Yòrgos Markòpoulos



HISTOIRE D'AMOUR


J'ai en moi la fureur du déluge, qui détruit tout.


Dinosaure ou lapin monstrueux

muet comme une bête préhistorique


j'ai fait halte dans ton cœur dans les décombres après l'orage et suis resté

à regarder.


(Septième symphonie)




À L'AFFÛT DANS MES YEUX


À l'affût dans mes yeux un enfant qui tient une rose

ou un gros loup, mal léché.


L'âme est une mer en plein désert.


Avec l'enfant. Avec le loup.


Les paroles, instinct, geste de survie

d'une biche apeurée.




PILLEUR DE TOMBEAUX


Dans les quartiers populaires

après-midi fripés des cafés.


Le concierge et ses vieilles chansons.


«C'est du passé» lui ai-je dit — lui, pas un mot.


«Ça me rend triste» ai-je repris — pas un mot.


Les morts parfois se trouvent parmi nous.

Ils jouent, ils sont contents.

Leur sensualité hystérique tient notre âme.


Le soir dans notre solitude ils nous rendent fous.


(Les brigands des Enfers)




DIMANCHE APRÈS-MIDI


Dimanche après-midi

les portes des immeubles me rappellent

d'anciens mausolées oubliés.

Et s'il se trouve à l'entrée un lierre

ou quelque plante grimpante alors

on s'y croirait.


Là s'endormirent nos amies, anonymes, inconnues.

Sans la force de choisir

l'ultime occasion offerte :

rester sentimentales.


Tu allumes la lumière. Tu éteins.


Je veux t'aimer avant tout.


Tu allumes la lumière. Tu éteins.


Dans un recoin une vieille bigote nourrit ses chats.


Tu joues sans te douter de rien.


Longs cheveux, longues jambes, nues.


Le vent fait voler ta jupe.




PUITS


Et ce soir-là, soudain, la cour de l'immeuble s'éclaira, lumières partout. Ils sortirent. Venue de leur chambre, une musique assourdissante. La grosse femme, en bas résille, dansait sur un air d'opéra trafiqué. Le petit homme, d'un seul geste, son mari, devint illusionniste, il tirait de son chapeau des oiseaux, des gants noirs... Le grand fils, de blanc vêtu, en combinaison moulante, faisait tourner un cerceau à sa taille, le petit tendait le drap, la toile de fond comme on dit et il jouait, jouait, riait, il riait à en éclater, si bien que l'illusionniste vint lui recoudre le ventre... — Les dames se mirent aux balcons. «Les gardiens..., les gardiens font une fête, dis-donc, une fête», s'écria l'une d'elles à voix basse, qu'on ne l'entende pas... «une fête...»


Maintenant, donc, il n'y a plus rien là-bas et les gardiens ont reboutonné leur veste, faisant ceux qui n'ont rien vu.


Seulement ce puits que je vois tous les soirs dans la cour, qui va le fermer, enfin, pour l'empêcher de bâiller?




TU ENTRES AU PIRÉE


Soir profond. Tu entres au Pirée

apportant caisses de poissons et farine.


Salut Pirée, toi et ta crasse, ton huile, tes wagons,

et les barbeaux durs comme l'acier dans tes beuglants.

Les lanternes pisseuses des bars

au plafond de ton ciel nous éclairent la nuit

des mollets de coq arpentent la rue boueuse,

des fesses d'hommes desséchées

comme le cul d'un chien mal nourri.


Hippies de Petràlona, bellâtres de Troùba.


Salut Pirée, toi et ta pauvreté,

tes putes, les entrepôts de raisin sec.

Dimitràkis, la furie dans la tête,

a jailli comme l'obus qui part tout seul.

Une courbe de fusée, il s'est éteint là-haut,

avant la chute.

Notre meilleur ami s'est pointé soudain

après dix ans... — «Salut, vous me remettez ?»

Et nous —»Mìtsos, comment va», mais lui

est reparti, dans le vent... et dans les rues criaient, s'injuriaient

brutes et voyous, trafiquants et camés.


Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.


Voilà tes filles tapineuses, décorées comme des orgues de barbarie,

prenant les passes comme on communie,

dans les bordels de Filolàou, qui puent la moisissure,

nues sur le dos, comme des cuvettes sèches

attendant l'eau de pluie dans le lit obscur,

les visiteurs toujours troubles, solitaires,

des hommes immenses comme les anciennes maisons,

des chagrins qui émergent à marée basse.


Voilà tes filous, Pirée,

qui refilent des montres à bas prix dans les rues

Les camés qui sans rémission descendent

les loukoums à la régalade

Voilà les chauffeurs, pas rasés, buvant leur salep

souillé de jurons, croix et saintes vierges

Les marins chômeurs dans les gargotes

Les travailleurs pakistanais

drapés dans leur solitude sur les bancs

voilà les mères de l'équipage du bateau naufragé

devant les bureaux de la compagnie, fermés.


Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.


L'ange est mort dans le drap

quand ses cheveux de soie ont marqué le monde

un peu au-delà du front

un peu au-dessus des lèvres, à la porte de l'hosto.


Laissez-moi donc le voir. Le Christ enfant.


Sa chemise pleine de sang, de poussière de ciment

et le patron dans le couloir, dénouant sa cravate.

Laissez-moi donc le voir.


Le Christ enfant.


Le Christ, ils l'ont bouffé, sans que jamais il sache

ce qu'il a donné dès sa jeunesse à notre monde.


Soir profond. Tu entres au Pirée

apportant caisses de poissons et farine.


Seul.


Et la ville qui te suit de loin, fidèle.


Comme la poésie, fidèle,

aux derniers instants de ta vie.


(Tristesse de la banlieue)




DIMANCHE DE MAI, APRÈS-MIDI


I


Sur sa terrasse un homme prenait le soleil.


Et bien sûr, allongé comme ça

il semblait mort depuis des milliers d'années.



II


Quel triste après-midi.


Et cet homme passe les années

avec son enfant qui jamais ne grandit.




L'ÉTRANGER


Car l'étranger dans la journée ne connaît pas la ville.


L'étranger la connaît le soir, quand elle dort.


Il repart au matin, l'air dur

de qui a cherché en vain.


Toi qui l'aimas un jour

quand tu le verras passer devant ta porte,

donne-lui un peu de l'ancienne tendresse.


Et pense après des années

que par ta vie un jour Ulysse est passé.




LES POÈMES, UNE RIVIÈRE, LE POÈTE


Les poèmes sont tellement difficiles, vous le savez.

Si on soulève les mots, ils sont si tristes!

Comme les doigts blessés dans une nuit d'angoisse.


Une rivière, c'est un étranger caché, vous le savez.

Le jour il va vers la mer.

Le soir il attend, sans bouger.

Comme le gibier quand passent les chasseurs.


Le poète, faux indifférent

cachant ses mains dans ses poches.




LA RENCONTRE


Un enfant au-dessus de chez nous

joue des sérénades funèbres

jusqu'à la nuit tombée, puis va dormir.


Je me dis parfois

croisant sa mère dans l'entrée

que je devrais m'arranger un peu, lui dire un mot,

comme «longue vie et santé, que Dieu le protège»,

et tout ça.

Elle me dira peut-être,

«venez un de ces soirs, pour passer le temps,

venez prendre le thé, venez donc...»


Seulement voilà, ma vieille, depuis des années

tu n'as même pas une robe correcte.


En plus tu boites un peu,

alors tu te vois traîner la patte, comme une après-midi tombant de sommeil,

chez les autres...




MON PÈRE VOULAIT CONSTRUIRE UNE MAISON


Mon père a usé sa vie à construire une maison.


Après-midi, jours fériés dans la petite cuisine

sans gâteaux, sans aller au café.


En mourant il laissait une allée envahie d'herbes

des murs sans charpentes, sans crépi, depuis des années...

