Et si la réalité n'était qu'une hallucination collective ? se demanda Philéas Book en voyant les vagues de la Méditerranée se briser sur la jetée en béton de Paris. Le Louvre ne s'habituait pas à la proximité de l'eau salée, pas plus que le boulevard Montparnasse à la brise marine. Les Parisiens respiraient avec étonnement cet air nouveau, qui effaçait la douce odeur du fleuve, mouillait les vitres des voitures, bouchait les narines et rappelait que la carte de l'Europe avait changé. Ils habitaient désormais au bord de la mer. Eux qui constituaient naguère le nombril du continent étaient maintenant contraints de remplacer leurs agiles navettes fluviales par des paquebots, et le sentier familier de la Seine par l'horizon immense qui semblait sans fin.
Un quart de siècle plus tard, le souvenir de la vague géante venue d'Afrique un jour d'automne comme un tapis volant, inattendue, surnaturelle, s'abattant sur Montrouge et Gentilly, amenant la mer aux portes de Paris, continuait de tourmenter le sommeil des Parisiens. Le nouveau port, conçu pour accueillir les plus gros bateaux, était à leurs yeux l'horrible pierre tombale d'un romantique passé. Amertume ou superstition, ils évitaient ses quais en automne, allumaient des bougies sur le lit à sec de la Seine et rentraient tôt chez eux. Feu la Ville-Lumière avait réagi à l'outrage, au Débordement par un vieillissement soudain, pleine de rides et de cicatrices, de rideaux tirés, de paliers obscurs, d'ombres marchant sans bruit sur une terre dont ils craignaient la colère, de chuchotements coupables. Le nouveau port, chef-d'œuvre technologique, concentrait cependant sur lui tant de haine qu'on se demande comment il ne se détachait pas tout seul de la côte pour s'abîmer au fond, humilié, lavant l'affront à jamais.
Philéas Book, étant de ceux, minoritaires et montrés du doigt, qui semblaient réconciliés avec la présence provocatrice du port, se promenait seul sur la jetée en ce crépuscule de novembre. Le col ouvert de sa gabardine exposait sa chemise aux éclaboussures de la mer, qui allait et venait, soufflant et aspirant à grand bruit. Il monologuait avec passion, faisant claquer ses bottes sur le béton mouillé ; on le devinait en proie à l'une de ses disputes intérieures, qui torturaient souvent ce collaborateur excentrique du Times et justifiaient les rumeurs d'un licenciement prochain. Chaque fois que Book et Book n'étaient pas d'accord, Book se fâchait et ne se parlait plus pendant des jours.
Les Parisiens qui le voyaient sur la jetée fronçaient le sourcil : Cet homme n'a donc aucune mémoire ? Mais Philéas Book se souvenait mieux que personne. L'automne surtout, les démons qui le hantaient se déchaînaient, ce n'étaient que cris déchirants, gémissements de noyés, visages déformés, vêtements séchés au soleil tout crissants de sel, bras désespérément tendus dans les vagues boueuses. La promenade sur la jetée, loin de calmer les démons, les excitait, mais Book avait depuis longtemps décidé que la cohabitation avec eux était nécessaire, que dans sa conscience troublée il y avait de la place pour tout le monde, lui-même compris. Sentant la brise marine lui caresser le visage — la mer à quelques encablures de Montmartre, grands dieux ! —, il dépliait en pensée l'ancienne carte de France et se trouvait un instant désorienté. Il se dirigeait vers les vagues, croyant aller vers l'une des vignes englouties, et par bonheur le mur de protection placé par les architectes l'empêchait de se retrouver au-dessus du vide. Les vignes de ses souvenirs, aujourd'hui colonisées par les algues, très loin de son champ visuel, avaient même cessé de colorer l'eau par les tanins des raisins.
Philéas Book faisait partie des étrangers familiers de Paris, et même s'il n'avait guère de liens avec ses habitants, il se sentait lié à la ville, ce qui indignait son journal, contraint de lui poster depuis Londres la matière de son travail. Il était ému par cette ville, qui endurait avec grandeur d'âme le chagrin de l'infirme et l'opprobre du traître. À ceux qui l'accusaient d'avoir cédé bien facilement sa mer à la flotte des Soixante-Quinze et son port à la Compagnie pour qu'elle y siège, il répondait que la mer pas plus que le port n'appartenaient à la ville, continentale depuis toujours. Il fallait désigner les vrais coupables, les impénétrables desseins de la nature qui avaient amené soudain la Méditerranée jusqu'à la gorge du pays, engloutissant son tendre corps, Orléans, Limoges, la Bourgogne, ses extrémités précieuses, Marseille, Nice, Toulon, faisant d'elle un buste mutilé. Les infirmes ne peuvent négocier, dépourvus qu'ils sont des organes nécessaires, et la Compagnie s'était emparée de la ville, chose pire encore que le Débordement. Paris au moins, se disait Book, avait réagi de façon plus mûre que les autres victimes du fléau. Elle ne s'était pas perdue en lamentations comme les Balkans, en malédictions comme les Ibères, en délires comme les Italiens, elle avait vieilli, simplement, s'était repliée sur elle-même et son deuil en silence. Ce que Book admirait, étant lui-même incapable de faire son deuil ou de vieillir dignement.
