MERCREDI
Les premières fois nous sommes aimés
Dans des rues désertes
Au-dessus d'un cours d'eau sale
Enterré
Sur d'inexplicables remblais
Des rues Kessarìas, Peristàsseos, Kozànis
Et d'autres.
La première fois nous nous sommes aimés
Dans des rues vides
Sur la marée de nos désirs
Dans des coins sombres
Derrière des triporteurs
Des camions
Des cars scolaires
Des bulldozers.
Un mercredi.
PRIÈRE DU SOIR
Dieux de l'Arcadie, le dimanche
Je vous en prie, le dimanche, maintenez
La fluidité de la circulation routière
Quand sortent de chez eux sur les mobylettes louées
Mes amis
Garçons du bâtiment ou de la mécanique
Et que sans nom
Et que sans nom
Sous le soleil ils s'éloignent.
Dieux de Sparte ou d'Eleusis, le samedi
Je vous en prie, le samedi,
Ces filles aux portes et aux murets
Maintenez-les en vie et en espoir
Quand elles s'en vont dans les rues
Et que sans nom
Et que sans nom
Dans la nuit elles s'éloignent.
I, II, III
Tous les samedis je partage l'angoisse
des bâtiments qu'on démolit
Des trams dont on arrache les rails
Des toreros restés dans l'arène
sans drap rouge
Tous les samedis je partage l'angoisse
des morts privés de résurrection.
Nous nous verrons une fois encore à la gare
À l'heure où paraissent
les journaux de midi censurés
Et fugitivement les voyageurs pressés échangeront
d'incroyables regards
Puis le premier je changerai de train.
Je pense au jour où tu ne seras plus le favori d'Hadrien
et partiras valise en main vers le Nil.
Entre joncs et roseaux tu trouveras la mort.
Vers 130 après J.C. se jetant volontairement dans le Nil
il s'est noyé.
Ce sera dans les journaux.
ODE À MARILYN MONROE
Dessinez sur mon corps les cratères
de tous les volcans du monde, la variole des dockers de New York
Dessinez sur mon corps les eunuques du nouvel
empereur, les voix des grues d''Ivikos
Dessinez sur mon corps Ethel ma mère
— Ethel, c'était son nom ? — mon dernier amant qui
s'est tué à Chicago en moto
Dessinez sur mon corps la communion du jazz
du rock, du hasch et des barbituriques
Dessinez sur mon corps les pollutions nocturnes
des homos de Kinsey et des prostituées de New York
Gravez sur mon corps cette dame
à la télé qui dit : préférez les champignons tibétains
le mercredi à dîner
Gravez sur mon corps ma voix en 78 tours
chantant l'hymne des Etats-Unis
Puis faites circuler mon image de nuit sur des pièces d'un cent
du papier toilette
des cahiers d'écolier
des sous-vêtements bon marché.
Voilà ce qu'a dit Marylin Monroe ce matin-là
comme elle entrait dans les WC de New York
tenant son utérus entre ses mains
avec ses faux-cils et sa tête.
LA SCÈNE DE L'ARRIVÉE À GÊNES
D'accord, qu'on reprenne pour la cent-unième fois
la scène de mon arrivée à Gênes
— dit la star au metteur en scène, tandis qu'il déposait
son œil droit parmi les trésors, les monnaies de l'appartement maternel
Mais j'aimerais quand je descendrai du bateau
dans mon maillot une pièce vert, tenant un bouquet rouge
de coquelicots, que la fanfare de la Maison de correction
joue le Club des cœurs solitaires du sergent Pepper
Mais j'aimerais quand je descendrai la passerelle du bateau
qu'en silence passent devant moi la brigade violemment dissoute
des érotiques anonymes de l'hôtel de l'Etoile du soir (4e classe)
l'Union des Dames Américaines d'Istanbul, mon premier
amant dans son fauteuil roulant, ma mère vêtue
comme sur la photo de ses noces
Mais j'aimerais quand je poserai le pied à terre
que trois éboueurs de Gênes, le patron de l'hôtel, des journalistes
de l'agence de fausses nouvelles Saint Sam me reçoivent
tout sourires, m'allumant une cigarette — King size ou 100 mm
qu'ils m'embrassent
Mais j'aimerais quand je verrai Mario, lui dire
«Comme tu es beau, Mario, aujourd'hui»
Puis mourir comme une héroïne de Cesare Pavese qui oubliant
son Véronal pour dormir n'a jamais plus dormi
mais s'est couchée sur le lit de l'hôtel un soir
croyant être à Turin au moment
de ce défilé de mode chez Momina derrière le billard et l'ancienne gare
distribuant sourires, politesses et la fièvre de la libido
Mais j'aimerais mieux que Mario n'ouvre pas la bouche
et file en calèche vers le nord
de la ville au coucher du soleil
à l'heure où tous les juke-boxes du port jouent
le même vieux rebètiko oublié.
