DÉPLACEMENT
Si je veux jouir de grandes étendues
je recherche un espace inversé
devant on ne m'autorise qu'un instant à la fois.
Car tout commence par le son
d'un petit ressort
en toi
égaré
par le son d'une petite aiguille
qui crève la lumière
et te jette
vers l'autre face cachée.
Je suis donc l'exemple des kangourous
m'éloignant de mon point d'attache
en des sauts énormes
sans gravité.
Le nombril qui me fermait se déroule de mon ventre
aujourd'hui je vais naître de moi.
Ainsi j'amenuise mon cœur
le dos tourné aux descendants
je ris comme ils rient
jetant devant moi
une à une les peaux qu'à mon cœur j'enlève
avec ce geste-ci par dessus l'épaule
et je m'en vais
je m'en vais désarmée plus encore
en face vers l'autre côté de moi-même
avant de m'arrêter essoufflée enfin.
Un instant puis la ligne s'enroule à nouveau
des jeux des histoires des rêves
Des jeux des histoires des rêves
voix lente monotone
lente respiration
main légère au bout du fil
jeux avec le silence et soudain le son
multiple
te jette au bord de l'eau
et déchire ta peau piqueté
par des milliers d'yeux au-dedans
autrement tu oublies toujours quelque chose
au départ de la mer
oublie donc
ferme les yeux
tourne-toi
ACCOUPLEMENT
Quand nous connaîtrons
si nous avons la force
Tout ce que nous pouvons connaître
innocents
Approchant l'un puis l'autre
légers
Reconnaissant l'un dans l'autre
défaits
Ajoutant le suivant au précédent
Et au suivant le précédent
patients
Quand nous connaîtrons
si nous avons cette chance
Tout ce que nous ne pouvons pas connaître
d'autres sensations d'autres façons
Découpant le continu en commencements
le fil en souffles brefs
La tête à la place des pieds
enjambement inversé
Et les doigts qui ne comptent rien
innombrables touchers
Nous traverserons la lumière de la lune
méconnaissables pour nous-mêmes
Et nous oubliant l'un l'autre
forts et vides
En la semence blême nous plongerons.
(Changement de paysage)
SUICIDE
Elle a un peu tardé secouant de vieux habits passés par mille dangers.
L'heure basse et blanche. Elle voulait le trouver, cela se cachait
et toujours un peu plus elle oubliait tout dehors à la fenêtre. Les yeux les oreilles
bien fermés dedans. Les autres, corps nus, pétrifiés.
Sinon Encore Non Voilà pourquoi elle laissait le geste suspendu.
Une folie chaude comme un arbre l'observait. Des murmures les yeux vides
ôtaient les bagues de ses doigts. Ses cheveux maintenant se parlent
comme des palmiers nains. Le bruit plié refroidit dans sa poitrine.
Derrière l'autre et l'autre. Avec douceur plus de douceur
que le mort tu t'es endormie. Une vraie fille et ne crains rien des heures.
IMPRÉVU
La musique est tombée du soir — un peu absente un peu précisément
dans la bouche. Alors que tu pensais t'enrouler dans des pauses rondes,
entre des choses troubles qui bourdonnent et des couleurs partout se répandent. Tout droit.
Tu ouvres un instant pour voir et arrogante une langue de vent
te prend sur son dos. Étincelant hors de ta pensée familière
tu te lèves derrière les montagnes. Tu n'es personne et quelqu'un
soudain ressent de la tristesse — un peu absente un peu précisément dans la bouche.
MIDI
Autour de l'instant où elle étend les yeux et veut ;
comme un jour d'été où tu n'attendais que l'instant ;
un instant rond que tu soulèves et regardes ; quand tu regardes,
de cet air qui inclut tous tes oublis, quand tu regardais ;
la porte oublié exprès, pour que tu souffres ; quand tu souffrais ;
non comme un corps mort qui a peur
ni comme un vivant qui ne sait pas.
Le noir de poix reçoit deux mouches dans le bourdonnement de l'amour ;
en riant. Autour de l'instant qui maintenant veut être et s'étend.
