Phìlippos Dracodaïdis


LE COORDONNATEUR


Pendant des années, je ne sais combien d'années, notre vie fut troublée par les agissements de l'oncle Panayòtis, le mari de tante Lèla. Pour le justifier, et pour nous décharger d'un poids, nous disions que ce n'était pas sa faute à lui, après tout ce qu'avaient vu ses yeux. Ça l'avait peut-être un peu dérangé. Le tenaient aussi pour dérangé ceux qui l'entendaient parler du «Coordonnateur», et leur impression fut renforcée lorsqu'ils lurent dans le journal local son grand article, où clairement désormais il niait l'existence de Dieu et déclarait que si le monde existe, c'est qu'il est mû par une force, un certain «Coordonnateur», de telle sorte que dans l'univers, du plus bas au plus haut, il existe un ordre, «lequel inclut l'Inconcevable, autrement dit l'Irrationnel, l'Imaginaire, le Rêve, et par lequel (en tant qu'archétype, consubstantiel à l'Homme mais aussi à tout ce qui s'y rapporte) s'organise et vient au jour la Logique, fragile édifice éternellement battu par les flots, à l'intérieur duquel il est outrecuidant de faire vivre l'Homme, ce qui ne peut que l'amener à sa perte». Il écrivait d'autres choses encore, qui en avaient fait frémir plus d'un, mais de cet article il ne reste aucune trace, car après le dernier séisme, un incendie éclata au centre de la ville, où le journal avait ses bureaux et son imprimerie, et rien n'en réchappa. Certains avaient cru bon de lui donner le surnom de Coordonnateur, mais c'était plutôt par hostilité personnelle, si bien que ça n'avait pas marché, le surnom n'avait pas pris, on l'avait oublié. Car l'oncle Panayòtis était un homme bon et affable, et tout le monde estimait son innocence, que renforçait, sans aucun doute, tout ce qu'avaient vu ses yeux.

En pleine guerre, il s'était fait arrêter, lui et beaucoup d'autres, par les Italiens qui occupaient notre île, et on les avait chargés tous dans un bateau qui devait les emmener comme otages en Italie. En mer cependant le bateau fut torpillé, par erreur dit-on, les nôtres ignorant qu'ils transportaient des compatriotes, tandis qu'une autre version soutient qu'il n'y avait pas erreur mais confusion, puisque les nôtres s'attendaient à torpiller un contre-torpilleur, qui arrivait en effet, mais derrière, ayant subi une avarie de machines et réduit sa vitesse. Le fait est que dans ce malheureux torpillage le bateau des otages coula aussitôt, et que seuls deux ou trois en réchappèrent. Parmi eux, l'oncle Panayòtis. Les naufragés restèrent deux jours sur un radeau avant d'être recueillis par un contre-torpilleur ennemi, peut-être justement celui qui arrivait derrière... C'est ainsi que l'oncle Panayòtis arriva en Italie et fut enfermé dans un camp d'otages dans la région de Florence.

Pendant deux ans, tante Lèla resta sans nouvelles ; on le croyait noyé, elle était vêtue de noir et allait à l'église le jour des morts, très émue, allumer un cierge à sa mémoire. Pendant ces deux années, son mari s'était débrouillé pour faire connaissance avec une Italienne, qui un jour lui donna des faux papiers et l'aida à s'évader. Les mauvaises langues disent qu'il l'épousa en plus et qu'il eut un enfant d'elle, mais lui, quand il entendait cela, il se contentait de sourire. Quelle importance, du moment qu'il en a réchappé, disait alors tante Lèla. Et s'il avait un enfant en Italie, se serait-il tellement pressé de rentrer chez lui ? En effet, à peine évadé du camp d'otages, il courut à la gare et sauta dans le train pour Brindisi. Pendant le trajet cependant il y eut un contrôle, ses papiers furent jugés suspects et l'oncle Panayòtis, arrêté par les Allemands, fut envoyé dans un camp de concentration en Pologne. De là on l'envoya en Russie, où il fait paraît-il un froid incroyable, et enfin il fut enfermé à Dachau. La guerre était finie pour de bon quand il revint dans l'île, squelettique, méconnaissable, avec un numéro sur le bras droit et une boîte de café sous le gauche — cadeau de ses libérateurs. Un tel café, c'était la première fois qu'on en voyait, et quand on apprit en ville que l'oncle Panayòtis était là, que tout le monde venait voir le phénomène, que tante Lèla dans sa joie avait brûlé en pleine rue ses vêtements noirs, qu'elle avait appelé les voisines pour épouiller son mari parce que toute seule elle n'y suffisait pas, les gens posèrent plus de questions sur ce café que sur les aventures de l'oncle. C'était tellement étrange, on fait chauffer de l'eau, on jette une cuillerée de cette poudre noire et la pièce est aussitôt envahie par une douce odeur de café, on avait oublié ça après tant d'années d'orge grillée, de pois chiches carbonisés. L'évêque en personne vint goûter, et c'est à peine si tante Lèla sauva quelques cuillerées pour elle-même.

