Tes deux petits seins
sourient l'après-midi.
La nuit je gratte une allumette
et les vois dormir.
Tes deux petits rongeurs
me mangent les doigts
dans le noir.
Au matin, ailes d'oiseaux
dans mes mains.
Notre âme
peau clouée sur la planche
P. Màrkoglou
— Si seulement tu étais musicien...
Mais tu sais bien, je ne suis qu'un portefaix
du port, qui te voit traîner au soleil
l'été sur les trottoirs.
Quand tes yeux perdent
leur lumière aux conseils de guerre
puis devant les fusils,
moi, la bouche comme un puits à sec,
je te chante en jets d'eau de couleurs.
Moi le portefaix des mots
je t'ouvrirai les veines
avec ma chanson de soif
pour que le peuple respire tes lys.
Je hurlerai comme un loup
devant ta porte.
Et la lune — ah, la lune des poètes —
m'ouvrira la tête en deux,
pour lire la carte de mes idées.
J'ai fait à mes poèmes une trachéotomie.
J'ai pris part à des courses cyclistes.
J'ai fumé mon sommeil, t'ai cherché en vain.
Rien que ta photo tombant droit sur le temps
qu'elle réduit en miettes.
Pas à pas le sourcier a cherché de l'eau
en moi : pas une goutte.
Et moi je m'obstine à laisser l'herbe m'envahir.
À Elpìda
La nuit qui tourne en moi
fait remonter les noyés.
— La poitrine se ferme et cherche
à retenir ce qu'elle peut —
Vient le jour.
Mais quel jour — couvrant comme du coton
les arbres, sur une terre
suspendue à un fil, au bord
de la chute.
(Le chronomètre)
Des hordes affamées de minotaures
portant des torches sont passées devant nous
cherchant le repos d'un labyrinthe.
(Ariane entretemps sommeille
auprès du téléphone et attend.)
La lumière dans cette clairière
mord ceux qu'elle ne connaît pas.
La clairière est carrée
entourée d'une vitre pare-balles.
— Ce qui s'appelle un piège —
Ta voix terrifiée tombe
comme un sou sur le pavé.
Dans une telle sécheresse la lumière
s'accoutume avec peine à l'homme.
Le paysage était trop idyllique.
Tu caressais ma main qu'on avait tuée.
Le noir de l'horizon
se dorait de promesses.
La ville dans l'étau du brouillard
pendait, sac vide.
La nuit dans le jardin rongé
du pacha, lampe de poche en main, nous cherchions
des papillons.
Couloirs mal éclairés.
Portes murées.
Voulant parler tu poursuis quelqu'un.
Tu patauges dans l'eau.
Trébuches sur des mains liées.
Des millions de lumières s'allument
derrière ta tête.
Et s'éteignent.
Puis visant ton voisin
lui tombent dessus comme des corbeaux.
Un troisième s'efforce de pleurer.
Bien sûr c'est beau la philosophie
comme les parcs entretenus et même les antiquités
— je ne dis pas — mais ici la vie touche à sa fin.
Comme un lac en voie d'assèchement.
Et nous recouvre une couleur
blanche et muette, et dure comme la pierre.
À Tàkis Sinòpoulos
L'autre chambre est un pays lointain.
Plein de soleils, de forêts, de péniches heureuses.
L'autre chambre est une ravine
dans mon cerveau.
Je veux m'y rendre et me retrouve ici.
Ici sans appareil respiratoire
coincé entre meubles et livres.
Le fleuve enfonçant les portes
fait entrer les morts des guerres balkaniques.
De rudes chants slaves effraient mes yeux.
Toi bien sûr tu existes et dors ton autre vie
à peu près morte et très aimée.
Des avions traversant le plafond
larguent des anges — et avec eux
Che Guevara — dans le jardin
Je m'élance dehors et un rayon de soleil
me décapite, comme si j'étais le traître.
Tu tiendras dans ce poème vert, que tu le veuilles ou non.
Il fait chaud dedans.
Il y a de l'herbe, du ciel, un peu de rêve.
D'ailleurs le poème est en cristal
et tu regarderas dehors.
Il faut comprendre
pourquoi j'insiste tant.
À moins que tu ne veuilles mon destin.
— Même ici te parlant
je ne suis nulle part —
Installe-toi comme tu peux
dans ce lieu avec tes montres
et le ciel rouillé.
Prends un bain chaud
pour te laver
de la mort.
La mort, encore une autre histoire.
Tandis que tu nettoies la salle de bains
— ton mausolée —
Voilà Niobé qui passe avec une lampe de poche
dans la grotte, pour trouver son silence.
La mer descend
de très haut.
— Mon enquêteur personnel me demande
obstinément pourquoi dans mon travail
je n'emploie pas la couleur jaune —
La mer de l'autre côté donc
est en fer avec des boues sèches,
des traces de pas rapides
et des ossements — de héros, mettons, qu'on en finisse —
Il y a encore des trains qui vont lentement
pour qu'on voie la nature ouvrir ses ailes.
Mais qu'est-ce qui me prend de raconter ça.
Dans les pays en développement, comme chacun sait,
on peint les hôtels en jaune.
Et la mention "la zone est infestée de requins etc."
s'écrit en lettres rouges.
Puisque les yeux voient la musique et entendent
le paysage sombrer dans le soleil.
Autrement dit
puisque je suis de verre
et que tu es visible en moi chenille
prête à devenir âme et t'en aller.
Et comme je ne sais aucune prière
pour empêcher tout cela
et que le monde extérieur est humide
à te ronger les os.
Voilà pourquoi je ne vois rien.
Je ne fais que déplier le ciel
et je m'en vais
je m'en vais tout le temps.