La promenade au port qu'il s'imposait tous les jours à la nuit tombante, en mémoire des noyés, s'achevait presque toujours dans la violence et la douleur : marchant distraitement, il se heurtait aux barreaux de fer qui délimitaient la partie ouverte au public. Ce jour-là, de même, il se cogna le front. Il frotta sa nouvelle bosse, étonné. D'où venaient-ils, ces barreaux ? Il ne voulait pas admettre qu'une moitié seulement du quai était ouverte aux promeneurs, aux visiteurs, aux penseurs, aux oisifs, aux amoureux, aux étrangers-familiers comme lui ; l'autre moitié appartenant au commerce. Au-delà des barreaux s'étendait à l'infini le port militaire de la Compagnie des Soixante-Quinze, dont l'architecture labyrinthique évoquait un fjord artificiel avec ses multiples jetées perçant la mer comme des tentacules, leurs terminaisons divisées en d'autres ramifications, tout en angles, droites et courbes, formant une lagune aux innombrables alvéoles où se reposaient les étranges navires de la Compagnie. Book, à travers les barreaux, observa le dédale des installations, rougeâtres dans le soleil couchant, les vaisseaux de formes diverses, dont il n'avait jamais compris quels mécanismes les actionnaient, et il vit qu'on déchargeait des caisses en bois portant sur le côté la marque de la Compagnie. Il entendit le bruit des sacs pleins du précieux sel qu'on traînait dans les entrepôts, huma leur odeur, une odeur de peur et d'argent. Il salua gauchement le garde, qui le suivait des yeux par dessous les barreaux en caressant sa matraque, et rebroussa chemin. Il marchait prudemment au bord du quai, sachant que s'il tombait à l'eau nul ne viendrait le repêcher, qu'il lui faudrait nager jusqu'en Afrique.
Malgré la cruauté de cette barrière métallique, il préférait cette partie-là du port, le plus souvent déserte, pour son pèlerinage. Les Parisiens évitant cette frontière de la honte, Book savourait le silence et la reposante absence de l'espèce humaine. Il ne voyait que bancs vides, murs d'entrepôts, boîtes à ordures qui débordaient et chiens boiteux qui léchaient leurs plaies. Ici ou là, un panneau couvert d'affiches déchirées, au point qu'on ne distinguait plus le produit sous les taches de pisse et les graffiti sans orthographe. Seule l'affiche de la Compagnie, vantant le sel mystérieux, restait curieusement intacte, où qu'elle fût affichée dans la ville, comme si les vandales respectaient sa laideur, ne voulant pas l'abîmer davantage. Même dans ce coin écarté, le seul où Philéas Book trouvait la paix, l'affiche de cauchemar trônait sur le mur délabré. Passant devant elle à grands pas, il la sentit respirer comme un être vivant. Elle représentait, assise en posture de yoga, la femme nue connue de tous, à la peau mauve, qui n'avait pour tout visage qu'une bouche caverneuse d'où se dépliait une langue ondoyante, au bout de laquelle, tel un champignon, s'écarquillait un globe oculaire. Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? disait la légende en lettres tremblotantes, qu'aurait pu tracer un moribond. Book ferma les yeux. La complexité des symboles de l'affiche le poursuivait jusque dans son sommeil. L'œil de la langue télescopique était braqué sur lui, où qu'il fût dans la ville, même en lui tournant le dos, même en tâchant de croire comme à présent que l'œil n'existait pas — à moins que ce ne fût lui.
Sous l'affiche, un homme était assis en tailleur, le torse nu. Il avait posé devant lui une salière en verre qu'il contemplait l'air extasié, les yeux rouges, marmonnant monotonement comme s'il psalmodiait : «Dieu est sel».
Book renversa la salière sans le vouloir, du bout de sa botte.
— Sacrilège ! soupira l'homme, et ses doigts se refermèrent autour de la cheville de Book. Sacrilège ! Inconscient !
Il se mit à lécher la botte. La couleur mauve de sa langue ne laissait aucun doute quant à sa condition. Book retira délicatement son pied, repoussant l'homme du talon avec douceur pour l'éloigner sans le blesser. L'homme ne résista pas — ils résistaient rarement. Mais ils se multiplient dangereusement, se dit Book, on les retrouve toujours sous ces affiches. Il regagna son bureau, décidé à nettoyer ses bottes.
Le bureau de Book ne contenait que lui-même, son fauteuil et le porte-parapluie. En fait c'était la mezzanine d'un magasin d'articles de camping, que Book louait en même temps que l'usage des toilettes, et qui ne pouvait accueillir de visiteurs.
Il s'assit dans le fauteuil et ouvrit le paquet portant la marque du Times, en provenance de Londres comme chaque semaine. Il vida sur le bureau son contenu : les lettres de lecteurs du journal, et considéra un instant le tas de lettres comme un chercheur d'or mesurant ses forces avant de tamiser le sable prometteur. C'est alors qu'on frappa à la porte, avec insistance.