Nous ne sûmes jamais ce qu'avait vu l'oncle Panayòtis pendant toutes les années de sa captivité ; nous n'avions que des hypothèses, de plus en plus nombreuses. Les mauvaises langues disaient qu'il avait utilisé Dieu sait quels moyens malhonnêtes pour sauver sa peau. Lorsqu'un beau jour le maire eut l'idée de le décorer pour avoir survécu, seul parmi tant de malheureux qui avaient quitté leur patrie, otages sur le bateau qui s'était fait torpiller, l'oncle Panayòtis refusant une telle distinction sans dire pourquoi, les mauvaises langues reprirent : s'il refuse c'est qu'il y a quelque chose là-dessous, des remords, certains services louches qu'il a dû rendre afin d'en réchapper. Ainsi donc nous n'apprîmes jamais ce qu'avaient vu ses yeux ; il évitait de parler, même tante Lèla n'était pas en mesure de satisfaire les curieux, elle qui racontait ce qui lui passait par la tête, embrouillant les événements et les années, si bien qu'à la fin la seule certitude c'était le squelette de l'histoire : le cheminement de l'oncle Panayòtis d'un camp à l'autre.

Pourtant il avait dû en subir de rudes, car dès son retour il se jeta dans des activités répréhensibles et socialement condamnables : il se lia avec une femme mariée et avec une divorcée, se mit à jouer aux cartes et à travailler sans arrêt. Il ne tarda pas à gagner de l'argent grâce à de nouvelles affaires, mais l'argent lui filait des mains. Il le gaspillait en faisant la fête avec ses amies, le perdait aux cartes ou aux dés, et ce qui restait s'évaporait en prêts à fonds perdus. Certains jours, chez lui, on avait faim. Dans l'intimité de la famille, tante Lèla laissait exploser sa fureur, maudite soit l'heure où il était rentré, où il en avait réchappé. Et quand l'oncle Panayòtis, à son retour, la trouvait en larmes à murmurer, il souriait, disait des plaisanteries stupides, comme un enfant indiscipliné qui espère s'en tirer ainsi. Grand-mère lui avait crié en pleine figure qu'elle ne pouvait plus le voir, il lui faisait mal au cœur, ses turpitudes nous avaient compromis aux yeux du monde. Le grand-père lui avait écrit une lettre méprisante de plusieurs pages : il craignait d'aller le voir, il craignait — avec ses crises d'urée — de ne pas supporter le choc et d'en mourir, or il n'avait pas l'intention de mourir avant son heure à cause d'un type abject. Même lorsque le mari de son amie l'empoigna par le col, en plein midi sur la grand-place, prêt à lui cracher dessus, un petit bonhomme bas sur pattes avec des grosses lunettes, la bouche sèche de colère, et la langue qui faisait le tour de la bouche sans trouver de salive, là encore l'oncle Panayòtis ne fit rien. Il sourit, prit la main de l'époux, la détacha de son col et poursuivit son chemin.

Ceux qui se souviennent de son sourire, ces années-là, en témoignent : ce rictus, qui passait pour un sourire, c'était bel et bien une grimace de haine. Derrière les actes de l'oncle Panayòtis, concluent-ils, rien que de la haine, pas la moindre trace d'innocence. Haine encore, disent-ils, que cet amour démesuré qu'il semblait vouer aux enfants, les siens et ceux des autres, qui ne le quittaient pas d'une semelle et se disputaient sa compagnie. D'autres, qui soutiennent que l'instinct de l'enfant est infaillible et que les enfants ne suivent jamais un adulte quand ils sentent au fond d'eux-mêmes qu'on ne les aime pas, d'autres donc disent que c'est certain, il agissait dans la plus complète innocence, voulant ravaler ses peurs, effacer de sa pensée tout ce qu'avaient vu ses yeux.