(Les imprévus)
J'essuie les vieilles voix
de l'écouteur.
Puis je remonte l'appareil — je confonds
encore téléphone et réveil —
J'enlève ma peau et prends
un bain chaud pour oublier.
Je fais des mots-croisés politiques.
Cinq verticalement
Cinq sous-cutanément.
Mots en onze lettres.
RESPIRATION.
Quelqu'un me ferme la bouche.
Mais je vois le mort conduire
vertigineusement la voiture.
Il klaxonne et slalome et fonce pour trouver ouvert
le cimetière ou le restaurant.
À Kiki Dimoula
Hauteur des arbres. Hauteur du ciel.
Autour de moi des voyelles volent. Encore un peu
et j'oublierai mon autre côté.
Tu trébuches, sur un visage enfoui.
Tu le tires d'un coup et ses racines
traînent dans l'air — oubliée la terre —
Des fumées sortent de partout — comme si
brûlaient tous les secrets du monde —
Des escalators apportent des paysages uniformes.
Attendus par les mêmes regards — les mêmes écrins.
Une petite fille court
à tous les âges du mercure.
J'ouvre le robinet — la mémoire.
Doucement elle déboutonne sa peau, montrant
la géographie de la fin du jour.
Le paysage est maintenant lunaire.
La fumée m'aveugle et je tombe
dans le premier ravin
le premier vide
le premier humain.
Diapo 1: Main dure caressant la nuque. Toutes les portes
s'ouvrent soudain. Coup de pied, tu craches
tous tes secrets et ta mort. La vie
chose vague. Cheval qui galope
sur la mer et ses chairs se décollent
ses os s'éparpillent. Reste
en l'air le mouvement ultime, le hennissement.
Diapo 2 : C'est beau ici. Bien sûr nous avons tout perdu.
Mais notre patrie a des frontières inviolables
la mer en abondance et du ciel en veux-tu en voilà.
Nous pour l'instant nous mâchons notre sel
et voyons le serpent dans l'herbe
les putasseries dans l'eau. Devant,
une route longue telle un fil. La corde au cou
je suis traîné vers le progrès en musique.
Diapo 3 : Avez-vous jamais vu une femme triste dans une vieille
combinaison, mangeant du raisin l'hiver ?
Soudain l'été arrive et la femme en question
est une jeune fille toute nue entre mes mains, qui sourit.
En été encore, son moulage en plâtre dans le lit.
— Tu ne te souviens pas
tu ne vois pas
tu tombes
du huitième vers
dans la cour intérieure du poème —
Les tanières des rêves je les connais bien.
Je n'en veux pas. J'en ai marre des contes.
J'en ai marre des aqueducs — de Marìa — de la liberté.
J'ai en moi un forçat, un anarchiste, un poseur de bombes.
Grève de la faim, tentatives d'évasion.
Mais rien à faire. Au dernier moment
on le nourrit de force par le nez. On le découvre
au bout de sa corde les pieds
à un mètre du sol. Et hop, au trou.
Aux visites ses amis lui disent : Ne reste pas
comme ça. Fais quelque chose. Signe un papier.
Une demande. Les années ont passé. Tu as subi
des dommages irréparables. Appelons les médecins.
Tes parents n'en peuvent plus. Ta femme s'est remariée.
La musique l'enveloppe comme une fumée.
Ses cheveux longs s'emmêlent à ses idées
— il ne peut pas se peigner —
Les jours s'en vont. Les événements, immobiles.
Le transistor se déchaîne et personne
ne voit dans les rochers le poulpe attraper la mouette.
(Photocopies)
Il y a plusieurs façons d'avoir une vision.
La plus courante est d'ouvrir les yeux
que tu as nettoyés de leur terre.
Devant toi se dressent :
un arbre
un fleuve
— un cheval paît
sous la pluie —
Mais ça les gens le voient chaque jour
sans qu'ils se métamorphosent. Ils ont encore
la naïveté de croire que ce qu'ils voient
c'est moi ou eux-mêmes, alors que tout
n'est que de l'air comprimé qui au moindre
souffle se dissipe en fumée.
Chacun bien sûr a sa façon de vivre
la vision ou de l'éviter.
Mais tous nous contemplons joyeux
la lune desséchée qui monte
champignon atomique et puis on va se coucher.
Le paysage se décolle de moi
pansement sanglant.
J'ai déterré bien des visages.
Les seuls dont je me souvienne :
quelques bruits
le blanc qui se perd dans ta bouche
la mer qui penche
les vagues des immeubles.
Tout tourne si vite :
politiques
portillons
paniques
Tout part en purée
— et dire qu'on parle de résidence permanente —
Comme elles volent mes paroles de charbon!
Comme ils poussent mes ongles
en creusant la terre!
La mémoire se perd dans les ruines.
Le fil se casse. L'écran se déchire.
De l'eau passe. Des hommes se noient.
Leurs cheveux-racines restent dans la terre.
J'allume des cigarettes, traînées rouges dans le noir.
Entrent d'autres âges — d'autres cendres.
Je ne reverrai plus les choses que je vois.
La vie m'a surpris dans des vêtements
de mil neuf cent soixante, mis à l'envers
et le thermomètre de mon âge monte.
Mon cerveau et ce que les autres disent
forment un angle aigu. Tout se tasse
peureusement au bord. La lune est à sa place
et personne ne part.
Les adverbes tombent en pluie dans mes yeux
— envahis d'herbes et je ne peux les fermer —
À Nìkos Houliaras
Les vagues en moi portent
l'électricité, le sel
et la terre à mon autre vie.
L'ombre est en feu.
Rien ne vole. Tout rampe.