ÉTUDE POUR UNE VIEILLE PHOTO JAUNIE
Quand Salomé réclamera de sang-froid la tête
non de Jean mais du présentateur de Radio-Messolonghi le matin
sur le plateau d'un 78 tours vulgaire
Toi Hérode, qui le lui promis tandis qu'elle se fardait
de cendre et de tuile pilée devant le miroir de la porte
tu disparaîtras dans les salles du fond
donnant sur le stade et la palestre
accablé comme le jour où mourut ton amant
et que tu errais dans les rues ton vêtement tel un drap blanc dans le vent
puis coupant, prudent comme un novice, le courant du groupe électrogène
tu le laisseras seul, étranger devant son micro
de Radio-Messolonghi lisant ses réclames : robes d'écolières, vermouth
sel, armoiries, hymnes nationaux, timbres-souvenir
eau potable
Tu le laisseras seul devant son micro, étouffant
les rêves des femmes qui n'ont reçu aucune volupté
qui mourront sans aucune volupté
À présent qu'est retombée leur joie comme la poussière noire
d'un très ancien rite sur le visage, le corps
filles de Pompéi, d'Epire, de Lamìa, désormais prêtes
avec pour seule révolte des chansons vulgaires
qu'inlassables elles dédient à Tàssos, Grigòris, Stamàtis
qui travaille en Australie, en Amérique, en Allemagne
Tandis qu'elles épluchent encore les patates de Capodìstria
et allument le feu de bois
Tu le laisseras seul devant le micro
décapitant les remords d'une vie pleine de détresse
de cris et de barreaux, tuant les oiseaux dans leurs cages
alignant un stérile amour de mort après l'autre
Tu le laisseras seul devant le micro
de Radio-Messolonghi envoyant des odes
au-dessus des pierres salées, des étangs côtiers
des routes où l'on sema du blé en vain
Alors ce sera la sortie de Messolonghi
Alors Dion?sis Solomos réécrira
ses Libres assiégés
Alors Marilyn Monroe rencontrera Sotirìa Bèllou
et la petite mère Frossìni
Alors déposant ces papiers en silence dans les ruines
des urinoirs de la rue 'Areos je les brûlerai
Si vous fouillez ce soir dans vos poches
vous trouverez des jetons de téléphone
des pièces périmées et le bouton
qui vous est resté dans la main en montant
dans le dernier bus
Prenez garde, pendant qu'il est temps, de ne pas mourir vieux garçon.
(Les nourrissons antiques)
LA PREMIÈRE CONTRE-MANIFESTATION
La première contre-manifestation est enfouie sous les eaux du parc
comme ton premier sperme entre tes paumes
Derrière les arbres les terrasses blanches des maisons
lumières éteintes fuyant sur des radeaux
Randonneurs ne se doutant de rien
Les éditions dominicales des journaux
Tu n'entends pas leurs slogans ou ils les ignorent
Ils sont presque banals
Superflus
L'adorable Adonis dans l'Hadès
les figurines de Tanagra
puis une lettre perdue peu importe
mais le nom du destinataire
sa mère le regarde en pleurant
Abandonné c'est comme si j'existais
comme si j'apprenais à nager, respirer
Terminant c'est comme si je commençais
comme une pluie qui efface rues et numéros
et moi perdu je te cherche
Mon corps me hait c'est pourquoi il meurt à petit feu
et ma table est une île engloutie
Tu ne peux pas me parler
Tu ne peux pas me tuer
Car tu me connais
Aussi tu te réfugies dans les détails
tu marches comme sur un fil
parlant d'un retour que j'ignore
d'un mort inconnu
comparant l'insécurité des actes, la honte
les salaires, la réception
de l'hôtel Carlton
C'est l'heure de ton silence général
à tes pieds peu à peu je deviens un chien
avec touches
boutons
inhibitions
injections de pénicilline
je deviens un chien
Vite je m'habille, ultime chanteuse
avec deux-trois autres — ils savent à peine jouer du bouzoùki
dans des chambres d'hôtel vides
je t'enregistre
Après l'entracte au Jardin d'Allah, au bar du Greco
— ténèbres dans les cinémas, un deuil noir tombe chez moi,
à côté de Bèllou je te donne une pomme
un sourire tiré de la revue Bouquet
Dans l'autre main je tiens un couteau
Ma santé me laisse indifférent
Entre mes paumes j'enterre mon dernier silence.