Quand peu à peu il commença à se plaindre de douleurs à l'estomac, on n'y accorda guère d'importance. Tante Lèla lui dit que ça venait de ses excès et qu'il ferait bien de se ressaisir : ses enfants terminaient l'école, il fallait qu'ils aillent à l'Université, ils avaient besoin de lui, ça ne pouvait pas durer, ces gens qui les plaignaient d'avoir un tel père quand ils sortaient dans la rue, tant d'années de débauche, d'immoralité, de gaspillage, d'ignominie, de barbarie, assez ! Il était grand temps de laisser tomber sa philosophie, qui n'avait qu'un seul but, jeter de la poudre aux yeux et l'aider à faire le malin avec les femmes — un appât comme qui dirait pour attirer toutes ces bécasses dans ses filets. Il était grand temps de se raisonner : depuis le séisme la ville dépérissait, les gens partaient, c'était le moment de faire des économies, il fallait que tante Lèla elle aussi puisse voyager jusqu'à la capitale, voir sa vieille mère qui avait beaucoup baissé, en profiter pour s'acheter une petite robe, en province les magasins n'ont que des vieilleries, des choses inutiles et de mauvais goût. Enfin, toute personne sensée qui ressent des douleurs à l'estomac va chez le médecin et s'occupe de guérir, au lieu de se plaindre. De nouveau l'oncle Panayòtis souriait, il ne parlait plus de ses douleurs, simplement il se mordait les lèvres et l'on pouvait ainsi se douter de quelque chose, malgré les mauvaises langues qui attribuaient cette morsure des lèvres à une anomalie psychique.

C'est alors qu'il se mit à commander des livres à la capitale, à s'enfermer dans son magasin pour étudier ; il écrivait — les passants le remarquaient le soir. C'est sur le Coordonnateur sans doute qu'il écrivait, et il avait devant lui des livres épais comme ça, sans photographies, avec des notes, des alinéas, des choses étranges, quasi sataniques. Ainsi donc il quitterait ce monde avec la cervelle dérangée, il n'y avait pas de salut, pas d'amélioration possible, ses enfants ne lui témoignaient aucun respect, à peine s'ils échangeaient quelques mots avec lui, quand ils revenaient de la capitale pour les vacances, car ils avaient commencé l'Université, son fils Nìkos allait partir pour Paris. Au lieu de s'occuper de son travail, l'oncle Panayòtis s'était lancé dans des études occultes ; l'évêque lui avait fait savoir que s'il comptait poursuivre ses écrits sur le Coordonnateur, il n'hésiterait pas à l'excommunier, car c'était un péché, la preuve, l'incendie du séisme, qui avant toute chose avait dévoré les bureaux et l'imprimerie du journal : il existe une justice divine et l'Œil de Dieu voit tout. Quant à ces francs-maçons, qui professent de telles horreurs et s'adonnent à des pratiques secrètes et dévoyées, c'est dans les feux de l'Enfer qu'ils vont finir. Les toiles d'araignée envahissaient le magasin, cela faisait mal au cœur de voir les marchandises sous la poussière, mortes, chacune à sa place d'où elle ne bougerait plus — à se demander comment il se trouvait des clients pour franchir le seuil et acheter. Quant à tante Lèla, pour finir, elle en avait eu assez d'attendre, elle vivait dans la capitale, chez sa mère, chez ses sœurs, puis dans un appartement qu'elle avait pris après avoir vendu ses biens, les gens disaient qu'elle s'était trouvé un amant elle aussi, dans cette ville où personne ne se connaît, elle avait de l'allure encore. Certains n'hésitaient pas à dire de telles choses devant l'oncle Panayòtis, exprès, pour qu'il explose, qu'il parle, qu'il cesse de se mordre les lèvres.

Lorsque enfin il s'écroula dans la rue, et que les médecins à l'hôpital diagnostiquèrent une pancréatite, tante Lèla et ses enfants étaient loin, l'hiver et la tempête empêchaient les communications, il mourut sans rien dire, seul, emportant avec lui tant de secrets, supprimant enfin tout ce qu'avaient vu ses yeux, délivrant le monde, par sa mort, des péchés du Coordonnateur. Alors deux femmes — ses amies — apparurent à la porte, nul ne sait qui les avait prévenues, et lui fermèrent les yeux. Puis on le descendit dans la salle des morts, couvert d'un drap, car maintenant ses lèvres tirées grimaçaient de façon insoutenable, et le croque-mort vint l'arranger, lui refaire une figure, pour éviter les commentaires désagréables. Il y eut un bel enterrement, tout le monde était sur son trente-et-un, on écrivit des nécrologies. Plusieurs années plus tard, certains se remirent à parler du Coordonnateur ; ils déposèrent une demande pour créer une association portant le nom de l'oncle. Les mauvaises langues dirent, dommage que l'oncle Panayòtis soit mort, il méritait qu'on le mette en prison, que ça leur serve de leçon aux têtes sans cervelle, et même il serait bon d'arrêter ses amies, les deux traînées, que ça fasse réfléchir les autres, celles qui cherchent des occasions. Aujourd'hui que Nìkos est rentré après ses études à Paris, il évite de parler de son père, il le considère, dit-il, comme un provocateur, un homme aux idées réactionnaires, un obstacle à la révolution — celle qui vient. Voilà ce qu'il dit, bien vêtu, bien nourri, bien rose, il a réponse à tout et compte se lancer dans la politique.

