Début du roman :
Les yeux fermés, la lumière chatouillant ses paupières, Àris cherchait son portable. Il tira le drap, fouilla les replis mous de la couverture, sa main effleura sa poitrine chaude et suante. Puis il attrapa quelque chose de dur dépourvu de clavier et comprit aussitôt qu'il tenait sa queue. Il sourit et se rendormit. Dans son rêve il eut une formidable érection, une trique somptueuse, miraculeuse qu'il ne voulait surtout pas laisser filer. Mais sa bouche était sèche, sa langue ne décollait pas du palais et il s'entendit grincer des dents, elles grinçaient près de son oreille, fragiles, branlantes. Il fut pris de panique. Avait-il oublié de mettre sa gouttière ? Sa femme venait de lui en offrir une mais ce jour-là il ne la portait pas.
— Coucou...
Àris changea de côté. En ouvrant les yeux, il aurait vu devant lui Penny habillée, maquillée. Prête à tout, depuis la sortie en boîte jusqu'à l'expédition dans le désert des Tartares.
— Coucou, bébé, réveille-toi !
— Je crois que mon portable a sonné, dit-il, sa trique battant faiblement des ailes.
— Mais non, dit l'autre.
Il ouvrit les yeux. Penny, radieux sourire, dents étincelantes. Une fille canon. Toute à lui.
— Tu me passes mes lunettes ?
La jeune femme se pencha, ramassa les lunettes sur le sol et monta sur le lit, tirant la couverture puis s'agenouillant devant lui.
— Alors ? demanda-t-elle, le visage encore caché derrière son sourire.
— Viens, dit-il. Il l'attira, la serra contre lui. Cette cicatrice pâle comme une arête de poisson sur sa nuque, il ne l'avait jamais remarquée. Il faut que tu partes la première, murmura-t-il, et il la mordit au lobe de l'oreille.
— Je pars, dit-elle. Elle se dégagea et se leva.
— Penny, souffla-t-il.
Elle avait déjà quitté la pièce.
Tandis qu'il s'habillait, son globe oculaire gauche se mit à trembloter. Ou plutôt sa paupière. Une brûlure à l'intérieur de l'œil et une contraction régulière qui s'étendait au nerf optique. La partie gauche de son visage était engourdie. Il chercha un Lonarid dans sa poche, mais la boîte qu'il trouva était vide.
Dehors dans la rue il se sentit mieux. Fin d'après-midi, ciel sombre, il allait sans doute bientôt pleuvoir. Il avait dit à son chauffeur d'attendre trois rues plus bas, dans l'avenue et il marcha d'un pas vif, regardant droit devant lui, respirant l'air humide. Ce quartier n'évoquait rien pour lui. C'était une banlieue toute neuve, assez loin du centre. Deux fois par semaine environ, il y retrouvait Penny dans cet appartement. En d'autres temps il louait un studio dans le centre, près de son bureau, mais une fois nommé au ministère, désormais un peu connu, il ne pouvait plus prendre de risques et même à présent, après avoir perdu son poste, il devait rester prudent. La rue était déserte, silencieuse, à part de temps à autre une voix stridente, le brouhaha d'une télé dans un appartement. Rue de la Renaissance Nationale, lut-il sur une plaque décollée qui pendait, et lui vinrent à l'esprit des vers. Elles sentent la mort les rues sales, ordinaires, avec leurs grands noms glorieux. Le nom de l'auteur, sur le bout de la langue, ne revenait pas. Arbustes isolés, trottoirs défoncés. Pourquoi les gens venaient-ils habiter ces banlieues neuves, puisqu'elles allaient vieillir si vite ? Partout déjà s'entassaient immeubles bas et petites villas d'un goût douteux, certaines coiffées de dômes d'église byzantine, d'autres où la colonnade blanchie à la chaux de l'entrée soutenait un chapiteau et ses grappes de raisin en plâtre.
Bip... SMS. Il sortit son portable et regarda l'écran éclairé. COMMENT VA ? HOP HOP. C'était le Cannibale, son fils. Il voulut lui répondre, pressa une touche, se ravisa. Il appela son bureau, la secrétaire avait profité de son absence pour se sauver plus tôt. Il appela chez lui. Moufinda répondit. «Madame n'est pas encore rentrée», dit-elle avant de se lancer dans la liste des appels. Il l'interrompit. «C'est bon, j'arrive.»
— Quel temps humide, soupira le chauffeur en démarrant, je me sens mal toute la journée, ça ne s'arrange qu'à la nuit.
— Humide mon cul, dit Àris entre ses dents.
— Pardon ?
— Rien.
Il n'avait pas envie de parler. On arriva dans le centre, on dépassa une manif de retraités en fauteuil roulant clope à la main, on monta sur un trottoir pour éviter un autre cortège puis on resta bloqué derrière une benne à ordures. Trente-cinq minutes plus tard, après la traversée de la moitié d'Athènes, l'avenue Kifissìas s'ouvrit devant eux, dégagée.
— À quelle heure dois-je vous prendre demain, monsieur le ministre ?
— Comme toujours.
Ce monsieur le ministre lui tapait sur les nerfs. Les fauteuils changent de fesses, les titres restent. Il n'avait jamais été ministre, sous-secrétaire d'état seulement pour trois mois jusqu'au dernier remaniement. Et maintenant, conseiller particulier du ministre, clairement rétrogradé. Ç'avait été alors une sacrée douche froide, il s'attendait à mieux, mais il admettait sans peine aujourd'hui que ce poste lui plaisait. Il avait plus de temps libre et subissait moins de pressions. Au fond je manque d'ambition, pensa-t-il, et il sourit. C'était là une pensée familière, une vision de lui-même qui dans les grandes lignes lui convenait. Il se regarda, puis sa montre, son veston de flanelle grise, chaud et frais à la fois, le pantalon gris foncé, la chemise blanche. Son regard caressa un instant ses boutons de manchettes dorés à l'éclat sourd.