Messieurs
laissez-moi tranquille
Devant les bâtiments
passe la manif, nocturne et surtout funèbre.
DE NUIT NOUS RETOURNERONS
De nuit nous retournerons dans nos corps
inexistants comme quand nous étions dedans.
Alors nous fuirons comme des ombres, alors comme poursuivis d'autres remords nous mourrons.
Vains les coups d'œil qui nous attendront. Vains les corps
qui nous convoiteront. Nous ne serons plus nous.
D'autres seront derrière nous. Devant nous. Rien.
Nous n'aurons plus qu'un visage dans la nuit
ce visage imprimé dans leurs papiers ne sera pas le nôtre.
Nous fuirons la foule en portant des lunettes
Sans yeux nous fuirons le brouillard, fuirons les arbres.
Sans soupçons aux fenêtres changerons
de chemise, de maillot. Pàvlos est parti ? demanderons-nous.
Nous monterons dans les bus. Descendrons sur les quais.
Sans désirs nous boirons. Nous ne rêverons pas. Nous ne verrons pas
les bateaux passer au fond des vitres.
Les trains rallonger les terres. Nous ne verrons pas notre mort.
Avec le froid les doigts rétrécissent
Les bagues des nouveaux mariés tombent
Ceux qui ont passé ensemble les années
perdent les leurs
Les filles du bordel changent de figure
Les corps après des tâtonnements intenses
ramollissent
Les mots magiques ne sont plus entendus
Les salles s'emplissent d'inconnus, et d'amis disparus
les tavernes
Ces soirs-là grossissent les rangs des dédaignés.
Pourquoi ces larmes et ces nuits blanches mes amis
Il ne vient pas, Zèfos, tous les jours
vers chez nous après son boulot?
Et les morts dans notre sommeil
ils ne fument pas du tabac gris?
Et ceux qui partent, ils n'ont pas sur les yeux
à la fenêtre du train, des lunettes noires?
Et les oiseaux, ils ne passent pas
au-dessus de nous sans un cri à tire d'aile?
Les Égyptiens ont tant aimé
le culte des morts
leurs yeux vitreux
les sourires perdus
les fumées pour éteindre la nuit
tandis que les corps aux heures noires
s'en retournaient à leur tristesse
aux musiques éteintes des bars
Mais toi Otto toute la nuit tu traînes en chantant
des airs inconnus. Devant les miroirs tu vois
ta gorge. À tes doigts tu portes la bague
Alors tu n'es pas venu ce soir chez Mìmis?
LE MONOLOGUE D'UNE OUVREUSE
Comme Ariane je cacherai ma lampe
que ceux qui entrent se cognent dans les corps
que sur les sièges dans le noir les corps se touchent
Je vous laisserai seuls avec vos passions votre maladie
Je laisserai ceux du balcon fumer
Grignoter
S'aimer
Dormir
Je laisserai passer les mineurs
Je laisserai les pauvres ne pas payer, je laisserai
Passer les représentants
les petits commerçants
les soldats
Les hommes sans femmes
Ils me demanderont
L'air conditionné fonctionne ?
Je répondrai, oui.
Le bar est ouvert ?
Je répondrai, oui.
C'est interdit de fumer ?
Je répondrai, oui.
Interdit de cracher ?
Je répondrai, oui.
Le système d'alarme, il fonctionne ?
Je répondrai, oui.
Avec ma lampe je vous mitraillerai dans le noir
ouvrant des trous dans vos pantalons, dans vos chemises
d'où sortiront vos voix étouffées
Vos femmes sans cheveux sortiront de l'abîme
Pour elle j'éclairerai l'allée, les marches du débarras
criant, Ne tournez pas la tête dans le noir.
Votre visage sombrera dans les eaux. Passeront au fond
tous vos parents bien sages. Vos amis ignorants
Alors je vous clouerai sur les sièges au premier rang
Je supprimerai vos mots. Sur des programmes clichés
imprimés par milliers je supprimerai votre vie
Eh bien, eh bien, il n'y a aucune femme dans la salle ?
Ne restez pas dans l'entrée à bloquer la sortie de l'air vicié
Ces cinémas furent des lieux de culte. Des religions. Des mausolées pour cœurs noircis
L'entracte était comme un réveil. Un réveil indolore. Dans la lumière on voyait son voisin. Vos mains souvent je les ai vues transpirer. Vos yeux je les ai vus en larmes.
Le balcon fut toujours là-haut. Et l'orchestre en bas.
Dormez bien mes enfants c'est tante Lèna de Sodome qui vous parle
Dormez je veille avec ma lampe à la porte. Comme un chien dans le noir je veille
Dormez sur vos sièges mes enfants dormez
Dormez marins, aviateurs, cireurs, soldats d'un autre pays en armes
D'un autre lieu dormez.