Buissons bas, paroles à mi-voix.
Tu dors enveloppée de tes veines.
M'accrochant aux mots de ma langue
j'avance au cœur du saccage.
Chronologies entassées
embrouillées, que rongent les idéologies
et la solitude humaine.
Je mets dans mes collages
des visages passés ou futurs.
Le temps te remue un peu
et tu te perds.
Demain se lève une nuit nouvelle,
pleine d'animaux amphibies.
Je me noie dans le sommeil. Les vagues d'hier me jettent
sur les rochers. Je vole en éclats.
Dans ce même sommeil je me reforme
et je cours vers la mer.
J'émerge en un pays tranquille
et cotonneux. Personne
ne parle, seuls les arbres grandissent.
— Je prends tes seins et toutes les pommes tombent —
Tu regardes, tu sens, ce lieu t'appartient.
Même les plantes ici sont carnivores.
(La lumière se couvre d'épines,
tout passera par tes yeux.
Ces reflets te rendront folle.)
Dans des vides immenses du temps
tournoie un fait divers. Le cerveau désertique
semé de traces d'hommes et d'oiseaux.
Les jours, peau de serpent dans l'alcool.
Rien à faire avec ce grand ciel
idiot. Je veux un coin tranquille, une cachette
où poser mes os fatigués
— pour en finir une heure avant —
sans grands discours.
Et trancher d'un geste la langue
aux décorateurs, que l'azur
se fasse blanc comme la chaux.
Journées trempées dans l'iode.
Odeur d'acétylène et de lune.
On entend de la musique.
On entend des exécutions.
La radio dit les mêmes nouvelles
— branchée ou non —
Les journaux sont blancs.
Les cinémas passent des films
de guerre sans paroles.
Calme partout. Nul ne touche
le sol. Tous volent un peu. Tous
un peu morts. En plein été il neige.
Le gouvernement s'affole à cause
des variations du temps. Il perd le contrôle.
La carte du pays part en morceaux à force
de séismes. Villes et villages voyagent.
Comme voyagent avenir et passé.
La faim nous fauche. On a mangé jusqu'à l'indice
du consommateur. Demain on mangera les statues
des ancêtres — nos barbes, nos chevelures — et bonsoir.
— J'imagine une maison
le jet d'eau, ses couleurs, la musique
et me réjouis, noire infortune —
Dans un tunnel plein de rêves je glisse.
Tout s'effondre : trains, pluies,
plans de ma vie. "Nuits américaines"
voitures et klaxons
mers frisées.
Nous sommes dessous, enlacés.
On entend des airs nostalgiques.
L'herbe foisonne dans le cerveau.
Viande et ongle accrochés au ciel.
Saisons de la caféine, de la nicotine
de la poix, des comptables. Tu observes
le monde et crois voir des visions.
Une photo te montre
souriant aux assassins.
Tu marches sur la terre, le grand charbon.
Puis les fumées, les cendres.
Alors brisant la pierre voici
l'œil du poète.
Comment puis-je me trouver près des vagues
portant des lunettes — portant une peau ?
Catastrophes quotidiennes
de ma matière cérébrale
pour des riens. Après-midis où tu m'imagines
te cachant la lumière.
Ma main tire le plaisir
comme un fil d'entre tes jambes.
Il tombe en vrac des plâtras des rengaines
comme dans les poèmes anciens. Les amis,
poussière sur les livres — il y a des dunes dans la mémoire
où les œufs sont les actes passés —
Me bouchant le nez
je plonge dans la vie.
Quand on se retrouve tu oublies tout.
Après tu t'approches du miroir :
tu vois des hommes anciens
des hommes du temps d'Homère qui sortent
assoiffés des Enfers.
Tu ne reconnais personne.
Ils réclament des photos — ça tient compagnie.
Ils réclament un repas, des journaux, la radio.
Ils remplissent la maison. Pendent aux fenêtres.
Barrent la rue. Remplissent la ville.
Tout s'arrête. Les heures changent.
L'eau s'épuise. À présent nous — les exclus —
avons soif et voici la panique.
Sirènes — lumières — mesures d'urgence.
(En toi la foire d'empoigne
pas une place
pour toi.)
Des barques bondées
avancent vers les montagnes.
Tous ils n'emploient que des verbes courts
et des rimes.
La ville s'est vidée.
Seul un cheval affolé
saute fumant de tes yeux.
Ton corps à un endroit dessine une ligne
brisée. Sort de son orbite.
Se perd dans les draps, sombre au fond du lit.
Les secondes-cigarettes, finies
en un clin d'œil. Je pense aux travailleurs
des souterrains, sans oxygène, sans musique
ceux qui déplacent la nuit.
M'attendent les grandes amours aux larges feuilles.
M'attendent les grands silences.
Je bois du café à l'ombre du plafond
et tes habits près de moi me mordent.
On téléphone, les robinets fuient, on sonne,
je ne suis nulle part. Collant l'oreille au sol
j'entends venir tes pas assoiffés.
Suspendu au pont bombardé
je ne sais plus voler.
Je t'écoute par tous mes pores
courir des villes étrangères, en habits
de papier avec un bruit
qui annonce une mer immense.
Je reviens au circuit fermé
de ma vie. Sur le canal, silence.
Mouvements empaillés :
une chaise bouge sans raison,
un lit coule dans la rue.
Sur le mur est projetée la même
image magique — je ne peux
distinguer le chasseur —
Tu dors la bouche pleine
de secrets et de pluies.
La gomme de ta langue efface
poèmes et villes. Tes mains
décrivent les ponts et les forêts.