La roue tourne, comme disent les gens,

il s'est passé des choses, mon frère et moi

on s'est perdus de vue, on a su que le père était mort...


Voilà pourquoi ce soir je te regarde au fond des yeux.


C'est pour connaître un peu l'humble chaleur

que lui n'a pas connue.




LA MÉMOIRE SE FAIT VIEILLE


J'ai soif comme un fleuve à sec.


Tes mains, pierres inamovibles,

ferment la source que j'approche.

Vent, je veux les ouvrir à coups de plaisanteries,

sournois, ou débordant comme le fleuve que j'étais.


Tu ris.


Tes rires : deux verres sur une plage vide se brisent.


À la fin tu te fâches.

Coup de fusil en pleins champs.

Fracas de ta voix qui tombe.


Si j'étais mort, tu ne m'aurais pas connu.


Si ce jour-là tu n'avais pas perdu tes allumettes

à la gare ou dans le train, là encore tu ne m'aurais pas connu.

Et si tu n'avais pas filé de chez nous ensuite,

pour toujours ce soir-là

enfilant ta robe en hâte sans rien dessous,

je ne serais pas maintenant ce vent qui par jalousie détruit.


Voilà comment sont les hommes.


L'un montagne, l'autre couteau.


Ici tout a une fin.


L'imprévu aussi doit se produire.


Entre l'ultime cigarette et la nuit

la mémoire se fait vieille

la voix de l'ami s'efface

et le malentendu prend fin.




CHERCHONS


Cherchons un peu d'amour, comme les pauvres

qui vont s'offrir des couvertures à la foire.


«La sérénité, ça ne s'achète pas, te disais-je,

et les gens sont dans une solitude pareille

à deux cargos noirs ancrés

l'après-midi dans un port de province».


C'est après que nous nous sommes aimés, comme les manchots des trains,

dans leur monde à part, incendiés par la foule maladroite.


Puis tu as disparu, comme ça se fait, en douce.


Un crépuscule visqueux traînait dans les rues.


On entendait un disque on ne savait d'où.

La voix tombait, montait, tombait, montait,

comme un homme ivre, pressé, titubant.

Le type de la rue d'en haut dont la femme,

disait-on, était morte, et la fille de la folle.


Des chansons fatiguées sont tombées, par terre sans doute, se brisant

comme du verre jeté par un voleur.


Comment puis-je faire encore un poème sur toi?

Il faut des mots oubliés

comme la robe que tu jetas

la dernière année du lycée, devenant femme.


Il faut des pierres primitives, sauvages. Et moi

je ne suis pas marin, pour chercher sur les côtes.


Et puis les pierres, je n'y connais rien.




MER EN HIVER


Mer en hiver délaissée des humains.


Asseyons-nous un peu, tranquillement.


Comme dans l'enfance à la fête de l'école.


Comme les invités dans la cour aux fiançailles

de Grand-mère, un dimanche de juin 1930.


Comme les deux étrangers à la gare de Corinthe

avant de s'aimer derrière des caisses de bière vides

et le phono abandonné, sans se rendre compte,

une demi-heure avant leurs trains, et disparaître à jamais.


Mer en hiver délaissée des humains.


Nous qui avons tant souhaité la sérénité

(dimanche matin, nescafés chauds de la onzième heure

chaleur d'un humble amour

après la nuit de bringue du samedi)


nous voilà sans lit traînant dans les avenues

les yeux rougis par l'insomnie.