Ces cinémas furent des églises. Des maternités pour les nerfs. Les marins russes. Les boxeurs nègres. Des lieux de rencontre pour aveugles. Maisons de tolérance, clubs de loisirs. Cimetières de bateaux.
J'ai une bonne nouvelle, dehors il pleut. Panique générale. Restez assis. Dehors il pleut.
Ces cinémas furent des cliniques. Des maisons de repos. Des cabines téléphoniques. Des asiles psychiatriques.
Soldats inconnus de temps funèbres, de journées noires.
Inexistantes, les vies mises en scène sur l'écran. Simple prétexte à vos rencontres
sous le même défilé, dans le même silence
la femme sur la toile tient un micro, un couteau
C'est la pollution nocturne d'hier. Celle qui va venir
Je ne veux pas d'argent. Pas un sou
Ce n'est pas moi qui fixe vos programmes
qui les imprime pas moi
Mais d'autres
D'autres.
(Le triomphe impudent)
LE MARIN DE MINUIT
On l'aurait cru inventé
en automne et en d'autres jours où l'été
semblait une saison nouvelle
Dans les longues nuits d'hiver de vent ou de pluie
au printemps quand la brise descend des collines
Près des plages, dans les larges miroirs des magasins
ou aux heures chaudes l'après-midi aux côtés de touristes cadavres, de corps
d'enfants lymphatiques s'empiffrant de glace
Sur les longs quais, derrière les décombres nous l'apercevions
Il y était, le dimanche surtout, comme chez lui ; disparaissait
— de quart, consigné, au trou — puis sortait seul
à pas lents tel un maître de danse dans une chambre
ou un insecte pris derrière une vitre
Uniforme blanc, une ceinture noire lui prenant la taille
un air de deuil d'humiliation
Son nom étrange porté par le vent sonnait comme Otto ou Buenos Aires
et son père, disait-on, était mort. Nous ne savions pas d'où il venait
quel serait son prochain mouvement, si l'un d'entre nous toucherait sa conscience.
Il était allé au collège un peu
mais ce n'était pas non plus son monde.
La dernière fois je l'avais vu chez Aryris il fumait
ses doigts jouaient sans but avec des élastiques. Il se leva
ferma le troisième tiroir du bas. Vous jouez à quoi, vous là dedans, dit-il
Vous n'en avez pas marre de cette vie ?
La veille du 28 octobre, jour du changement d'uniforme et des slogans
patriotiques à l'école nous l'avons vu errant seul sur la plage
Il y avait moi, Nìkos, Pàris et Veronìki. Venez, dit-il en arrivant
au grillage, allons jusqu'au tournant. Il était là devant nous
tel que jamais auparavant. Tenant un sac en plastique
vide et un autre bourré de vêtements.
Venez avec moi, dit-il tout bas, dans cette barque.
Je l'ai piquée, on a jusqu'à minuit.
Il ôtait lentement ses vêtements tandis que la ville s'éloignait derrière
à l'envers dans l'eau. Puis il n'eut plus
de provenance. Plus d'origine. Rien qu'une étrange douleur dans l'épaule gauche.
L'un d'entre vous, dit-il, me trahira. Il ôtait et jetait
son uniforme d'été dans les eaux, et très lentement
mettait le noir uniforme d'hiver.
Tu es allé à Buenos Aires ?
Tu es déjà monté en avion ?
Lui demanda Veronìki.
LES ÉTUDIANTS EN AGRONOMIE
Les autres qui viendront — étudiants en agronomie
tiendront aux heures d'étude les fenêtres closes
Les mystères de la vie perdue des plantes
et des arbres morts ils les garderont dans des vases.
Par terre, à côté des tasses de café
des sucriers
ils porteront des pyjamas rayés.
Quand la ville dormira
ils se pencheront aux fenêtres
seuls à voir
au ciel étoilé de l'éjaculation
l'ange du soir.
L'ASSASSINAT DE MADAME NIHIL
Il n'avait jamais plus travaillé depuis
et allait au sexe par la nourriture
délaissant le cinéma, les flâneries dans les parcs
Au début il m'a montré une photo de sa mère
De son père il a dit
Il est mort.
Je le voyais examiner les meubles
s'allonger sur les coussins
Il prenait parfois des bains pendant des heures
Je lui disais, Dieu de mon désir particulier
assassin de cette boule qui doit crever un jour
prélude à la libido.