ACCIDENT
Tel un clapotis léger le corps est parti le reste
s'est pris dans un détail, y est resté ;
juste derrière la lumière de l'autre jour.
Dans sa bouche se déroule à grands bonds le temps.
Ouvrant les étuis des cellules, rien
qui ne soit amour, cuivre ou folie.
Un son plus pur à présent sort des feuillages.
UNE MORT EN FORÊT
Noir et obscur
cela tombait de haut
d'un grave et profond tambour.
Après les contractions du son
et le craquement profond du bois
venait fluide le bruit du temps.
Un sentiment étincelant facile
s'écoulait de sa bouche
en explosions menues discontinues.
CONTREPOINT
I
Quand tes vêtements se mouillent de folie
Marchant à mon côté
toi ou moi, dis-moi, qui était-ce
Quand aux racines de ton cerveau crie la catastrophe
et ce néant échelonné
est-il à toi ? à moi ?
Dis-moi
Quand le blanc s'allonge contre le rouge
est-ce mort ? ou reconquête ?
II
Elle ne s'y attendait pas mais sa bouche parlait
J'ai dit «Je m'en vais»
et quelqu'un m'a caressé la joue
Elle serait bientôt pleine de gouttes
J'étais autour de moi et l'espace continuait de s'ouvrir
Lentement l'eau la prenait murmurait dans ses yeux
Je me sentais indiciblement à l'aise
dans ce fauteuil chaud tranquille
Je parlais à un sentiment sorti des langes
Elle s'est abandonnée au vert de sa robe
enregistrant lui semblait-il
du nouveau.
INDIEN
Belle créature au corps fin
traces de pas du vent chaud
vaste forêt qui dort couchée
sur la poitrine de l'été.
La lumière respire
les rives sont plus fortes
le vent dans les hauteurs
dessine sa maison.
SANS POUVOIR
Je rêve à des rêves :
la bouche du monde ouverte tout entière
avale mon âme
le pollen de mes rêves monte
et la jouissance violemment
s'achève au fond du mouvement.
J'éventre des cadavres avec du soleil
et de l'enfer.
Je rêve à des rêves ;
les yeux de l'ennui aveuglés par des grains de folie.
RÊVE
Au mur un petit point rouge qui éclaire
La forme demeurant le paysage entier
a chuté dans un bleu sombre sans retour.
Le rose est concentré sur les bords.
Moi d'un côté ; ma terreur de l'autre. Mon visage
monte illuminé. lentement. Comparable
à rien.
Et cela existe
englouti comme un sommeil de navire
dans une odeur d'yeux et d'haleine de noyé.
Pas une douleur
pas une feuille
ne dérange
la belle ordonnance du silence.
ABORDS
Et si tu mourais ce soir
ramant sans bruit to corps
dans la nuit fictive ?
Au même instant : une rangée de rosiers nains
anxieusement glissent
dans les salles blanches de ton cerveau.
D'autre part : des couleurs
écaillées de l'intérieur
symboles de rien.
Toujours plus profond tu exploses
dans le gémissant
déploiement
de l'incessant.
Tu veux te souvenir d'un mot
tu veux te souvenir
te souvenir
La mort est peut-être
une pomme
un petit pleur sans raison
un paon dans la chambre.
Mais pas cette mort
non pas elle.
ÉVENTUALITÉ
Plus rapide que la lumière le frais baiser du plaisir l'éventualité d'un mort.
Plus rouge et plus trouble. Avec un doux son ivre
inabouti. Plus arrogante et sans défense. Découpant le jour
en un constant délire et un néant lisse et nu.
Pas autrement que dans l'ivresse
voyage en nous
l'antérieur.
Seul
à distance des autres.
Quand le plus profond s'apaise jusqu'à la surface
toute lune
remplit son fruit.
AINSI
Juste devant moi
comme un grain plus tard la lumière
me traverse.
Il en sera ainsi ;
sans cesse
une entrée en moi-même.