Le bureau de M. Philéas Book, c'est ici ?
Personne n'ayant frappé à cette porte depuis quinze ans, Book éberlué mit deux bonnes minutes à répondre.
Book demanda au visiteur debout s'il était bien installé. Guère gêné, apparemment, de ce qu'on ne lui propose pas le fauteuil, s'appuyant de la hanche sur les poignées des parapluies, l'homme parlait depuis un quart d'heure comme s'il avait répété son texte à l'avance. Book cherchait en vain à s'expliquer sa présence ; elle ne présageait rien de bon. Il n'aurait pas dû ouvrir sa porte, qu'est-ce qui l'avait donc pris ? Trop tard à présent : le visiteur montrait, de son ongle long manucuré, le souvenir accroché au mur.
— Vous êtes originaire du Sud, M. Book ?
— Le Sud n'existe plus.
— Alors disons de l'ancien Sud.
L'homme sourit comme seul un natif du Nord pouvait le faire.
— Ce n'est pas facile de vous dénicher. Vous n'avez même pas le téléphone. Je suis allé vous chercher à Londres, mais j'ai appris par les bureaux du Times qu'il me fallait retraverser la Manche. Votre journal ne connaît même pas votre adresse, puisque vous recourez à une boîte postale. J'ai donc fait l'aller-retour Paris-Londres pour rien et tout cela m'a pris plusieurs jours, moi dont les employeurs ne peuvent pas attendre.
Le visiteur parlait d'un ton de reproche. Il demanda pourquoi Book habitait Paris.
— Vous voulez être le plus près possible de l'ancien Sud ?
Book ne répondit pas.
— Il ne faut pas vivre dans le passé, le réprimanda l'inconnu.
Il devait avoir dans les vingt-cinq ans, Book touchait la quarantaine. L'homme ne se souvenait sûrement pas, Book ne pourrait jamais oublier. Il regarda par la fenêtre l'immense affiche de la Compagnie qui détruisait la beauté de la place.
— Votre travail nous intéresse beaucoup, M. Book, et nous aimerions en savoir davantage. Vous rédigez des mots croisés pour le Times, nous a-t-on dit.
Book fit oui de la tête et demanda ce que ce «nous» recouvrait. Le visiteur ignora la question, mais Book avait déjà tiré des conclusions des reflets mauves de sa cravate. Non seulement cet imbécile travaillait pour les Soixante-Quinze, mais il tentait de les flatter en portant les couleurs de leur produit ; un sous-fifre sûrement, aide-huissier, coursier, garde du corps peut-être ?
— Enfin, je me suis mal exprimé, M. Book : le terme de «mots-croisés» en l'occurrence ne convient pas. Vous avez inventé un nouveau genre de mots-croisés, à partir d'un autre genre de lettres...
Il tira une enveloppe du tas étalé sur la table et l'agita.
— Voulez-vous me monter comment vous faites ?
Book se contenta de le renvoyer à l'encart du Times dominical, où il publiait chaque semaine ses Lettres croisées. Il y confrontait des lettres, choisies le plus souvent parmi celles reçues par le journal, supprimant les noms et coupant des paragraphes. Toute personne dotée de curiosité, d'esprit de synthèse et de temps à perdre pouvait trouver le commun dénominateur entre ces écrits disparates et remplir les cases blanches de la grille. Ils étaient fort peu à le tenter, encore moins à y parvenir, mais les lecteurs traditionnels n'imaginaient pas le Times du dimanche sans les Lettres croisées de Book, ce qui le sauvait du renvoi. Il était devenu une institution pittoresque, comme le Musée de Géographie, dont tout le monde savait où il se trouvait et que nul ne visitait. Il s'efforça de ne pas y penser, tout en observant le jeune homme qui feignait gauchement d'ouvrir l'enveloppe, et encore plus gauchement de parler en expert.
— Voyons voir, M. Book, si j'ai bien compris les instructions des Lettres croisées. Je lis donc la lettre mal écrite d'un certain M. X, qui se plaint du ramassage des ordures dans Kensington, et après avoir associé la vétusté de son logement, la description des conditions atmosphériques et le jour de la semaine, je réponds à la question : «Lequel des cinq sens de M. X est-il le plus développé ?» pour trouver le 3 vertical. C'est bien ça ?
Book ne répondit ni oui ni non, constatant qu'il avait devant lui un ignorant.
Le jeune homme éclata de rire.
— En tous cas, je dois reconnaître que la forme est amusante. Toutes ces lignes à angle droit, comment appelle-t-on ça ?
— Un méandre.
— On s'y perd. On ne sait plus distinguer l'horizontal du vertical. Et pour finir d'embrouiller les choses, vous occupez trois dimensions : Horizontalement, Verticalement et Diagonalement. Je lis dans les instructions que la seule façon de s'orienter, c'est de s'imaginer regardant de l'intérieur, et non de l'extérieur. Ne pensez-vous pas que vos mots croisés sont un peu trop complexes pour un divertissement ?
Il rejeta l'enveloppe sur la table et Book la rangea patiemment à la base du tas.