Au début il ramassait les miettes par terre
et ne rentrait jamais en retard
Il me tenait par la taille comme je m'appuyais aux chaises longues
Quand je commandais à manger aux garçons
Le notaire et son chat
rue Themistoclèous
m'ont conseillée
Madame Nuit, quelle décadence
Aujourd'hui c'est la première fois
On n'achète pas l'amour avec du taffetas
Un garçon de vingt ans
Il doit du moins ignorer les clauses.
Il m'aurait tuée c'est sûr
Vu que je lui laissais tout
C'était là une raison de le respecter
puisque il n'avait jamais travaillé depuis
et allait au sexe par la nourriture
délaissant le cinéma, les flâneries dans les parcs...
Je parle du nez, voyez-vous
je mets entre les voyelles des mots inconnus
Quand les chats ne dorment pas ils mangent ou font leurs besoins
Toutes les fonctions pour moi sont naturelles
Les mœurs dissolues je les comprends
Je note les bouleversements sociaux
J'accepte les appellations des professeurs allemands
concernant les peuples méditerranéens
très cher ami...
Je monte l'escalier toute seule
Au début tout est comme à la fin
Le néant
Regarde, m'a-t-il dit, les rideaux ont rétréci au lavage
Tu t'es faite avoir au marché
Puis il m'a servi à boire
Le lavage d'estomac ne m'a pas sauvée
Mac, apporte-moi le café
Pier Paolo, très cher ami, que prenez-vous ?
LES POÈMES DU SPERME
La mort de mon père
J'arrive de l'enterrement de mon père
Poussez-vous.
Je peux le dire je ne l'aimais pas
Jamais je ne voulais le voir
On s'opposait toujours
Mais voilà, j'arrive de l'enterrement de mon père
il fait chaud et j'ai vu
mon cousin penché sur le cercueil qui pleurait
plus que moi
La mort de ma mère
On dirait que ce Dieu familier
nous a fait perdre pour toujours notre mère
les nuis où elle préparait des serviettes
pour couvrir les galettes des morts
ou quand elle croyait chasser
à coups d'encens les démons.
Il pleuvait et vêtue d'un manteau noir
elle est entrée dans la pièce
revenant de la mer où l'on avait jeté la croix
elle a dit toute mouillée en entrant
— pourquoi êtes-vous restés ici un jour pareil ?
Puis secouant son manteau elle est passée à côté
Je crois l'entendre comme si c'était hier, sur son lit de mort
— Ne regardez pas ce qu'est devenu mon corps
J'ai été gâtée par la vie. Je n'ai pas à me plaindre.
Ne me pleurez pas trop.
Toi Genio sors par ici avec Béatrice
Pàris et moi descendrons du côté des bateaux
L'enterrement aura lieu ce soir à sept heures
Dans un lieu à nous, bien caché.
1
Oublié de ses amis, de ses ennemis
fenêtres closes il dort
Murs qui le cachez bien, et vous, draps
aux motifs de plantes mortes
et de cheveux étranges
retenez bien, oui comme ça, son corps.
2
Il dort seul et se tait, et alors ?
Dites-le lui,
qu'ils sont pour lui les clairons du soir
et pour lui les marches funèbres
des radios
Là-bas dans les rues de Berlin
aux arbres de Buenos Aires
derrière les vitres ternies
lentement son destin se tisse.
3
Mais c'est surtout son sperme que je pleure
qui meurt enfermé dans ses glandes
car s'il était tombé bien fort en terre fertile, c'est sûr
il lui aurait donné des enfants superbes
Puis plus tard cette progéniture
arrivant du côté de la mer
aux derniers feux du soleil d'automne
l'aurait trouvé se lavant nu dans les douches
penché pour atteindre un savon par terre
cherchant une serviette blanche inexistante.
4
Passent des passants, de beaux inconnus
et les filles de la maison d'en face le savent
qu'ils ne sont pas venus pour elles
Ils les saluent derrière les fenêtres closes
tandis qu'elles arrangent leurs jupes
croyant qu'à présent ils voudront
qu'elles redressent la couture de leurs bas
5
C'est toi qui as parlé le premier
Ou lui qui est venu vers toi ?