(Signes de ponctuation)
D'ELLE
Dans tous ses actes elle se cherchait
nul ne doit lui faire confiance.
Au premier de ses souvenirs
c'était l'été ;
sans personne elle prenait
ce qu'elle voulait, rien d'autre.
Le lit qu'elle prépare est vide ;
elle étudie tranquille sa décision
dans la lumière.
Car ce soir
en calèche passant devant l'été
elle a ressenti le besoin d'oublier
que dans ses rêves elle était un arbre
parmi tant d'autres
plein de larmes
et voilà qu'elle revient.
Jadis avec une ombrelle rose
elle traversait murmure et silence
Elle a esquissé par sa voix un mensonge ;
Marìa dans le soleil tiède
sur des vases en émail
chuchotant.
Elle a utilisé sa journée simplement
sans qu'elle serve à rien
Grave elle tenait son corps
dans l'entrée, dans la rue
parmi d'autres.
Elle voyait des choses s'agrandir ;
une autre qui regarderait dehors ?
Là-dehors
en dehors de son visage blanc
prenant des forces elle ne s'est pas vue
devenir belle.
D'un instant à l'autre
elle tombait dehors elle aimait ça
mais cela ne l'intéressait plus même si
on la voyait encore nettement
répondre et venir.
Une autre qui regarderait dehors ?
(D'elle)
Marìa Laïna, née en 1947, fait partie de la fameuse «génération de 70» où l'on regroupe les poètes nés dans les années 40 ou 50, qui commencèrent à publier vers 1970. Ils n'avaient, à vrai dire, pas grand-chose d'autre en commun. Lorsqu'un ami poète et éditeur, Yves Bergeret, proposa en 1984 au débutant que j'étais de traduire de la poésie contemporaine pour ses Cahiers du Confluent, j'eus le temps de publier chez lui quatre d'entre eux : Christòphoros Liondàkis, Manòlis Pratikàkis, Jenny Mastoràki et Marìa Laïna. Un peu plus tard, dans le dossier consacré à la même génération par la revue Poésie 88, Laïna était encore présente, mais par la suite je ne l'ai pas incluse en 2000 dans l'anthologie de Poésie / Gallimard, et n'ai jamais repris nulle part ses poèmes traduits au Confluent, contrairement à ceux des autres poètes.
Pourquoi l'avoir oubliée ainsi ?
D'abord, elle-même tend à délaisser la poésie au profit du théâtre : un seul recueil entre 1985 et 2003 ; du coup j'ai perdu sa trace et n'ai pas lu ses deux dernières publications poétiques. Ensuite, je dois l'avouer — j'en suis conscient plus que jamais en la relisant, puis en corrigeant mon travail ancien, bien médiocre d'ailleurs —, la poésie de Laïna n'est pas de celles qui me parlent de la façon la plus directe.
J'ai tort. Il y a dans ces poèmes brefs et denses une exigence, une concentration, un dépouillement extrêmes. C'est une voix rudement originale qu'on entend là, loin des sentiers battus. Tendue, sèchement vibrante, la poésie laïnienne rappelle à certains commentateurs grecs l'univers de Samuel Beckett, et ma foi ils n'ont pas tort, mais il s'agit d'une parenté lointaine, pas d'une imitation.
Marìa Laïna a tout de même huit recueils à son actif, ce qui suffit amplement à constituer une œuvre : Âge adulte (1968), Par delà (1970), Changement de paysage (1972), Signes de ponctuation (1979), D'elle (1985), La peur en rose (1992), Ici (2003), Le jardin. Pas moi (2005).
Elle a également publié une dizaine de pièces et ses nombreuses traductions suscitent une admiration unanime.
Pas le temps pour l'instant, hélas, de me plonger dans les trois derniers recueils pour en traduire un échantillon. Le choix présent couvre la première partie de l'œuvre seulement. Les poèmes de D'elle ont été traduits en collaboration avec Noëlle Bertin, Jasmine Pipart et Stèphanos Ikonòmou il y a vingt-cinq ans, puis revus cette année par moi seul.
Marìa Laïna. |