YÀNNIS KONDOS




ZOO MINIATURE


Tes deux petits seins

sourient l'après-midi.

La nuit je gratte une allumette

et les vois dormir.


Tes deux petits rongeurs

me mangent les doigts

dans le noir.


Au matin, ailes d'oiseaux

dans mes mains.




EMPREINTES DIGITALES II


Notre âme

peau clouée sur la planche

P. Màrkoglou


— Si seulement tu étais musicien...


Mais tu sais bien, je ne suis qu'un portefaix

du port, qui te voit traîner au soleil

l'été sur les trottoirs.


Quand tes yeux perdent

leur lumière aux conseils de guerre

puis devant les fusils,

moi, la bouche comme un puits à sec,

je te chante en jets d'eau de couleurs.


Moi le portefaix des mots

je t'ouvrirai les veines

avec ma chanson de soif

pour que le peuple respire tes lys.




LA VITRINE BRISÉE V


Je hurlerai comme un loup

devant ta porte.

Et la lune — ah, la lune des poètes —

m'ouvrira la tête en deux,

pour lire la carte de mes idées.




UNITÉ DE SOINS INTENSIFS


J'ai fait à mes poèmes une trachéotomie.

J'ai pris part à des courses cyclistes.

J'ai fumé mon sommeil, t'ai cherché en vain.


Rien que ta photo tombant droit sur le temps

qu'elle réduit en miettes.


Pas à pas le sourcier a cherché de l'eau

en moi : pas une goutte.


Et moi je m'obstine à laisser l'herbe m'envahir.




LE CHRONOMÈTRE


À Elpìda


La nuit qui tourne en moi

fait remonter les noyés.

— La poitrine se ferme et cherche

à retenir ce qu'elle peut —


Vient le jour.

Mais quel jour — couvrant comme du coton

les arbres, sur une terre

suspendue à un fil, au bord

de la chute.


(Le chronomètre)




LE FIL D'ARIANE


Des hordes affamées de minotaures

portant des torches sont passées devant nous

cherchant le repos d'un labyrinthe.


(Ariane entretemps sommeille

auprès du téléphone et attend.)




RENCONTRE DE LA LUMIÈRE


La lumière dans cette clairière

mord ceux qu'elle ne connaît pas.


La clairière est carrée

entourée d'une vitre pare-balles.

— Ce qui s'appelle un piège —


Ta voix terrifiée tombe

comme un sou sur le pavé.


Dans une telle sécheresse la lumière

s'accoutume avec peine à l'homme.




PAYSAGE


Le paysage était trop idyllique.

Tu caressais ma main qu'on avait tuée.

Le noir de l'horizon

se dorait de promesses.


La ville dans l'étau du brouillard

pendait, sac vide.


La nuit dans le jardin rongé

du pacha, lampe de poche en main, nous cherchions

des papillons.




L'ESSENCE DES CHOSES


Couloirs mal éclairés.

Portes murées.

Voulant parler tu poursuis quelqu'un.

Tu patauges dans l'eau.

Trébuches sur des mains liées.

Des millions de lumières s'allument

derrière ta tête.

Et s'éteignent.

Puis visant ton voisin

lui tombent dessus comme des corbeaux.

Un troisième s'efforce de pleurer.

…………………………………………………………

Bien sûr c'est beau la philosophie

comme les parcs entretenus et même les antiquités

— je ne dis pas — mais ici la vie touche à sa fin.

Comme un lac en voie d'assèchement.


Et nous recouvre une couleur

blanche et muette, et dure comme la pierre.




LA NUIT EST BLANCHE


À Tàkis Sinòpoulos


L'autre chambre est un pays lointain.

Plein de soleils, de forêts, de péniches heureuses.

L'autre chambre est une ravine

dans mon cerveau.

Je veux m'y rendre et me retrouve ici.

Ici sans appareil respiratoire

coincé entre meubles et livres.

Le fleuve enfonçant les portes

fait entrer les morts des guerres balkaniques.

De rudes chants slaves effraient mes yeux.

Toi bien sûr tu existes et dors ton autre vie

à peu près morte et très aimée.

Des avions traversant le plafond

larguent des anges — et avec eux

Che Guevara — dans le jardin


Je m'élance dehors et un rayon de soleil

me décapite, comme si j'étais le traître.




DANS UN SAC


Tu tiendras dans ce poème vert, que tu le veuilles ou non.


Il fait chaud dedans.

Il y a de l'herbe, du ciel, un peu de rêve.

D'ailleurs le poème est en cristal

et tu regarderas dehors.

Il faut comprendre

pourquoi j'insiste tant.


À moins que tu ne veuilles mon destin.


— Même ici te parlant

je ne suis nulle part —




LA GROTTE


Installe-toi comme tu peux

dans ce lieu avec tes montres

et le ciel rouillé.

Prends un bain chaud

pour te laver

de la mort.


La mort, encore une autre histoire.


Tandis que tu nettoies la salle de bains

— ton mausolée —


Voilà Niobé qui passe avec une lampe de poche

dans la grotte, pour trouver son silence.




PETIT GUIDE TOURISTIQUE


La mer descend

de très haut.


— Mon enquêteur personnel me demande

obstinément pourquoi dans mon travail

je n'emploie pas la couleur jaune —


La mer de l'autre côté donc

est en fer avec des boues sèches,

des traces de pas rapides

et des ossements — de héros, mettons, qu'on en finisse —


Il y a encore des trains qui vont lentement

pour qu'on voie la nature ouvrir ses ailes.


Mais qu'est-ce qui me prend de raconter ça.

Dans les pays en développement, comme chacun sait,

on peint les hôtels en jaune.

Et la mention "la zone est infestée de requins etc."

s'écrit en lettres rouges.




LE NERF OPTIQUE


Puisque les yeux voient la musique et entendent

le paysage sombrer dans le soleil.

Autrement dit

puisque je suis de verre

et que tu es visible en moi chenille

prête à devenir âme et t'en aller.

