Còstas Taktsis



QUESTION DE TEMPÉRAMENT


Mme Mìna entra dans la classe, et tous se levèrent aussitôt.

— Asseyez-vous, dit Mme Mìna, et ils se rassirent à leurs pupitres. Lui se trouvait au premier rang, vu sa petite taille.

Mme Mìna posa son sac sur le bureau, mais sans enlever son manteau ni sa fourrure, car il faisait très froid.

Sa fourrure était en renard. Les yeux de Mme Mìna ressemblaient beaucoup aux yeux de verre du renard, sauf qu'ils étaient plus grands, écarquillés.

C'était une méchante femme. Elle ne pouvait pas le sentir. Parce qu'il venait d'une autre école, peut-être. Ou à cause de sa petite taille. Le chouchou, c'était Bozèlis, le plus grand de la classe. Chaque fois qu'on manquait de craie pendant le cours, c'est lui qu'elle envoyait en prendre au bureau du directeur. Et le jour où prise de migraine elle avait eu besoin d'une aspirine, c'est Bozèlis qu'elle avait envoyé chez la surveillante chercher de l'eau.

— Silence, dit Mme Mìna. Y a-t-il des absents ?

Quelques enfants crièrent les noms de leurs voisins absents. Mme Mìna les nota.

— Cinq seulement? dit-elle. Une chance, avec un froid pareil. Qu'avons-nous en première heure, Bozèlis ?

— Arithmétique, madame, dit Bozèlis.

— Ah, fit Mme Mìna. Prenez donc une feuille dans le cahier d'arithmétique et écrivez en haut à droite votre nom. Proprement. Tu as entendu, Kelaïdìti ?

— Oui madame, dit Kelaïdìti.

— Alors pourquoi demandes-tu à Kehaya?

— J'ai oublié mon cahier d'arithmétique à la maison, madame.

— Tu n'as aucun cahier ?

— J'ai le cahier d'orthographe, dit Kelaïdìti.

— Eh bien alors, prends une feuille dans le cahier d'orthographe. Ce n'est pourtant pas sorcier !

Puis elle alla au tableau et prit la craie. Mais comme certains enfants au dernier rang se mettaient à parler, Mme Mìna se retourna et jeta sur toute la classe un regard lourd. Les enfants du dernier rang se turent, et Mme Mìna revint à son tableau. Elle écrivit un nombre à trois chiffres, suivi d'un X, puis un autre nombre à trois chiffres.

— Quelle est cette opération, Bozèlis ?

— Une multiplication, madame.

— Vous avez tous entendu ?

— Oui madame, dit toute la classe.

— Eh bien, au travail, et je ne veux rien entendre. Tous ceux que je prends à copier sur le voisin, je leur mets un zéro et je demande à voir les parents. Que se passe-t-il, Zervou ?

— J'ai pas de crayon, madame.

— C'est toujours pareil, tu n'as jamais rien, dit Mme Mìna à Zervou. Qui a deux crayons ?

Quelques enfants levèrent la main. Et lui aussi, mais il avait beau se trouver au premier rang, elle ne le vit même pas.

— Toi, donne-lui l'un des tiens, dit-elle à un garçon assis deux rangées derrière Zervou. Qui d'autre n'a pas de crayon ? Qui a laissé chez lui sa gomme ? ou sa tête ?

Pas de réponse.

— Aucune difficulté ? Vous êtes bien sûrs ?

Quelles difficultés ? Ils avaient fait un tas de multiplications pareilles, et la semaine d'avant ils s'étaient mis aux divisions.

— Qu'est-ce que tu veux, Kehaya ?

Les filles posaient tout le temps des questions. Elles ne comprenaient jamais du premier coup ce qu'on leur disait.

— Où doit-on faire les opérations au brouillon, madame ?

Au brouillon ? Il n'y avait pas pensé. Heureusement qu'il y avait Kehaya.

— Au dos de la feuille, dit Mme Mìna. Vous avez tous entendu?

— Oui.

— Même Kelaïdìti?

— Oui madame, dit Kelaïdìti.

— Quand vous avez terminé vous m'apportez votre copie et sortez dans la cour en silence. Sans crier, pour ne pas gêner les autres classes. Bon, commencez. Le premier qui termine sera le meilleur de la classe.