— Monsieur le ministre ?
— Oui.
— Ma femme, vous vous souvenez...
Une vieille Peugeot blanche accosta leur voiture et tenta de les dépasser par la droite. Le jeune type au volant avait l'air furieux. Haletant, crasseux, un bonnet rouge de skieur enfoncé jusqu'aux yeux. Pendant quelques secondes les deux véhicules roulèrent côte à côte et Àris examina le type de plus près. L'amour seul ne suffit pas, pensa-t-il en découvrant un visage où sous la colère on lisait de la peur, lèvres serrées, regard sombre. L'expression de quelqu'un qui attaque avant d'être attaqué. L'amour seul ne suffit pas. Où avait-il lu cette phrase ? Aucun souvenir.
— C'est à propos de sa sœur, je vous en parlais l'autre jour, sinon je ne vous embêterais pas, poursuivit le chauffeur en l'observant dans le rétroviseur.
— Aucun souvenir, dit-il en croisant les jambes.
La Peugeot s'était rapprochée. Le jeune type se tourna dans sa direction, s'efforçant de voir à travers les verres fumés, l'œil fixe. Un regard de fou, pensa Àris. L'amour seul ne suffit pas, se dit-il en décroisant les jambes.
— C'est pour cette place de femme de ménage à l'hôpital, il y a un examen...
— Je ne savais pas que les femmes de ménage passaient des examens. Il rit et faillit demander si c'était un écrit, mais pas le temps. Un choc violent dans sa portière l'envoya valser. Sa tête heurta quelque chose de dur et de pointu. Il atterrit sur le siège les pieds en l'air. «Fais gaffe, il est fou !» cria-t-il. Un second choc, plus fort, ébranla la voiture et la dévia. Il se retrouva au pied du siège et porta la main à sa bouche. Puis tenta de se relever en s'accrochant à l'accoudoir. Il regarda dehors. Le jeune type conduisait presque debout, sorti de la voiture jusqu'à mi-corps. Son regard plein de haine. La Peugeot ralentit, et tandis que la Mercedes la dépassait, il allongea le cou et leur cracha dessus.
— Ne t'arrête pas, dit Àris au chauffeur.
— Ça va, vous êtes sûr ?
— Fonce !
Du sang coulait de sa bouche. Il sortit son mouchoir et s'essuya. Du bout de la langue il contrôla l'état de ses dents. Toutes bien en place. Il respirait par saccades, sa poitrine se soulevait. De sa main droite il serra son poignet pour prendre son pouls. Il ne savait pas comment faire, c'était juste pour se calmer. «Le monde est devenu fou», dit le chauffeur. Devant eux la voie était libre. Il ne s'était rien passé d'affreux. Une lèvre fendue, c'est tout.
«Le monde est devenu fou», répéta le chauffeur.
Penny, où se trouvait-elle ? Avec ses parents dans le séjour exigu, sur le canapé jaune où il l'avait sautée une fois au début de leur liaison ? Dans un bar à sushis avec une copine, buvant des coupes de saké en échangeant les derniers potins mondains ? Avec un jeune rédacteur, son collègue à la revue, entamant un flirt à mots couverts ? Un flirt, hum... Le type au bonnet rouge de la Peugeot devait avoir le même âge qu'elle. Ils auraient pu se connaître. Mais Penny était archi-prudente, elle surveillait scrupuleusement ses relations, lesquelles étaient la preuve vivante que l'habit fait le moine, et non le contraire.
Il regarda dehors. L'avenue était presque vide, faiblement éclairée. Il ne restait d'ouvert qu'une boulangerie au grand carrefour, et cinq cents mètres plus loin, au milieu d'un terrain vague, un salon de thé, extravagant bâtiment de verre qui éparpillait sa lumière dans ce désert.
— Que disais-tu sur la sœur de ta femme ? demanda-t-il au chauffeur. Sa bouche était encore engourdie. Grimaçant, il se tâta le coin des lèvres. Au bout de son doigt il vit un peu de sang séché.
— Voilà ce qui se passe, démarra le chauffeur. Il décrivit dans le plus infime détail le processus de sélection des femmes de ménage, le parcours des candidatures, le responsable du choix, toute la petite cuisine, le problème étant le chef du personnel, originaire d'un village voisin du leur, dont son frère était le maire. Ce qui coinçait, si Àris avait bien compris, c'est que les deux villages étaient à couteaux tirés pour une histoire de prêts communaux et de moutons, et que pour cette raison le chef du personnel soutenait une autre femme, une lointaine parente, malgré son dossier moins bon que celui de la parente du chauffeur. Voilà ce qui se passe, monsieur le ministre.
— Je ne suis pas ministre, cesse de m'appeler ainsi, corrigea Àris d'une voix douce. Son regard saisit dans le rétroviseur l'expression perplexe du chauffeur. Je vais voir ce que je peux faire, ajouta-t-il.
Encore dix minutes de trajet et ce fut le carrefour de l'ancienne poste au toit de tuiles prêt à s'effondrer, flanqué du nouvel immeuble de bureaux totalement vide, fantôme dans la nuit. Encore une minute jusqu'au croisement d'après et quittant enfin l'avenue, tournant dans une petite rue sombre qui montait entre de hautes haies et des maisons invisibles, Àris Pavlòpoulos arriva chez lui.