Et comme je ne sais aucune prière

pour empêcher tout cela

et que le monde extérieur est humide

à te ronger les os.

Voilà pourquoi je ne vois rien.

Je ne fais que déplier le ciel

et je m'en vais

je m'en vais tout le temps.


(Les imprévus)




ATHÈNES, APRÈS-MIDI


J'essuie les vieilles voix

de l'écouteur.

Puis je remonte l'appareil — je confonds

encore téléphone et réveil —

J'enlève ma peau et prends

un bain chaud pour oublier.

Je fais des mots-croisés politiques.

Cinq verticalement

Cinq sous-cutanément.

Mots en onze lettres.

RESPIRATION.

Quelqu'un me ferme la bouche.

Mais je vois le mort conduire

vertigineusement la voiture.

Il klaxonne et slalome et fonce pour trouver ouvert

le cimetière ou le restaurant.




PAYSAGE


À Kiki Dimoula


Hauteur des arbres. Hauteur du ciel.

Autour de moi des voyelles volent. Encore un peu

et j'oublierai mon autre côté.


Tu trébuches, sur un visage enfoui.

Tu le tires d'un coup et ses racines

traînent dans l'air — oubliée la terre —

Des fumées sortent de partout — comme si

brûlaient tous les secrets du monde —

Des escalators apportent des paysages uniformes.

Attendus par les mêmes regards — les mêmes écrins.

Une petite fille court

à tous les âges du mercure.

J'ouvre le robinet — la mémoire.

Doucement elle déboutonne sa peau, montrant

la géographie de la fin du jour.

Le paysage est maintenant lunaire.


La fumée m'aveugle et je tombe


dans le premier ravin


le premier vide


le premier humain.




LE TEMPS-MERCURE


Diapo 1: Main dure caressant la nuque. Toutes les portes

s'ouvrent soudain. Coup de pied, tu craches

tous tes secrets et ta mort. La vie

chose vague. Cheval qui galope

sur la mer et ses chairs se décollent

ses os s'éparpillent. Reste

en l'air le mouvement ultime, le hennissement.


Diapo 2 : C'est beau ici. Bien sûr nous avons tout perdu.

Mais notre patrie a des frontières inviolables

la mer en abondance et du ciel en veux-tu en voilà.

Nous pour l'instant nous mâchons notre sel

et voyons le serpent dans l'herbe

les putasseries dans l'eau. Devant,

une route longue telle un fil. La corde au cou

je suis traîné vers le progrès en musique.


Diapo 3 : Avez-vous jamais vu une femme triste dans une vieille

combinaison, mangeant du raisin l'hiver ?

Soudain l'été arrive et la femme en question

est une jeune fille toute nue entre mes mains, qui sourit.

En été encore, son moulage en plâtre dans le lit.


— Tu ne te souviens pas

tu ne vois pas

tu tombes

du huitième vers

dans la cour intérieure du poème —




LA SOLITUDE DU TRANSISTOR


Les tanières des rêves je les connais bien.

Je n'en veux pas. J'en ai marre des contes.

J'en ai marre des aqueducs — de Marìa — de la liberté.

J'ai en moi un forçat, un anarchiste, un poseur de bombes.

Grève de la faim, tentatives d'évasion.

Mais rien à faire. Au dernier moment

on le nourrit de force par le nez. On le découvre

au bout de sa corde les pieds

à un mètre du sol. Et hop, au trou.

Aux visites ses amis lui disent : Ne reste pas

comme ça. Fais quelque chose. Signe un papier.

Une demande. Les années ont passé. Tu as subi

des dommages irréparables. Appelons les médecins.

Tes parents n'en peuvent plus. Ta femme s'est remariée.


La musique l'enveloppe comme une fumée.

Ses cheveux longs s'emmêlent à ses idées

— il ne peut pas se peigner —


Les jours s'en vont. Les événements, immobiles.


Le transistor se déchaîne et personne

ne voit dans les rochers le poulpe attraper la mouette.


(Photocopies)




ICI BAS C'EST LA PANIQUE


Il y a plusieurs façons d'avoir une vision.

La plus courante est d'ouvrir les yeux

que tu as nettoyés de leur terre.

Devant toi se dressent :

un arbre

un fleuve

— un cheval paît

sous la pluie —


Mais ça les gens le voient chaque jour

sans qu'ils se métamorphosent. Ils ont encore

la naïveté de croire que ce qu'ils voient

c'est moi ou eux-mêmes, alors que tout

n'est que de l'air comprimé qui au moindre

souffle se dissipe en fumée.


Chacun bien sûr a sa façon de vivre

la vision ou de l'éviter.

Mais tous nous contemplons joyeux

la lune desséchée qui monte

champignon atomique et puis on va se coucher.




MINEUR DE FOND


Le paysage se décolle de moi

pansement sanglant.

J'ai déterré bien des visages.

Les seuls dont je me souvienne :

quelques bruits

le blanc qui se perd dans ta bouche

la mer qui penche

les vagues des immeubles.


Tout tourne si vite :

politiques

portillons

paniques

Tout part en purée

— et dire qu'on parle de résidence permanente —


Comme elles volent mes paroles de charbon!

Comme ils poussent mes ongles

en creusant la terre!




PROCHAINEMENT


La mémoire se perd dans les ruines.

Le fil se casse. L'écran se déchire.

De l'eau passe. Des hommes se noient.

Leurs cheveux-racines restent dans la terre.

J'allume des cigarettes, traînées rouges dans le noir.

Entrent d'autres âges — d'autres cendres.


Je ne reverrai plus les choses que je vois.

La vie m'a surpris dans des vêtements

de mil neuf cent soixante, mis à l'envers

et le thermomètre de mon âge monte.

Mon cerveau et ce que les autres disent

forment un angle aigu. Tout se tasse

peureusement au bord. La lune est à sa place

et personne ne part.


