SOIR DE CARNAVAL
Dans la cellule obscure
j'avais un furieux désir de voir un arbre, une chose vivante.
Aux murs moisis mon regard sombrait
dans des adieux désespérés, des noms de fusillés
qui s'effondraient avec le plâtre
comme à nouveau fauchés parmi les rires, les harmonicas
des masques ignorants de tout qui passaient dans la rue.
Je n'avais pas encore compris ceci : la nature commençant par moi
les gardiens ne pouvaient rien me prendre.
Février 1955
(Désaccords)
VOYAGE
Je brisais ton corps comme une canne à sucre
aux articulations une à une
buvant le jus par les fissures.
Et toi tu jaillissais toujours plus intacte
me couvrant de ton bruyant feuillage
de ta fraîcheur salée de nuit marine
m'accompagnant tout au long du voyage
de la bête sauvage à l'être humain.
Août 1959
UNE LETTRE
Notre vie est désormais une lettre
porteuse d'un important message
dont l'expéditeur et le destinataire
se sont perdus parmi les vagues de réfugiés.
Pourtant la lettre va et vient
d'un bureau de poste à l'autre
sans que nul ne l'ouvre
sans que nul ne la jette
barrée toujours de la mention «urgent»
avec les noms pâlis des deux côtés
que les postiers seuls prononcent
comme les savants dans les laboratoires
disent les noms d'espèces disparues.
Paris, novembre 1959
(Mer promise)
ARRIÈRE-PENSÉE
Tout ce que je demandais, on me l'a donné
tout ce qu'on m'a donné je l'ai gaspillé
ou les prêteurs me l'ont repris.
Maintenant je n'ai plus qu'à me couvrir de neige
avec l'arrière-pensée d'un mammouth prévoyant
qui après des milliers d'années
voudrait qu'on le retrouve intact.
Décembre 1967
LES MONTAGNES
D'abord il y eut la mer.
Je suis né entouré d'îles
je suis une île surgie le temps de voir
la lumière, dure comme la pierre
puis sombrer.
Les montagnes sont venues après.
Je les ai choisies.
Il fallait bien que je partage un peu le poids
écrasant ce pays depuis des siècles.
Mai 1968
LES SEPT DORMANTS
À la lueur de la lune qui recouvrait l'île
comme si s'était rouvert le volcan disparu
nos mains se changeaient en pieuvres
cherchant des corps proches et hors d'atteinte
avant de se perdre dans leurs creux obscurs.
Doigts blancs, tentacules blancs, jointures blanches
les mains tentaient de retenir
dans leurs paumes humides
la forme de ton corps qui changeait toujours
et toi-même changeais, tu n'étais plus toi
tu étais les sept femmes que j'ai aimées
et moi j'étais les sept jeunes gens dormant
sept fois martyrs et sept fois morts.
Dès que j'étends les mains pour te toucher
je trouve la mer, les pierres, la lune
qui existent au-delà de nous et nous ignorent.
Comme tout le monde ignore que des années plus tôt
on m'a enterré dans la cour
de cette église déserte, oubliée.
Décembre 1968
(Arrêt facultatif)
EMMURÉS
Immobilité absolue
comme autrefois chez le photographe
pour être bien emmuré, que demeure
le négatif de l'expression ultime
qui pour d'autres sera première
chaux et sable, eau, gravier
ciment épais cachant les courbes
et recouvrant les fentes.
Puis pourrissant peu à peu dans le mur
derrière plâtre, moellons ou briques,
pierres de taille, plaques de marbre,
ou de l'autre côté sous l'enduit,
les laques, les crépis, le plastique
on devient pour finir non pas mou comme ces bulles
que nous crevions quand gonflait la peinture
mais une cavité vide sous l'enveloppe.
Ainsi nous existons empreintes à forme humaine
pris dans des murets, des Grandes Murailles
ou des cloisons d'appartements — les démolir
loin de nous délivrer nous supprime.
MIDI À LA GARE DE PAESTUM
Comme les temples grecs en exil
devenus lourds et trapus
Poséidonia est devenue Paestum.
Pourtant la pierre est belle, rose
bien conservée, colonnes en rangée double
qui vues de côté ont un air de forêt
les trois temples, rien d'autre.
Il y avait là aussi des Grecs autrefois
comblés d'argent, de plaisirs faciles
et qui pensaient toujours tout réussir.
Le malheur vint d'abord des montagnes
d'où les Lucaniens descendirent pour les piller.
Une fois de plus les hommes de la mer
étaient vaincus par ceux de l'intérieur,
et les autres Grecs célébraient
la ruine d'une cité grecque.
Puis les Romains qui vinrent les sauver
leur firent changer de langue
en firent des Romains.
Enfin la malaria les détruisit —
les survivants s'en furent, comme s'ils étaient eux aussi
touristes de passage.