Des lanternes chinoises cachées dans les buissons diffusaient une faible lumière jaune sans vraiment éclairer le jardin, accentuant seulement les ombres, soulignant ici ou là le contour obscur d'un cactus ou des enlacements de laurier-rose et de chèvrefeuille. Àris marcha sur la pelouse coupée ras en regardant le ciel dégagé. La maison était construite sur une butte couverte de gazon et le look artistement négligé du jardin était entièrement l'œuvre de Carla sa femme. Il entendit derrière lui le chauffeur rentrer la Mercedes dans le garage, sortir sa voiture à lui et s'éloigner, puis le portail se refermer avec lenteur en grinçant.
La silhouette de la maison se dessinait dans la nuit, allongée comme un autel antique, en plus joyeux. Au rez-de-chaussée toutes les pièces avaient de la lumière, volets ouverts et rideaux fermés. Seul son bureau avait les rideaux ouverts. C'était la pièce du bout côté est, le bord du toit au-dessus de la fenêtre et en approchant il distingua la bibliothèque basse, l'ordinateur, les papiers éparpillés sur la table. En rentrant chez lui, sans savoir pourquoi, il se sentait toujours merveilleusement bien. Même à l'époque où sa relation avec sa femme avait échappé à tout contrôle, où elle l'attendait le soir, sombre et imprévisible, même quand elle l'avait plaqué pendant six mois pour aller en Italie et que seuls l'attendaient le Cannibale et la bonne des Philippines, un Cannibale bébé qui hurlait, accroché aux barreaux de son lit, et même en novembre dernier, lors de la pire des crises politiques de sa carrière, il se sentait toujours de bonne humeur, plein de bonnes intentions tandis qu'il traversait le jardin, faisait les derniers pas, tournait la poignée de la porte et entrait chez lui.
C'est toi ? Bonsoir. La jupe de Carla, beige clair, motifs blancs, s'agita au fond du couloir et disparut.
Il posa sa serviette et son ordinateur, puis s'avança vers le lieu de l'apparition. Au milieu du couloir il s'arrêta et revint sur ses pas. Ôta son veston, le suspendit. Posant ses mains sur ses épaules il se frotta la nuque.
— Où est le Cannibale ? s'écria-t-il.
— Paolo sera en retard aujourd'hui. Il y avait une infime nuance de triomphe dans sa voix. Il l'entendit aller et venir dans la cuisine, déplacer de la vaisselle et ouvrir le four.
Il jeta un œil distrait à son courrier sur le secrétaire du couloir, tout cela pouvait attendre demain. Il choisit un journal dans la pile, traversa le hall, la salle à manger, entra dans le salon octogonal aux meubles parfaitement disposés, autre réussite de Carla. Il s'assit sur le divan et elle apporta un plateau.
— Tu as mangé, toi ? demanda-t-il.
— Oui. Elle posa le plateau sur le divan et rapprocha une table basse en verre pour le poser dessus. «J'ai quelque chose à finir», dit-elle en s'éloignant vers l'autre bout de la pièce, près de la fenêtre, où elle s'était aménagé un petit espace en bureau.
— Jolie jupe, lui lança-t-il en prenant sa fourchette.
Quand ils n'avaient pas d'invités, ils mangeaient sur le pouce dans la petite salle à manger, à côté de la cuisine. Mais quand il rentrait tard comme ce soir-là, Carla lui préparait un plateau et le servait dans le petit salon de la télévision.
Tandis qu'il mangeait en lisant le journal, il remarqua qu'elle avait levé les yeux de ses notes et l'observait. Elle se trouvait trop loin pour qu'il distingue son expression. Il lui sourit machinalement.
— J'ai envie d'inviter les Kosmadòpoulos vendredi.
— Très bien.
— Tu crois qu'ils s'entendront avec les Triandafyllou ?
— Pourquoi pas ?
— Je ne sais pas, je te le demande.
N'ayant pas d'opinion, il se tut. Chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour y faire entrer une bouchée, sa lèvre le gênait.
— Ça te plaît ?
— Quoi ?
— Le lapin. Coniglio con le olive... Je n'en ai pas fait depuis longtemps.
— Parfait, dit-il la bouche pleine. Jusqu'alors il avait pris ça pour du poulet.
— Au fond, ce n'est peut-être pas une bonne idée, dit-elle brusquement.
— Pourquoi ?
Il remplit son verre et le vida d'un trait.
— Plus j'y pense, plus je me dis que ce n'est pas une bonne idée, reprit Carla d'un ton sans réplique. Elle était assise de côté sur son tabouret, le corps tourné vers lui. Sa jupe s'était relevée jusqu'au genou et ses chaussures, des mocassins à talons plats, semblaient souples comme des gants.
— Fais comme tu le sens, dit-il. Quelque chose lui échappait, mais ne voulant pas la questionner il continua de feuilleter son journal.
— On peut assortir autrement, dit-elle d'un ton neutre. Elle était maintenant assise au bord du tabouret.
Àris prit la bouteille et se versa du vin. Il ressentait une vague menace, comme s'il se trouvait tout près d'un obstacle, d'un écueil inconnu qu'il fallait éviter à tout prix.
— Où est-il allé traîner, le Cannibale ? demanda-t-il pour changer de sujet.
— Cette fois je crois que c'est sérieux, dit-elle, et sa voix s'anima. Et tu sais quoi ? poursuivit-elle après un bref silence. Je crois savoir qui est la fille... Si j'ai bien deviné, c'est ce qui peut nous arriver de mieux !
C'était donc ça, son petit air triomphant : le nouveau flirt de son fils, se dit-il, soulagé. Il se remit à manger avec appétit, prit une tranche de pain dans la corbeille et remplit son verre à nouveau.
— Il m'est arrivé un truc incroyable aujourd'hui, dit-il, un fou en voiture quand je rentrais avec Libèris... Il trempa son pain dans la sauce. Écoute, c'est dingue... Il repoussa son assiette et leva les yeux vers elle. Mais Carla avait quitté la pièce.