Les adverbes tombent en pluie dans mes yeux

— envahis d'herbes et je ne peux les fermer —




LES BUISSONS BAS DE LA PAROLE


À Nìkos Houliaras


Les vagues en moi portent

l'électricité, le sel

et la terre à mon autre vie.

L'ombre est en feu.

Rien ne vole. Tout rampe.

Buissons bas, paroles à mi-voix.

Tu dors enveloppée de tes veines.

M'accrochant aux mots de ma langue

j'avance au cœur du saccage.

Chronologies entassées

embrouillées, que rongent les idéologies

et la solitude humaine.

Je mets dans mes collages

des visages passés ou futurs.

Le temps te remue un peu

et tu te perds.


Demain se lève une nuit nouvelle,

pleine d'animaux amphibies.




APRÈS-MIDI PERSAN


Je me noie dans le sommeil. Les vagues d'hier me jettent

sur les rochers. Je vole en éclats.


Dans ce même sommeil je me reforme

et je cours vers la mer.

J'émerge en un pays tranquille

et cotonneux. Personne

ne parle, seuls les arbres grandissent.

— Je prends tes seins et toutes les pommes tombent —


Tu regardes, tu sens, ce lieu t'appartient.

Même les plantes ici sont carnivores.


(La lumière se couvre d'épines,

tout passera par tes yeux.

Ces reflets te rendront folle.)




JE RETIENS UN


Dans des vides immenses du temps

tournoie un fait divers. Le cerveau désertique

semé de traces d'hommes et d'oiseaux.

Les jours, peau de serpent dans l'alcool.


Rien à faire avec ce grand ciel

idiot. Je veux un coin tranquille, une cachette

où poser mes os fatigués

— pour en finir une heure avant —

sans grands discours.


Et trancher d'un geste la langue

aux décorateurs, que l'azur

se fasse blanc comme la chaux.




HISTORIQUE


Journées trempées dans l'iode.

Odeur d'acétylène et de lune.


On entend de la musique.

On entend des exécutions.


La radio dit les mêmes nouvelles

— branchée ou non —

Les journaux sont blancs.


Les cinémas passent des films

de guerre sans paroles.




MAISON AVEC JET D'EAU


Calme partout. Nul ne touche

le sol. Tous volent un peu. Tous

un peu morts. En plein été il neige.

Le gouvernement s'affole à cause

des variations du temps. Il perd le contrôle.

La carte du pays part en morceaux à force

de séismes. Villes et villages voyagent.

Comme voyagent avenir et passé.

La faim nous fauche. On a mangé jusqu'à l'indice

du consommateur. Demain on mangera les statues

des ancêtres — nos barbes, nos chevelures — et bonsoir.


— J'imagine une maison

le jet d'eau, ses couleurs, la musique

et me réjouis, noire infortune —




DERNIÈRES INFORMATIONS


Dans un tunnel plein de rêves je glisse.

Tout s'effondre : trains, pluies,

plans de ma vie. "Nuits américaines"

voitures et klaxons

mers frisées.

Nous sommes dessous, enlacés.

On entend des airs nostalgiques.

L'herbe foisonne dans le cerveau.

Viande et ongle accrochés au ciel.

Saisons de la caféine, de la nicotine

de la poix, des comptables. Tu observes

le monde et crois voir des visions.

Une photo te montre

souriant aux assassins.

Tu marches sur la terre, le grand charbon.

Puis les fumées, les cendres.


Alors brisant la pierre voici

l'œil du poète.




DES MOTOS D'ARGENT ROULENT SUR LA LUNE


Comment puis-je me trouver près des vagues

portant des lunettes — portant une peau ?


Catastrophes quotidiennes

de ma matière cérébrale

pour des riens. Après-midis où tu m'imagines

te cachant la lumière.

Ma main tire le plaisir

comme un fil d'entre tes jambes.


Il tombe en vrac des plâtras des rengaines

comme dans les poèmes anciens. Les amis,

poussière sur les livres — il y a des dunes dans la mémoire

où les œufs sont les actes passés —


Me bouchant le nez

je plonge dans la vie.




LA FIN D'UNE JOURNÉE


Quand on se retrouve tu oublies tout.

Après tu t'approches du miroir :

tu vois des hommes anciens

des hommes du temps d'Homère qui sortent

assoiffés des Enfers.

Tu ne reconnais personne.

Ils réclament des photos — ça tient compagnie.

Ils réclament un repas, des journaux, la radio.

Ils remplissent la maison. Pendent aux fenêtres.

Barrent la rue. Remplissent la ville.

Tout s'arrête. Les heures changent.

L'eau s'épuise. À présent nous — les exclus —

avons soif et voici la panique.

Sirènes — lumières — mesures d'urgence.


(En toi la foire d'empoigne

pas une place

pour toi.)


Des barques bondées

avancent vers les montagnes.

Tous ils n'emploient que des verbes courts

et des rimes.


La ville s'est vidée.


Seul un cheval affolé

saute fumant de tes yeux.




VEILLE DE GUERRE


Ton corps à un endroit dessine une ligne

brisée. Sort de son orbite.

Se perd dans les draps, sombre au fond du lit.

Les secondes-cigarettes, finies

en un clin d'œil. Je pense aux travailleurs

des souterrains, sans oxygène, sans musique

ceux qui déplacent la nuit.


M'attendent les grandes amours aux larges feuilles.

M'attendent les grands silences.


Je bois du café à l'ombre du plafond

et tes habits près de moi me mordent.

On téléphone, les robinets fuient, on sonne,

je ne suis nulle part. Collant l'oreille au sol

j'entends venir tes pas assoiffés.


Suspendu au pont bombardé

je ne sais plus voler.




LA TRISTESSE DE L'AMOUR


Je t'écoute par tous mes pores

courir des villes étrangères, en habits

de papier avec un bruit

qui annonce une mer immense.


Je reviens au circuit fermé

de ma vie. Sur le canal, silence.


Mouvements empaillés :

une chaise bouge sans raison,

un lit coule dans la rue.