6
Le divin enfant à la peau de riz
dort entre les draps blancs
c'est l'heure où crèvent les chevaux noirs
Attachés ils regardent
vers le nord
ils sentent la pluie qui vient
tombent dans des cours, à côté de seaux d'eau
de blé ou d'avoine et poussent leur dernier souffle
Alors de petits enfants venus des escaliers, des larges rues
sur leurs yeux morts leurs têtes sans vie
posent des billes
Plus personne pour les pleurer
LE CORPS GRIS DE L'ALTER EGO
Il s'échappait ainsi pendant des jours
puis se traînait tout chaud jusqu'aux douches
où commencent les humides funérailles
sous les serviettes chaudes
Et peut-être qu'il était mort ou bien le corps gris de l'Alter ego
qui parfois descend seul les marches
— certaines gares
étant souterraines — les infiniment vulgaires
ceux dont le corps jamais n'a rencontré de raffinement
le distinguent-ils dans la foule comme un coup de feu entendu
et un cri alentour
et comme le destin ils avancent
Alors des preneurs de son fabriquent le bruit
Des musiciens prennent le bruit pour une mélodie
Des chanteurs en dormant imaginent des enregistrements
Ils s'échappaient ainsi pendant des jours
jusqu'au soir où son visage
regardait l'endroit d'où parviennent
les musiques des cabarets
Ce soir aussi j'appelle
le corps gris
de l'Alter ego
à descendre seul les marches
sans un regard derrière lui
Ce soir aussi j'appelle
le corps gris
de l'Alter ego
à descendre seul les marches
sans un regard derrière lui
LA MORTA DEGLI AMANTI
Sa voix s'est effacée avec les ombres
derrière les chambres où nous nous retrouvions
tard le samedi,
vivant la mythologie dans ses détails
d'avant la genèse du monde,
toi jouant toujours Protée
et moi un rôle dont je ne me rappelle plus
les mots
les phrases
les actes.
Par instants seulement je me rappelle
nos ombres sur les murs, aux mouvements si familiers
que nous ne pouvions plus observer
ni commenter
ni même vivre.
Mais cette musique, cette musique assourdissante
monotone dans notre silence, corrosive
dans le temps qui fondait en cierges en graisse de porc
à deux sous, sur la table
arrivait du sanctuaire avec l'encens
qui brûlait.
Je ne me rappelle rien d'autre, tout s'est effacé
avec la genèse du monde, ce jour où ton père
à partir d'injections de calcium et de terre de la cour
créa la première lettre de notre alphabet,
la clef ouvrant la chambre
pleine d'encens
et de cierges en graisse de porc à deux sous.
Ce jour-là tu es venue, tu m'as trouvé
tout triste.
— Mon pauvre, as-tu dit
les jours versent la ciguë
dans nos verres pleins
et moi je ne suis pas Socrate
pour mourir tranquille en prison.
Je t'ai regardé comme tu tombais par terre,
teint en ocre jaune, avec une odeur
qui hésitait entre sperme et encens.
Tu as crié
— Que je sois au moins mangé par les chiens.
Hier on l'a enterré. Je n'y suis pas allé.
Je suis resté avec mon ombre dans la chambre
où nous nous retrouvions tard le samedi
brûlant des cierges en graisse de porc et de l'encens.
J'ai continué de boire la ciguë.
Hier on l'a enterré.
Je n'y suis pas allé.
ADN
Seigneur,
qui aiguises les couteaux
aux marchés des bouchers
fermés au public,
couronne cet enfant
du végétarisme
qui travaille en larmes
devant les dépouilles
des bêtes
qui gisent couronnées
dans le sang.
RAPPORT DE POLICE
1.
Qu'il était beau
à son entrée dans cette histoire.
2.
Bains froids le matin
petits électrochocs
sous contrôle.
3.
Sur ce rivage
où la vague vient battre les nattes
je pondrai mes œufs
avant de disparaître.
4.
Dors, mon amour, dors.
Nous autres qui dormons
nous croyons
que tout le monde aussi.
5.
Dans la voiture volée
on a trouvé deux lycéens de dix-sept ans
et deux ouvriers.
6.
a
J'ai demandé
ce qu'était devenu le pêcheur
perdu en mer
et une vieille me l'a dit.
— Les poissons en ont fait
l'un des leurs.
b
J'ai demandé
ce qu'était devenue la vache
qui paissait dans ce champ
et un enfant me l'a dit.
— On l'a tuée.
Puis on a partagé ses morceaux
entre quatre boucheries.
7.
Je ne saurai jamais
quel est ton secret
quel est le motif
de ton chagrin.
8.
Folle et pauvre elle parle
et les statues bougent
Les portes scellées des temples
s'ouvrent toutes grandes.
9.
Quel beau jeune homme — et il prie.
10.
Ah les malheurs du monde.
11.
C'est une loi antique
les familles pleines d'enfants
doivent offrir l'un d'eux
à cet amour
qu'ont chanté les poètes.
Et Nìkos alors, ce fils unique, pourquoi
est-il avec nous ?
12.
Ma fille,
cette passion te perdra.
MÀRTHA, DONNEUSE DE SOMMEIL
Le soleil déjà haut sur la place Omònia
et toi tu passes avec une poussette, un bébé
tu as rencontré deux amies en pleine défonce
devant la boulangerie chez Kastèlis
là où se trouvait jadis
le café-crèmerie Vretanìa
Vous vous embrassez, tu regardes
au fond de leurs yeux chavirés
une étoile
vous vous tenez bien serrées par la main
pour ne pas tomber
à côté des passants
des titres des journaux
tout frais.