Malgré le temps glacial, il sentit soudain une chaleur monter dans tout son corps. Il toucha sa joue, elle brûlait.

Maintenant il allait lui montrer, à Mme Mìna, qui était le meilleur de la classe. Ce n'était plus seulement Bozèlis qu'elle enverrait chercher de la craie au bureau du directeur.

Vite.

D'abord le multiplicande.

La queue du neuf était un peu trop longue.

Il prit la gomme, l'effaça, la retraça.

Maintenant le multiplicateur.

La barre.

Non, pas à la main.

A la main elle irait de travers.

Il ouvrit vite son sac et sortit sa règle. Puis, la posant sous le multiplicateur, il traça une belle barre bien droite. Il repassa une seconde fois.

Mme Mìna lisait son journal. Mais on la sentait prête à réprimer les copiages.

Il se poussa donc au bout du pupitre, moins pour empêcher son voisin de voir que pour éviter de laisser croire aux autres, à Mme Mìna surtout, qu'il avait la moindre intention de copier sur son voisin. Il n'avait pas besoin de copier. Il était bon en arithmétique. Il n'avait même pas besoin de faire les opérations au brouillon. Même de tête il pouvait les faire.

Six fois neuf ?

Ça... Il mélangeait tout le temps.

Cinq fois neuf quarante-cinq, six fois neuf cinquante-quatre. Je pose quatre, je retiens cinq. Cinq. Ne pas oublier.

Trois fois huit vingt-quatre. Plus cinq ? Vingt-quatre plus cinq, vingt-neuf.

Son cerveau allait vite. Il sentait comme une sorte d'ivresse. Comme s'il n'avait pas de corps. Rien que sa tête, et sa main qui écrivait.

Terminé.

Il jeta un coup d'œil autour de lui.

Les autres écrivaient encore.

Il se leva et alla vite jusqu'au bureau.



Mme Mìna s'arrêta de lire et le regarda stupéfaite. Il lui semblait un peu étrange, en effet, que ce soit lui, de toute la classe, qui ait terminé le premier.

— Déjà?

— Oui, madame. Il lui donna la copie.

Mme Mìna y jeta un coup d'œil et sourit. Un sourire bizarre.

— Bien. Va dans la cour.

Il sortit dans la cour et l'air glacé le frappa au visage. Il lui sembla se réveiller d'un rêve.

— Qu'est-ce que tu fais dehors?

Il sursauta. Mais ce n'était que la surveillante, emmitouflée dans un châle. Elle croyait sûrement qu'il avait fait une bêtise et que Mme Mìna l'avait mis dehors pour le punir.

— On a eu un devoir surprise et j'ai terminé le premier, lui dit-il.

La surveillante lui jeta un regard admiratif. Il sentit sa poitrine se gonfler de fierté. Il voulut se mettre à courir, mais la cour était déserte, et d'ailleurs, Mme Mìna l'avait dit, ceux qui ont terminé doivent rester tranquilles pour ne pas déranger les autres classes.

Il alla aux cabinets faire pipi.

Les cabinets avaient l'air différents selon qu'on y allait à la récréation ou pendant la classe, en levant le doigt pour dire qu'on voulait aller au petit coin. Au fait, les cabinets des filles, à quoi ressemblaient-ils ? C'était l'occasion d'y entrer pour voir.

Mais il se retint. La surveillante le verrait peut-être et le dirait à Mme Mìna. Vous vous rendez compte, le meilleur de la classe qui entre dans les cabinets des filles ! Sans parler des autres enfants qui allaient maintenant sortir. Kehaya par exemple. Kehaya était une bonne élève, et la pire des rapporteuses.

Mais pourquoi tardaient-ils? Que faisaient-ils si longtemps?

On entendit passer le tram. On ne pouvait le voir, à cause du grand mur de la cour.

Il s'assit sur les marches de l'entrée et remonta sa chaussette droite. Puis il défit ses lacets de chaussures, les renoua plus serrés.

Tout ce qu'on voyait par-dessus le mur de la cour, c'était le haut de la maison d'en face. Son toit ressemblait à un œuf d'argent. À une moitié d'œuf d'argent. Au sommet de l'œuf, le paratonnerre. Si la foudre tombait par là, le paratonnerre l'enverrait dans le sol et l'incendie serait évité.