Je monte et au beau milieu
tu oublies. Tu te tournes vers le corps
— le corps en général — je ne veux pas
voir, entendre les marques laissées
sur ton cou par le plâtre.
Nos ventres illuminés
par des boyaux de néon, le drap prêt
pour la descente de croix,
les cheveux déjà dans le gouffre.
Nuit embrassée la grotte
de l'aisselle. La veine lance
des images et des cris. Les yeux ouverts
contemplent au-delà du temps
le squelette — le scaphandre.
(Dans le dialecte du désert)
Une fois de plus il passe en été, Franz Kafka.
Il s'assoit. On joue aux échecs.
On boit du lait — bien assorti
aux habits noirs. On plaisante,
on rit. Sa toux ferrugineuse
me bouleverse. Il ôte son manteau
et s'enquiert de toi. Je lui dis
que tu dors à côté. Nous continuons.
À l'aube il part, emportant
la moitié de la pièce — il me bat comme toujours —
Je suis surtout jardinier de pierres.
Tous les soirs la femme d'à côté
— je sais que c'est une femme à cause
du bruit des cheveux — accroche quelque chose
au mur. Peut-être ses secrets, peut-être
ses casseroles. Non, elle accroche sa main
très haut puis dort ainsi pendue comme une chauve-souris.
J'examine l'étoffe de ma vie,
un coton des plus ordinaires
aux carreaux stricts. Elle ne présente
pas le moindre intérêt. Une ou deux fois seulement
elle a failli devenir soie, mais les vers
se sont envolés papillons.
Je m'efforce dans la couverture
de conserver ta vie.
Reste un instant la couleur chaude.
Puis la distance, coup de hache.
Traces de pas sur la neige.
Tu suis les loups.
Choses simples.
Manger, dormir, hiver, tabac.
Le téléphone, chat qui dort
sous la chaise. La musique
stalagmite, eaux et grottes.
Choses simples.
Le temps nous photographie.
Il y avait le vent d'une chanson oubliée.
Cette fois c'était un vrai jardin.
Les poires très grosses comme dans les contes.
J'approchais de ta bouche, tu m'avalais
comme dans les contes.
Une femme en noir
dans son champ courbée, tire
une dent, une racine — tire
les heures perdues —
Les autres croient qu'elle arrache
des patates.
Cet homme en gabardine
attend que dans l'esprit se lève
l'hiver, que descendent les chevaux
et la neige dans la plaine.
Qu'entrent les anges dans les maisons
pour couper du bois.
(Les ossements)
Écrivant avec ce stylo à bille un long poème, peau de serpent qui dans les pierres se dessèche. Le corps vivant bondit vers le ciel, emportant un peu d'herbe. De même, tes vêtements vides s'efforcent de marcher, de parler mais restent là, petites buttes sur le sol. Autour et au-dessus poussière et paroles s'amassent. Le lendemain tu les secoues, les enfiles et tu sors. Quelque chose est resté sur la peau — après un bain tout sera parti. Les chaussures, que tous veulent silencieuses, tes chaussures pointure quarante-deux aboient aux passants et de l'intérieur te mordent les pieds. Pourtant tu marches — avec peine il est vrai — tu marches dans cette vie longue de deux mètres et quelques. Tout y est. Cinéma, théâtre de poche et une musique monotone — tu l'imagines changeant toujours, magique. Tu imagines encore une forêt touffue ou une mer magnétique ; elle t'attire, le mécanisme se détraque et tu trébuches. Tu te raccroches où tu peux : fils, hommes, nuages, terre, câbles, téléphones — et tu tombes, tu tombes de tout ton long sur toi-même. Au début tu as peur, puis tu t'habitues. Ton seul souvenir : ton nom. Tu cries fort ton nom et ce lieu s'illumine de tes remords. Tu cries fort ton prénom pour appeler Octobre.
Je suis heureux quand j'entends de la musique et je vis dans la vieille pharmacie parmi les porcelaines, les poudres, le peu de lumière. Je passe mon temps à doser les poudres et les mots — selon des ordonnances inexistantes souvent — mais j'œuvre avec une conscience, une patience exemplaires. Immobile j'épie les passants à travers le carreau terni. J'attends que la porte s'ouvre et que tinte la clochette, pour lever avec peine ma jambe paralysée, puis la traîner jusqu'à l'entrée en souriant au client. La porte s'ouvrant laisse entrer d'autres âges — passés ou futurs — et je perds un instant l'équilibre. Et aussitôt le retrouve. Et me remets à tourmenter la balance et mon corps. Depuis des années je veille. Je n'ai pas dormi depuis des heures. Je prends tous les remèdes (poèmes) que je prépare et la mort ne vient pas. Je prends plutôt des forces. J'ai un manteau noir, la tête noire. Dehors il neige, personne n'entend.
Il pleut dans le téléphone et je ne t'entends pas bien. Le temps tousse dans mon oreille. Aujourd'hui tu parlais français. Je n'y comprends rien. Mais que ce soit en français ou en grec, les fruits ont pourri, la musique s'est desséchée tandis que tu la déroulais de ta bouche. Tu tenais le bout de la musique, la corde. Tu avançais, te perdais dans le monde. Tu faisais des nœuds, des marques — pour te souvenir de moi. Tu cassais la lune-œuf, préparais une omelette : "Les fritures font mal à l'estomac." Nous qui avons avalé toutes les ferrailles de la vie, une lune-omelette va nous faire du mal ? Mon autre moi (l'aveugle) bute sur la couleur ciel, sur le nom 'Anna. Voilà ce à quoi je pense et je ne sens pas passer le voleur aux chaussures caoutchoutées, l'électricien qui entre dans l'histoire et devient court-circuit. Les plombs sautent. On a entendu crac, senti le brûlé, puis est tombé l'acier de la nuit. Je cherche une bougie, un visage à tâtons sur les murs — ou ne serait-ce qu'une image à forme humaine, pour parler, pour que passe la nuit. Si elle doit jamais passer, cette nuit et ses gros rats blancs.