VILLE DE LA GRÈCE DU SUD
Cette ville m'a brisé, comme jadis
pouvait me briser une ville
avec ses casernes ses usines vides
ses murs noirs aux tessons coupants
ses rues étroites, sèche, sans arbres
avec ses femmes noiraudes, vaguement salées
vives, changeantes, œil de charbon
peau mate, et juste un peu suantes
comme il convient aux amours passagères
dans l'ombre d'une plage écartée
pleine de pierres, de goudron, de ferrailles, de ronces.
Cette ville me guérit par ses nuits
Les nuits de mon pays, inchangées.
(Miroirs face à face)
MA LANGUE
J'ai eu du mal à préserver ma langue
parmi celles qui viennent l'engloutir
mais c'est dans ma langue seule que j'ai toujours compté
par elle j'ai ramené le temps aux dimensions du corps
par elle j'ai multiplié jusqu'à l'infini le plaisir
par elle je me rappelle un enfant
et sur son crâne rasé la marque d'un caillou.
Je me suis efforcé de ne pas en perdre un mot
car tous me parlent dans cette langue — même les morts.
(La volupté des prolongations)
LA PORTE DES LIONS
Les lions n'étaient plus là depuis des années
il n'en restait aucun dans toute la Grèce
ou plutôt si, un seul, pourchassé, caché
quelque part dans le Péloponnèse
ne menaçant plus personne jusqu'au jour
où lui aussi mourut, des mains d'Héraklès.
Jamais pourtant le souvenir des lions
ne cessa d'exercer sa terreur
aux terribles images des blasons des boucliers
aux terribles effigies des arcs de triomphe
à la terrible figure en relief
sur le linteau de pierre de la Porte.
Terreur qui naît toujours de notre lourd passé
et du récit des événements
tandis que l'écriture les grave au linteau de la porte
que tous les jours nous franchissons.
HISTOIRE DU LABYRINTHE
Lorsque Thésée eut tué le Minotaure
le labyrinthe fut délaissé, les gardes renvoyés
avec le temps le toit s'effondra
livrant au jour les terrifiants couloirs
les salles de torture, d'anthropophagie
les galeries aux inventions cachées
aux trésors enfouis
les murs tombèrent, ne laissant que les traces
de dessins compliqués sur le sol.
Mais des semblants de labyrinthe, constructions obscures
n'ont cessé de s'édifier dans des matériaux neufs
tout y est nouveau : monstres, victimes, héros, souverains,
on bâtit avant tout des labyrinthes avec des mots
où entrent chaque année de nouvelles fournées
de garçons et de filles, effrayés
mais dédaigneux des pièges, des trappes, des impasses
prêts à remodeler, rejouer
l'ancien drame adapté aux données nouvelles
donnant aux rôles principaux les mêmes noms
Minos, Pasiphaé, Minotaure, Ariane,
Dédale, Icare, Thésée.
RUSES D'ULYSSE
À Dimìtris Maronìtis
Ulysse connaissait le sophisme
bien avant Zénon
il savait que le temps ne se divise pas
qu'à la course Achille dépasse la tortue
pour le tromper, rusé qu'il était,
il aligna d'innombrables tortues
pour que l'une d'elles toujours
devance l'homme au pied léger.
Ulysse à la guerre apprit
que le temps ne revient pas en arrière
mais à son retour il essaya encore
quelques ruses pour devenir comme avant
amant irrésistible et mari amoureux
roi populaire et errant solitaire
avant de publiquement reconnaître
que le temps peut apporter l'argent
ouvrir la voie aux aventures ou réduire l'inconnu
mais que rien de tout cela ne ramène
le temps passé qui les fit naître.
Il sentait bien, Ulysse vieillissant, que tout
ce qu'il avait vu et vécu
suffisait aux autres, mais pas à lui,
malgré les fortifiants, les herbes de longue vie
il peinait de plus en plus pour trouver
de nouveaux moyens de satisfaire
ses désirs toujours plus déployés.
LE VOYAGE DE TÉLÉMAQUE
Quand Télémaque se lança dans le vaste monde
quittant son petit cercle protégé
il rencontra bien sûr les types douteux habituels
Cyclopes modernisés, Lestrygons
mais se heurta aussi à d'autres gens bizarres
Cicones et Lotophages à peine modifiés
Eoles maîtres des vents hertziens
Sirènes géantes aux canaux voluptueux
Cerbères bienfaiteurs de citharèdes et de rhapsodes
Circés lipo-sucées et leurs gardes du corps
à la retraite, rois postulants ou régnants
avec leur cour de sophistes et de mimes.
Lorsqu'il eut reconnu les déguisements rationnels
de ses amis d'enfance eux-mêmes
Télémaque avoua qu'il embellissait lui aussi
ses ambitions courantes et même les plus vulgaires
mais personne n'écoutait d'aveux ou d'autocritiques
chacun ne s'occupait que de soi.