LES CHAMBRES DE CÉLIBATAIRES


Quand tu loues des chambres au rez-de-chaussée de ta maison, c'est que tu dois être dresseur d'oiseaux ou du moins que tu as travaillé comme potier. Car d'habitude ces métiers-là cachent un mystère. Un mystère qui est moins dans le temps du séjour, que dans l'instant où ils rendent les clefs, s'en vont et toi tu descends, l'œil écarquillé, comme ça ! pour découvrir ce qui s'est passé en ton absence. En l'occurrence il faut avoir été démineur dans l'armée. Car ils laissent par terre des vieilles chemises à eux, un plastique de carte d'identité ou l'une de ces photos jaunies, prise à côté d'une statue, ou avec leurs parents jeunes devant un paquebot, ou l'une de ces lettres non remises, toutes leurs phrases pleines de mélancolie cachée. Tu les touches sans te douter de rien ou pris de la gourmandise du solitaire. La grenade explose, t'effleure, c'est la ruée des ambulances, klaxons, des anges en blouses blanches te chargent, l'air morose. Toi tu cries que ce n'est rien de ce qu'ils croient. Eux sont sourds. Des gens s'attroupent. L'ambulance t'emporte. Tu cries toujours. Eux restent sourds. L'incident est clos, les gens se dispersent et toi dans l'ambulance. Tu cries toujours. Comment veux-tu faire avec ces brutes. Ils courent affolés dans les couloirs, tu leur racontes ton histoire et eux te réclament ce fichu carnet portant l'histoire de l'amputation, ils courent, tu leur parles et ils sont sourds-muets.


Mais moi je louais des chambres. J'écrivais des poèmes, je ne dérangeais personne. Et là, qui m'a coupé le bras !




MARÌA


Avec Marìa on ne se voyait pas de la semaine. Mais le samedi soir nous allions dans ma chambre ou à l'hôtel. Là je donnais l'argent, prenais une chambre — avec salle de bains dans les derniers temps —, laissais la monnaie à la femme, «ça porte bonheur», disais-je, tandis que baissant la tête Marìa montait déjà les marches. Marìa aimait bien le 9, au premier, il y avait un tableau au-dessus du lit. Puis j'entrais moi aussi, nous fermions à clef, et je la regardais un long moment dans les yeux. Marìa se déshabillait en commençant par les chaussures, pieds nus comme les petits enfants qui disent bonne nuit avant d'aller dormir, puis elle ôtait le reste, sauf la culotte que j'ôtais toujours moi-même.


Puis Marìa ouvrait les yeux. J'avais mon visage au-dessus du sien, ayant compris qu'elle voulait voir un visage souriant à l'instant précis où elle ouvrait les yeux. Alors Marìa gardait le silence un peu comme les femmes ont coutume de faire en ces instants, elle pensait à des choses bizarres, du genre qu'est-ce qu'il attend de moi, cet étranger, est-ce que je l'aime, etc. etc., et moi je comprenais. Puis Marìa souriait, allumait une cigarette, posait la tête sur ma poitrine et fumait, racontant d'un ton qui se voulait plaisant des scènes de son enfance, sa jambe un jour attachée pour qu'elle se tienne tranquille, ou la resserre où on l'enferma pour l'empêcher de pleurer, de casser les assiettes, ou la période, importante, passée loin de son père. Moi j'enregistrais avec soin ce qui m'ouvrirait la porte de son psychisme, prenant l'air détaché, craignant que Marìa comprenne que j'étais un «voleur», prenne peur et se referme.


Nous restions des heures ainsi jusqu'au moment où elle regardait sa montre, se levait, se regardait dans le miroir, s'habillait lentement, indolemment, fredonnant un air incertain et ténu comme une route de province, et quand elle était prête, nous partions. Je sortais le premier sur le trottoir ; elle marquait une pause, puis me suivait. Dehors déjà la lumière était basse et les yeux de Marìa avaient pris un peu de crépuscule et de ce noir des myrtes, des lauriers devant l'église de mon village quand vient la nuit, et que j'ai découvert ensuite. Il m'arrivait, la regardant, de faire le joli cœur en eux — je veux dire dans ses yeux. Une foule de choses y étaient imprimées, des fleurs, des herbes, et deux lions de pierre vus au passage dans une maison abandonnée, à l'entrée, tout enfant, un jour que nous allions à l'hôpital voir l'oncle Alèxandros. Puis je marquais le pas discrètement, pour l'admirer tant que je l'avais près de moi, de profil, corps superbe, tête altière, abondante chevelure dont j'ai encore de tels souvenirs en moi qu'ils me tourmentent. Puis nous avancions, débouchions sur la grande place en terre battue.