Ils tissent telles des araignées les récits sur le lieu décrit. Les arbres alentour s'allument, se dessèchent selon les saisons. Eux regardent le marbre, le tuf et leurs ondulations. Entendent les cris effacés des couleurs et sursautent en plein sommeil. Se couchent avec leurs femmes, font des enfants — petits paysans. Leurs champs ont périclité. Ils n'arrosent que le cheval. Leurs mains trempées de passé n'attrapent rien, même le pain. Le voilà qui pâlissent, qui se flétrissent. De jour en jour ils repartent en arrière. En des lieux brumeux et hivernaux, comme la Macédoine, ils gardent des tombeaux royaux et leurs peintures dans la terre. Jusqu'à ce que l'herbe lance un cri, alors assis dans l'ombre envoûtés attendant les pillards ils ont peur et pleurent. La langue antique, ils l'ignorent. Ils communiquent sans mots avec les fresques et les grandes portes de marbre. Ils courent de tombe en tombe à mobylette, fébriles, insultant la civilisation. À leur poste qu'il pleuve ou qu'il neige, ils cassent le temps sereinement. Certaines nuits pourtant ils craquent. Ils se coiffent en secret de casque de Nicandre et à l'entrée du grand tombeau se masturbent en regardant la lune et les champs.
Ton visage de brune touche le sol. Souvent le ciel est dans la terre, imitant la graine, la racine ; de là viennent les chansons anciennes, les étreintes — quoi qu'en disent les musicologues. Blanc de la chambre, blanc de l'œil. Ce n'est pas moi dirait-on qui depuis des années me frotte le dos à la lune et le casse-noix de la nuit brise tes images et tes yeux. Combien de temps les veines tiendront-elles devant le monde civilisé — devant la roue ? Imagine que je ne sois pas emmuré, le poison dans la bouche, mais libre comme les poèmes de Dionysis Solomos — lui-même ne le savait pas, dépérissant dans ses habits noirs.
(Je compte mes doigts, j'en trouve moins cinq.)
Toutes les icônes le montrent, tu vas me tuer. C'est l'après-midi, mes écailles brillent. Je ne mange que l'herbe de la lune. Le sang m'est inconnu. Je réchauffe les œufs de la cité, les habitants font des cauchemars. C'est tout ce que je fais — le reste est mensonge. Quant à la jeune fille, quant aux eaux que je tiens prisonnières, vois : ceci est un jardin avec des pommiers nains et des fraises que je n'ai pas goûtées. À présent seuls et face à face. C'est vendredi, les porcelaines de nos visages sombrent dans la nuit soudain. Je vois ma pensée : une épine dans le ciel. Je vois encore ta noire pèlerine s'ouvrir et me recouvrir, tandis que se lève ta main tenant l'épieu. Dans d'autres circonstances, j'aurais pu être un chien dans ta cour. Sur les tableaux j'ai des ailes aux membranes vertes. Je n'ai jamais volé. Je traîne mon ventre enflé sur le sol en déplaçant la mer vers la montagne. À ce moment-là le verre de ta voix s'est brisé plantant l'épieu dans mes poumons, jusqu'au cœur. Un sang épais a jailli, teignant les chaussures d'argent des anges derrière toi sur deux rangs qui riaient. J'ai lancé le dernier sifflement — fil de nickel de la terreur. Les pommes du jardin ont mûri, sont tombées à mes pieds. Levant les yeux au ciel tu es devenu saint. Mes griffes plantées dans le sol répandent musique et parfum. J'ai fermé les yeux et j'ai vu.
C'était midi après la bataille. Tous épuisés, nous ôtions casques et cuirasses. L'ennemi s'était replié derrière la colline. Le soleil brûlait : le fer, la peau, la solitude. Les blessés gémissaient, les chevaux crevaient. Les ambulances filaient à une vitesse folle, une croix rouge sur le capot. J'avais soif. Je pris la gourde, voulus boire, elle était pleine de sable. Je coupe de l'herbe et m'en rafraîchis les lèvres. Je défais mes croquenots (tout s'est mélangé, les temps, l'histoire, nos vies). Indifférent à tout, je vais pisser derrière un rocher. Et tandis que je suivais la courbe du liquide jaune, devant moi l'amazone resplendit. Cheveux d'un noir pur, un sein nu et l'autre coupé (en cet endroit l'épiderme était rose comme le matin). Longues jambes, genouillères d'or et odeur brune de mort. Elle cria en grec : "Pas un geste". Je me figeai, tentai de me reboutonner. Un instant je la pris pour un ange, debout, tendue, le soleil derrière elle. Mais aussitôt je compris l'horrible vérité. Elle leva l'épée et l'abattit sur moi en hurlant, coupant mon corps en deux. Elle me jeta sur son dos, agneau égorgé. Depuis j'habite avec elle, fabriquant divers objets en ficelle et en bois. Ma mère hante la Croix Rouge et les camps de prisonniers avec une photo jaunie. Moi je vois tout à travers la prison, mais je ne peux parler. Seuls mes doigts agiles produisent des objets identiques.
Tu ne m'as jamais infligé de nuits blanches. Tu veux qu'on joue aux vivants, rien d'autre. Tu vas au bout de l'horizon et t'allonges sur la ligne. Que de caresses dans ton sang. Il contient des lunettes brisées, après une fête ou des fantasmes. Sur l'oreiller la pensée laisse de la rouille. Alors le globe de mon œil court les forêts, suivant les bêtes sauvages. On entend venant des villes en ruines des madrigaux de mariage. J'ai du mal à revenir au lit. La terre de la mémoire l'a recouvert. Je creuse pour trouver ma place. Je me penche et passe en dessous des mots.