Sur le mur est projetée la même

image magique — je ne peux

distinguer le chasseur —


Tu dors la bouche pleine

de secrets et de pluies.




LE SENS DE L'ORGASME


La gomme de ta langue efface

poèmes et villes. Tes mains

décrivent les ponts et les forêts.

Je monte et au beau milieu

tu oublies. Tu te tournes vers le corps

— le corps en général — je ne veux pas

voir, entendre les marques laissées

sur ton cou par le plâtre.

Nos ventres illuminés

par des boyaux de néon, le drap prêt

pour la descente de croix,

les cheveux déjà dans le gouffre.

Nuit embrassée la grotte

de l'aisselle. La veine lance

des images et des cris. Les yeux ouverts

contemplent au-delà du temps

le squelette — le scaphandre.


(Dans le dialecte du désert)




Une fois de plus il passe en été, Franz Kafka.

Il s'assoit. On joue aux échecs.

On boit du lait — bien assorti

aux habits noirs. On plaisante,

on rit. Sa toux ferrugineuse

me bouleverse. Il ôte son manteau

et s'enquiert de toi. Je lui dis

que tu dors à côté. Nous continuons.

À l'aube il part, emportant

la moitié de la pièce — il me bat comme toujours —


*


Je suis surtout jardinier de pierres.


*


Tous les soirs la femme d'à côté

— je sais que c'est une femme à cause

du bruit des cheveux — accroche quelque chose

au mur. Peut-être ses secrets, peut-être

ses casseroles. Non, elle accroche sa main

très haut puis dort ainsi pendue comme une chauve-souris.


*


J'examine l'étoffe de ma vie,

un coton des plus ordinaires

aux carreaux stricts. Elle ne présente

pas le moindre intérêt. Une ou deux fois seulement

elle a failli devenir soie, mais les vers

se sont envolés papillons.


*


Je m'efforce dans la couverture

de conserver ta vie.

Reste un instant la couleur chaude.


Puis la distance, coup de hache.

Traces de pas sur la neige.

Tu suis les loups.


Choses simples.

Manger, dormir, hiver, tabac.

Le téléphone, chat qui dort

sous la chaise. La musique

stalagmite, eaux et grottes.

Choses simples.


Le temps nous photographie.


*


Il y avait le vent d'une chanson oubliée.

Cette fois c'était un vrai jardin.

Les poires très grosses comme dans les contes.

J'approchais de ta bouche, tu m'avalais

comme dans les contes.


*


Une femme en noir

dans son champ courbée, tire

une dent, une racine — tire

les heures perdues —


Les autres croient qu'elle arrache

des patates.


*


Cet homme en gabardine

attend que dans l'esprit se lève

l'hiver, que descendent les chevaux

et la neige dans la plaine.

Qu'entrent les anges dans les maisons

pour couper du bois.


(Les ossements)




LE SAUT DE LA MORT


Écrivant avec ce stylo à bille un long poème, peau de serpent qui dans les pierres se dessèche. Le corps vivant bondit vers le ciel, emportant un peu d'herbe. De même, tes vêtements vides s'efforcent de marcher, de parler mais restent là, petites buttes sur le sol. Autour et au-dessus poussière et paroles s'amassent. Le lendemain tu les secoues, les enfiles et tu sors. Quelque chose est resté sur la peau — après un bain tout sera parti. Les chaussures, que tous veulent silencieuses, tes chaussures pointure quarante-deux aboient aux passants et de l'intérieur te mordent les pieds. Pourtant tu marches — avec peine il est vrai — tu marches dans cette vie longue de deux mètres et quelques. Tout y est. Cinéma, théâtre de poche et une musique monotone — tu l'imagines changeant toujours, magique. Tu imagines encore une forêt touffue ou une mer magnétique ; elle t'attire, le mécanisme se détraque et tu trébuches. Tu te raccroches où tu peux : fils, hommes, nuages, terre, câbles, téléphones — et tu tombes, tu tombes de tout ton long sur toi-même. Au début tu as peur, puis tu t'habitues. Ton seul souvenir : ton nom. Tu cries fort ton nom et ce lieu s'illumine de tes remords. Tu cries fort ton prénom pour appeler Octobre.




LA PHARMACIE


Je suis heureux quand j'entends de la musique et je vis dans la vieille pharmacie parmi les porcelaines, les poudres, le peu de lumière. Je passe mon temps à doser les poudres et les mots — selon des ordonnances inexistantes souvent — mais j'œuvre avec une conscience, une patience exemplaires. Immobile j'épie les passants à travers le carreau terni. J'attends que la porte s'ouvre et que tinte la clochette, pour lever avec peine ma jambe paralysée, puis la traîner jusqu'à l'entrée en souriant au client. La porte s'ouvrant laisse entrer d'autres âges — passés ou futurs — et je perds un instant l'équilibre. Et aussitôt le retrouve. Et me remets à tourmenter la balance et mon corps. Depuis des années je veille. Je n'ai pas dormi depuis des heures. Je prends tous les remèdes (poèmes) que je prépare et la mort ne vient pas. Je prends plutôt des forces. J'ai un manteau noir, la tête noire. Dehors il neige, personne n'entend.




L'ÉLECTRICIEN DU POÈME


Il pleut dans le téléphone et je ne t'entends pas bien. Le temps tousse dans mon oreille. Aujourd'hui tu parlais français. Je n'y comprends rien. Mais que ce soit en français ou en grec, les fruits ont pourri, la musique s'est desséchée tandis que tu la déroulais de ta bouche. Tu tenais le bout de la musique, la corde. Tu avançais, te perdais dans le monde. Tu faisais des nœuds, des marques — pour te souvenir de moi. Tu cassais la lune-œuf, préparais une omelette : "Les fritures font mal à l'estomac." Nous qui avons avalé toutes les ferrailles de la vie, une lune-omelette va nous faire du mal ? Mon autre moi (l'aveugle) bute sur la couleur ciel, sur le nom 'Anna. Voilà ce à quoi je pense et je ne sens pas passer le voleur aux chaussures caoutchoutées, l'électricien qui entre dans l'histoire et devient court-circuit. Les plombs sautent. On a entendu crac, senti le brûlé, puis est tombé l'acier de la nuit. Je cherche une bougie, un visage à tâtons sur les murs — ou ne serait-ce qu'une image à forme humaine, pour parler, pour que passe la nuit. Si elle doit jamais passer, cette nuit et ses gros rats blancs.