Derrière lui, un léger bruit. Il se leva. C'était Kehaya. Les yeux ronds, l'air poseur. Derrière elle venait une autre fille.

Bozèlis n'avait toujours pas terminé.

Il voulait leur demander ce qu'elles avaient trouvé comme résultat, mais Kehaya et l'autre fille lui tournèrent le dos.

Heureusement, au même instant il vit sortir Bozèlis, tandis que sonnait la cloche de la récréation.

Comme il allait poser sa question, Bozèlis le devança.

— Tu as trouvé quoi comme résultat ?

Il le lui dit. À peu près. Il ne se rappelait plus très bien.

— Oh, la la ! s'écria Bozèlis.

Kehaya se retourna, l'œil plein de curiosité.

— Lui, il a seulement multiplié par le premier chiffre ! dit Bozèlis à Kehaya.

— Laisse-moi tranquille, veux-tu ? dit Kehaya. Je t'ai déjà dit que je te cause plus.

Au même instant les élèves de septième se ruèrent dans la cour, puis un groupe de sa classe, et il n'entendit pas ce que disait Bozèlis. Il le vit seulement pousser Kehaya, au point de manquer la faire tomber, et Kehaya fondit en larmes.

Lui ne pouvait pas pleurer.

Il voulait, mais il ne pouvait pas.


— Vous avez vu comme elles nous tombent dessus, les grandes chaleurs ? dit Mme Peresiàdi à la grand-mère. Vous allez quelque part cet été ?

— Je voulais aller à Edipsos pour les bains, dit la grand-mère. Malheureusement, c'est la troisième année de suite, mon petit-fils est recalé en mathématiques, et nous devons rester à Athènes pour préparer l'examen.

— Ah, le pauvre, dit Mme Peresiàdi.

— Que voulez-vous, dit la grand-mère. À la communale déjà, il n'aimait pas du tout l'arithmétique. Il tient de moi et de sa mère. Vous comprenez, c'est une question de tempérament...




UNE VISITE


Depuis deux ans nous habitions dans cette maison, et sauf pour se dire bonjour, nous ne parlions pas aux voisins. La première chose qu'une voisine demandait, quand on l'encourageait un peu, c'était : Que cuisinez-vous de bon aujourd'hui ?... Et ma grand-mère avait de bonnes raisons pour ne pas raconter aux gens ce qu'on cuisinait chez nous. Certains jours on ne cuisinait rien.

Mais soudain elle se lia d'amitié avec la voisine juste en face. Et un soir d'été — un dimanche — où nous étions seuls dans le jardin, où j'avais usé jusqu'aux derniers rayons de lumière à lui lire un roman de Delly, au point de ne plus distinguer les lettres, elle me dit : Veux-tu qu'on aille en face chez la voisine, faire un brin de causette pour passer le temps ? Ta mère va peut-être tarder ce soir, qu'allons-nous faire seuls tous les deux ? Si nous avions de l'argent, je t'emmènerais au Karaghiòzis, on rirait un peu. Enfin, j'espère qu'on va le payer demain, ton oncle... Elle m'a dit cent fois de venir boire le café, elle va penser que je fais la fière — tu as vu sa fille? celle qui se met sur le pas de la porte et rit toute seule ? La pauvre, elle n'a jamais eu sa tête, qui sait les saletés qu'a fait son père dans sa jeunesse... Ah, celui-là, quel chagrin pour la pauvre mère... Si seulement sa petite avait pu mourir, qu'elle pleure un bon coup et qu'elle oublie, que Dieu nous protège, nous au moins, touchons du bois, nous avons la santé...

On entrait par une porte grillagée dans un long couloir étroit, entre les hauts murs des maisons voisines. Dans le fond, une petite cour et deux chambres. Derrière les chambres se dressait un autre mur très haut, si bien qu'un seul côté de la cour laissait voir un bout du ciel, qui était à ce moment-là d'un bleu sombre.

La voisine sortit des chaises dans la cour et nous nous assîmes. Elle dit à sa fille de s'asseoir avec nous, mais celle-ci ne voulait pas. Elle aimait bien être debout, nous dit la mère. Elle était appuyée au mur, à l'entrée de la salle à manger qui lui servait aussi de chambre, et chaque fois que je tournais la tête vers elle brusquement, je surprenais ses yeux fixés sur moi, pleins d'une curiosité mêlée d'une sorte de terreur.

