LES DIVINITÉS CHTONIENNES
Nous nous embrassions dans ce rêve
Et trouvions entre nos langues
Sang et sable
En partant je crachais ce goût de sang
Sable crissant sous la dent
Cette langue avec son sexe
Ses mamelons, ses colonies, ses canaux
Ses élans telles des lames tranchantes
Un spasme froid me traversait
Me retournant j'ai dit :
«Les divinités chtoniennes nous bénissent
Et nous condamnent»
Ton rire m'a réveillé
Je sentais les toiles de l'écho
Me clouer
Flottant au vent de plus en plus loin
(De leur propre corps)
ANGE FRUGAL
Mon âme frappe du pied les rêves
Mais le jour je vomis la bile
Dont m'abreuve l'obscurité
Je demande à manger aux vivants
À oublier les passions
Je commémore mon corps
Deuil habité d'un dieu
Je plains les défunts probables
Parfois dans la disparition j'admire
La gloire des morts
LA RÉPÉTITION RÈGLE DE VIE
Je répéterai les rêves
Pour qu'en fauchant les blés coulent des larmes
Je répéterai les mots pour entendre
Ma langue palpiter brûlante
Je répéterai mon corps pour exercer l'avenir
Je mourrai à répétition, et toi
Tu ne vas pas me reconnaître
Dans le cercueil
Tu planteras des bulbes, des graines, des plantes vertes
Les veines sècheront une à une du côté
Où les jardins voleront la sève
Pour fleurir
Je suis déjà dans les rêves des vers de terre
En secret j'esquisse les souvenirs de la flamme
(Pages I)
TOMBEAUX VOÛTÉS (LES ANCÊTRES)
Ils dorment dans des lits hors de portée du sommeil
Droits comme des prières ou comme
Une fumée d'encens dans la crise d'un calme plat
Dénudés de tout regard, de toute peur
Âpres de corps désarmés de l'âme
Morts que nul n'est venu
Recouvrir et qui rêvent d'un peu de terre, aveugles
Dans des chambres nues de lumière et sans chemin
Sous leurs ongles l'écho se tord
Sur le marbre d'un banc ils endorment
De leur mère le mort sans sépulture
Une Antigone que le poids mûrit
Veille la dépouille et le catafalque
Et chez le mort sans tombe traque la lumière
Des hommes dans l'entrée gardent la pénombre
Et cette folle attente, qui jamais
N'a été n'a voulu être deuil
CHASSEUR D'ÂMES
(LA PROPHÉTIE DE L'OUBLIÉ)
Avant même le jour le chasseur
Ses appeaux dans les mains et aux lèvres
Appelle des cris d'oiseaux
À venir dans les feuilles du piège
À s'ensevelir dans la fraîcheur
S'aveugler dans la lueur de la lampe
Cris, gazouillis d'âmes dont les âmes
Par des imitations de chants funèbres ou de berceuses
Tâchent de leurrer, d'attirer hors du gîte
Dans la brume du matin les dryades
Quand la lumière neuve condamne les ténèbres
À mort trois fois, de sorte
Qu'elles abandonnent l'ombre pour les eaux
Et que devant lui s'inclinant
Face au canon du fusil elles soient
Une deuxième fois mises à mort
LA FORÊT À PAS DE SILENCE
Dans la forêt les ombres se couchent
Séculaire là-haut la lumière avance
Versant des deniers de silence aux églises
Et dans les herbacées des rêves
Glisse la mémoire, son pas de solitude
Les arbres dépassent dans les ombres
Les troncs tels des châteaux les parcourent
Et poussant toujours plus haut, le bois
De la vie perd des écorces de lumière
L'homme traversant les ombres
Parcourt avec le temps qui blanchit
Les sentiers du hêtre, des feuilles que la terre
Dans les crissements apprend par cœur et traîne
Dans la noirceur tandis que sombre
Comme un jeu la lumière descendue
De haut, et sa grâce rend amer
L'air sent la terre humide aux feuilles pourries
Les troncs qui se dressent comme les siècles
Et l'homme qui aboie dans sa vérité
Sent la chair et la sueur, sent la peur
L'effort et la colère
FILLES CIERGES
Des filles cierges dans les rues allument