LES GARDIENS DES SITES ARCHÉOLOGIQUES


Ils tissent telles des araignées les récits sur le lieu décrit. Les arbres alentour s'allument, se dessèchent selon les saisons. Eux regardent le marbre, le tuf et leurs ondulations. Entendent les cris effacés des couleurs et sursautent en plein sommeil. Se couchent avec leurs femmes, font des enfants — petits paysans. Leurs champs ont périclité. Ils n'arrosent que le cheval. Leurs mains trempées de passé n'attrapent rien, même le pain. Le voilà qui pâlissent, qui se flétrissent. De jour en jour ils repartent en arrière. En des lieux brumeux et hivernaux, comme la Macédoine, ils gardent des tombeaux royaux et leurs peintures dans la terre. Jusqu'à ce que l'herbe lance un cri, alors assis dans l'ombre envoûtés attendant les pillards ils ont peur et pleurent. La langue antique, ils l'ignorent. Ils communiquent sans mots avec les fresques et les grandes portes de marbre. Ils courent de tombe en tombe à mobylette, fébriles, insultant la civilisation. À leur poste qu'il pleuve ou qu'il neige, ils cassent le temps sereinement. Certaines nuits pourtant ils craquent. Ils se coiffent en secret de casque de Nicandre et à l'entrée du grand tombeau se masturbent en regardant la lune et les champs.




LA SÉCHERESSE DES SAISONS


Ton visage de brune touche le sol. Souvent le ciel est dans la terre, imitant la graine, la racine ; de là viennent les chansons anciennes, les étreintes — quoi qu'en disent les musicologues. Blanc de la chambre, blanc de l'œil. Ce n'est pas moi dirait-on qui depuis des années me frotte le dos à la lune et le casse-noix de la nuit brise tes images et tes yeux. Combien de temps les veines tiendront-elles devant le monde civilisé — devant la roue ? Imagine que je ne sois pas emmuré, le poison dans la bouche, mais libre comme les poèmes de Dionysis Solomos — lui-même ne le savait pas, dépérissant dans ses habits noirs.


(Je compte mes doigts, j'en trouve moins cinq.)




LE DRAGON PARLE À SAINT GEORGES


Toutes les icônes le montrent, tu vas me tuer. C'est l'après-midi, mes écailles brillent. Je ne mange que l'herbe de la lune. Le sang m'est inconnu. Je réchauffe les œufs de la cité, les habitants font des cauchemars. C'est tout ce que je fais — le reste est mensonge. Quant à la jeune fille, quant aux eaux que je tiens prisonnières, vois : ceci est un jardin avec des pommiers nains et des fraises que je n'ai pas goûtées. À présent seuls et face à face. C'est vendredi, les porcelaines de nos visages sombrent dans la nuit soudain. Je vois ma pensée : une épine dans le ciel. Je vois encore ta noire pèlerine s'ouvrir et me recouvrir, tandis que se lève ta main tenant l'épieu. Dans d'autres circonstances, j'aurais pu être un chien dans ta cour. Sur les tableaux j'ai des ailes aux membranes vertes. Je n'ai jamais volé. Je traîne mon ventre enflé sur le sol en déplaçant la mer vers la montagne. À ce moment-là le verre de ta voix s'est brisé plantant l'épieu dans mes poumons, jusqu'au cœur. Un sang épais a jailli, teignant les chaussures d'argent des anges derrière toi sur deux rangs qui riaient. J'ai lancé le dernier sifflement — fil de nickel de la terreur. Les pommes du jardin ont mûri, sont tombées à mes pieds. Levant les yeux au ciel tu es devenu saint. Mes griffes plantées dans le sol répandent musique et parfum. J'ai fermé les yeux et j'ai vu.




ÀNNA, L'AMAZONE BELLIQUEUSE


C'était midi après la bataille. Tous épuisés, nous ôtions casques et cuirasses. L'ennemi s'était replié derrière la colline. Le soleil brûlait : le fer, la peau, la solitude. Les blessés gémissaient, les chevaux crevaient. Les ambulances filaient à une vitesse folle, une croix rouge sur le capot. J'avais soif. Je pris la gourde, voulus boire, elle était pleine de sable. Je coupe de l'herbe et m'en rafraîchis les lèvres. Je défais mes croquenots (tout s'est mélangé, les temps, l'histoire, nos vies). Indifférent à tout, je vais pisser derrière un rocher. Et tandis que je suivais la courbe du liquide jaune, devant moi l'amazone resplendit. Cheveux d'un noir pur, un sein nu et l'autre coupé (en cet endroit l'épiderme était rose comme le matin). Longues jambes, genouillères d'or et odeur brune de mort. Elle cria en grec : "Pas un geste". Je me figeai, tentai de me reboutonner. Un instant je la pris pour un ange, debout, tendue, le soleil derrière elle. Mais aussitôt je compris l'horrible vérité. Elle leva l'épée et l'abattit sur moi en hurlant, coupant mon corps en deux. Elle me jeta sur son dos, agneau égorgé. Depuis j'habite avec elle, fabriquant divers objets en ficelle et en bois. Ma mère hante la Croix Rouge et les camps de prisonniers avec une photo jaunie. Moi je vois tout à travers la prison, mais je ne peux parler. Seuls mes doigts agiles produisent des objets identiques.