Il vit sur sa chemise une tache de sauce. Il avait aussi de la brioche, à cause des derniers mois. Il fallait agir, vite, commencer un régime ou s'inscrire dans un club de gym. Il ôta ses lunettes et se frotta le front. Après ce repas il se sentait épuisé, toute la fatigue de la journée glissait de sa nuque dans tout son corps. Il prit la télécommande, zappa un peu puis éteignit la télé.
— J'ai envie d'inviter aussi l'ambassadeur du Portugal, dit-elle en revenant dans la pièce.
— Avec la beauté libanaise ?
— Iranienne.
Elle se pencha pour l'embrasser. Il vit un fil sur sa jupe et avança la main pour le tirer. Le fil faisait partie de l'étoffe.
— J'arrive, dit-il. Le bas de la jupe lui glissa des mains.
— Ne t'endors pas sur le divan, dit-elle en prenant le plateau.
— Je ne dors bien qu'avec toi, tu le sais.
Une ombre passa dans les yeux de Carla et il regretta aussitôt ses paroles. Une ombre ? Pas sûr : au même instant elle lui sourit tendrement et sortit de son champ de vision, emportant le plateau.
C'était pourtant vrai : il ne dormait bien qu'avec elle. En son absence, il ne pouvait dormir seul. Avec Penny non plus il ne dormait pas bien, les nuits qu'ils avaient passées ensemble, dans divers hôtels ou plus rarement dans l'appartement, avaient été très agitées, il tombait en léthargie et se réveillait sans cesse. Il aimait dormir chez lui, dans son lit, Carla près de lui. Même s'ils n'avaient plus de relations sexuelles depuis dix ans, avec elle seulement il profitait de son sommeil, avec elle seulement il pouvait s'enfoncer dans le liquide amniotique, trouver ce sentiment d'abandon et de repos. Carla absente, il remuait toute la nuit, se levait pour boire, allumait la télé et le lendemain, crevé.
Il vida son verre. La bouteille, vide aussi. Il posa ses pieds sur le divan et s'étira. L'une de ses chaussettes était mise à l'envers. Il agita les orteils. Une grosse journée l'attendait le lendemain, les rendez-vous au bureau, le déjeuner avec Takòpoulos, surtout ne pas oublier de passer un savon à la secrétaire pour être partie en avance. Il prendrait peut-être un verre avec Penny en fin de journée. Il serait trop tard pour aller à l'appartement et le temps n'était plus où il lui faisait l'amour n'importe où. Dans l'ascenseur, dans les toilettes des restaurants de luxe, dans un wagon de première classe à moitié vide entre Bruxelles et Amsterdam. Une fois elle l'avait régalé dans un avion de la Swissair. Il se plongea dans les souvenirs. Déboutonna sa chemise et se caressa la poitrine. Il faut regarder le taureau dans les yeux, pensa-t-il, et s'endormit.
Les oiseaux, les oiseaux. Carla se retourna dans son lit, serra son oreiller et cacha son visage dedans. Elle avait envie de pleurer, sa poitrine se soulevait, pleine de sanglots. Les oiseaux, pensa-t-elle de nouveau, s'efforçant de retenir ses larmes. Becs jaunes, ailes grises bien douces, venez près de moi les oiseaux. Elle tira sur l'un des coins de la taie d'oreiller et la mit dans sa bouche. Puis elle s'allongea à plat ventre en tétant le tissu et chercha le sommeil. Elle avait chaud et soif. Elle se mit sur le dos, ouvrit les yeux. Dans la chambre il faisait nuit noire. Seule une étincelle rouge clignotait sur le miroir de la coiffeuse, reflétant la lumière du portable posé par terre. Elle avait si chaud qu'elle repoussa la couette et libéra ses jambes. Son visage brûlait, les larmes l'étouffaient. Grives, merles, moineaux. Grives, merles, moineaux, coqs de bruyère...
Elle compta tous les oiseaux et les plantes qu'elle connaissait. Les arbres à feuilles caduques, à feuilles persistantes. Les fleurs aux innombrables petites étamines comprimées au milieu telle une bouche ou un petit cœur jaune, puis celles dont les étamines forment une sorte de tubercule, une excroissance allongée qui dépasse des pétales comme un corps étranger. Comme une tumeur chez les glaïeuls. Comme un sexe d'homme chez les lys. Elle compta les troncs épais, les grosses branches. Les rameaux nouveaux, fragiles, couverts d'une écorce verte où se posaient les oiseaux. Grives, merles, moineaux, coqs de bruyère...
Elle essuya ses larmes et ferma les yeux. Du bout des doigts elle se frotta circulairement les tempes, puis pesa doucement sur ses paupières. Posant sur les deux globes le pouce et l'index, elle appuya plus encore. Elle tenta d'évoquer une belle image. Des chrysanthèmes, des coquelicots, des pensées. Une prairie fleurie au printemps. Un corps humain couvert de fleurs. Le Vendredi saint. La procession du corps du Christ sous les fleurs était la seule coutume grecque à lui plaire. Elle rêva de fleurs tombant sur elle comme des flocons, des fleurs des champs minuscules, marguerites et violettes. Anémones, jasmin sauvage, cyclamens. Elle rêva de son corps couvert de fleurs sauvages, le ciel s'éloignant comme une boule bleue et les arbres penchés sur elle qui la bénissaient de leurs fruits. Dattes, figues, bananes. Papayes, mangues, raisins. Confiture de fraises et crème de marrons. Chantilly pralinée, tiramisu, cream n'cookies, choux à la crème. On la portait en procession et elle pouvait choisir les fruits qu'elle voulait. Les larmes avaient séché sur ses joues et comme elle sombrait dans le sommeil, elle se vit dormir dans un bain de chocolat, des chips de chocolat voletant au-dessus d'elle et du sirop de chocolat chaud coulant dans ses veines.