Et Marìa qui ne pensait qu'à partir.


(Les artificiers)




FEMME AU TOURNANT DE LA VIE


Femme au tournant de la vie nue dans mes draps.

Ses joues fardées

son corps flétri le temps venu.


Je l'ai prise dans mes bras comme la maison brûlée

que le charpentier ne sait par quel bout prendre.


Après, ne dormant pas, je l'ai contemplée.


Sa moitié de visage conservait un peu

de tous ceux qui l'avaient habitée.


Femme au tournant de la vie.


Meubles traînant depuis leur naissance

la vie déserte de l'artisan.




DANS LA COUR DE L'ASILE


Nous étions assis un dimanche au soleil dans la cour de l'asile quand soudain l'un de nous se levant a dit : «parle-nous d'elle».


Et l'autre a commencé :


«Son âme était une maison de campagne l'hiver

où l'on voyait le matin les oranges dans la cour

et on se disait quelqu'un vient sûrement

des héritiers viennent couper ces arbres.


Alors j'ai ouvert et suis entré.


J'ai découvert des batteries dans la montagne

abandonnées par une autre Occupation,

des cimetières dans l'aile des nourrissons

avec cierges de Pâques

et petites couronnes de citronnier blanches et roses.


Et le temps passait, communiant toujours seul

dans la solitude immense de cette femme

comme les bêtes fauves avec l'eau de leur source

jusqu'au jour, après des années, où je me suis trouvé à son mariage.


Tout le monde riait lors de la triste fête

Et son père qui se lavait tout le temps les mains

avant de livrer la volonté de sa fille, détruite

au temps, tout-puissant maître des désirs.


Depuis mon coin je l'ai observée.


Elle était morte, égorgée, seins nus

cheveux défaits.

J'ai crié, Belle au tombeau dormant,

je veux dans l'autre monde être un fleuve, et elle source

L'obscur Alphée, la lointaine Aréthuse

que se mêlent nos eaux quelque part au fond des mers.


Les détails m'échappent.


Au printemps seulement

dans mes instants lucides j'ai quelques vagues souvenirs.»


Pris de mélancolie, nul ne parlait.


Au crépuscule seulement quand le soleil luttait avec la nuit

l'un d'eux m'a lancé : «Celle dont tu nous parlais passe à l'horizon».


J'ai regardé au loin.


Des gens passaient en caravane

des vieux, des jeunes d'un monde révolu ; en manteau. Déchirés.

Une ceinture à la taille, coupée. Devenus pareils.


Et enfin toi. Seule.

De ton bâton cherchant la route, comme les aveugles.




ODE AU JOUEUR DE L'A.E.K. ET DE L'ÉQUIPE NATIONALE

CHRÌSTOS ARDÌZOGLOU


Considérant que le temps passe vite

— ce qui me paraît dur et injuste —

et que naguère 'Aris Diktèos le poète

en artisan désintéressé entretint

la mince immortalité

du joueur de football autrefois illustre

Ilìas Yfandis, de l'Olympiakos du Pirée

exaltant sa beauté sa prestance

heureux dans sa célébration que ce soit Le Pirée

qui ait placé tant de ses espoirs

en de tels gars

je chanterai moi aussi muni d'une humble plume

l'original et pourtant noble caractère

du joueur de l'A.E.K. et de l'équipe nationale Chrìstos Ardìzoglou.


Je le chanterai, car cet enfant

des quartiers pauvres de Perissos,

Rizoùpolis et Safràmpolis,

fut le seul parmi tant d'autres

qui malgré l'arrogance de sa jeunesse observa

en secret une minute de silence

pour tous les vétérans qui ratèrent le but décisif,

et non — faisant fi de la mort elle-même —

pour tous les joueurs, selon la coutume,

qui sont désormais sous la terre.


Je le chanterai.