DANS LE SOMMEIL LA MAIN MENDIE


Tu ne m'as jamais infligé de nuits blanches. Tu veux qu'on joue aux vivants, rien d'autre. Tu vas au bout de l'horizon et t'allonges sur la ligne. Que de caresses dans ton sang. Il contient des lunettes brisées, après une fête ou des fantasmes. Sur l'oreiller la pensée laisse de la rouille. Alors le globe de mon œil court les forêts, suivant les bêtes sauvages. On entend venant des villes en ruines des madrigaux de mariage. J'ai du mal à revenir au lit. La terre de la mémoire l'a recouvert. Je creuse pour trouver ma place. Je me penche et passe en dessous des mots.


(D'un moine anonyme)




CACHE-CACHE


— Je cours sans cesse derrière des enterrements d'inconnus —

J'ouvre mes tiroirs et vois le ciel.

Je cherche mes chaussettes et trouve

de vieilles photos.


La terre couvre les fosses. L'hiver

est permanent. Il y a une mise en scène de la pluie.

On a peint en gris l'horizon de papier.

On déchire au couteau le papier — ainsi font les éclairs —

mais il ne pleut pas. Puis je deviens enfant.

Caché dans l'armoire — depuis lors

l'obscurité m'a dévoré —




QUAND AU-DESSUS DE LA VILLE

ON ENTEND LE TAMBOUR


Les femmes qui commencent

à délirer, qui poursuivent les arbres

croyant qu'elles sont des chiens,

vous devez les aimer : leurs chevilles

sont en verre, elles perdent l'équilibre.


Étant menues et blanches

de visage, elles ouvrent une porte

et se retrouvent dans un film japonais.

D'habitude elles sont décapitées

pour un rien par des amants jaloux.

Mais elles tiennent à la vie.

Elles prennent la tête coupée

la posent (pas très jointive) entre leurs épaules

et on dirait qu'elles regardent en arrière

la brume et le cheval qui les suit.




LA JOURNÉE D'HIER

(RÉDACTION)


Souvent le filet qui m'enveloppe

et me tire est métallique

mais invisible. De même que l'hiver glisse

invisible dans les caresses.

C'est la fine pointe de l'après-midi.

La lumière frottée devient poussière

et je suis sans nouvelles de toi (images, odeurs)

rien que des demi-gestes, des ombres

au ralenti. Souvent je pense,

peut-être que l'imagination. Mais voici la grotte,

les bêtes sauvages, la solitude, le pâturage.


(C'est pour ça, madame, que j'ai manqué l'école.)




TOUT CE QUI PEUT ÊTRE LUNE


Marchant dans la chaux je laisse

des traces blanches.

(Un ange me surveille

les yeux fermés.)

J'ai des rides et la cicatrice

d'un coup d'épée de cavalier. J'étais à pied,

rudement à pied dans la bataille.

Je regarde le paysage brûlé.

Les nuages et les étrangers.

Ou plutôt je hume les couleurs

et les formes. Car ce coup d'épée

m'a presque détruit

la vue. Tout pour moi ressemble à la lune

et les pierres sont rondes comme elle.


(Ténèbres gratuites)




CINÉMA AU FOND DE LA GALERIE


J'ai encore sur mes paupières

New York, petit tas d'ordures.

Dans ce tunnel je passe des années.

J'entre jeune homme et à la sortie

je suis vieux, ou le contraire.

Des milliers de mètres de film

m'entortillent et me suivent

dans ma vie.

L'an dernier, marcher en regardant

la lumière lente à la sortie, c'était

comme un réveil au goût de laurier-rose

sur le palais et près de moi

un cou qui palpite.

Les ordures souvent

bouchent la sortie

et je me trouve dans la salle.

Dehors l'enseigne clignote,

des policiers tirent, on entend

une sirène. Le brigand innocent se cache

dans un recoin du bâtiment,

et les nuages passent, ils sont noirs

et menacent.




EN SCRUTANT TRISTEMENT L'AVENIR

(cantique)


à Loukianos Kilaïdònis


Je ne dois pas regarder en arrière

les corps qu'autrefois je fus.

Mon péché c'est de voir

à chaque fois la nouvelle peau,

qui apparaît l'après-midi

et s'enfonce au fond du temps.

Au réveil je ne suis pas prêt pour la nuit.

Je ne prie pas, ne m'exerce pas

aux fruits, aux eaux, à la terre.

Je ne touche pas la barbe de Dieu,

n'embrasse pas les pieds des prophètes.

Mais je tire le fil de la nuit,

pour la découdre, la déteindre,

amener ta voix près de moi,

voir mon corps qui s'éclaire

et s'en va. Les mots deviennent sable,

désert, je marche à l'aveuglette.

Je cherche en tâtonnant

la pierre chaude du monastère.




LE SOMMEIL TOMBE

SUR LES ENFANTS


Chaleureuse la ville vient à nous.

Nerveux, mal éclairés, plans rapprochés

de ma vie. Je vois la cage d'escalier

du jour, j'entends des cris, des ordres

et les pas de mes concitoyens

qui vont et viennent, travail,

famille, boiterie. Une couleur

de pomme pourrie couvre les rues.

La ville est rouillée enfin,

elle a perdu le tempo, elle prend

du retard comme une vieille montre.

Tout est ralenti, oublié,

sur une musique rampante

sombrement verte.

Pierres et phonèmes produisent

une couche isolante.

Je dors dans l'arche sous ton bras

et dehors la tempête fait rage.

Je dors tel un enfant dans le four

de l'automne sur un accordéon.




VUE D'ENSEMBLE DU SENTIMENT


Pas de problème : l'obscurité, l'histoire

de ton visage répétée, ce silence

issu des coins secrets des mains,

pas de problème, ils nous sauveront. Je veux dire

que nous sommes sur un échiquier,

comme sur la couverture des anciens

polars. Dans les pages, l'après-midi

de deux à cinq, la population

se répartit en trois catégories ou groupes :

l'une assise devant la cheminée contemple

la cendre. L'autre dort, s'efforçant

de localiser les rêves des autres.

La troisième observe les rameurs sur le lac

en sifflant des poèmes de Dionysis Solomos.