Après tant d'années, on dit qu'à Sainte-Maure se trouvent deux garçons, bâtards du «Coordonnateur». L'un d'eux, l'aîné, est l'enfant de la femme mariée, plutôt faisandée la malheureuse, dans sa jeunesse elle était si belle, il avait de bonnes raisons, le défunt, pour se damner. Mais pour prix de ses péchés, il a fabriqué un débile. L'homme a un magasin de chaussures dans un quartier pauvre, un coin perdu, il attend au milieu de sa marchandise en taquinant les filles qui passent. C'est de son père apparemment qu'il a hérité cette fièvre de la chair, leurs visages aussi se ressemblent. Et il vote de travers, à gauche, encore plus à gauche comme s'il y comprenait quelque chose.

L'autre, le plus jeune, est l'enfant de la divorcée, heureusement qu'il est né peu avant la séparation, si bien que la chose n'est pas vraiment sûre. Pourtant il ressemble à l'oncle Panayòtis, c'est le défunt tout craché. Mais lui aussi est tordu. Il boite de la jambe droite, il a des grands bras et poursuit les femmes en bavant d'envie. Maintenant que sa mère est morte il n'a personne pour s'occuper de lui, ses autres frères et sœurs ne veulent pas le voir. C'est clair, il ne fera que déchoir, il va mourir sur la paille. Apparemment, la semence de l'oncle Panayòtis s'est appauvrie à cause de ses nombreux excès. Et puis Dieu l'a puni d'avoir écrit des choses tellement bizarres, il faut bien voir cela, bien y réfléchir et en tirer la leçon : l'ordre des choses est immuable. Immuable il doit rester. Et ce que nous avons découvert, il ne faut pas nous en mêler, nous sommes trop petits, nous autres, pour comprendre les mystères du monde, d'autres les connaissent, ceux qui sont en même temps responsables et voilà les nouveaux démons qui sèment le malheur et la tempête et la mer écume, des vagues énormes se brisent sur les jetées, lavant les blocs de pierre, effaçant les souillures et les quais resplendissent, les gens passent tout penchés, c'est de nouveau l'hiver, Noël, le Nouvel An, voilà qu'approche l'Épiphanie, la Croix va tomber au fond et le bâtard du Coordonnateur ôtera ses vêtements pour plonger, il a la peau dure, il prendra dans ses mains souillées le symbole divin et refera surface, agitant ses grands bras au-dessus des eaux sanctifiées, montrant son trophée avec un sourire imbécile, c'est de tels exploits qui le font vivre, entre ses jambes apparaît la tache noire du pubis, le même noir qui couvre le ciel, le caleçon mouillé collé à la peau, on devrait lui interdire le Repêchage de la Croix, il boite, il s'enveloppe d'un manteau pour aller embrasser la main de l'évêque avec la crosse, la grosse bague au doigt, l'évêque dont la barbe s'agite au vent, chassant d'autour de lui les miasmes, sa soutane s'agite, chassant d'autour de nous les esprits du mal et l'infirme se penche, lui embrasse la main, lui mouille la main de ses lèvres froides, comme un serpent.



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Ô nostalgie. Ce «Coordonnateur» fut ma première traduction publiée, en 1982. J'apprenais le grec depuis trois ans quand une amie m'envoya de là-bas cette nouvelle, parue dans la revue Lèxi, me disant que c'était une histoire tordue qui par conséquent devrait me plaire. Bien vu : je fus aussitôt fasciné et me retrouvai en train de traduire la chose sans l'avoir prémédité, avec rage, porté par le bonheur des passions naissantes. Pendant quelques jours tout le reste s'arrêta. Je travaillais même dans la bibliothèque du lycée de Brimeil entre deux cours.

J'envoyai le résultat au Monde, qui publiait alors une nouvelle chaque samedi. «Le Coordonnateur» fut accepté et l'auteur informé. J'appris alors que la prétendue nouvelle était un chapitre de roman et que le roman était en lecture au Seuil. Il y fut publié deux ans plus tard après moult péripéties tragi-comiques, sous le titre idiot de Sainte Maure.

Ce roman singulier raconte la vie et la mort d'une île qui ressemble fort à Zante, à l'ouest de la Grèce. Présentant le livre aux Assises d'Arles en 1985, j'affirmais : «Je tiens ce roman pour l'un des meilleurs que la Grèce ait produits. On y passe de Gogol aux Latino-Américains et de la comédie italienne aux Mille et une nuits...» Je ne l'ai pas relu depuis ; mon enthousiasme de l'époque était-il seulement celui du néophyte ? Sans doute que non, même si l'auteur, qui semblait démarrer alors une brillante carrière, n'a pas confirmé depuis. Au fait, que devient-il ?


Phìlippos Dracodaïdis
Dessin de Serge Bihannic.


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