Vos mains dans les marques
éphémères
Ton bébé a entendu vos voix
vos tendres paroles dans le jour
et il veut se lever
de sa poussette
pour vous rejoindre.
Màrtha, ma petite, emmène tes amies
allez dormir
couvrez bien le bébé dans son berceau
et dormez quelques jours.
Buvez du lait tiède au miel
et dormez. C'est urgent. Dormez.
Et au réveil
longtemps après
écris à ta mère au village
la lettre qu'elle attend
qu'elle recevra dans les champs.
Maman, c'est moi ta fille,
Maman, je vais bien. Toi aussi j'espère.
Ne t'inquiète pas
Maintenant je vais bien.
J'ai dormi quelques jours
et maintenant je tiens le coup comme les serpents
ta petite Màrtha, la Donneuse de sommeil.
PARABOLES POUR LES TEMPS NOUVEAUX
Certains vous disent de sortir luxueusement vêtus. Et moi, je vous dis, ce qu'il y a de plus commun. De plus humble. Voyez les oiseaux du ciel ; ils ne se soucient de rien. De même que les chanteuses classiques des chansons populaires.
Beaucoup de vols, de viols sont dûs à ce que dans l'habillement vous passez les bornes.
La pensée de votre humiliation, automatique, est à leurs yeux toute naturelle.
Hier quelqu'un est venu me demander, que faire avec les quémandeurs ? Je lui ai dit, Seras-tu plus pauvre si tu donnes, je ne pense pas. Et par ailleurs tu combles pour eux la différence que tu vois exister entre vous. Lui croit encore qu'il le fait pour l'argent.
Il peut penser ce qu'il veut.
Un homme venu de Macédoine, m'a demandé, pourquoi nous dis-tu de ne jamais rien laisser dans les pays où nous nous retrouvons ? Oui, ai-je dit, ne laissez pas une allumette. Les nouveaux chantiers sont clôturés. Les habitations inhabitées sont murées. Les forges ont mis des rideaux de fer. Les rechapeurs aussi. Et dites-moi, vous avez vu qu'ils ont mis des gardes, en place dès le matin,
aux entrées faciles d'accès des immeubles, des caisses publiques ?
Je l'ai dit et vous le redirai, vous ne pouvez pas vous présenter portant des vêtements luxueux, des parures aux mains et sur le corps, pour faire la connaissance d'inconnus. Eux sont surpris de votre audace et s'empressent de vous voir dans l'ombre sans vêtements ni bijoux indécents aux doigts. Aussi, de sorte que l'amour se fasse dignement, se penchent-ils pour vous les ôter. Et vous, à peine revenus à la lumière, vous criez sottement. Voleurs ! Violeurs ! Non. Rien de tout cela. Ce sont des amis de l'amour, simplement, qui ont appris que la soustraction ajoute à votre dignité, puisque vous avez cru, dans votre naïveté, être le centre du monde en allant satisfaire, en privé, un désir.
Ce que vous avez reçu, rendez-le.
L'ANGE DE LA FIN DU JOUR
Entrant par la droite du port
un peu au-dessous de la pendule des moulins à blé
au-dessus de l'église des catholiques
et derrière la maison des Arméniens
arrive tous les soirs
l'Ange de la Fin du jour.
Il caresse les visages des oubliés, des novices
passe le portail de la Bourse
et s'arrête aux décombres du rivage.
La nuit tombe sur des forêts
ou des villes se dressant humides dans le jour
La pénicilline blanchit sur le sol, dit-il, tandis
que nul ne le comprend.
PASOLINI À RAFÌNA
Je ne suis pas venu pour enseigner
le cinéma, la poésie ou la philosophie
je cherche les visages des disciples du Christ
parmi ces gens du Pont
ces gars venus d'Epire.
On m'a parlé d'un serveur
qui fait la plonge dans une taverne
et Lui ressemble.
Je ne verrai pas
sa mère en larmes
Je n'entendrai pas ses plaintes.
Bruits de navires qui s'en vont
regards de voyageurs matinaux
et Maria Callas qui descend
d'une Mercédès.
Bienvenue, Marìa !
Ceci est ta patrie.
Ceci est ton peuple, qui t'ignore.
Ne regrette rien. Détends-toi.
Marche avec moi sur le rivage.
Laisse ton chauffeur dans la voiture.
Les valises, je m'en occuperai.
As-tu fait bon voyage ?
