui soutient la maison
et pourtant ils l'ont tué.
1952
(Ligne aride)
AVEC QUELS YEUX
Tu as voulu mourir trop tôt, maman.
D'accord, le fascisme t'avait rendue malade
le pain était rare j'étais loin déporté
le sommeil rare et les nuits sans fin
mais pourquoi désespérer à même pas soixante-quatre ans
tu aurais pu serrer les dents
même si ce n'étaient que des fausses en or
tu aurais pu te retenir à une feuille verte
aux branches nues
au tronc
mais oui je sais
les mains glissent et le tronc du temps n'a pas d'écorce où se raccrocher
mais tu aurais pu planter tes ongles
et tirer ainsi cinq ou dix ans
comme les demi-noyés qu'emporte le torrent
collés à la poutre de leur maison détruite.
Que pesaient donc dix ans si c'était pour me retrouver
voir des jours plus paisibles retourner
dans ta maison d'enfance à la barrière noyée sous les fleurs
vivre dans la justice et la tranquillité
le bruit de la guerre
assourdi comme celui d'une cascade lointaine
avoir un toit sûr comme une étoile
une maison à nous assez grande pour le cœur des hommes
jusque dans la chambre du fond —
mais toi maman tu es partie bien trop tôt
et maintenant avec quelles mains viendras-tu me toucher à travers le grillage
avec quels pieds m'approcheras-tu ici où m'entourent des pierres m'isolant comme des murs de prison
avec quels yeux verras-tu que ce lieu est assez grand
pour le cœur entier de notre monde futur
cœur piétiné
et que la tristesse de la cellule voisine imprègne tout
comme la moiteur d'herbes pourries.
VEILLE BIEN
Veille bien à ce que tes vers s'emboîtent
aux articulations des mots durs et précis.
Efforce-toi d'en faire des prolongements du réel
de même que chaque doigt est un prolongement de ta main droite.
C'est ainsi seulement qu'ils pourront comme la main du médecin
ranimer par des gifles
ceux qui s'évanouissent
devant leur visage vide.
DANS LES PIERRES
Et pourtant je ne me suis pas suicidé.
Avez-vous jamais vu un sapin descendre à la scierie tout seul ?
Notre place est ici dans cette forêt
aux branches coupées aux troncs à moitié brûlés
aux racines enfoncées dans les pierres.
EXERCICES
Essaie, poursuis tes exercices.
Vois comme la mer ne cesse de mêler
ciel et algues
à la recherche de sa couleur juste.
LE COUTEAU
De même que l'acier tarde à devenir couteau qui coupe
de même les mots tardent à s'aiguiser.
En attendant
travaillant à la meule
veille à ne pas perdre la tête
à ne pas te laisser griser
par la brillante succession d'étincelles.
Ton but à toi : le couteau.
ZONE MORTE
Avec tes mots fais bien attention, comme si
tu portais un grand blessé sur ton dos.
Tandis que tu avances dans la nuit
tu peux glisser dans les cratères d'obus
tu peux te prendre dans les barbelés.
Que tes pieds nus tâtonnent dans la nuit
et tant que tu le peux ne te penche pas
de peur que ses mains ne traînent par terre.
Marche toujours sans ralentir
comme si tu croyais arriver avant que son cœur s'arrête.
Sers-toi de chacune des lueurs
des rafales de mitrailleuse
pour garder toujours la bonne direction
parallèle aux deux lignes de front.
Marche ainsi hors d'haleine
comme si tu croyais arriver là-bas au bord de l'eau
là-bas dans l'ombre matinale et verte d'un grand arbre.
Pour l'instant, fais très attention, comme si
tu portais un condamné à mort sur ton dos.
LE TROISIÈME JOUR
Et surtout ne te laisse pas circoncire
même si c'est pour épouser Dinah
pour gagner partisans alliés lauriers.
ne laisse pas rogner
la moindre courbe
de tes empreintes
digitales.
Si tu te soumets
au troisième jour tu te retrouveras sans appui.
Sanglant
douloureux
impuissant lorsque Levi et Siméon
viendront briser à coups de marteau
le visage que tu auras sculpté
(avec tant de patience, de sacrifices !)
dans tes os ta chair ta pensée.
PROJET DE NOUVELLE
Il faut que tu écrives un jour sur ce garçon aux yeux bleus
les fumées et la rouille du port sur son visage.