La journée d'après, comme prévu. Léger mal de tête, deux Lonarid, douche brûlante puis glacée, queue mollette dans le miroir de la salle de bains.
Carla était partie. La maison était vide. Àris cria : Moufinda ! en espérant que personne ne répondrait.
Pas de Moufinda, elle devait faire des courses. Il alla tout nu dans la cuisine, se prépara un espresso, prit le bol aux biscuits et s'assit dans la petite salle à manger. Tout en mangeant il considéra sa queue qui commençait à durcir et la caressa de la main gauche, l'autre tenant un biscuit light. Qu'est-ce que je fabrique, se demanda-t-il, je suis pourtant droitier... Il posa le biscuit et s'empoigna de la main droite. Si je grossis encore, je ne pourrai plus la voir, songea-t-il, mélancolique.
La pendule sur le frigo indiquait 9h30. Au même instant il entendit, au fond du jardin, Libèris soulever la porte du garage, sortir la Mercedes et rentrer sa petite Toyota. Une autre fois, se dit-il en donnant une tape légère à sa queue qui se redressa d'un coup. Il alla vers la fenêtre et regarda dehors. Une journée parfaite. Ciel pur, transparent.
Rouge noir vite rouge. Clop clop. Rouge, noir. Clop clop, il avala, clop clop. Une journée parfaite. Limpide et tiède. Livrée à elle-même, à la libre circulation de l'avenue. Tous les feux au vert, la voiture glissait, volait, descendant l'avenue Kifissìas vers Athènes, ce bourbier. Il but une gorgée de café, consulta le fichier ouvert sur son ordinateur. Sans lunettes, les lettres formaient des fourmilières dans les coins de l'écran, les mots se changeaient en taches grises.
Il regarda dehors de nouveau à travers les vitres teintées. Rouge, noir. Lèvres rouge vif et soutifs noirs qui laissaient voir des petits seins bien ronds. L'une des filles le regarda, l'autre non et il remarqua que son soutif à elle était en dentelle, les seins se reposant sur des lauriers noirs. Encore un peu et il verrait le téton. Plus bas il les retrouva sous un abribus. Plus tard elles lui sourirent toutes les deux depuis le toit d'un supermarché. Le panneau flottait contre le ciel pâle, une bande de papier décollée coupait le cou de la blonde dont les seins sortaient tout droit de la mâchoire. Derrière les filles, le mont Hymette s'étalait pareil à un nid d'araignées, chauve et piqueté d'une armée d'antennes.
Il aimait Athènes, la cohue, les crottes de chien écrasées sur les trottoirs, va te faire foutre, connard, etc. Une ville moche, plus moche de jour en jour et lui impatient de se retrouver dans ses entrailles. Tout le monde criait, personne n'écoutait personne. Une ville pour les porcs, fantastique. Clop clop. Et l'Acropole ! La cerise sur le gâteau. Clop clop. Ses petites colonnes tristes, branlantes, là-haut sur le rocher sacré, pour combien de temps encore ? Ville caméléon. Le Palais de la Musique et le métro, les deux nouveaux symboles de la fierté nationale. L'idée que bientôt ils crèveraient tous de fierté devant les travaux pour les Jeux olympiques lui donna le frisson. Et le nouvel aéroport ! Il y avait encore des gens qui le visitaient non pour voyager, mais pour admirer les installations ! Putains de Grecs... Des petites vieilles, des moutards, des loubards gomineux qui contemplaient les escaliers mécaniques et les counters, pétants d'orgueil, parlant aux journalistes comme s'ils portaient aux nues leur nouvelle bagnole.
Elle avait, cette ville, une énergie incroyable. Le soir il était sur les rotules, mais il avait rechargé ses batteries, tandis que sa voiture se faufilait dans les embouteillages et les manifs pour se retrouver glissant librement dans l'avenue Kifissìas, le ramenant à son oasis secrète, sa maison, conscient de la chance qu'il avait. C'était une jouissance tout à fait personnelle qu'il n'eût pas avouée facilement à d'autres, ce passage des plaisirs du bourbier au purgatoire de l'avenue embouteillée pour aboutir au calme, à la verdure exubérante, à son canapé, à sa petite femme qui l'attendait avec un bon petit plat.
Dans ma vie cachée je suis beaucoup plus animal, pensa-t-il, satisfait. Pendant le trajet, d'habitude, il travaillait à l'ordinateur, lisait les journaux, sans un regard pour l'extérieur. Mais il y avait certains matins comme celui-ci, différents. De ces matins où tout roule, tout baigne. Sa peau était tiède, son cœur battait sans s'affoler. Sans but fixé, sans qu'il l'eût souhaité, le monde entier semblait son allié. Tout cela venait-il de sa seule bonne humeur ? Pas sûr. Il y avait quelque chose là-dessous. Sa brillante destinée. On eût dit que tout, jusqu'au moindre détail, depuis le bonjour du chauffeur jusqu'à la circulation dans les rues, s'accordait pour l'accompagner harmonieusement vers son bureau. Sa brillante destinée n'était pas un but, le résultat d'une stratégie. C'était plutôt un état des choses, une coïncidence favorable. Clop clop.
Sa secrétaire, Imoyèni, travaillait à son bureau depuis sept ans et chaque matin elle appelait sa mère grabataire, qui avait une passion pour un présentateur télé du matin. Pendant ces sept années le présentateur avait essayé toutes les chaînes et leurs présentatrices. À mesure que l'heure tournait, Imoyèni, blonde et défraîchie, baissait peu à peu la voix, craignant le patron et souhaitant conclure avant qu'il n'arrive. Elle ne peut pas lui accorder le divorce ! s'écria-t-elle, parlant de la troisième épouse du grand homme, et voyant le patron entrer, elle sauta sur ses pieds en recouvrant l'écouteur de sa main.