Vois les maisons derrière la falaise
les mouettes
Et maintenant monte dans la barque
Il y a du chemin jusqu'aux îles
Moi je marcherai sur les vagues
et toi tu me verras
Le sable sous nos pas
sera brûlant
Le soir nous parlerons de ce que tu voudras
en dînant aux chandelles
à la table hospitalière
nous écouterons nos amis grecs.
Les musiques dont nous rêvons
ne sont pas encore écrites
Les vins que nous buvons nous enivrent
Le bouchon de champagne sautera comme un coup de feu
dans une armée d'affamés
dans une chasse d'éléphants au Kenya.
Le serviteur de Dieu Pètros-Pàvlos Pasolini épouse
la servante de Dieu Marìa.
Marìa, pleine de grâce
le fruit de tes entrailles est béni
Non, non, cela n'est pas pour nous
Toi et moi sommes nés pour souffrir, m'as-tu dit.
Ce ne sont pas des paroles d'opéra
Mais un passage d'Euripide
Je veux le plus humble des rôles
pour le servir
pour m'humilier, Marìa.
Pourquoi, Pier-Paolo ?
(Magasin de nouveautés)
Yòrgos Chronas
Né au Pirée en 1948.
Editeur, libraire, directeur de la revue littéraire Odos Panos, homme de radio, journaliste.
Vit à Athènes.
A publié cinq recueils de poèmes : Livre I (1973), Les lampes (1974) et Les talons noirs (1979) réunis sous le titre Les nourrissons antiques, Le triomphe impudent (1984), Magasin de nouveautés (1997), ainsi qu'une demi-douzaine d'autres livres.
Les lieux : la Grèce urbaine, quartiers pauvres, ruelles mal famées, quais du Pirée, cinoches de troisième zone — avec de rares échappées vers l'Italie ou l'Amérique, mais on y retrouve quasiment les mêmes décors. L'époque : les années 50 et 60 (l'enfance, l'adolescence), à moins que ce soit aussi, parfois, la nôtre. De temps à autre un court flash-back antique, mais sans grand dépaysement là non plus... Les personnages : putains, homos, paumés de toute sorte. Ou gens simples, sans histoire. Ou au contraire, figures de légende, genre Marilyn Monroe ou James Dean, mais ramenés à nos dimensions, fragiles, écrasés par la vie. Le ton : mélancolie, amertume.
Les pères (ou oncles, ou grand-frères) du poète Chronas : Cavàfis avant tout ; Pavese, Genet, un peu Baudelaire ; des cinéastes aussi, Fassbinder, Visconti, et Pasolini en tête.
Paradoxe : tant de références pour un homme dont le but avoué est d'être différent de tous — et qui de ce point de vue a plutôt réussi.
Chronas prend pour sujet, dit-il, ce et ceux dont les autres poètes ne parlent pas. Mais si farouchement indépendant qu'il soit, il refuse avec véhémence qu'on le considère, lui et ses personnages, de marginaux, Ce secteur étroit de la société qu'il explore, les déshérités, les réprouvés qu'il met en scène obstinément, qu'il décrit avec un œil précis d'appareil photo ou de caméra, c'est la réalité la plus réelle. C'est le quotidien qu'il a vécu, qu'il vit — une réalité complète, c'est-à-dire non élaguée de ses racines et ses rameaux de rêve, comme si plus la vie était dure, plus foisonnant serait le rêve qu'elle sécrète pour mieux tout supporter. On oscille sans cesse, dans les histoires que ces poèmes racontent, entre une franchise frontale, brutale, et un glissement oblique et rêveur ; entre gros plan et panoramique ou fondu ; entre la page des faits-divers et la tragédie, et le sacré. La figure du Christ apparaît plusieurs fois en filigrane : le saint, le poète, le fou, Chronas les réunit dans un même amour, celui qu'il voue aux rameurs à contre-courant.
Parmi eux dans son panthéon, Chronas a mis en bonne place Maria Callas, sa compatriote. Son rêve serait de parvenir en poésie à ce qu'elle a réussi pour le bel canto : insuffler dans ce qui n'était qu'une technique brillante le feu de l'émotion. À partir de ce qu'il appelle ses «humbles matériaux» (le petit tas de secrets, et pour le dire, le plus souvent, la langue de la rue et des journaux), construire un fragile édifice de mots que viendra toucher, peut-être, une espèce de grâce.
Quelqu'un a comparé les poèmes de Chronas à de «petits bateaux brillants sur un océan obscur». Difficile de mieux dire.
Ses poèmes ont été traduits dans de nombreuses langues. Certains ont étés mis en musique par Mànos Hadzidàkis et d'autres compositeurs grecs parmi les plus connus.
Yòrgos Chronas. |