— J'ai entendu dire que le Times n'a pas l'intention de renouveler votre contrat. Après toutes ces années de travail pour eux — plus de vingt, n'est-ce pas ? —, c'est bien triste. Votre licenciement marquera la fin de toute une culture, inutile mais pleine de charme, qui vise à développer le mystère autour du joueur. Dites-moi, vous inquiétez-vous de votre avenir ?
Book avait déjà annulé par la pensée le visiteur importun, et ne voyait plus que le mur nu derrière lui, qu'il faudrait bientôt repeindre.
— M. Book, je suis venu vous transmettre une invitation. Vous avez réussi à éveiller l'intérêt de mes employeurs, qui paient bien mieux que le Times et demandent bien moins. Ils vous prient de bien vouloir me suivre dans leurs bureaux et vous offrent ceci, pour que vous mesuriez tout le sérieux de leur proposition.
Il sortit un chèque et le posa sur la table en le lissant de la main. Les employeurs du jeune homme ne pouvaient attendre quoi que ce soit de Book — ce dernier n'avait là-dessus aucun doute. Il ne toucha pas le chèque, dont le filigrane dessinait la marque bien connue de la Compagnie — des mains unies —, et attendit une explication plus plausible de cette visite. Le jeune homme poussa lentement le chèque vers lui.
— Mes employeurs veulent vous soumettre des mots croisés «de type Book».
Book regarda l'immense affiche sur la place, la femme à la peau mauve, l'œil grand ouvert fixé sur lui au bout de la langue, plein de surprise, de peur et de désir coupable. Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? Trois vertical ?
Sous l'affiche quelques déséquilibrés, en extase, les yeux rouges, assis en tailleur devant leurs salières en verre, unissaient leurs langues.
— Je vous suivrai où vous voudrez, dit-il, mélancolique.
Matricule colonial : 00456321
Lieu de naissance : Valence (Espagne)
Activité : Président de Tribunal
Niveau de compétence : B1
Nom déclaré : Bernard Bateau
... La Colonie n'est pas visible depuis la mer. S'accordent en cela les marins les plus aguerris eux-mêmes, tel le capitaine Cortez, depuis vingt ans au service de la Compagnie et qui pourrait naviguer les yeux fermés dans ces eaux mauves. C'est là d'ailleurs la seule façon de naviguer : les yeux fermés.
Ce jeudi-là, le jeune enseigne de vaisseau Richmond, placé sous le commandement de Cortez, ne semblait pas dans son assiette : il présentait tous les symptômes habituels aux nouveaux venus dans la Colonie. Je m'efforce de me rappeler son expression, son regard, le ton de sa voix, pour découvrir le sens profond de sa confession ivre, à supposer que ce délire ait un sens profond. Vos excellences liront et jugeront. Je m'engage à rapporter dans cette lettre tout ce qu'il m'a confié, mot pour mot, sans omission ni ajout d'aucune sorte, que Dieu m'en soit témoin.
Comme je vous le disais, lorsque nous eûmes tous les quatre mené à bien le transport du coffre vert, Richmond et moi quittâmes le Palais du Gouverneur vers neuf heures et demie du soir. Ma fille nous transmit d'abord l'ordre de Lady Regina : «Fichez le camp tous les quatre, Le Gouverneur Bera se repose». Le langage de ma fille, voyez-vous, n'est pas d'une élégance extrême, et depuis que le gouverneur Bera l'a prise à son service, pour repasser les culottes de la Lady, grand honneur pour moi assurément, elle est devenue effrontée et ne respecte plus du tout son père — la pauvre enfant. Nous obéîmes donc. Je ne sais ce que firent les deux autres, mais Richmond et moi partîmes ensemble. Beau spectacle, ma foi : le vieux juge et le jeune enseigne de vaisseau, moi en toge et lui en uniforme, cherchant une table et une bouteille pour la nuit, mais comment passer le temps autrement ? La Forteresse avait interdit la circulation pour cause d'épais brouillard et nous fûmes contraints de nous réfugier dans une taverne des Hespérides, à côté du Palais du Gouverneur, pour attendre le jour. Dans la rue les hommes du commandant Drake patrouillaient en armes, comment oser mettre le nez dehors ? Le tavernier, n'ayant pas fermé à temps, allait passer la nuit dans son bouge. Entrez, nous dit-il, voici la bouteille, moi je vais me coucher derrière le comptoir, réveillez-moi au lever du jour. Nous nous écroulâmes à une table, regardant par la fenêtre le néant absolu ; quand le brouillard s'étend sur la Colonie, on ne voit plus que son propre reflet.
Poutres et tables étaient pleines de taches, le lieu empestait le vin aigre et le ronflement du tavernier nous donnait la nausée. Nous n'osions même pas nous regarder. Nous avions mal après le transport, à cause du frottement de la corde qui nous attachait ensemble pendant le trajet, pour nous empêcher de nous perdre ou de ralentir — ce Cortez est parfois insupportable avec son obsession du règlement. Nous frottions nos reins douloureux, remplissions nos verres et trinquions sans un mot, juste pour le bruit.
