ITHAQUE
Je ne sais si j'ai quitté pour être conséquent
ou par besoin de me fuir
l'étroite et mesquine Ithaque
ses confréries chrétiennes
sa morale asphyxiante.
Mais ce n'était pas une solution — juste une demi-mesure.
Depuis lors je traîne de route en route
récoltant blessures et expériences.
Les amis que j'ai aimés, je les ai perdus de vue,
et suis resté seul, tremblant que ne me voie quelqu'un
à qui je parlais autrefois d'idéal...
Je reviens aujourd'hui, dans un ultime effort
pour me montrer irréprochable, intact, je reviens
et je suis, mon Dieu, comme le fils prodigue
qui renonce au vagabondage, et rentre plein d'amertume
chez son père au grand cœur pour vivre
dans son giron une prodigalité privée.
Poséidon, je le porte en moi,
qui me retient toujours au loin ;
mais si je peux encore accoster,
Ithaque me trouvera-t-elle, vraiment, la solution ?
MARIE-MADELEINE
Il m'a frappée dès le premier coup d'œil, je courais à tous ses sermons.
J'avais un terrain de ma tante et je l'ai vendu pour le suivre.
Et quand j'ai eu tout dépensé, j'ai décidé de vendre aussi mon corps,
d'abord aux gens des caravanes, ensuite aux publicains ;
j'ai couché avec des Romains, des têtes dures ; et quant aux Pharisiens, je les connais un peu...
Mais dans tout ça je n'oubliais pas ses yeux.
Pendant des mois pour lui j'ai cavalé du port au Temple
et de la ville au Mont des oliviers.
Monsieur le parfumeur, s'il vous plaît, baissez un peu pour moi vos prix.
Ce vase d'albâtre est trop cher pour mes économies.
Il me le faut pourtant, ce mélange aux quatre parfums.
De ces parfums je baignerai ses pieds,
dans ces cheveux je sècherai ses pieds,
de ces lèvres je baiserai ses pieds si beaux, si purs.
Je sais, un tel parfum c'est trop pour le repentir,
mais pour l'amour c'est bien peu.
Et si j'embrasse un jour sa religion, ce sera par amour pour Lui ;
et si j'arrive au martyre pour Lui, c'est son amour qui m'aura inspirée.
Car le désir, monsieur, embrase ma foi, et l'amour mon repentir
et sans doute mon nom sera symbole dans les siècles
de ceux qui ont été sauvés car ils ont beaucoup aimé.
(Le temps des vaches maigres)
VOLUPTÉ NOCTURNE
Hier j'ai rêvé que tu venais
sévère et sombre, et m'empoignais
violemment, puis me traînais avec rudesse
dans des ports sombres et des places vides,
jusqu'au moment où ta vareuse kaki
est devenue toute une armée qui passait,
une armée, qui me piétinait,
une armée qui m'écrasait sous ses bottes,
sous ses pas énergiques ; et moi je n'étais plus
qu'une bouillie, qu'une loque, me mêlant
au bitume brûlant marqué
par des empreintes innombrables de bottes.
Et c'est alors au fond de l'anéantissement
Que mon âme, Seigneur, a eu soif de toi.
DOUCE VISION
Les soirs où j'oublie mes amis
où les quartiers de la nuit m'attirent,
soudain monte en moi ton visage,
quand rompu par les exercices,
accoudé aux barbelés de la caserne,
tu regardes le nord avec nostalgie.
Alors tu viens, tu me prends par la main,
tu m'arraches aux trafics de la nuit
et aux vrais amis me ramènes.
LE CRIME DE LA SOLITUDE
Lorsque tombe le soir dangereux,
ta voix s'éveille en moi et me détruit ;
et quand la nuit chasse toute image tendre,
en moi s'impose ta sordide beauté,
effaçant de mes yeux l'éclat de Dieu.
Alors je cède au crime de la solitude,
que des années j'ai préparé en moi :
à présent plus de lumière céleste,
plus de chœurs d'enfants,
rien que la recherche du spasme,
la nuit, les billets froissés.
DE PLUS EN PLUS
Aux chuchotis du soir imperceptibles,
aux appels secrets de la nuit,
mon âme, te voilà qui oses toi aussi
de plus en plus ; et te voilà plus prompte
à jouer des yeux et des paroles
à dépenser l'argent de la passion
à surmonter la crainte,
et tu t'offres, tu cours, tu t'effiloches,
à l'espoir encore tu t'accroches,
l'imagination en feu,
le corps brûlant d'exaltation,
mûr à présent pour le malheur.
(Genoux étrangers)
INTERVALLE DE BONHEUR
Tandis que je pensais délaisser l'amour
pour écrire aussi sur le malheur du voisin,
ta rencontre m'a tant bouleversé
que mes bonnes résolutions sont à l'eau.
Et me voilà revenu aux chansons,
brûlant pour tes yeux gris-vert,
assoiffé de ta salive,
revivant notre unique virée dans la campagne
où les moustiques nous piquaient surpris
par notre concentration sans rivale,
et les épines s'enfonçaient dans nos corps,
étonnées de notre indifférence.
C'était un intervalle de bonheur,
que les malheureux me le pardonnent :
je n'ai pas encore assez souffert
pour que me touche la souffrance du voisin.
(Chagrin sans défense)
UNE PARTIE DE CAMPAGNE
Non, ce n'est pas un lieu pour s'allonger.
Les piquants cuisent et collent et nous trahissent.
Le torrent plein de boue, de rage, de moustiques
n'a rien des ruisseaux clairs de ton village.
Non, ce n'est pas un lieu où l'on revient.
La fenêtre éclairée, encore une maison neuve.
Le chemin poussiéreux passe à côté de nous.