Une lumière grège, lunaire, soldats
D'un printemps aux armes légères, nus
Dans les moussons de la tornade funèbre
Elles vont puisant l'azur et le rouge
Dans la peau du jour, pâle abîme
Qui les enveloppe, afin de resplendir
Comme ex-voto dans les églises où brille un peuple
De flammes d'argent tremblotant, de tranchants
Des couteaux étincelants, de verres dans la lumière où s'offre
Le futur en tourbillons de fête
Implorant deux mains pour puiser
De leur vie le suc intact
À leur poignet fleurissant une autre
Pulsation, à la flamme qu'elles allument s'effondre
En cire fondue séchant sur la peau des fidèles
Psalmodies du souffle elles entrent dans un temple
Avec des cierges blancs du Samedi saint
Pour prendre dans leurs mains la verdoyante
La chaude lumière de la résurrection
ENFANTS D'UNE AUTRE PLANÈTE
Enfants d'une autre planète
Aux yeux qui interrogent, aux perplexités bleues
Ils plantent des diamants dans le ciel
Des aiguilles de feu dans le corps de l'intérieur
Comme s'ils liaient de leurs sortilèges
Des débris humides
Mais le vent n'habite pas le regard
Accueil du vide
À la même énigme sans réponse est redevable
La vie qu'ils appellent mort
Les herbes, qui poussent aux paupières,
en argent d'angoisse, apportent l'unique indice
Que dans la terre des yeux germent et rampent
Des légendes
HILARITÉ
On eût dit qu'un enfant traçait les lettres
Malgré le passage de l'humide des mains
Qui gouverne le couple des yeux
Et mène le geste dans la lettre
On eût dit que traçaient depuis l'enfance
Les yeux, afin d'être en mesure de voir
Dans la plaie le mystère traversant de l'aube
Le souci de l'illusion
On eût dit qu'il riait depuis l'enfance
Avec ce rire de vie
Qui frétille aux dents
Qui passe la nuit dans les entrailles sans apparaître
Et l'on entend sans cesse étinceler dans la vie
Une bruyante hilarité
Sa récompense dans le silence est béante
Elle échappe à la mort
NOMS DE PERSONNES : LE LIEU
à mon père
Je ne tiens plus dans mon lieu de naissance
Tout a rapetissé entre mes mains
Comme un jouet d'enfant
Une boule avec un ciel de verre
D'où lorsqu'on la secoue la neige
commence à tomber voltigeant épaisse
Dans la mémoire elle vient trouver
D'où il vient, où il va
Pour dire Salut et pour toujours
Adieu à là d'où tu viens
Tandis que se dépose au fond de l'avenir la musique
Le blanc de la neige éclaire le lieu entier
Hamac vide où se balance insouciant
Le siècle enfant
NOMS DE PERSONNES : LE LIEU (variante)
à mon père
Je ne tiens plus dans mon lieu de naissance
J'ai rapetissé en grandissant et le siècle
roule dans sa boue
Boule de verre d'un enfant dans un Golgotha
Où des jours durant il neige de la nuit
Je m'y suis perdu, devenu fantôme
À cause des anciens gestes et brièvement
Un paysage remue dans le souvenir
D'un lieu vide
Dans le présent il se dépose
Il me regarde surpris tout perplexe
Un enfant nu en vain dans le froid
Et seul
(Destin au soleil)
PRESQUE PRÉSENT
I
Le monde avance avec lenteur ; plus tu grandis
Plus les faits dilatés s'espacent
Afin que monte en toi
Des alluvions la vase rouge
Tu cherches en son corps un grain d'or
Inexistant et seul
Son germe pousse au prix d'une vie
II
L'âme est tardive et lentement
Revient du deuil en tournant le visage
Droit vers la source
Mais dans le corps se meut l'humeur de l'aube
Emplissant et vidant ce qui parfois déborde telle
Une larme tout au bout, la sève
Et c'est l'instant de l'accord une buée
De lumière éblouit le corps ;
Sa chaleur exhale une vague de vie
III
La boue — même si tous les jours elle s'éveille