Bientôt, échauffé par la boisson, Richmond donna libre cours à son chagrin. Personne n'oublie son premier voyage dans la Colonie, et surtout pas Richmond, dont l'insigne de la Compagnie, fraîchement cousu sur son uniforme vert, n'a pas encore été rongé par le sel. Tiens, regarde, Bateau, me dit-il, imitant Cortez quand il tendait le bras par dessus le bastingage, les doigts écartés mouillés par les embruns. C'est ainsi qu'il mesurait la densité de l'eau, pour évaluer à quelle distance était la côte. Les doigts de Cortez recueillaient toutes les informations nécessaires à la navigation : en entrant dans les eaux territoriales de la Colonie, il ne faisait plus confiance aux instruments traditionnels. Richmond appuyait l'index sur sa pomme d'Adam pour imiter la voix rude et cassée de Cortez.
«...la boussole s'affole, aimantée par le sel, le dromomètre s'enraye, la sonde ne sonde plus dans ces eaux-là, le sextant est inutile à cause du brouillard, on ne peut même pas faire le point, Richmond ; tu juges d'après le poids de l'eau, la façon dont elle colle aux doigts, sa couleur, son odeur et la morphologie du fond. Prête attention à ce que t'annonce le marin qui observe le fond avec une lampe et repère les points sur les cartes, les ondulations du paysage sous-marin, les montagnes, les vallées, les bâtiments des villes englouties. Si tes calculs sont justes, dans trois semaines tu verras sur ta gauche les Portes et leur fronton avec les mains unies en relief. Elles apparaîtront brusquement dans le brouillard, sois prêt. Manœuvre en te servant des plombs et passe entre les deux grosses colonnes, bien au centre. Tu devras lever la tête et voir la longue stalactite sous le fronton pendant juste au-dessus de ton grand mât. En fait, c'est le bras d'une des mains, qu'on a fait long exprès pour aider les navigateurs. Bloque la barre et va tout droit. Trois heures plus tard tu verras les premières lueurs de la Colonie. Ne t'attends à rien d'extraordinaire, comme ce qu'on voit en approchant de Paris, de Vienne et des autres ports de la Méditerranée, tu ne verras que des petites flammes tremblotantes. Alors tu peux respirer, t'estimer heureux de ce que le brouillard ne t'ait pas mangé, et attendre. Les accosteurs viendront à ta rencontre, ils te voient avant que tu puisses les voir, la visibilité étant meilleure du côté de la Colonie. Leurs barques t'abordent et clac, leurs gaffes accrochent les anneaux de ta proue. Quand le bateau est bien tenu par les câbles, ils préviennent à coups de trompe le surveillant dans sa cabine sur la jetée, lequel commande aux poulies qui actionnent les treuils. Sors sur le pont pour voir la mise à quai, cela vaut la peine. Le bateau sera tiré doucement par les câbles, comme un poisson pris à l'hameçon. Tu auras sans cesse près de toi les accosteurs pour corriger ta trajectoire avec leurs perches, aussi ne t'inquiète pas, ne sois pas pressé : les places du port sont comptées, les passages étranglés, on devra t'amarrer des deux côtés, d'autant qu'il s'agit d'un Bateau du Courrier. Le courrier du Gouverneur est pour la Compagnie le chargement le plus précieux, on met aux fers quiconque est soupçonné d'avoir approché le coffre vert, ne l'oublie pas... Dès que les gaffes des accosteurs vous lâchent, cela veut dire que tu es arrimé, tu peux jeter les aussières sur les bornes. Mais tu ne descends la passerelle qu'après l'autorisation du surveillant. Cette terre appartient aux Soixante-Quinze, tu ne peux même pas respirer sans permission.»
Richmond se levait pour me représenter Cortez, comme si je ne le connaissais pas, se frappant les épaules, rentrant les joues, grand, large, le visage creusé, le vieux Cortez, l'épouvantail des marins, dont la voix rauque, des mois après le débarquement, vous réveillait encore en sursaut, couvert de sueur. Cortez, à supposer que ce soit son vrai nom — qui donc fait usage de son vrai nom quand il travaille pour la Compagnie, à part Richmond bien sûr, pauvre petit —, Cortez empoignait l'enseigne de vaisseau par le cou comme un chiot et le traînait sur le pont pour ne pas le perdre de vue. Avec ce brouillard à couper au couteau, on n'y voyait pas à un demi-mètre, comme si les nuages étaient descendus pour avaler le navire. La brise marine, tel un acide, écorchait la peau, perçait les vêtements, vous brûlait des pieds à la tête et Richmond — imaginez donc Richmond, qui rêvait de ce voyage depuis des années, pour atteindre la mer mauve, pour voir de ses yeux la Colonie, sûr à présent qu'il avait commis la plus grosse erreur de sa vie et qu'il allait tout droit vers l'enfer, que nous autres appelons notre patrie.