La voisine dit à ma grand-mère : Comme vous avez bien fait de venir. Moi, vous comprenez bien, je ne peux pas quitter la maison, et d'un mouvement de tête imperceptible, elle montra sa fille.

— Mon mari est allé au café faire une partie de jacquet, il n'a que le dimanche lui aussi pour se détendre un peu, toute la semaine il est penché sur son aiguille.

— Il a du travail au moins ? demanda ma grand-mère.

— Ça, dit la voisine, les gens donnent moins de choses à coudre qu'avant, tout ce qu'on lui donne à faire, c'est des retouches, mais enfin on s'en tire, Dieu soit loué.

Puis elle parla de son fils. Elle dit qu'elle avait aussi un fils, mais qu'il était parti en Crète faire son service dans la marine. Il était électricien. Bon travailleur et bon garçon. Elle entra dans la chambre, alluma, car maintenant il faisait plus sombre, et rapporta une photographie. Ma grand-mère la prit, la tourna du côté de la lumière en disant : Quel beau garçon, Dieu vous le garde, et elle me la tendit.

— Au moins j'ai celui-là, dit la voisine. Puis elle alla préparer le café, servit ma grand-mère et me donna un loukoum.

Nous n'étions pas là depuis un quart d'heure, et je commençais à m'ennuyer, lorsque nous entendîmes des coups à la porte extérieure.

— Qui est-ce donc, à une heure pareille? dit la voisine, inquiète, et elle quitta la cour pour aller voir. Après un bref silence, nous l'entendîmes :

— Entrez, mais entrez donc, n'ayez pas peur ! Tout de même ! Venir de si loin et ne pas entrer pour manger un morceau ! Oui, je commençais à m'inquiéter, ça fait deux mois qu'il n'a pas donné signe de vie, le maudit garçon...

On entendit sa voix se rapprocher, puis elle apparut suivie de deux marins l'air très gêné, vêtus de blanc.

— Mais n'ayez pas peur ! leur dit la voisine, la dame et le petit garçon habitent en face, on bavardait pour passer le temps... Asimìna ! apporte deux chaises, que les garçons s'assoient. Ce sont des camarades de mon fils, précisa-t-elle à ma grand-mère, ils sont venus me donner de ses nouvelles... Asimìna! apporte deux chaises !

Pas de réponse. Alors la voisine sourit comme pour s'excuser du silence de sa fille, et elle alla elle-même chercher deux chaises. Mais elle resta debout. Les mains sur sa poitrine, elle regardait les deux marins tendrement, l'air extasié, comme à la vue de son propre fils.

— Asseyez-vous donc, c'est pour vous! dit-elle, voyant qu'ils hésitaient. Les deux marins, tenant d'une main leur béret, saisirent de l'autre le dossier de leur chaise, la déplacèrent un peu, se regardèrent, comme si chacun attendait que l'autre s'assoie d'abord, puis ils s'assirent craintivement, timidement, comme des filles, et cela me parut drôle car c'était de vrais hommes, avec de ces mains, au moins cinq fois plus grandes que les miennes. Puis ils se regardèrent de nouveau, comme si chacun disait à l'autre, Vas-y toi d'abord, et l'un d'entre eux, le plus grand, parla :

— On avait une perm... Alors j'ai dit au collègue, si on allait, je lui dis, voir la maman de Zantiòtis ? Je lui avais promis qu'on viendrait vous voir. On va rester cinq jours à Skaramangas pour des réparations, ce n'est pas sûr qu'ils nous laissent encore sortir. Alors j'ai dit, si on allait voir la maman de Tàkis ? On est descendus à Omònia, on est venus à pied, en demandant, et on a failli ne pas trouver, j'avais oublié le numéro...

— On avait oublié le numéro, dit aussi l'autre marin, baissant la tête comme un enfant timide, alors on a demandé à une dame à côté, ajouta l'autre, le grand, et elle m'a dit, je crois qu'ils habitent à cette porte là-bas, frappez donc...

— Asimìna! cria la voisine, mets le café à chauffer pour ces messieurs!

— Ce n'est pas la peine, dit l'un des marins.