(D'un moine anonyme)
— Je cours sans cesse derrière des enterrements d'inconnus —
J'ouvre mes tiroirs et vois le ciel.
Je cherche mes chaussettes et trouve
de vieilles photos.
La terre couvre les fosses. L'hiver
est permanent. Il y a une mise en scène de la pluie.
On a peint en gris l'horizon de papier.
On déchire au couteau le papier — ainsi font les éclairs —
mais il ne pleut pas. Puis je deviens enfant.
Caché dans l'armoire — depuis lors
l'obscurité m'a dévoré —
Les femmes qui commencent
à délirer, qui poursuivent les arbres
croyant qu'elles sont des chiens,
vous devez les aimer : leurs chevilles
sont en verre, elles perdent l'équilibre.
Étant menues et blanches
de visage, elles ouvrent une porte
et se retrouvent dans un film japonais.
D'habitude elles sont décapitées
pour un rien par des amants jaloux.
Mais elles tiennent à la vie.
Elles prennent la tête coupée
la posent (pas très jointive) entre leurs épaules
et on dirait qu'elles regardent en arrière
la brume et le cheval qui les suit.
Souvent le filet qui m'enveloppe
et me tire est métallique
mais invisible. De même que l'hiver glisse
invisible dans les caresses.
C'est la fine pointe de l'après-midi.
La lumière frottée devient poussière
et je suis sans nouvelles de toi (images, odeurs)
rien que des demi-gestes, des ombres
au ralenti. Souvent je pense,
peut-être que l'imagination. Mais voici la grotte,
les bêtes sauvages, la solitude, le pâturage.
(C'est pour ça, madame, que j'ai manqué l'école.)
Marchant dans la chaux je laisse
des traces blanches.
(Un ange me surveille
les yeux fermés.)
J'ai des rides et la cicatrice
d'un coup d'épée de cavalier. J'étais à pied,
rudement à pied dans la bataille.
Je regarde le paysage brûlé.
Les nuages et les étrangers.
Ou plutôt je hume les couleurs
et les formes. Car ce coup d'épée
m'a presque détruit
la vue. Tout pour moi ressemble à la lune
et les pierres sont rondes comme elle.
(Ténèbres gratuites)
J'ai encore sur mes paupières
New York, petit tas d'ordures.
Dans ce tunnel je passe des années.
J'entre jeune homme et à la sortie
je suis vieux, ou le contraire.
Des milliers de mètres de film
m'entortillent et me suivent
dans ma vie.
L'an dernier, marcher en regardant
la lumière lente à la sortie, c'était
comme un réveil au goût de laurier-rose
sur le palais et près de moi
un cou qui palpite.
Les ordures souvent
bouchent la sortie
et je me trouve dans la salle.
Dehors l'enseigne clignote,
des policiers tirent, on entend
une sirène. Le brigand innocent se cache
dans un recoin du bâtiment,
et les nuages passent, ils sont noirs
et menacent.
(cantique)
à Loukianos Kilaïdònis
Je ne dois pas regarder en arrière
les corps qu'autrefois je fus.
Mon péché c'est de voir
à chaque fois la nouvelle peau,
qui apparaît l'après-midi
et s'enfonce au fond du temps.
Au réveil je ne suis pas prêt pour la nuit.
Je ne prie pas, ne m'exerce pas
aux fruits, aux eaux, à la terre.
Je ne touche pas la barbe de Dieu,
n'embrasse pas les pieds des prophètes.
Mais je tire le fil de la nuit,
pour la découdre, la déteindre,
amener ta voix près de moi,
voir mon corps qui s'éclaire
et s'en va. Les mots deviennent sable,
désert, je marche à l'aveuglette.
Je cherche en tâtonnant
la pierre chaude du monastère.
Chaleureuse la ville vient à nous.
Nerveux, mal éclairés, plans rapprochés
de ma vie. Je vois la cage d'escalier
du jour, j'entends des cris, des ordres
et les pas de mes concitoyens
qui vont et viennent, travail,
famille, boiterie. Une couleur
de pomme pourrie couvre les rues.
La ville est rouillée enfin,
elle a perdu le tempo, elle prend
du retard comme une vieille montre.
Tout est ralenti, oublié,
sur une musique rampante
sombrement verte.
Pierres et phonèmes produisent
une couche isolante.
Je dors dans l'arche sous ton bras
et dehors la tempête fait rage.
Je dors tel un enfant dans le four
de l'automne sur un accordéon.
Pas de problème : l'obscurité, l'histoire
de ton visage répétée, ce silence
issu des coins secrets des mains,
pas de problème, ils nous sauveront. Je veux dire
que nous sommes sur un échiquier,
comme sur la couverture des anciens
polars. Dans les pages, l'après-midi
de deux à cinq, la population
se répartit en trois catégories ou groupes :
l'une assise devant la cheminée contemple
la cendre. L'autre dort, s'efforçant
de localiser les rêves des autres.
La troisième observe les rameurs sur le lac
en sifflant des poèmes de Dionysis Solomos.
Mais ils soupirent tous des fumées noires à cause
des éclipses de lune et de leur jeunesse
perdue. Et le temps plante sa griffe dans la viande.
La ville, brunie par le soufre, repose,
avant de se mettre à tourner sur son axe.