Mais ils soupirent tous des fumées noires à cause

des éclipses de lune et de leur jeunesse

perdue. Et le temps plante sa griffe dans la viande.

La ville, brunie par le soufre, repose,

avant de se mettre à tourner sur son axe.

L'assassin que nul ne dérange

vise la victime suivante, en souriant

aux caméras. Une lumière mauve

de massacre éclaire l'endroit. Des miroirs brisés

accroissent les images et l'angoisse

des présents.




LES DISPARUS


Tous les jours dans notre ville

un ou deux vieux disparaissent.

Quand ils passent dans la rue,

quelque chose les attire, un autre

champ magnétique, ils s'éloignent

au lieu d'aller chez eux.

Baissant la tête,

col froissé,

délirant, titubant,

comme ensorcelés, ils cachent un bout

de l'image du jour et de leur âge.

La lune enneigée

qui les surplombe

n'est pas menace, mais promesse.

Le paysage paisiblement se pose

sur leur œil. Des musiques

roulent en même temps que les eaux.

Elles avancent encore un peu

et se retrouvent ailleurs.

Mais s'obstinent à apprendre.

Elles tournent l'interrupteur par hasard

et se déverse devant eux

Saint-Pétersbourg, l'ancienne,

celle des romans.




L'ANATOMISTE


"Le temps ne me fait pas peur"

m'a dit le boucher

coupant, hachant, accrochant.


"Pas question de rester au ciel,

c'est ici-bas que j'habiterai toujours."

Il me regardait, frottant

ses mains sanglantes

contre le blanc du tablier.


"Ma maison est près de l'étang.

Je pêche toute la nuit

des anguilles et des lunes."

Son coup de couteau

— droit comme le silence —

vide le ventre de l'agneau.


"À midi, quand il pleut,

je peins le même paysage."

Il sépare le foie des viscères.


"Je lis aussi des poèmes.

Une fois j'ai même lu Hölderlin."

Le cœur est tombé de l'étal.

Il s'est penché, l'a ramassé, raccroché

avec les autres.




LE PARADIS


Ces clairs-obscurs des sentiments

à nos lèvres sous le drap

réchauffent le café du passé.

Quelle électricité statique, vraiment

sur ton front la première fois !

Les années ont passé, la terre molle

est devenue ciment et notre eau se fait rare.

Mais nous avons vécu dans des chambres de soie

superbes, avec des lions, des rossignols et plein d'autres

belles photos, des étoiles filantes

et des plongées dans le présent.

Les autres cousaient le vent,

tendaient des pièges aux mots.

Mais une espèce de fumée, de jet d'eau,

de fil jaillit vers le ciel,

et le ciel ramollit, et prend beaucoup

à la terre.


On entendra la musique d'un vieux film.

Les sous-titres suivront quand je dirai

à l'un des juges : «je suis innocent — je suis

du charbon». Et il pensera

que je suis du papier brûlé

et dira au voisin les mots d'usage.


(Au tournant de la journée)




ÂGE DU BRONZE


Les fouilles ont montré les mauvais présages

de tes matins. La terre conserve les traces de pas.

En tout, on a trouvé cinq hommes. L'un d'eux,

le plus fort, portait des sandales dorées.

Il a brisé la porte, et les servantes

se sont enfuies. Tu venais de poser le pied

dans le bassin, pour le premier bain du jour.

Tes cris et les vapeurs

se voient encore aux murs.

Tout le reste a disparu :

jurons, essais d'explication,

supplications de la nourrice,

envol terrifié de la colombe.

On a retrouvé les couteaux, le sang,

les cheveux dans ses mains, tes râles,

le vacarme et les débris du séisme

qui advint à l'instant du meurtre.


Après des milliers d'années,

le classement, l'entretien, vitres sales,

musée, visiteurs.




LE SERPENT DU FOYER


Il rampe ici ou là, saute, se cache

derrière les livres. Il boit le lait que je lui laisse

dans la cuisine. Souvent il s'enroule

sur la télévision et dort. Ce n'est pas

l'un de ces gros serpents — comme dans

les anciens contes —, mais un crotale. D'abord,

n'étant pas familier des reptiles,

j'ai eu peur. Et puis j'étais jeune, quand une fois branché

il sonnait, je faisais des cauchemars.

Il changeait de couleur, j'étais terrorisé.

Après nous étions amis. Il a vite appris

les voix, les souffles, les gens. Appris à se rendre

au jardin. Il cueillait une pomme et l'offrait

à ma femme. Répétant, souriant,

l'histoire de la Genèse. Les premiers temps

il était sauvage. Il a même failli

étrangler mon petit frère. Entourant son cou

il serrait. On a sauvé l'enfant de justesse.

Puis il s'est apprivoisé. Au point de jouer avec moi.

On a changé de maison, changé d'humeur,

des gens et des amours sont morts, d'autres sont nés.

Lui, l'air jeune, luisant, sonore,

continue d'être un téléphone, couvant le calme

et l'imprévu de notre vie.




CE QUE JE FAIS DE MON CORPS

TOUTE LA JOURNÉE


Je le brûle, le lance dans le ciel.

Puis le laisse dans un bureau

où il va geler. Éboulis de mots,

puits à sec, terres désertes

l'attendent. Je pars en voyage

avec un sac vide, chercher des pierres —

des idées. Je trouve une oasis —

des poèmes. Je me lave, me purifie,

je sacrifie. Ce que mes yeux ont vu

ne peut se dire. Mais l'horizon toujours

est une pomme bleue. Les heures passent comme

un train à crémaillère. Dans le silence

de la mi-journée il prépare

le miel de l'après-midi. J'essaie des ailes,

pas une qui m'aille. Vers sept heures,

la nuit jette son écharpe indigo

sur le lac ; et je m'envole seul, sans aide

mécanique. Et le corps boit, de l'eau, des images

pour que passe le reste. La nuit allume

fleurs et fruits. Alors lui joue

avec des soupirs, soufflant pour les éteindre.