— Comment ça, dit la voisine, venir de si loin et ne pas accepter un petit café ? Puis, voyant que sa fille n'entendait pas sortir de sa chambre — à moins qu'elle ne fût cachée ailleurs —, elle alla elle-même à la cuisine.

— D'où êtes-vous, mes enfants ? demanda alors ma grand-mère.

— Moi, je suis d'Àndros, dit l'un des marins, le collègue est de Samos.

Alors l'homme de Samos mit la main dans son pantalon, sur son ventre, pour en sortir quelque chose. Mais ses yeux croisèrent ceux de son camarade, il retira sa main aussitôt et baissa de nouveau la tête comme un enfant pris en faute. La grand-mère dit alors en souriant :


— N'ayez pas peur, les enfants, fumez tant que vous voulez, mon fils à moi était dans l'armée de l'air et jusqu'alors il n'avait jamais fumé devant moi, mais un jour qu'il était venu en permission j'ai compris qu'il voulait fumer, il n'osait pas, alors j'ai eu pitié, en sortant faire des courses à l'épicerie je lui dis, je vais à l'épicerie, quelles cigarettes veux-tu que je te prenne ? Il a fait celui qui ne comprend pas, alors je lui dis, allez, allez, à d'autres tes histoires, pas à ta mère qui t'a mis au monde, qu'est-ce que tu fumes ? et il me dit, prenez-moi des numéro sept... Et moi, le un ne te suffit pas, tu veux du sept ? Vous comprenez, je ne savais pas que le sept est moins cher que le un, je n'avais jamais acheté de cigarettes...

Les marins eurent un rire étouffé. L'homme de Samos mit de nouveau la main dans son pantalon, sur son ventre, sortit son paquet, et ils allumèrent chacun une cigarette.

— Pauvres enfants, dit ma grand-mère, nous autres les mères nous voulons vous voir toujours petits, nous ne voulons pas admettre que vous grandissez, que vous nous quittez... Dans quelques années, ce jeune homme-ci va lui aussi dresser la tête et nous demander des cigarettes...

Au même instant la voisine reparut. A sa suite, la tête basse, mais fixant sur les marins, comme sur moi juste avant, des yeux pleins de curiosité et de terreur, Asimìna s'avançait, apportant les cafés sur un plateau. Ses mains tremblaient.

— Ces messieurs sont des collègues à notre Tàkis, lui dit sa mère, dis bonsoir.

Les deux marins se levèrent aussitôt sans quitter Asimìna des yeux, mais comme elle ne disait pas bonsoir ils se regardèrent, déroutés, laissèrent les bérets sur les chaises et prirent les cafés, mais sans savoir où les poser. Les tenant d'une main, ils reprirent de l'autre les bérets sur les chaises, s'assirent et coincèrent les bérets sur un genou. Entre-temps Asimìna était repartie dans sa chambre.

Plusieurs secondes passèrent, personne ne parlait.

Soudain nous entendîmes un grand bruit sourd, puis des sons étranges, comme des gémissements, la voisine courut vers la chambre la première, nous la suivîmes et l'on vit Asimìna tombée sur le dos qui se tordait, l'écume aux lèvres. Sa mère se rua sur elle et lui agrippa les poignets, criant : Vite ! attrapez-lui chacun une jambe, un mouchoir, vite ! mettez-le-lui dans la bouche, qu'elle ne se morde pas la langue !

Ma grand-mère sortit le mouchoir qu'elle avait toujours dans son corsage et le fourra dans la bouche d'Asimìna, l'un des marins s'agenouilla, lui attrapa les jambes, les plaqua contre le sol avec force, les coinça sous son genou tout en baissant la jupe qui était remontée jusqu'au ventre, et la garda ainsi serrée, bien serrée ; bientôt les soubresauts faiblirent, s'arrêtèrent totalement, et elle resta immobile, comme morte ; on la mit sur le lit, la mère prit le mouchoir, essuya l'écume autour des lèvres — une écume sanglante, comme quand on passe de l'eau oxygénée sur une plaie — puis elle tomba sur une chaise et prit ses joues dans ses mains.

Ma grand-mère interloquée regardait tantôt Asimìna, tantôt les marins, eux aussi tout déroutés ; puis elle dit :

— Dieux du ciel, être prise comme ça, d'un seul coup !... Toi, rentre à la maison, me dit-elle, des fois que ta mère arrive, elle n'a pas les clefs, moi j'arrive bientôt...