L'assassin que nul ne dérange
vise la victime suivante, en souriant
aux caméras. Une lumière mauve
de massacre éclaire l'endroit. Des miroirs brisés
accroissent les images et l'angoisse
des présents.
Tous les jours dans notre ville
un ou deux vieux disparaissent.
Quand ils passent dans la rue,
quelque chose les attire, un autre
champ magnétique, ils s'éloignent
au lieu d'aller chez eux.
Baissant la tête,
col froissé,
délirant, titubant,
comme ensorcelés, ils cachent un bout
de l'image du jour et de leur âge.
La lune enneigée
qui les surplombe
n'est pas menace, mais promesse.
Le paysage paisiblement se pose
sur leur œil. Des musiques
roulent en même temps que les eaux.
Elles avancent encore un peu
et se retrouvent ailleurs.
Mais s'obstinent à apprendre.
Elles tournent l'interrupteur par hasard
et se déverse devant eux
Saint-Pétersbourg, l'ancienne,
celle des romans.
"Le temps ne me fait pas peur"
m'a dit le boucher
coupant, hachant, accrochant.
"Pas question de rester au ciel,
c'est ici-bas que j'habiterai toujours."
Il me regardait, frottant
ses mains sanglantes
contre le blanc du tablier.
"Ma maison est près de l'étang.
Je pêche toute la nuit
des anguilles et des lunes."
Son coup de couteau
— droit comme le silence —
vide le ventre de l'agneau.
"À midi, quand il pleut,
je peins le même paysage."
Il sépare le foie des viscères.
"Je lis aussi des poèmes.
Une fois j'ai même lu Hölderlin."
Le cœur est tombé de l'étal.
Il s'est penché, l'a ramassé, raccroché
avec les autres.
Ces clairs-obscurs des sentiments
à nos lèvres sous le drap
réchauffent le café du passé.
Quelle électricité statique, vraiment
sur ton front la première fois !
Les années ont passé, la terre molle
est devenue ciment et notre eau se fait rare.
Mais nous avons vécu dans des chambres de soie
superbes, avec des lions, des rossignols et plein d'autres
belles photos, des étoiles filantes
et des plongées dans le présent.
Les autres cousaient le vent,
tendaient des pièges aux mots.
Mais une espèce de fumée, de jet d'eau,
de fil jaillit vers le ciel,
et le ciel ramollit, et prend beaucoup
à la terre.
On entendra la musique d'un vieux film.
Les sous-titres suivront quand je dirai
à l'un des juges : «je suis innocent — je suis
du charbon». Et il pensera
que je suis du papier brûlé
et dira au voisin les mots d'usage.
(Au tournant de la journée)
Les fouilles ont montré les mauvais présages
de tes matins. La terre conserve les traces de pas.
En tout, on a trouvé cinq hommes. L'un d'eux,
le plus fort, portait des sandales dorées.
Il a brisé la porte, et les servantes
se sont enfuies. Tu venais de poser le pied
dans le bassin, pour le premier bain du jour.
Tes cris et les vapeurs
se voient encore aux murs.
Tout le reste a disparu :
jurons, essais d'explication,
supplications de la nourrice,
envol terrifié de la colombe.
On a retrouvé les couteaux, le sang,
les cheveux dans ses mains, tes râles,
le vacarme et les débris du séisme
qui advint à l'instant du meurtre.
Après des milliers d'années,
le classement, l'entretien, vitres sales,
musée, visiteurs.
Il rampe ici ou là, saute, se cache
derrière les livres. Il boit le lait que je lui laisse
dans la cuisine. Souvent il s'enroule
sur la télévision et dort. Ce n'est pas
l'un de ces gros serpents — comme dans
les anciens contes —, mais un crotale. D'abord,
n'étant pas familier des reptiles,
j'ai eu peur. Et puis j'étais jeune, quand une fois branché
il sonnait, je faisais des cauchemars.
Il changeait de couleur, j'étais terrorisé.
Après nous étions amis. Il a vite appris
les voix, les souffles, les gens. Appris à se rendre
au jardin. Il cueillait une pomme et l'offrait
à ma femme. Répétant, souriant,
l'histoire de la Genèse. Les premiers temps
il était sauvage. Il a même failli
étrangler mon petit frère. Entourant son cou
il serrait. On a sauvé l'enfant de justesse.
Puis il s'est apprivoisé. Au point de jouer avec moi.
On a changé de maison, changé d'humeur,
des gens et des amours sont morts, d'autres sont nés.
Lui, l'air jeune, luisant, sonore,
continue d'être un téléphone, couvant le calme
et l'imprévu de notre vie.
Je le brûle, le lance dans le ciel.
Puis le laisse dans un bureau
où il va geler. Éboulis de mots,
puits à sec, terres désertes
l'attendent. Je pars en voyage
avec un sac vide, chercher des pierres —
des idées. Je trouve une oasis —
des poèmes. Je me lave, me purifie,
je sacrifie. Ce que mes yeux ont vu
ne peut se dire. Mais l'horizon toujours
est une pomme bleue. Les heures passent comme
un train à crémaillère. Dans le silence
de la mi-journée il prépare
le miel de l'après-midi. J'essaie des ailes,
pas une qui m'aille. Vers sept heures,
la nuit jette son écharpe indigo
sur le lac ; et je m'envole seul, sans aide
mécanique. Et le corps boit, de l'eau, des images
pour que passe le reste. La nuit allume
fleurs et fruits. Alors lui joue
avec des soupirs, soufflant pour les éteindre.
Ensuite, il trouve un autre corps ou s'en souvient,
y rentre et ils deviennent boîte à musique.
Ensuite, eh bien, ensuite finies les histoires.
Tu fermes les fenêtres, fais rentrer
la pluie et te fais griller sous la vérité.