— Viens dès que tu auras fini, dit Àris, et il passa dans son bureau.
Il referma la porte derrière lui et gagna la fenêtre. En bas, debout au coin de la rue, un Nigérian vendait des sacs à main. Il discutait avec un jeune qui l'écoutait, hilare. Un peu plus loin, par terre, son torse enveloppé d'un drap, le mendiant sans corps avait commencé sa garde. Sur le balcon de l'immeuble d'en face un pigeon boiteux tentait de s'envoler. S'asseyant à son bureau, Àris tâta machinalement sa lèvre, encore un peu enflée.
— Hier j'ai téléphoné à sept heures, dit-il dès qu'Imoyèni fut entrée.
— J'étais là, protesta-t-elle.
Àris sourit sans un mot.
— Je vous ai appelé sur votre portable mais vous l'aviez éteint, insista-t-elle sans le regarder en face.
— Tu as peut-être dû aller chez le dentiste ? demanda-t-il d'une voix tendre. Il aimait jouer ainsi avec elle, la torturer un peu, comme le chat avec la souris. Au fond, peut-être aimait-il Imoyèni plus qu'il ne le croyait.
— Laissez-moi vous expliquer...
— C'est bon, dit-il, coupant court avec un sourire.
Le Nigérian s'était assis sur le trottoir et fumait. Le mendiant sans corps lui tournait le dos. Le pigeon boiteux avait enfin réussi à s'envoler. Il avait peut-être le temps finalement de retrouver Penny à l'appart' en fin d'après-midi. Mais pour l'instant il devait se préparer pour le rendez-vous avec Takòpoulos qui lui avait demandé un tas de détails sûrement inutiles. Et d'abord il avait ses coups de fil à terminer. Il consulta la note laissée par Imoyèni. C'était le moment le plus ennuyeux de la journée. Il comptait bien expédier cette corvée dans l'heure. Ensuite il devrait choisir les poèmes pour la soirée poétique. L'initiative du président de l'Union des écrivains l'avait d'abord beaucoup flatté, même s'il n'était pas assez naïf pour la croire motivée par l'admiration pour son œuvre et dénuée d'arrière-pensées. Son dernier recueil, Les tambours de la défaite, avait paru douze ans plus tôt et combien de poèmes avait-il publiés depuis ? Trois ? Il attend quelque chose de moi, ce lécheur, se dit-il. La date était arrêtée, on imprimerait les invitations dans quelques jours. Deux jeunes comédiens feraient les lectures et lui-même pourrait lire quelques poèmes s'il voulait. Et s'il le voulait aussi, avait dit le président, on aurait un accompagnement musical, du classique évidemment, c'était l'usage ces derniers temps. Le président, un avocat gluant qui puait de la gueule, avait souri en disant «ces derniers temps», comme pour souligner qu'Àris était depuis longtemps absent du monde des lettres, ou qu'il n'en était pas digne, ou les deux à la fois. Il ouvrit un tiroir cachant la revue de poésie qu'il avait reçue la semaine passée sans être abonné. Sur la couverture jaune, mal imprimée, une guirlande d'épines encadrait un dieu Pan joueur de flûte au faciès d'enfant mongolien. Démodé tout ça, ces revues, ces types, se dit-il en feuilletant la revue sans la sortir du tiroir. Les rimes revenaient à la mode... Pauvres cons, ces poèmes à lui étaient bien meilleurs. Il referma le tiroir.
Le téléphone fixe et son portable sonnèrent en même temps. Il commença par le portable.
— Mon grand bébé, dit Penny.
— Un instant.
Il décrocha le fixe et Imoyèni lui passa l'extérieur.
— Papa...
C'était le Cannibale.
— Salopard, laquelle tu as sortie hier soir ? dit Àris d'un ton vif, avant de baisser la voix — Penny pouvait l'entendre.
— Je suis chez Mamie.
— Embrasse-la bien de ma part.
— Il faut que tu viennes.
— Pourquoi ?
— Elle ne va pas bien.
Quand est-ce qu'elle va bien ? se dit Àris.
— Il faut que tu viennes, insista le Cannibale.
— Impossible. Désolé.
Cet enfant n'est pas de moi, pensa-t-il. Buté comme un gogol. Gentil, sensible, mais du genre gogol. Cet appel l'avait énervé et il pria Imoyèni de ne pas lui passer les suivants. Puis il se rappela Penny qui l'attendait sur le portable. Allô, ma petite poulette. Mais elle avait coupé.
On saute quelques pages, puis :
Trônant au café La Belle Hellène, le Cannibale en lunettes noires jouait au jacquet avec Mariol. Tout en jetant les dés il avait la tête ailleurs. Il se disait qu'il devait rappeler son père et tenter de le persuader d'aller voir la grand-mère, mais il différait sans cesse.
— Qu'est-ce que t'as, petit con ?
— Comment ça ?
— T'es à l'ouest aujourd'hui.
Deux autres jeunes étaient assis derrière lui mais il ne les voyait pas, et ne les avait pas vus entrer. Le rade était petit et sale, mais il s'y plaisait. Il l'avait découvert quelques mois plus tôt, y avait rencontré Mariol, puis d'autres nouveaux amis et en avait fait son repaire. Il y avait là de tout, des Albanais, des Pakistanais et quelques spectateurs des théâtres voisins qui venaient prendre une bière et un sandwich, saluaient Papy Ilìas et se mettaient à discuter ensemble. Rien à voir avec les troquets fadasses des banlieues bourges. Ici au moins il se passait des choses, il y avait du mouvement, même quand on n'en bougeait pas.