Ensuite, il trouve un autre corps ou s'en souvient,

y rentre et ils deviennent boîte à musique.

Ensuite, eh bien, ensuite finies les histoires.

Tu fermes les fenêtres, fais rentrer

la pluie et te fais griller sous la vérité.

Les vingt-quatre heures ne sont pas encore

passées, elles te réservent

bien des surprises, bien des fissures

et d'infinies possibilités

de révélation du ciel

et du feu.




L'ATHLÈTE DU NÉANT


Il court. Il court face au vent.

Par monts, lacs et villes. Obstacle

après obstacle. Incendies, guerres, plaintes, familles.

De rares beautés quand il s'arrête pour boire de l'eau.

Il les voit un instant, les attrape, oublie tout.

Et de nouveau, poursuite, souffle coupé,

fragments d'images, trains qui passent

et joyeux voyageurs. Et lui,

comme pourchassé qui affronte en même temps

d'autres épreuves. Qui arrive dernier

la mort dans l'âme, que personne

ne voit, les spectateurs sont déjà loin.

Sous la pluie, la neige, le soleil, le corps

tient bon, la cervelle s'envole. Tantôt oublie —

tantôt se souvient. Lors d'une pause pour voir

la lune, sans cesse il pense : le soir

violet, les caresses, les promesses.

Et il court, il court, tandis que ses rivaux

ont terminé, raflant les prix

et les clameurs. Lui seul court sur la boucle

du temps. Un temps ligne droite

ou brisée ou spirale. Sans se retourner

sur le poème, car le poursuivent mouches, sauterelles

et l'air pollué de la civilisation.

Au passage il voit des arbres et du ciel,

des oiseaux, il sourit, il espère

s'évader, s'envoler.

Mais pas question, il est programmé

pour ce rôle. Ce rôle de coureur sans ligne

d'arrivée connue.



Le jour et la nuit clignotent.

Ses yeux sont accoutumés à ce

crépuscule. Héros de Samuel Beckett,

lui, jamais il n'aurait cru.

À présent il s'approche de ténèbres

qui sont pour lui lumière éblouissante.

Joues gonflées par l'effort,

comme s'il gonflait les voiles

des Argonautes. Il va, il va.

Le pied se souvient d'avant

et d'après irrévocablement. Il devient roue,

lance des étincelles, entêtement amoureux.

L'arrivée se serre comme une vis

dans l'infini ou dans chaque jour.

Une foulée, il se perd

dans le flottement de la fin.


(L'athlète du néant)


*


Le rangement des poètes par classes d'âge étant un sport national en Grèce, tous les poètes grecs nés entre 1940 et 1955, apparus en poésie une trentaine d'années plus tard, se sont retrouvés dans le même sac étiqueté «génération de 70». Le peu qu'ils avaient en commun s'est rapidement dilué, chacun poursuivant sa propre route, comme il se devait. Un seul peut-être incarne encore, à peu près, ce que fut ce pseudo-mouvement : Yànnis Kondos.

Les années 70, c'est un tournant pour la Grèce, qui sort d'une dictature pour entrer dans l'Europe et la modernité. Les poèmes de Kondos sont souvent présentés comme le portrait éclaté de cette modernité, ou du moins de sa face d'ombre. Un portrait indirect, loin de toute anecdote : cette poésie, fille ou du moins nièce du surréalisme, déroule ses étranges fictions sur fond de violence ou d'absurdité, dans des paysages inhumains où l'homme apparaît seul, égaré, écrasé, morcelé. Kondos ne fuit la réalité dans un déchaînement d'images folles que pour mieux montrer son vrai visage de folie. Comme dans ces toiles qui nous baladent aux frontières floues entre figuratif et non-figuratif pour mieux nous faire péter le réel à la figure.

Les poètes antérieurs avaient cru — certains d'entre eux — aux lendemains qui chantent et à la révolution censée nous y amener ; les jeunes poètes de 70 sont de ce point de vue totalement sans espoir. Écœurés. La poésie militante est tombée dans un coma profond. Kondos, par exemple, conteste tout, y compris l'utilité de contester. Il saccage même sa propre vision tragique : croire à la tragédie, ce serait encore trop croire en quelque chose, alors vite une touche d'humour noir, de fantaisie légère — cette légèreté vaguement nauséeuse des rêves, au bord du cauchemar — pour casser l'atmosphère, brouiller sans arrêt les pistes.

Fidèle à lui-même, Kondos a écrit davantage que ses compagnons de génération, avec autant de constance dans l'ensemble que de variations dans le détail. Le titre d'un de ses poèmes lui va comme un gant : voici un «athlète du néant», sprinter dans les fulgurances de poèmes très brefs, obstiné comme un coureur de fond.

Inscrit dans une certaine filiation malgré tout, héritier revendiqué de Sakhtoùris et Sinòpoulos, Kondos est largement reconnu en Grèce, où il a reçu en 1998 le Prix d'État pour la poésie. Il est traduit dans une douzaine de langues, ce qui doit en faire le poète de sa génération le moins mal connu à l'étranger.


(Voilà ce que j'écrivais en 2003, quand ce choix de poèmes fut publié hors commerce dans la troisième série, la plus confidentielle, de mes Cahiers grecs. Je les avais oubliés depuis ! En attendant que je complète ce travail pour publie.net, pourquoi ne pas le montrer ici même ?)



Yànnis Kondos


Né en 1943.

A publié douze recueils de poèmes : Périmètre (1970), Le chronomètre (1972), Les imprévus (1975), Photocopies (1977), Dans le dialecte du désert (1980), Les ossements (1982), D'un moine anonyme (1985), Obscurité gratuite (1989), Au tournant du jour (1992), L'athlète du néant (1997), L'hypoténuse de la lune (2002), Entraîneur à la mort (2005) et un recueil de proses : Métaux nobles (1994).


Onze des poèmes présentés ici ont été publiés dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine, Gallimard, 2000, trad. M.V.


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