Lorsqu'on eut rejoint les hauts-fonds de la Colonie, Cortez fit arrêter les machines et hisser les voiles, transformant le vapeur en voilier. Il éteignit en même temps la génératrice, plongeant les cabines et le pont dans les ténèbres. On alluma de petites lampes à huile de poisson, qui éclairaient mal et empestaient affreusement. «Ordre des Soixante-Quinze», expliquait Cortez. Cette huile est la seule source d'énergie que la Compagnie autorise dans ces eaux, pour ne pas troubler le fragile équilibre chimique du sel. Ce sel est très particulier, sensible à l'électricité, à la radioactivité, aux substances toxiques des carburants. Il risque de perdre sa teinte mauve, son goût piquant ou la finesse de son arôme. La Colonie ressemble à une gigantesque serre, où les conditions atmosphériques sont contrôlées afin de ne pas altérer le précieux produit, lequel se vend à prix d'or dans les villes du monde civilisé, à l'once ou grain par grain.
Le bateau, machines tournantes, mit quelques heures à traverser la moitié de la Méditerranée, et trois semaines pour parcourir, toutes voiles dehors, les quelques milles de la Zone morte. Vent maigre et maladif, eau de plomb, navire immobile. Richmond sentit son pouls ralentir comme les mouvements de la mer, il s'enfonça dans la cécité hypnotique du brouillard comme on entre en léthargie. Il ne voyait plus la différence entre ouvrir ou fermer les yeux, et cherchait à tâtons le pont, les cabines, la barre. Il ne distinguait plus le jour de la nuit. Les voix elles-mêmes changeaient, du moins le lui semblait-il, maintenant qu'il ne voyait plus les visages. Il reconnaissait seulement la toux du capitaine, le pas du maître d'équipage boiteux, le halètement des marins invisibles qui grattaient le givre mauve à la spatule sur le pont. Il aurait voulu se dévêtir afin qu'ils grattent aussi son corps, qu'ils épluchent cette croûte mauve qui bouchait les pores de sa peau. Pauvre Richmond, une fois touché par le mauve, on a beau se frotter à la paille de fer, on le transporte à jamais sur soi.
Plus il s'enfonçait dans le brouillard, moins Richmond se fiait à ses sens : plus rien ne semblait naturel. Le bateau, sous la puissante poussée du sel mauve, remontait, sa coque émergée presque entièrement. Cortez avait fait rentrer la quille et déployer les ailerons latéraux, lesquels s'étalaient comme les volants d'une jupe. Le navire flottait en s'appuyant sur eux, sans fendre l'eau, mais traînant sur elle — impossible d'évaluer la route ou la vitesse —, comme un savon sur de la glace, et seule l'expérience de Cortez, qui déplaçait brusquement les plombs stabilisateurs pour contrebalancer la poussée ou barlochait habilement les voiles pour que les gonfle un vent inexistant, sortait le bateau de son immobilité. Aucun doute, l'enseigne de vaisseau n'allait pas oublier ce voyage.
Nous avions descendu la moitié de la bouteille, lorsque Richmond parla enfin de ce qui l'obsédait : le garçon. il se pencha vers moi, l'ivresse et la terreur dans le regard, et me chuchota qu'il l'avait vu. De ses yeux vu. Cortez lui-même ne l'avait pas cru, lui disant qu'il avait rêvé, mais Richmond me le répétait sans cesse, moi je l'ai vu, Bateau ! Ange ou diable, je l'ignore, à côté de moi sur le pont, peu avant l'arrivée aux Portes. Cortez le giflait pour le réveiller, mais Richmond ne dormait pas. Cortez criait que l'enseigne de vaisseau avait des visions, comme tous les marins qui entrent pour la première fois dans ces eaux. Les émanations du sel mauve sont hallucinogènes et chacun doit prendre la pilule fournie par la Compagnie afin de ne pas perdre la tête. Richmond avait-il oublié sa pilule ? Non, Bateau, je l'ai vu, et je peux le décrire.
Richmond se leva pour me décrire le garçon qu'il avait vu apparaître dans le nuage mauve, là-bas, à la frontière entre sommeil et réalité, autrement dit peu avant les Portes. Il posa la main verticalement sur sa tête : Tiens, grand comme ça le garçon, vingt ans, longs cheveux frisés en queue de cheval, chemise rouge, grandes bottes noires, un anneau d'or brillant à l'oreille comme un pirate. À côté de moi sur le pont, accoudé comme moi au bastingage, comme si c'était mon ombre — ce n'est pas de lui que j'ai eu peur, Bateau, mais de moi, crois-moi si tu veux. Et si c'était un homme de l'équipage ? Impossible, Bateau, ce garçon inconnu avec son odeur d'un autre temps, je ne l'avais encore jamais vu. Comment as-tu réagi, Richmond ? Aucun de nous deux n'a bougé, Bateau, nous étions là, nous appuyant au bastingage, l'un à côté de l'autre, enveloppés dans le brouillard, invisibles. Seul le reflet de sa boucle d'oreille m'indiquait sa présence et son immobilité. Et soudain le garçon a murmuré :
— Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ?