— Laisse tomber, je te sens pas aujourd'hui, gronda Mariol, le bonnet baissé jusqu'aux oreilles.
Ils abandonnèrent la partie en route et refermèrent le jeu.
— Alors, qu'est-ce qui se passe ?
— Parle à mes godasses.
Au-dessus du café il y avait trois petites chambres, Mariol habitait l'une d'elles. Il y montait souvent, nescafé à la main, pour lire ses mails.
— Ses mails, tu parles, il va pisser, à cause de sa prostate, se moquait Ilìas.
— Parle pour toi, papy, répondait Mariol.
Son portable sonna, ce n'était pas son père mais un camarade de classe descendu à Omònia avec une fille. Paolo leur dit de passer. Il n'avait pas raccroché quand ils entrèrent. Haaaaaa ! fit Jerry en agitant les bras autour du globe qui pendait au plafond, haaaaa et hiiiii. Bien bourré. La fille se dépoila, jetant sur la chaise foulards, chemises et autres, dix fringues plus tard il lui en restait encore. Quel con je suis de les avoir fait venir, se dit Paolo.
— Quel con tu fais, dit Mariol qui lisait toujours dans ses pensées.
Jerry tomba à genoux, serrant une chaise dans ses bras.
— Je vais lui faire une déclaration d'amour, annonça-t-il.
— Holà, on se calme, dit Paolo en s'efforçant de le relever.
— Dégage, connard, hurla Jerry, c'est comme ça qu'on fait à l'armée.
— T'es complètement pété, mon vieux, rentre chez toi, dit Mariol. Emmène-le, dit-il à la fille.
— Où je peux me laver les mains ? demanda-t-elle. Mariol lui montra le rideau à côté du frigo et elle se leva. Pendant ce temps Jerry bisouillait le pied de la chaise. Paolo, inquiet, chercha à voir si Ilìas était là et suivait la scène.
— Laisse, ça lui passera, le rassura Ilìas, l'essentiel c'est qu'il ne gerbe pas.
La fille, de retour des toilettes, s'assit sur la chaise que câlinait Jerry.
— Je dois te parler, dit-elle comme si elle s'adressait à un être normal, et aussitôt Jerry se redressa, titubant, prit une chaise et se pencha vers elle.
— J'écoute, dit-il d'une voix cristalline.
— Ma mère veut que je sois rentrée à onze heures ! explosa-t-elle. Elle regarda Paolo et Mariol comme si elle s'adressait aussi à eux.
— Oooooooooh ! gémit Jerry.
— Faut la tuer, dit Mariol.
— Elle est nulle, cette meuf, je le sais bien, dit la fille au désespoir.
— Onze heures... marmonna Paolo.
— C'est pas possible !
Jerry leva les bras, cherchant au plafond un dieu invisible.
— À la maison elle me suit partout en râlant, dit la fille.
— Quoi !!!
— La mienne veut que je tricote pour elle, dit Mariol.
— Ha ha ha... C'est complètement dingue, dit Jerry.
Paolo sourit. Mariol n'avait pas de mère. Elle existait bien quelque part, à Athènes ou ailleurs, mais dans sa chambre il vivait seul.
— Elle me fait laver ses culottes, poursuivit Mariol.
— Vous entendez, c'est dingue ! Laver ses culottes, ha ha, c'est complètement dingue !
La fille éclata de rire.
— Et je dois aussi la torcher, dit Mariol, l'œil brillant.
Pendant quelques minutes les rires déferlèrent. Paolo se rappela qu'une fois sa mère lui avait dit que chez eux tout le monde était contre elle. Son mari, son fils, la bonne, les amis et même le chat, qui vivait encore. Chacun lui montrait peu à peu le plus mauvais côté de son caractère. Tu crois que c'est ma faute ? avait-elle demandé. Paolo avait haussé les épaules, ne sachant que répondre. À présent, il saurait. Oui, c'était sa faute, cela venait d'elle, si conciliante avec les autres qu'ils en devenaient durs à son égard. Bizarre : sa sollicitude, son intérêt pour eux ne provoquait qu'indifférence et parfois, chez le père, de l'agressivité.
— Moi, c'est Emma, et toi ? demanda la fille à Mariol.
Qu'est-ce qu'ils nous mijotent, se dit Paolo, regardant Mariol qui regardait la fille, les yeux mi-clos.
— Mariol, dit Mariol.
— Ha ha, Mariol... C'est dingue, non ? dit Jerry.
— Ta gueule, connard, cria quelqu'un derrière.
Les deux types, entre-temps silencieux, se levèrent, menaçants. C'étaient Psàris et Moutàfis en blousons de cuir.
— Doucement, les gars, dit Mariol.
Trois mots seulement, d'un ton calme, et les types se rassirent.
— J'en ai marre de l'entendre, ce connard, grogna l'un d'eux, mais on n'alla pas plus loin. Jerry suant leur balança un sourire comme si ces mots ne le concernaient pas.
— C'est bon, dit Mariol.
Ces deux-là n'ont rien à faire ici, pensa Paolo. Ça va bien sur la plage ou pour prendre une glace mais là, ils sont lourds. Des bourges de chez bourge. Il regrettait de les avoir fait venir. Moi aussi j'étais lourd comme ça, avant de rencontrer Mariol ? se demanda-t-il. Oui, et même pire. Mais maintenant il devait appeler son père, ça ne pouvait plus attendre. Quand il était passé voir sa grand-mère un peu plus tôt, il l'avait trouvée dans son fauteuil devant la télé comme d'habitude, mais étrangement inquiète, elle réclamait tout le temps son fils, disant qu'elle devait le voir à tout prix, lui demander quelque chose d'important qu'elle avait oublié. Paolo était allé téléphoner dans la cuisine aussitôt, avait prié son père de venir, mais son père était hyperdébordé comme toujours.