Les vingt-quatre heures ne sont pas encore
passées, elles te réservent
bien des surprises, bien des fissures
et d'infinies possibilités
de révélation du ciel
et du feu.
Il court. Il court face au vent.
Par monts, lacs et villes. Obstacle
après obstacle. Incendies, guerres, plaintes, familles.
De rares beautés quand il s'arrête pour boire de l'eau.
Il les voit un instant, les attrape, oublie tout.
Et de nouveau, poursuite, souffle coupé,
fragments d'images, trains qui passent
et joyeux voyageurs. Et lui,
comme pourchassé qui affronte en même temps
d'autres épreuves. Qui arrive dernier
la mort dans l'âme, que personne
ne voit, les spectateurs sont déjà loin.
Sous la pluie, la neige, le soleil, le corps
tient bon, la cervelle s'envole. Tantôt oublie —
tantôt se souvient. Lors d'une pause pour voir
la lune, sans cesse il pense : le soir
violet, les caresses, les promesses.
Et il court, il court, tandis que ses rivaux
ont terminé, raflant les prix
et les clameurs. Lui seul court sur la boucle
du temps. Un temps ligne droite
ou brisée ou spirale. Sans se retourner
sur le poème, car le poursuivent mouches, sauterelles
et l'air pollué de la civilisation.
Au passage il voit des arbres et du ciel,
des oiseaux, il sourit, il espère
s'évader, s'envoler.
Mais pas question, il est programmé
pour ce rôle. Ce rôle de coureur sans ligne
d'arrivée connue.
Le jour et la nuit clignotent.
Ses yeux sont accoutumés à ce
crépuscule. Héros de Samuel Beckett,
lui, jamais il n'aurait cru.
À présent il s'approche de ténèbres
qui sont pour lui lumière éblouissante.
Joues gonflées par l'effort,
comme s'il gonflait les voiles
des Argonautes. Il va, il va.
Le pied se souvient d'avant
et d'après irrévocablement. Il devient roue,
lance des étincelles, entêtement amoureux.
L'arrivée se serre comme une vis
dans l'infini ou dans chaque jour.
Une foulée, il se perd
dans le flottement de la fin.
(L'athlète du néant)
Le rangement des poètes par classes d'âge étant un sport national en Grèce, tous les poètes grecs nés entre 1940 et 1955, apparus en poésie une trentaine d'années plus tard, se sont retrouvés dans le même sac étiqueté «génération de 70». Le peu qu'ils avaient en commun s'est rapidement dilué, chacun poursuivant sa propre route, comme il se devait. Un seul peut-être incarne encore, à peu près, ce que fut ce pseudo-mouvement : Yànnis Kondos.
Les années 70, c'est un tournant pour la Grèce, qui sort d'une dictature pour entrer dans l'Europe et la modernité. Les poèmes de Kondos sont souvent présentés comme le portrait éclaté de cette modernité, ou du moins de sa face d'ombre. Un portrait indirect, loin de toute anecdote : cette poésie, fille ou du moins nièce du surréalisme, déroule ses étranges fictions sur fond de violence ou d'absurdité, dans des paysages inhumains où l'homme apparaît seul, égaré, écrasé, morcelé. Kondos ne fuit la réalité dans un déchaînement d'images folles que pour mieux montrer son vrai visage de folie. Comme dans ces toiles qui nous baladent aux frontières floues entre figuratif et non-figuratif pour mieux nous faire péter le réel à la figure.
Les poètes antérieurs avaient cru — certains d'entre eux — aux lendemains qui chantent et à la révolution censée nous y amener ; les jeunes poètes de 70 sont de ce point de vue totalement sans espoir. Écœurés. La poésie militante est tombée dans un coma profond. Kondos, par exemple, conteste tout, y compris l'utilité de contester. Il saccage même sa propre vision tragique : croire à la tragédie, ce serait encore trop croire en quelque chose, alors vite une touche d'humour noir, de fantaisie légère — cette légèreté vaguement nauséeuse des rêves, au bord du cauchemar — pour casser l'atmosphère, brouiller sans arrêt les pistes.
Fidèle à lui-même, Kondos a écrit davantage que ses compagnons de génération, avec autant de constance dans l'ensemble que de variations dans le détail. Le titre d'un de ses poèmes lui va comme un gant : voici un «athlète du néant», sprinter dans les fulgurances de poèmes très brefs, obstiné comme un coureur de fond.
Inscrit dans une certaine filiation malgré tout, héritier revendiqué de Sakhtoùris et Sinòpoulos, Kondos est largement reconnu en Grèce, où il a reçu en 1998 le Prix d'État pour la poésie. Il est traduit dans une douzaine de langues, ce qui doit en faire le poète de sa génération le moins mal connu à l'étranger.
(Voilà ce que j'écrivais en 2003, quand ce choix de poèmes fut publié hors commerce dans la troisième série, la plus confidentielle, de mes Cahiers grecs. Je les avais oubliés depuis ! En attendant que je complète ce travail pour publie.net, pourquoi ne pas le montrer ici même ?)
Yànnis Kondos
Né en 1943.
A publié douze recueils de poèmes : Périmètre (1970), Le chronomètre (1972), Les imprévus (1975), Photocopies (1977), Dans le dialecte du désert (1980), Les ossements (1982), D'un moine anonyme (1985), Obscurité gratuite (1989), Au tournant du jour (1992), L'athlète du néant (1997), L'hypoténuse de la lune (2002), Entraîneur à la mort (2005) et un recueil de proses : Métaux nobles (1994).
Onze des poèmes présentés ici ont été publiés dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine, Gallimard, 2000, trad. M.V.