Car ce garçon amené, je l'ai dit

par les vents les plus favorables,

fut le seul qui toujours en d'harmonieux mouvements

savait prendre d'assaut le camp d'en face

et surtout en terrain adverse

faisant retentir dans le monde entier

le nom de notre petit pays

offrant, je dis bien offrant par son acte

une nuit de Noël illuminée

aux sans abri de la place Omònia

bien qu'il ait dû le payer assez cher

enfermé seul chez lui bête effrayée

qui voyait en son corps un cap — un cap désert.


Oh, je ne peux me figurer la vieillesse

aux jambes de pur-sang du joueur Chrìstos Ardìzoglou.


Je ne peux me figurer l'heure

où raccrochant ses crampons il quittera les stades

pour une carrière d'entrepreneur, ou de gendarme

et sera muté du côté d'Atalàntis

Atalàntis en pleine cambrousse

où son enfant ignorant les stades, les «sans foyer», les pistaches,

étoiles aux paniers des petits vendeurs au cinéma

écrira dans ses rédactions

«Mon père naquit à Athènes.

Il s'est installé ici du fait de son travail

et j'y suis né».


Honneur et gloire au joueur Chrìstos Ardìzoglou

qui soulèvera une fois de plus — la dernière —



comme les fous dans les processions le cercueil

notre solitude écrasante, et s'en ira.


(Histoire de l'étranger et de l'affligée)




MA TERRIBLE PATRIE


Temps pourri dans ma terrible patrie

juillet, vent du sud sans pitié !


Nous ramenions dans le wagon

notre mère défunte.

Couloir bondé, la soute à bagages pleine

de malles et d'ustensiles ;

et là-haut sur le tas, son cercueil,

comme quand jadis, aux enfants de la famille, dans une boîte

on envoyait des poupées.


Le cimetière tranquille quand nous arrivâmes

dans ma terrible patrie,

tous nos compatriotes, l'air gai, souriants

sur les photos accrochées aux croix,

assis entre terrasses neuves et hortensias

tandis que dans la cour soufflait un soleil de mort

et des fourmis traînaient un bout de serpent

le traînaient vers leur trou.


Vivaldi jadis amenait des petites filles au salon

(nous nous sommes souvenus tous ensemble),

en crinoline elles dansaient dans les marguerites,

champs de délices d'enfance,

nuages, Breughel, arcadies par milliers, animaux,

dont une paisible vache

passant toute seule dans le crépuscule

son pis telle une lampe


de cent bougies, et des poules, des mares,

des planches à laver, des grosses paysannes, tout cela.


«Celle qui est descendue à la rivière

en tunique blanche pour son baptême

a les pieds nus son cou est fait pour qu'on l'égorge

(chantaient les enfants aux mandolines).

les garçons courent sans savoir

pour attraper dans l'eau la croix

aux reflets d'or, poisson dans son creux,

je suis venu te prendre, dit l'inconnu à la fille,

mais mes yeux sont bleus comme le ciel,

et comme lui ne voient pas,

les voix des laudes brillent à midi,

et le traître a l'œil inquiet,

mangeant ses lentilles froides à l'auberge de la sainte ;

dehors les tilleuls l'accompagnent,

et les saules tremblent comme son corps.»


Rigide patrie, sicilienne!


Buissons de mûres poussiéreuses,

joncs qui vous tirent le pantalon!


Trafics, mensonges, et voilà Pancho

dans le film au ciné en plein air,

qui descend le soir pour, dit-il, «buter» Nòtos

traînant avec lui des voyous

de ceux que les putes ont pour petits frères,

pour qui le pistolet est un jouet,

qui terrorisent à mort jusqu'à leur père,

amochent leur maman pour la frime,

font courir le petit voisin comme un coq,

et leur haleine empeste l'alcool,

ils passent par les plaines d'août, leurs chaumes qu'on brûle,

par de paisibles petits cimetières.


