Thanàssis Hatzòpoulos


LES DIVINITÉS CHTONIENNES


Nous nous embrassions dans ce rêve

Et trouvions entre nos langues

Sang et sable


En partant je crachais ce goût de sang

Sable crissant sous la dent

Cette langue avec son sexe

Ses mamelons, ses colonies, ses canaux

Ses élans telles des lames tranchantes

Un spasme froid me traversait


Me retournant j'ai dit :

«Les divinités chtoniennes nous bénissent

Et nous condamnent»


Ton rire m'a réveillé

Je sentais les toiles de l'écho

Me clouer

Flottant au vent de plus en plus loin


(De leur propre corps)




ANGE FRUGAL


Mon âme frappe du pied les rêves

Mais le jour je vomis la bile

Dont m'abreuve l'obscurité


Je demande à manger aux vivants

À oublier les passions


Je commémore mon corps

Deuil habité d'un dieu


Je plains les défunts probables

Parfois dans la disparition j'admire

La gloire des morts




LA RÉPÉTITION RÈGLE DE VIE


Je répéterai les rêves

Pour qu'en fauchant les blés coulent des larmes

Je répéterai les mots pour entendre

Ma langue palpiter brûlante

Je répéterai mon corps pour exercer l'avenir


Je mourrai à répétition, et toi

Tu ne vas pas me reconnaître

Dans le cercueil

Tu planteras des bulbes, des graines, des plantes vertes

Les veines sècheront une à une du côté

Où les jardins voleront la sève

Pour fleurir


Je suis déjà dans les rêves des vers de terre

En secret j'esquisse les souvenirs de la flamme


(Pages I)




TOMBEAUX VOÛTÉS (LES ANCÊTRES)


Ils dorment dans des lits hors de portée du sommeil

Droits comme des prières ou comme

Une fumée d'encens dans la crise d'un calme plat

Dénudés de tout regard, de toute peur

Âpres de corps désarmés de l'âme


Morts que nul n'est venu

Recouvrir et qui rêvent d'un peu de terre, aveugles

Dans des chambres nues de lumière et sans chemin

Sous leurs ongles l'écho se tord

Sur le marbre d'un banc ils endorment

De leur mère le mort sans sépulture


Une Antigone que le poids mûrit

Veille la dépouille et le catafalque

Et chez le mort sans tombe traque la lumière


Des hommes dans l'entrée gardent la pénombre

Et cette folle attente, qui jamais

N'a été n'a voulu être deuil




CHASSEUR D'ÂMES

(LA PROPHÉTIE DE L'OUBLIÉ)