Que tu racontes
comment arrêté par hasard il n'a rien renié
comment plus tard sur ce bout de ciel rayé comme un cahier d'école
il a lu étudié
les causes et les effets.
Tout cela sans psychologie à partir des seuls événements et de dialogues sans aucune omission
depuis le moment où il tendit la main pour voler deux cigarettes
et touchant la coupe il crut plonger les doigts
dans les entrailles fraîchement opérées de son voisin
jusqu'à l'instant ultime
où il put tracer de son écriture tordue
sa dernière leçon :
«Maman
ne pleure pas.
Demain
tu perdras ton enfant
mais tu gagneras
son nom.»
LA PREMIÈRE PIERRE
Debout au milieu du temple
il soupèse
dans sa main son épée dans son esprit l'espoir.
Ses amis à Sparte réussiront peut-être
et là-bas dans Athènes un changement reste possible
et Xerxès
même si c'est improbable
pourrait contribuer un peu.
Il suffit qu'il reste vivant, debout, ou s'appuyant à l'autel
ou même à plat ventre sur les dalles
du moment qu'il tient quelques jours
sans préjuger trop tôt du jugement des Dieux.
Tout deviendra sans doute plus simple.
À la nuit tombée, les gardes dormiront peut-être
et alors il se glissera jusqu'à la Messénie.
La première pierre
les mains de la mère l'ont posée.
Une à une les rangées se dressent devant le portail et tandis que le soleil se couche
on voit s'enfoncer dans l'ombre
les jambes
le corps
les bras des bâtisseurs.
Encore un peu
et sombreront dans les ténèbres
les têtes
coupées.
Lui alors
debout au milieu du temple
il s'enfoncera l'épée en pleine poitrine.
Là où je me réfugie
les saisons s'entassent une à une
lourdes comme des pierres.
Debout au milieu la vie
je ne soupèse rien.
Athènes et Xerxès n'existent pas.
Je suis traître pour Sparte et Spartiate pour ses Ilotes.
Avec mon épée je trace
sur les lèvres sèches
mon sourire.
ASCENSION
Au fond à quoi tout cela sert-il
Pour qui pour quoi la construis-tu cette cité
puisqu'ils ne viendront jamais
jamais ils ne viendront les oiseaux cogner du bec aux vitres
pour quelle raison gâcher tes nuits et tes jours
disposer les lignes les niveaux les pierres
puisque tu sais que l'ombre des maisons
se déplacera toute seule
en oblique.
Ils ne viendront pas.
ce nuage que tu suis des yeux dans la plaine là-bas
n'aie aucun espoir
ce ne sont pas des immigrants.
Retire-toi sur la pente
entre les pins
et laisse ton esprit goûter
l'alignement irréprochable et le son du tambour
reste là et regarde jusqu'au bout
regarde-les portant les uns des clefs les autres des menottes
ils détruiront
tous alliés
les ponts les toits les puits
regarde-les
tandis qu'ils raseront la cité que tu auras bâtie
pour y semer du sel.
TU T'OBSTINERAS
Tu auras beau monter, tu resteras là.
Tu trébucheras, tomberas là dans les décombres
traçant des lignes
tu resteras là sans violence
sans jamais te réfugier dans le désespoir commode
ni dans le mépris
même si ont la force aujourd'hui ceux qui construisent la dévastation
même si tu vois des colonnes d'hommes qui marchent en rang vers la menuiserie
pour se laisser fièrement
chantourner
puis placer sur les carrés stricts
comme des pions.
Toi tu t'obstineras comme si tu mesurais le temps par la succession
des roches
comme si tu étais sûr qu'un jour viendra
où gendarmes et vigiles tomberont l'uniforme.
Là dans les décombres où ils ont semé du sel
que tu le veuilles ou non tu marcheras
calculant l'inclinaison à donner aux niveaux
tu t'obstineras sciant les pierres tout seul
que tu le veuilles ou non tu dois trouver ton propre espace.
(Droit chemin)
LEVER DE SOLEIL
à Yànnis Rìtsos
C'était l'heure où devaient s'allumer les lampadaires. Aucun doute, il le savait, ils allaient s'allumer dans un instant, comme chaque soir d'ailleurs. Il alla se planter au carrefour, ou plus précisément le terre-plein central, pour voir les lampadaires s'allumer en même temps, dans la rue transversale comme dans la sienne.