Une voix cette nuit criait dans mon sommeil :

«viens voir les lieux, disait la voix, où tu courais enfant»,

«je ne peux les voir, ces lieux, répondais-je,

mon cœur est en cendres»,

«viens voir tes premières années,

les sources fraîches, viens!» reprenait la voix ;


Je cherchais un pays où le boulanger fait le pain

comme autrefois quand le four sentait la nuit,

où le linge est lavé au jardin

avec tous les défauts que la main laisse,

où le travailleur du fer

fond le métal selon les antiques méthodes

— je voulais un briquet bricolé en souvenir,

il a fouillé son couffin, m'a dit, «prends,

ça vient peut-être de ton oncle

il travaillait là, il est mort, tu ne l'as pas connu»,

il l'a complété, allumé,

son visage dans les étincelles tremblait, lumineux

comme autrefois en octobre,

à la rentrée des classes de nos douze ans.


Ô patrie, trouble éternel de la première amante.


Ô vie coupée en plein milieu,

et ô jeunesse, enfin, blessée depuis lors,

telle une petite fille dans sa belle robe,

sur le fil d'un rail de la ligne

abandonnée des trains, sur le fil.




ALCESTE


Alceste fatalité profondément cachée Alceste mon destin

quand un matin soudain je crus

ne plus pouvoir supporter le bonheur

voici ton visage dans mes mains

la barque par toi trouvée dans le petit port

dix jours sans son pêcheur

et voici ton corps carrière fermée

où j'attendais dans un coin l'explosion

tout seul, Alceste, j'ai crié.


Au fond de moi tu viens, tu te glisses,

et mes paroles comme des cailles

effrayées s'envolent des décombres.


Tu prends mes mains

et elles t'attendent, comme la nourrice les deux petits enfants

qu'elle emmène en promenade après la fièvre, elles t'attendent.


Au fond de moi tu viens, tu te glisses,

ou dans le rêve où je t'ai perdue naguère et soudain

d'une troupe ambulante mon sommeil devenait la scène

où le vent renversait le décor

ne laissant que la lampe tempête, la cruche d'eau

et la main suspendue, tenant les fils,

qui agitait les marionnettes, Alceste, les agitait.


Mon cerveau est une mer étale,

qu'agite le doute sur ton amour, Alceste,

une main hors de l'eau

dernier signal de qui se noie,

mon âme est une clairière à l'heure de la foudre

pour t'observer d'un œil qui s'ennuie

ou t'éclairer par une fissure de ciel,

Alceste, pour t'éclairer.


Alceste, chambre d'échos du temps intact

cris étouffés petits oiseaux qui volent bas dans le plaisir

main qui me touchant fit sur mon épaule

dans le creux du marbre un néflier fou fleurir.


D'une statue de femme archaïque tu es la tête,

trouvée dans le champ d'un paysan pauvre

et il la cache,

pour être seul, le soir, à la voir.


Tu es le bateau qui lève l'ancre

après avoir semé le malheur,

la mine qu'un malchanceux prend pour un réveil

et elle lui fait sauter trois doigts

pour que tu restes à t'occuper des autres

tels deux petits orphelins quand baptisant le premier

on apporte aussi un cadeau à l'autre,

le bijou que le voleur ne peut vendre

car au marché tout le monde sait qu'il est à moi,

l'illumination — la nuit — de la ville, cette extase d'or

que du haut des montagnes cherchant à comprendre

la bête isolée observe et s'étonne,

la brise qui troublait mon corps — sa blessure

le jardin clos

et la salive chemin du serpent

sur tes mamelons le soupçon de l'autre homme

lorsqu'en secret, Alceste, ma langue les interrogeait

les interrogeait en secret.


Alceste!


Maison dont on changea un jour la serrure en mon absence,

colline du quartier-général

où je monte voir le soir les territoires occupés où je monte

et parapluie, enfin, dont je suis privé

quand je traverse seul,

quand je traverse les montagnes de l'âme.