Avant même le jour le chasseur

Ses appeaux dans les mains et aux lèvres

Appelle des cris d'oiseaux

À venir dans les feuilles du piège

À s'ensevelir dans la fraîcheur

S'aveugler dans la lueur de la lampe


Cris, gazouillis d'âmes dont les âmes

Par des imitations de chants funèbres ou de berceuses

Tâchent de leurrer, d'attirer hors du gîte

Dans la brume du matin les dryades

Quand la lumière neuve condamne les ténèbres

À mort trois fois, de sorte

Qu'elles abandonnent l'ombre pour les eaux


Et que devant lui s'inclinant

Face au canon du fusil elles soient

Une deuxième fois mises à mort




LA FORÊT À PAS DE SILENCE


Dans la forêt les ombres se couchent

Séculaire là-haut la lumière avance

Versant des deniers de silence aux églises

Et dans les herbacées des rêves

Glisse la mémoire, son pas de solitude


Les arbres dépassent dans les ombres

Les troncs tels des châteaux les parcourent

Et poussant toujours plus haut, le bois

De la vie perd des écorces de lumière


L'homme traversant les ombres

Parcourt avec le temps qui blanchit

Les sentiers du hêtre, des feuilles que la terre

Dans les crissements apprend par cœur et traîne

Dans la noirceur tandis que sombre

Comme un jeu la lumière descendue

De haut, et sa grâce rend amer


L'air sent la terre humide aux feuilles pourries

Les troncs qui se dressent comme les siècles

Et l'homme qui aboie dans sa vérité

Sent la chair et la sueur, sent la peur

L'effort et la colère




FILLES CIERGES


Des filles cierges dans les rues allument

Une lumière grège, lunaire, soldats

D'un printemps aux armes légères, nus

Dans les moussons de la tornade funèbre


Elles vont puisant l'azur et le rouge

Dans la peau du jour, pâle abîme

Qui les enveloppe, afin de resplendir

Comme ex-voto dans les églises où brille un peuple

De flammes d'argent tremblotant, de tranchants

Des couteaux étincelants, de verres dans la lumière où s'offre

Le futur en tourbillons de fête

Implorant deux mains pour puiser

De leur vie le suc intact


À leur poignet fleurissant une autre

Pulsation, à la flamme qu'elles allument s'effondre

En cire fondue séchant sur la peau des fidèles

Psalmodies du souffle elles entrent dans un temple

Avec des cierges blancs du Samedi saint

Pour prendre dans leurs mains la verdoyante

La chaude lumière de la résurrection




ENFANTS D'UNE AUTRE PLANÈTE


Enfants d'une autre planète

Aux yeux qui interrogent, aux perplexités bleues

Ils plantent des diamants dans le ciel

Des aiguilles de feu dans le corps de l'intérieur

Comme s'ils liaient de leurs sortilèges

Des débris humides


Mais le vent n'habite pas le regard

Accueil du vide

À la même énigme sans réponse est redevable

La vie qu'ils appellent mort


Les herbes, qui poussent aux paupières,

en argent d'angoisse, apportent l'unique indice

Que dans la terre des yeux germent et rampent

Des légendes




HILARITÉ


On eût dit qu'un enfant traçait les lettres


Malgré le passage de l'humide des mains

Qui gouverne le couple des yeux

Et mène le geste dans la lettre


On eût dit que traçaient depuis l'enfance

Les yeux, afin d'être en mesure de voir

Dans la plaie le mystère traversant de l'aube

Le souci de l'illusion


On eût dit qu'il riait depuis l'enfance

Avec ce rire de vie

Qui frétille aux dents

Qui passe la nuit dans les entrailles sans apparaître

Et l'on entend sans cesse étinceler dans la vie

Une bruyante hilarité


Sa récompense dans le silence est béante

Elle échappe à la mort




NOMS DE PERSONNES : LE LIEU


à mon père


Je ne tiens plus dans mon lieu de naissance

Tout a rapetissé entre mes mains

Comme un jouet d'enfant


Une boule avec un ciel de verre

D'où lorsqu'on la secoue la neige

commence à tomber voltigeant épaisse


Dans la mémoire elle vient trouver

D'où il vient, où il va

Pour dire Salut et pour toujours

Adieu à là d'où tu viens


Tandis que se dépose au fond de l'avenir la musique

Le blanc de la neige éclaire le lieu entier

Hamac vide où se balance insouciant

Le siècle enfant




NOMS DE PERSONNES : LE LIEU (variante)


à mon père


Je ne tiens plus dans mon lieu de naissance

J'ai rapetissé en grandissant et le siècle

roule dans sa boue

Boule de verre d'un enfant dans un Golgotha

Où des jours durant il neige de la nuit


Je m'y suis perdu, devenu fantôme

À cause des anciens gestes et brièvement

Un paysage remue dans le souvenir

D'un lieu vide


Dans le présent il se dépose

Il me regarde surpris tout perplexe

Un enfant nu en vain dans le froid

Et seul


(Destin au soleil)




PRESQUE PRÉSENT


I


Le monde avance avec lenteur ; plus tu grandis

Plus les faits dilatés s'espacent

Afin que monte en toi

Des alluvions la vase rouge


Tu cherches en son corps un grain d'or

Inexistant et seul


Son germe pousse au prix d'une vie




II


L'âme est tardive et lentement

Revient du deuil en tournant le visage

Droit vers la source


Mais dans le corps se meut l'humeur de l'aube

Emplissant et vidant ce qui parfois déborde telle

Une larme tout au bout, la sève


Et c'est l'instant de l'accord une buée

De lumière éblouit le corps ;