Tu lis la Bible, Bateau... Depuis quand n'es-tu pas allé à l'église, vieil ivrogne ? Dieu a décidé de détruire Sodome et Gomorrhe, mais de sauver Loth et sa famille, à condition qu'ils s'en aillent sans se retourner pour voir la destruction. Mais la femme de Loth, curieuse comme toutes les femmes, n'a pu résister à la tentation... alors Dieu l'a changée en statue de sel. De sel... Le garçon à l'anneau de pirate se léchait les lèvres, goûtant le sel apporté par la brise qui nous collait à la peau, comme s'il goûtait le souffle de cette femme vaincue par la curiosité. Je te le jure, Bateau, je l'ai goûté avec lui, j'avais beau garder les lèvres serrées, on aurait dit que sa langue, de façon mystérieuse, était entrée en moi pour me transmettre le goût. Je sentais mon palais s'engourdir, mes gencives brûler, ma salive devenir amère. Nous sommes en train de pécher, me dis-je, mais je n'avais même pas le courage de me signer. Le garçon a repris :
— Qu'a-t-elle vu, pour mériter pareil châtiment ?
Nul ne l'a jamais su, n'est-ce pas, Bateau, et voilà pourquoi Dieu l'a changée en sel : que personne ne sache ce qui s'est passé à Sodome. Le garçon a trouvé bizarre qu'un Dieu toujours ostentatoire dans ses colères, qui veille à ce que ses châtiments aient toujours des témoins, se comporte ainsi. Pourquoi entourer de secret la destruction de Sodome ? T'es-tu jamais demandé, Bateau, pourquoi il a changé cette femme en sel, comme si le sel était le prix à payer pour la connaissance ? Le brouillard s'est atténué un instant et pour la première fois j'ai vu les yeux du garçon, des yeux très noirs, comme la nuit la plus obscure. Et alors tu ne croiras jamais ce qui s'est passé, Bateau. Il a empoigné le bastingage, si fort que j'ai cru qu'il allait l'arracher, mais non, il est monté dessus, a ouvert les bras comme un crucifié puis s'est jeté dans les eaux mauves.
Richmond grimpa sur la table pour me montrer le plongeon du garçon, se mit sur la pointe des pieds, écarta les bras et s'écrasa au sol avec une telle violence que sa mâchoire craqua et le parquet fut inondé de sang. Il cracha des dents, ses yeux coulaient, il murmurait sans arrêt : Je te jure, Bateau, je l'ai vu tomber à l'eau, à un mille de votre port.
Je lui demandai s'il avait raconté tout cela au capitaine Cortez et ce que celui-ci avait à dire sur le garçon. Richmond essuya le sang de sa bouche en pleurnichant : le capitaine lui avait reproché de ne pas prendre sa pilule, d'où ses visions ; les avait attribuées à l'affiche des Soixante-Quinze, qui vantait les vertus du sel de la Colonie dans toutes les villes du monde civilisé. La femme mauve, sans visage, avec l'œil au bout de sa langue. L'œil pour voir, la langue pour goûter, la connaissance coupable, le sel du châtiment.
Génial enchevêtrement de symboles, subtile publicité, si l'on en croit les ventes du sel, avait grommelé Cortez en frappant du doigt la tempe de Richmond comme on cogne à une porte. L'affiche pollue tes cauchemars !
L'enseigne de vaisseau, lui, était sûr d'une chose : il s'agissait d'un passager clandestin, qui s'était suicidé sous ses yeux. Cortez ironisa sur ce choix de cette eau qui refuse de vous noyer, au lieu de la Méditerranée, qui avale les suicidés d'aussi bon cœur que des sables mouvants. Se penchant au bastingage, il montra du doigt la ligne de flottaison, bien au-dessus des eaux. Un bateau de plusieurs milliers de tonnes incapable de s'enfoncer, alors que dire d'un homme ! Le prétendu suicidé aurait surnagé comme une plume. Non, insistait Richmond, le garçon avait coulé comme une pierre, il avait vu l'anneau d'or décrire une courbe et disparaître dans les profondeurs mauves.
— Ces eaux font naître des hallucinations grossières, gronda Cortez. N'oublie pas ta pilule.
La vigie au sommet du grand mât, l'œil collé à la longue-vue, hurla qu'il voyait les Portes. L'enseigne de vaisseau tourna la tête et vit sortir du brouillard une immense colonne, si près du bateau qu'il crut qu'on allait s'écraser dessus. Cortez monta en courant sur le pont et ordonna qu'on s'apprête à la contourner. Les matelots grimpèrent comme des singes dans les haubans pour régler l'inclinaison des voiles, tandis que les ailes de la coque montaient et descendaient comme des touches de piano. Les poids se concentrèrent bruyamment à tribord et Richmond perdant l'équilibre s'affala sur le pont. Il s'agrippa au bastingage, la mer se rapprocha jusqu'à presque toucher son visage, tandis que le pont s'inclinait presque à angle droit. Le bateau réussit son virage à quarante-cinq degrés et l'autre colonne apparut vaguement de l'autre côté. Le bateau passa juste au milieu, reprenant la position horizontale. L'enseigne de vaisseau aperçut au-dessus de lui le fronton unissant les deux colonnes et les énormes mains en relief. L'un des bras était bien plus long que sur l'insigne classique de la Compagnie, son coude pendant comme une stalactite. Le mât central passa juste au-dessous de lui, comme s'il était son stalagmite. Cortez bloqua la barre : «Nous n'avons plus qu'à attendre.» Mouillant de salive la pointe de son crayon, il inscrivit dans le journal de bord :
Jeudi 20 août, 18 heures. Nous venons de passer les Portes marines de la Colonie.