CE VIEUX-LÀ


Autour de lui les médecins, mais tout est trouble aux paysages du nord de la mémoire. Ses bras sont des vagues du bois, et ses yeux, quand le désespoir les relève, deux ronds de mappemonde en désordre, tournés vers l'au-delà. On lui fait une radio du dos et aussitôt les tumeurs en lui brillent, photo de Rome vue d'avion la nuit ou brumeux plateaux (le projecteur s'éteignant) cachés en mer autour des terres, auxquels de nuit s'affronte le pétrolier obscur — son cœur. On le tourne côté poumon et soudain il fait une dernière, comme quand après quelque temps on déplace, contraction, l'accordéon des fêtes des années 50 qu'a laissé en lui sa compagne en mourant, tandis que la veine derrière en bas tout près de la cheville, comme un serpent caché qui boit du lait, pris d'une boulimie cadencée, pompe le temps qui lui reste. Puis il retombe en léthargie. On lui dit d'ouvrir la bouche et la dragée alors oubliée telle une demi-lune frétille dans la panique souterraine de la langue, dans le lever flambant rouge du larynx. Puis on le laisse ils s'en vont tous. Alors il entend — il voit — près de lui des chariots blancs des poussettes et croit qu'on distribue des sucreries, il entend qu'on crie des noms de sérum et croit que ce sont des villes.


Alors il éteint la lumière tout seul et aussitôt se retourne pour dormir dans la musique d'un autre vallon — lui, mon père.


(Ne recouvre pas la rivière)






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«Toute femme, le lendemain des noces, se réveille veuve de l'homme dont elle rêvait.»

Tout Markòpoulos est là, dans un sens. Vies rêvées, amours douloureuses, illusions perdues, nostalgie. Ses poèmes vont et viennent entre les époques et les lieux, disant la tristesse du présent et celle du passé, que parfois on regrette malgré tout ; les amours fugaces, leurs blessures éternelles ; la province autrefois, la grande ville où l'on s'est exilé, ses quartiers populaires, ses banlieues, sa solitude collective. Partout, toujours, une impression d'impasse, l'asphyxie, l'amertume. Ces vies gâchées, est-ce la faute à la société, ou à l'homme lui-même? On ne sait. Si Markòpoulos ressent de la colère, il ne la laisse pas éclater. Les humbles, les paumés, les écorchés, il les raconte à mi-voix, avec une extrême tendresse — j'allais dire, mais je crains que nous passions pour ringards, lui et moi : avec une inlassable bonté. Il peint l'âme populaire comme personne, simplement, dignement, dans une langue à la fois familière et noble, où les plus pauvres mots retrouvent éclat et fraîcheur. Malgré l'émotion, l'humour pointe ici ou là un nez timide ; l'émerveillement se mêle au chagrin par la grâce de soudaines métaphores, à la fois étonnantes et simples. On a fort bien dit des poèmes de Markòpoulos qu'ils étaient «simples et brumeux comme des récits de rêve». Ils avancent en effet d'un pas tranquille, un peu somnambulique, à la fois nets et flous. On y retrouve la magie de certaines séquences de Fellini (première manière), et celle des anciens contes et des chants populaires grecs, ce trésor à jamais vivant.

On ne juge évidemment pas une poésie sur ce qu'elle exprime du pays qui l'a vue naître ; mais comment ne pas le dire : la Grèce de Markòpoulos est l'une des plus secrètes, les plus profondes, les plus vraies qui soient.

Né à Messìni (Péloponnèse) en 1951, il a fait des études d'ingénieur à Athènes, où il vit aujourd'hui. Il a publié sept recueils de poèmes : Septième symphonie (1968), Huit plus un morceaux faciles et les brigands des enfers (1973), Tristesse de la banlieue (1976), Les artificiers (1979), Histoire de l'étranger et de l'affligée (1987), Ne recouvre pas la rivière (1998, Prix national de poésie) et Chasseur caché (2010).

Ces poèmes et quelques autres sont disponibles en édition bilingue dans la collection Desmos / Cahiers grecs. D'autres seront prochainement traduits sur volkovitch.com.


Athènes, 2010. Photo M.V.
Yòrgos Markòpoulos.

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