Sa chaleur exhale une vague de vie




III


La boue — même si tous les jours elle s'éveille

Dorée au coassement des rêves d'une vie

Et d'une autre, pareille en tous points

Prisonnière des dents et des fers


Les lèvres viennent parler par un baiser

De la nuque à l'épaule qui une fois

Brilla nue et les yeux


Aveuglément volaient

Le superflu des lèvres et du toucher


Doraient amèrement ce qui dans la boue éteignait

La lumière et allumait par tous ses bouts le corps

Étincelant comme si scintillait le feu

Que seule préserve et contient la terre




IV


Lentement la mémoire en l'oubli s'approche

Édifiant au plus haut le sentiment d'une nouvelle

Vie ; l'ancien et le nouveau marchent ensemble

Lardant la peau qu'offre l'âme

Généreuse et novice au tatouage


Les vagues aux langues de vent préparent

Le dessin sur le corps du rocher


Dans les débris additionnant le sable au sable




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Thanàssis Hatzòpoulos, né en 1960, auteur de nombreux recueils de poèmes et de plusieurs essais sur la poésie, est l'une des voix les plus fortes, les plus représentatives parmi celles apparues en Grèce dans les années 80, aux côtés de Stratis Pascàlis, Dimìtris Houliaràkis et quelques autres. Cette génération, qui atteint aujourd'hui sa pleine maturité, pratique moins la rupture qu'une certaine fidélité aux origines. Le mort de même sang, dont j'ai publié l'intégrale aux Cahiers grecs, est de ce point de vue exemplaire : en s'édifiant sur l'un des anciens chants populaires les plus connus, Le pont d'Arta, jetant ainsi une passerelle au-dessus du temps, il rend hommage à la tradition, aux racines les plus profondes de la poésie grecque d'aujourd'hui, mais aussi à un grand contemporain, Mihàlis Ganas, dont le recueil Ballade, paru deux ans plus tôt, revisite un autre chant, Le frère mort (en ligne ici-même).

Chez Hatzòpoulos, comme chez bien d'autres écrivains grecs, on n'est guère loin des Présocratiques, ces poètes-philosophes. La poésie vient ici frôler la philosophie — sans jamais s'y diluer. Pour notre poète, elle est «la pensée des sensations».

Une pensée nécessairement obscure, allusive. On a pu dire des poèmes de Hatzòpoulos que chacun d'eux était comme la partie émergée d'un iceberg. On les sent lestés par le poids du sens. Ici les mots disent plusieurs choses à la fois, en disant le monde ils parlent aussi d'eux-mêmes : le poème est en même temps art poétique.

Au milieu de cette profusion, pourtant, le lecteur ne se sent pas perdu. Il est porté, soutenu, d'abord, par la plénitude des formes, par un sens évident de l'architecture dans le développement des thèmes, une concision, une musicalité, une maîtrise impressionnants.

Ce qui rend cette parole si fascinante, et si exemplaire du discours poétique d'aujourd'hui, c'est l'antinomie qui l'habite et l'anime : cette façon qu'elle a de creuser et de construire d'un seul mouvement, d'être à la fois dense et décharnée, fragile et forte, contenue et fervente, tremblée comme la vie et d'une pureté de cristal. En équilibre sur le vide, alliance magique du vide et du plein.

Hatzòpoulos, fin connaisseur de notre littérature, grand admirateur de Valéry et Mallarmé, a traduit dans sa langue Chateaubriand, Valéry, Cioran et Jaccottet.

Je ne donne pas ici d'extrait du Mort de même sang (1994), que l'auteur refuse de fragmenter, mais quelques poèmes tirés de l'anthologie Poésie/Gallimard et Presque présent, poème de 1997, publié à part en Grèce par les éditions Diametros avec l'original et des traductions anglaise, italienne et française.

De leur propre corps date de 1986, Pages I de 1987 et Destin au soleil de 1996.


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Thanàssis Hatzòpoulos

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