Quand Télémaque revint à son petit cercle
il ne se sentit plus autant qu'avant protégé
comme si certains là-bas aussi voyaient en lui
une institution commode, une survivance
d'un passé lointain, devenu légende.
LES LANCES ET LES GUERRIERS
À Lucio Mariani
L'ami poète italien me parlait
de la longue sarisse d'Alexandre le Grand
qui dans la bataille s'élance pour en frapper Darius
sur la mosaïque à Pompéi
dans une foule de piques penchées ou couchées
apportant la mort en même temps que la beauté,
pareilles, poursuivait-il, aux lances qui bougent
dans la bataille en triptyque d'Uccello.
Ou aux lances droites chez Velasquez,
ajoutai-je, dans la Reddition de Breda,
ou même aux lances dorées
de Rembrandt, dans la Ronde de nuit.
Elle est si belle cette forêt de lances,
troncs minces, branches taillées vigoureuses
aux fers étincelants
on oublie la mort, il reste la beauté.
La nuit seulement j'ai réfléchi
à la terrible douleur quand la pointe
se plante au fond des entrailles obscures,
à l'agonisant qui s'agite et gémit.
Mais alors me revenait en mémoire la beauté
de scènes multicolores aux innombrables lances
aux milliers de guerriers
sans peur face à l'assaut du temps.
(La porte des lions)
À seize ans, Tìtos Patrìkios combat l'occupant allemand ; à vingt ans, pendant la Guerre civile, il est déporté pendant deux ans par la droite victorieuse ; à quarante ans, fuyant la dictature militaire, il doit s'exiler à Paris, où il avait fait ses études. Si Patrìkios apparaît comme l'un des meilleurs témoins de son temps, c'est d'abord qu'il a longtemps été aux premières loges, et parfois sur la scène. Toutes ces épreuves, ces exils ont aiguisé chez lui la clairvoyance et l'ouverture d'esprit. Sans doute a-t-il perdu les illusions de sa jeunesse (il a même été parmi les premiers communistes à ouvrir les yeux), mais sans jamais basculer dans le cynisme, l'indifférence et le confort intellectuel. Cet homme que l'entrée des chars soviétiques à Prague en 1968 rendit littéralement malade a conservé une attention extrême aux événements du monde, et le don d'en souffrir.
On pourrait voir dans les poèmes de Patrìkios les traces d'un parcours, les étapes d'un apprentissage —tel est d'ailleurs le titre, emprunté à l'un de ses livres, que j'ai donné au choix de poèmes paru en édition bilingue dans la série Desmos/Cahiers grecs. Les poèmes y sont présentés avec leurs dates et sans les noms des recueils, comme les feuillets d'un vaste et unique journal de bord qui s'étendrait sur près de quarante années.
Cependant, il ne faut pas confiner cette poésie à l'intérieur d'un cadre biographique et historique : elle le dépasse de loin. On a parfois tendance à évoquer davantage la vie de Patrìkios que ses poèmes ; c'est aussi que la force de ceux-ci provient, pour une grande part, d'une simplicité, d'une limpidité si admirablement trompeuses qu'on ne sait trop quoi en dire. Ici, pas d'images fracassantes, d'effets sonores ostentatoires, mais un ton souvent proche de la conversation, une voix qui ne force jamais. Ces poèmes semblent faciles ; c'est en les lisant de près (pour les traduire par exemple) qu'on aperçoit les ambiguïtés, les doubles fonds, toutes les subtilités de l'écriture.
Il est également difficile, avec Patrìkios, de jouer au petit jeu des filiations. Lui-même se reconnaît des dizaines d'ancêtres — ce qui, dans un sens, revient à n'en avoir aucun... On peut sans doute, à la rigueur, reconnaître en lui un lointain petit-neveu de Cavàfis, dont il retrouve, outre le désenchantement, certaines qualités — lucidité, ironie, discrétion, concision — qui se résument d'un mot : élégance.
Saluons enfin, dans cette œuvre si souvent traversée par l'angoisse, la présence d'une denrée précieuse, et rare en poésie : l'humour, qui permet de mieux supporter les horreurs du monde, et qui aide lui aussi le poète à se rapprocher de la sagesse, en ce qu'il lui fait douter de la détenir.
Tìtos Patrìkios a publié Chemin de terre (1954), Apprentissage (1963), Arrêt facultatif (1975), Mer promise (1977), Désaccords (1981), Miroirs face à face (1988), Altérations (1989), La volupté des prolongations (1992), La résistance du réel (2000), La porte des lions (2002), Nouveau tracé (2007), des proses, des essais. Il a traduit Neruda, Maïakovski, Stendhal, Saint-John Perse et quelques autres.
Tìtos Patrìkios, Patras, 2006. |