Sans bouger la tête, il tourna l'œil droit vers la droite, le gauche vers la gauche. Il attendit, mais les lampadaires ne s'allumaient pas. Ses yeux se fatiguèrent, se mirent à lui faire mal, dans cette position malcommode. Bientôt il n'y tint plus et s'en alla.
Pourtant, le soir suivant, fidèle au devoir, il retourna se planter sur son terre-plein. Les lampadaires une fois de plus ne s'allumèrent pas, ni cette fois-là, ni les suivantes, mais ses yeux peu à peu s'accoutumèrent, ils ne se fatiguaient plus, ne faisaient plus mal.
Et voilà qu'une nuit, tandis qu'il attendait debout, l'aube arriva soudain. Ce fut très soudain, il vit le soleil se lever, en même temps, dans la rue transversale et dans l'autre, la sienne.
AMEUBLEMENT
Voulant remplir sa chambre vide, sans fenêtre
il acheta les reproductions de trois tableaux
d'un peintre connu de ce pays étranger
(une table, deux chaises, une tête en plâtre,
un violon, une cruche) et le soir
couché sur les planches poussiéreuses
son sac de voyage pour oreiller
les yeux fermés
il entendit le clapotis des vagues lointaines
il sentit l'odeur salée des algues
venue des îles de l'Égée. La brise
entrait par les images accrochées aux murs
les trois tableaux cubistes grand ouverts.
L'INTRADUISIBLE
Il écrivit un poème avec des mots quotidiens
(verger pierre coquille carton)
dans l'intention de le traduire
dans sa langue maternelle.
Exhumant une à une les équivalences
des profondeurs de la mémoire
changeant l'ordre pour conserver le rythme
il avançait si bien dans cette variation nouvelle
qu'il pensa déchirer la version d'origine.
Soudain
l'ombre d'une mouette sur les eaux
lui rappela que tous les oiseaux de sa lointaine patrie
avaient migré, ou qu'on les avait tués.
(Poèmes parisiens)
En fait il y a trois Àris Alexàndrou.
Un traducteur génial, né en 1922, mort exilé à Paris en 1978, Aristotèlis Vassiliàdis de son vrai nom, qui gagna (mal) sa vie en traduisant les grands Russes (Dostoïevski surtout) et quelques Américains (Faulkner, Steinbeck).
Un romancier, auteur d'un formidable roman paru en 1975, La caisse, épopée dérisoire et cruelle, saisissant tableau d'une guerre civile aussi absurde qu'atroce et par-delà, vertigineuse interrogation sur la nature humaine, d'un pessimisme et d'une puissance dignes d'Orwell ou Kafka. La caisse, excellemment traduite par Colette Lust, parue chez Gallimard en 1978, puis rééditée en 2003 par Le Passeur, est passée les deux fois scandaleusement inaperçue.
Enfin le poète que voici, heureusement plus prolixe que le prosateur. Cinq recueils : Encore ce printemps (1946), Ligne aride (1952), Droits chemins (1959), Exercices de rédaction (rédigé directement en français) et Poèmes parisiens, ces deux derniers recueils publiés dans l'édition complète, Poèmes 1941-1974. L'ensemble occupe 150 pages. Ces poèmes constituent pour l'essentiel le journal de bord d'années terribles. Alexàndrou, militant communiste dès son plus jeune âge, passa quinze ans de sa vie emprisonné ou déporté avant de s'exiler en France à l'arrivée des Colonels en 1967. On retrouve là toute la souffrance et l'amertume des espoirs déçus, ainsi que l'ironie douloureuse propre à l'auteur, exprimées dans l'idiome poétique de l'époque, avec ici ou là des emprunts aux formes populaires anciennes. Certains poèmes du début ont évidemment vieilli, avec leur croyance naïve au paradis soviétique, mais la plus grande partie de l'œuvre est d'un homme libre à la voix forte et toujours vivante.
Il y a deux ans, une toute petite maison d'édition m'a commandé la traduction de l'intégrale des poèmes d'Alexàndrou. Le projet est freiné depuis lors par des difficultés financières, mais restons optimistes. En attendant, je donne ici un bon tiers de l'ensemble.
Àris Alexàndrou. |