Des amoureux rentrent chez eux en scooter.
Non, ce n'est pas un lieu où l'on trouve la paix.
Ce chant rebètiko m'a flanqué le cafard.
Tout pleure en moi quand je te serre entre mes bras.
J'entends parler d'exil et ça fait mal.
Non, ce n'est pas un lieu pour nous.
Tout, même la campagne, a l'art de nous blesser.
MERCREDI ET SAMEDI
Le mercredi et le samedi
la nostalgie de toi grandit.
Depuis un an déjà tu es libéré,
ton village t'a repris,
tu t'es marié, on ne s'écrit plus,
j'ai même oublié ton nom de famille.
Pourtant le mercredi
et le samedi surtout
mon corps se rappelle chaque détail
et frissonne.
BAXÈ TSIFLÌKI
Entre Baxè et Aya Triàda,
sur la butte au-dessus de la route,
l'an dernier je me suis saoulé d'amour.
Maintenant parfois je passe en car
et tout de suite en moi une voix chantonne ;
mes lèvres, naguère engourdies de morsures, s'éveillent,
de nouveau tes aisselles embaument,
et resplendit le bronze de ton corps
qui redonne vie à notre amour
devenu l'engrais d'amours nouveaux.
ÉTÉ
Tu as trouvé le moment pour me couvrir
de morsures et de bleus sur tout le corps.
Je crains qu'elles ne se voient par le col ouvert,
que ma mère comprenne,
que les amis aient des soupçons,
et comment oserai-je me montrer sur la plage ?
Où étais-tu passé tout cet hiver.
QUAND JE T'ATTENDS
Quand je t'attends et que tu ne viens pas,
je pense aux gens fripés
qui font la queue pendant des heures,
face à une porte ou un employé,
implorant, la requête à la main,
une signature, une vague pension.
Quand je t'attends et que tu ne viens pas,
je deviens l'un d'eux, l'un de ces hommes brisés.
SOIRÉE
C'était une belle soirée, nous bavardions sur le trottoir à n'en plus finir.
Les oiseaux chantaient, les gens passaient, les voitures filaient.
À la fenêtre en face la radio jouait des rebètika,
la fiancée du voisin fredonnait son mal d'amour.
L'acacia perdait ses feuilles, le jasmin embaumait,
Les garçons jouaient à cache-cache près du Parc
et les filles sautaient à la corde —
ils jouaient, ne sachant rien de la mort,
ils jouaient, ne sachant rien du remords,
et je les ai soudain aimés, les humains ce soir-là,
beaucoup aimés, je ne sais pourquoi, comme avant d'aller mourir.
(Celui qui louche)
comme un plancher de maison turque
mon corps grince
qu'on me piétine
ou qu'on m'évite
il grince
on dirait l'annonce
de ce qui vient
le regret
de ce qui s'en va
quoi que je fasse il grince
desséché vidé
soir délicieux
propice
tout en promesses
chaque ceinture excite
soir délicieux — dans son noyau
le jour suivant se love
empoisonné
laisse ta salive
goutter en moi
que je devienne boue
jusqu'à quand serai-je
terre sèche ?
comme un œuf
la nuit m'a gobé
et comme une coquille vide
m'a craché.
(Le ver dans le corps)
Éditeur, directeur de revue, essayiste, nouvelliste, traducteur, critique redouté, grand découvreur de talents, Dìnos Christianòpoulos est devenu la figure de proue littéraire de sa ville natale Thessalonique. Mais ce personnage désormais quasi officiel est resté farouchement indépendant, au point de refuser honneurs et subsides, et il sera toujours avant tout — bien qu'il ne produise plus guère, et peut-être aussi à cause de cela — un poète fascinant.
Christianòpoulos (il s'agit là d'un pseudonyme) est apparu en 1950, à moins de vingt ans, avec un recueil d'une étonnante maturité. L'auteur du Temps des vaches maigres a visiblement lu Kavàfis, mais il a déjà une voix personnelle, assurée, d'une rare séduction. En fait, il est déjà là tout entier, dans ce lyrisme amoureux et cette amertume, ce goût de la confession et de la provocation — même si l'auteur se cache encore à moitié derrière des personnages bibliques ou antiques. Les constants anachronismes, rapprochant les époques les plus éloignées — chose naturelle à Thessalonique, ville byzantine, où le temps aujourd'hui encore ne coule pas tout à fait comme ailleurs — ne sont pas le moindre charme du recueil.
Genoux étrangers, quatre ans plus tard, marque une évolution décisive. L'auteur y apparaît sans masque, avouant directement son homosexualité, les tourments de l'âme et du corps, avec une violente sincérité qui confine à l'auto-destruction. L'hypocrisie et l'intolérance de la société d'alors, particulièrement étouffante, y sont attaquées avec autant de rage que de courage. Dieu sait qu'il en fallait à l'époque. Le poète paya très cher son amour de la vérité.
Les poèmes, dans ce second recueil, atteignent une impitoyable concision. Par la suite ils se feront de plus en plus rares, de plus en plus courts. Si Christianòpoulos écrit peu, il réécrit sans cesse, torturant ses poèmes, les creusant jusqu'à l'os dans un souci maniaque de perfection.
Sans doute fallait-il une telle ascèse, un tel concentré de douleur, pour que la passion nous parvienne ici, par éclairs comme il se doit, et s'imprime en nous comme un ongle griffant la peau.
Les poèmes complets de Christianòpoulos, dans la dernière édition, occupent moins de 200 pages. Une cinquantaine d'entre eux seulement atteignent ou dépassent les dix vers.
Un choix de ses poèmes est disponible en édition bilingue sous le titre Le temps des vaches maigres (Desmos / Cahiers grecs).
Dìnos Christianòpoulos. |