Mon récit, Excellences, est mot pour mot conforme à celui de Richmond.
Lecteurs épris d'îles grecques, de soleil, d'oliviers, lisez plutôt Michel Déon. Les grands romans grecs de notre temps sont assez pauvres en couleur locale, dont cette Femme de Loth est totalement dépourvue. Dans ce troisième roman de Ioànna Bourazopoùlou, le premier traduit en français, la Grèce elle-même a disparu, engloutie lors d'un cataclysme, et tout se passe entre Paris, devenu port méditerranéen, et un coin perdu du Proche-Orient dans un désert de cauchemar.
Voilà un roman bizarrissime : le monde qu'il décrit, situé dans un avenir non précisé, est à la fois agressivement moderne — puisque vendu au business, dominé par une multinationale toute-puissante, la Compagnie — et violemment archaïque, puisque dans la Colonie lointaine où se déroule une grande partie de l'action, l'absence de la technologie moderne nous ramène plus d'un siècle en arrière. De la science-fiction régressive, en quelque sorte.
À moins que cette histoire ne nous emmène, sans le dire, au cœur du présent ? Elle nous décrit une société totalitaire, organisée à l'extrême, fondée sur le mensonge et la terreur ; elle nous fait assister en même temps, de façon retorse, au triomphe de ce système et à son échec total, conséquence de ce triomphe lui-même — mais chut, ne dévoilons pas le coup de théâtre final.
L'histoire est construite sur un énorme contraste. D'un côté, à Paris, un personnage minuscule, solitaire, dépressif, affronte un monstre anonyme, la Compagnie, en un combat feutré. De l'autre, dans l'effroyable Colonie, cinq forcenés se déchirent, à la fois pantins ridicules et paquets de vraie souffrance, dans un déluge de péripéties démentes, sanglantes et absurdes. C'est grotesque et sinistre. Drôle et désespéré. Le lecteur cartésien pestera peut-être, jugeant que l'histoire ne tient pas debout, mais cette violence faite à la vraisemblance fait partie du plan. Elle accroît la puissance de ce livre ahurissant, où sous des dehors d'efficace roman d'aventures, bourré de mystères et de péripéties, que son humour grinçant rend fort divertissant, se cache une méditation profonde sur la folie de notre monde actuel.
Cible de la jeune romancière : l'horreur économique, les tentations totalitaires ou la religion comme instrument de soumission. Mais pas seulement : Bourazopoùlou creuse encore plus profond. Toutes ces scènes improbables, ces hallucinations, ces états délirants, la peur d'être fou qui envahit ses créatures, la frontière devenue poreuse entre rêve et réel, tout cela est sournoisement combiné pour nous faire douter de la réalité — de même que les mensonges perpétuels des personnages ont pour but d'éloigner sans cesse la vérité.
C'est un enfer que l'auteure nous décrit, à la fois lointain et familier. Un enfer qui rappelle souvent Orwell, le Kafka de «La colonie pénitentiaire» ou le Perec de W — sacrées références.
Mais d'où vient-elle, cette Grecque d'à peine quarante ans qui n'a pas connu les heures noires des dictatures passées, d'où sort-elle cette épouvantable histoire, cette terreur qui baigne la moindre scène, tantôt sourde, tantôt éclatante ? Et cette culpabilité qui écrase les personnages ? L'existence de ce livre, dont l'histoire ne cesse d'accumuler les énigmes, est une énigme elle aussi.
Qu'on se rassure : le désespoir n'est pas définitif. On s'aperçoit au fil des pages que certains luttent, que la vérité est bien cachée sans doute, mais pas inaccessible, qu'une certaine forme de victoire est possible. Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? est aussi le récit d'un beau combat. Et si bien des pages sont pleines de bruit et de fureur, leur force tonitruante alterne avec des passages d'une délicatesse, d'une douceur extrêmes. Témoin la très belle fin où l'émotion discrètement déborde, irriguant a posteriori tout ce qui précède.
La Grèce n'a pas fini de nous étonner. Elle prend un malin plaisir, dirait-on, à nous donner des œuvres qui ne ressemblent ni à leur pays, ni à rien de connu. On peut ranger cette Femme de Loth, parue là-bas en 2007, dans la même famille que deux autres somptueux OVNIs grecs : Le peintre et le pirate de Còstas Hadziaryìris (1951, paru ici en 1992), festival d'humour noir, et Le miel des anges de Vanghèlis Hadziyannìdis (2001 et 2004), merveille d'inquiétante étrangeté. Ces deux derniers furent bien accueillis chez nous, aussi bien, voire mieux que dans leur pays d'origine ; si ce nouveau bijou reçoit le même sort, on ne pourra plus dire que le public français est nul.
Ioànna Bourazopoùlou. |