Dorée au coassement des rêves d'une vie
Et d'une autre, pareille en tous points
Prisonnière des dents et des fers
Les lèvres viennent parler par un baiser
De la nuque à l'épaule qui une fois
Brilla nue et les yeux
Aveuglément volaient
Le superflu des lèvres et du toucher
Doraient amèrement ce qui dans la boue éteignait
La lumière et allumait par tous ses bouts le corps
Étincelant comme si scintillait le feu
Que seule préserve et contient la terre
IV
Lentement la mémoire en l'oubli s'approche
Édifiant au plus haut le sentiment d'une nouvelle
Vie ; l'ancien et le nouveau marchent ensemble
Lardant la peau qu'offre l'âme
Généreuse et novice au tatouage
Les vagues aux langues de vent préparent
Le dessin sur le corps du rocher
Dans les débris additionnant le sable au sable
*
Thanàssis Hatzòpoulos, né en 1960, auteur de nombreux recueils de poèmes et de plusieurs essais sur la poésie, est l'une des voix les plus fortes, les plus représentatives parmi celles apparues en Grèce dans les années 80, aux côtés de Stratis Pascàlis, Dimìtris Houliaràkis et quelques autres. Cette génération, qui atteint aujourd'hui sa pleine maturité, pratique moins la rupture qu'une certaine fidélité aux origines. Le mort de même sang, dont j'ai publié l'intégrale aux Cahiers grecs, est de ce point de vue exemplaire : en s'édifiant sur l'un des anciens chants populaires les plus connus, Le pont d'Arta, jetant ainsi une passerelle au-dessus du temps, il rend hommage à la tradition, aux racines les plus profondes de la poésie grecque d'aujourd'hui, mais aussi à un grand contemporain, Mihàlis Ganas, dont le recueil Ballade, paru deux ans plus tôt, revisite un autre chant, Le frère mort (en ligne ici-même).
Chez Hatzòpoulos, comme chez bien d'autres écrivains grecs, on n'est guère loin des Présocratiques, ces poètes-philosophes. La poésie vient ici frôler la philosophie — sans jamais s'y diluer. Pour notre poète, elle est «la pensée des sensations».
Une pensée nécessairement obscure, allusive. On a pu dire des poèmes de Hatzòpoulos que chacun d'eux était comme la partie émergée d'un iceberg. On les sent lestés par le poids du sens. Ici les mots disent plusieurs choses à la fois, en disant le monde ils parlent aussi d'eux-mêmes : le poème est en même temps art poétique.
Au milieu de cette profusion, pourtant, le lecteur ne se sent pas perdu. Il est porté, soutenu, d'abord, par la plénitude des formes, par un sens évident de l'architecture dans le développement des thèmes, une concision, une musicalité, une maîtrise impressionnants.
Ce qui rend cette parole si fascinante, et si exemplaire du discours poétique d'aujourd'hui, c'est l'antinomie qui l'habite et l'anime : cette façon qu'elle a de creuser et de construire d'un seul mouvement, d'être à la fois dense et décharnée, fragile et forte, contenue et fervente, tremblée comme la vie et d'une pureté de cristal. En équilibre sur le vide, alliance magique du vide et du plein.
Hatzòpoulos, fin connaisseur de notre littérature, grand admirateur de Valéry et Mallarmé, a traduit dans sa langue Chateaubriand, Valéry, Cioran et Jaccottet.
Je ne donne pas ici d'extrait du Mort de même sang (1994), que l'auteur refuse de fragmenter, mais quelques poèmes tirés de l'anthologie Poésie/Gallimard et Presque présent, poème de 1997, publié à part en Grèce par les éditions Diametros avec l'original et des traductions anglaise, italienne et française.
De leur propre corps date de 1986, Pages I de 1987 et Destin au soleil de 1996.
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