— Je vais voir mes e-mails, dit Mariol.
Il prit son nescafé et se leva.
Paolo était monté quelquefois dans la petite chambre de Mariol. Un lit pliant, deux chaises de jardin en plastique, quelques livres sur un bureau bricolé avec des caisses, aucun ordinateur en vue. Mais puisque l'autre le disait...
— Je peux venir avec toi ? demanda la fille à Mariol. Chaque fois qu'elle parlait, elle haussait les sourcils en ouvrant grand les yeux.
— Je peux veniiir avec touaaa ? mima Jerry.
Mariol leur jeta un regard satisfait.
— Vous, dodo, dit-il.
Il rangea ses cigarettes dans sa poche et sortit. À travers la vitrine il fit signe à Paolo de l'attendre.
Et maintenant, comment je m'en débarrasse ? se demanda Paolo. Il les observa derrière ses lunettes noires. Derrière ses lunettes noires la vie semblait plus supportable, Jerry moins casse-couilles, Emma moins bêtasse. Ilìas rentrait au même instant, chargé de deux sacs en plastique.
— T'es en retard, papy, dit-il d'une voix forte, Ilìas étant dur d'oreille, et il se sentit fier de le connaître, d'avoir le privilège de l'appeler papy et d'avoir réussi à échapper, lui au moins, aux banlieues bourges et aux lourds.
— J'étais chez le père de ma belle-fille, dit Ilìas.
Celui-ci tenait un bureau de loto sportif deux rues plus loin et le papy passait des heures là-bas, pariant, grattant et parlant de l'Asie mineure. Il laissait le café ouvert, les gens entraient et Mariol ou un autre les servait. Paolo ne savait pas si l'homme était un vrai beau-père ou si les deux hommes venaient simplement du même coin.
— Ben alors, vous ne mettez pas de musique ? s'écria Ilìas en riant tout seul. Il regarda Paolo, les deux blousons assis au fond puis chercha une cassette sur le frigo. Sans un regard pour Jerry et Emma. Ceux-là ? Des étrangers.
Dans le précédent roman d'Ersi Sotiropoulos, Zigzags dans les orangers (Maurice Nadeau, 2002), l'action zigzaguait entre Athènes et la province, entre plusieurs personnages principaux, entre comique et tragique. Dans Dompter la bête, même jeu. Le thème principal de Zigzags était la maladie ; ce nouveau roman, de façon moins explicite sans doute, nous livre le tableau clinique des maux d'un monde malade. L'auteure se montre ici, comme toujours, une observatrice précise et cruelle. La Grèce d'aujourd'hui, Athènes et ses banlieues chic, les cercles du pouvoir, les repaires des marginaux, les relations entre sexes, entre générations... À travers des péripéties extrêmes, parfois improbables, la réalité est évoquée par touches brèves, mais justes. Une réalité rugueuse, où la violence et la folie rôdent un peu partout, mais qui en même temps vacille, souvent prête à basculer dans le cauchemar. Ou à se dissoudre dans l'illusion : les personnages ne cessent de se tromper — les uns les autres, ou sur les autres, ou sur eux-mêmes. Le lecteur seul voit dans le jeu de tout le monde, et encore : certains comportements vont rester pour lui énigmatiques.
Pauvre lecteur, bienheureux lecteur : malaise et délice avancent ici main dans la main. Un roman, d'ordinaire, est plus ou moins balisé, il annonce la couleur, on voit où il veut en venir ; ceux de Sotiropoulos sont insaisissables comme la vie — d'où leur charme, et leur force. On y est traité comme un roi, distrait voluptueusement par une action rapide, pleine d'embardées spectaculaires, de situations drôles et pittoresques, on peut tout lire d'un trait comme un thriller ; mais une bonne partie du plaisir de lire vient d'une sorte de vertige permanent : chez Sotiropoulos, on ne sait jamais que penser, ni à quoi se raccrocher. On a l'impression d'être conduit à bonne allure, d'une main sûre, et en même temps de perpétuellement s'égarer. Les scènes oscillent dangereusement de l'émotion au ricanement, du grotesque au dramatique, de l'insignifiant à l'essentiel.
Les personnages, eux aussi, nous glissent entre les doigts. Il est pitoyable assurément, ce lamentable héros du livre, politicien raté, poète raté, père et mari raté, accablé d'honneurs dérisoires ; mais dans les pages où on le voit, par exemple, patauger en écrivant son poème, se cache — peut-être —, derrière un ridicule évident, une empathie à quoi toute personne qui écrit sera sensible, et si l'auteure se moque, c'est d'elle-même sans doute autant que de lui. Quant à la femme et au fils de l'anti-héros, qui ont eux aussi leurs faiblesses et leurs ridicules, ils sont décrits — semble-t-il — avec davantage de tendresse que de sarcasme. Mais le centre de gravité du roman, de ce point de vue, c'est sans doute cet extraordinaire personnage du jeune marginal, aussi attendrissant qu'odieux, aussi fort que fragile, et toujours mystérieux, dont le nom français, faute de mieux, est Mariol. En grec, il s'appelle Spìthas, du mot σπίθα (spìtha), l'étincelle : autrement dit, un malin, un peu allumé, allumeur aussi à plus d'un titre — n'est-ce pas lui qui fait démarrer le livre en fournissant l'étincelle de sa mise à feu, et qui par la suite entretient, plus que tout autre, son côté sournoisement explosif ?
Quant à Dompter la bête... Mystérieux lui aussi, ce titre, ambivalent, fuyant. Qui le taureau, qui le torero ? Ce livre nous échappera-t-il donc jusqu'au bout ?
Ersi Sotiropoulos. |