Et comme je m'apprêtais à partir, rageant d'être chassé au moment même où je voulais rester, j'entendis l'un des marins, celui d'Àndros, le grand, qui disait :

— Peut-être... c'est peut-être à cause... de nous ?...



***



CÒSTAS TAKTSIS,

LA STAR


1985, Arles. Ce petit homme au visage rond, aux yeux vifs, c'est donc lui ! J'ai enfin devant moi le grand Taktsis ! Il a écrit, vingt ans plus tôt, le déjà mythique Troisième anneau, l'un des grands livres de la prose grecque, bouillonnant, drôle, tragique, hystérique, scandaleux, bref, tout le portrait de son auteur. Ce roman est une autobiographie déguisée, et Còstas Taktsis un homo déclaré — ce qui, dans son pays, jusque récemment, exigeait courage et culot. Les personnages féminins du Troisième anneau, narratrice en tête, sont suffocants de violence et de vie — de même que sa langue, parfaitement écrite, mais aussi fraîche (et brûlante !) que celle parlée dans la rue. Pour connaître vraiment la Grèce, et surtout celle des petits-bourgeois, des marginaux, pour voir la famille grecque dans sa gloire et son horreur, il faut plonger dans le Troisième anneau : on y découvrira, comme l'a écrit Jacques Lacarrière, «l'ombre, les coulisses, le subconscient obscur», la face cachée de ce pays.

Arles, donc. Aux Assises de la traduction, Taktsis et moi prenons part à la même table ronde. Il me contre brutalement, avec une parfaite mauvaise foi. La provocation est son sport favori : il adore semer la merde, si possible en public. Il s'est fait ainsi une foule d'ennemis ; moi-même, ce jour-là, je me promets de ne jamais revoir ce type. Et pourtant, quand Lacarrière me propose quelques mois plus tard de traduire le livre suivant de Taktsis, La petite monnaie, délicieux recueil de nouvelles qui prolonge le roman, j'accepte aussitôt, curieux de voir ce que ça donne, travailler avec un ennemi.

Il sera charmant d'un bout à l'autre — avec de temps en temps, demi-sourire, une fine allusion à la journée d'Arles. Il a beaucoup d'humour. On s'écrit, on se voit, il semble apprécier mon travail. Un seul nuage : après la parution du livre, il m'envoie un mot désespéré à propos d'un titre de nouvelle qu'il juge soudain mal traduit. Je découvre le fond du personnage : hypersensible, vulnérable comme un enfant. Il me faudra dix minutes au téléphone et une longue lettre pour le rassurer à peu près.

Nous n'aurons pas le temps de devenir amis, mais je finirai par trouver Taktsis attachant. Imprévisible, insaisissable, pétillant la veille, abattu le lendemain, mais doté d'une vitalité, d'une curiosité, d'une fraîcheur qui le font sans cesse rebondir. Ambigu par essence, à l'image de son œuvre, c'est un mélange instable de rigolade et de drame, de culpabilité et d'innocence, entre les Atrides et Bibi Fricotin.


Avril 86. Première visite chez lui. Une maison au flanc du Lycabette. Petite machine à écrire sur son bureau. Il travaille à la «quasi-autobiographie» qu'il promet depuis des années. Elle sera semée de mensonges, annonce-t-il.

Je lui demande de lire une page de La petite monnaie. Il ne se fait pas prier. Voix forte, martelée, frémissante, on se demande s'il va éclater de colère ou de rire.

Il me raconte que très jeune il avait deux grands projets : d'abord, faire l'amour jusqu'à plus soif ; ensuite, écrire deux ou trois livres qui resteraient. Il estime avoir atteint son but, mais, dit-il, je ne m'attendais pas à gagner de l'argent avec mon cul d'abord.

Il est travelo professionnel. Un jour il est allé voir un copain en tenue de travail. Le copain l'a pris pour une femme.


Août 86. Réunion de travail chez lui. Il est affalé dans son petit fauteuil, en robe de chambre, des cernes marron sous les yeux. Je m'apprête à le questionner, il m'interrompt : il n'a pas dormi de la nuit, il vient de prendre un somnifère et dans un quart d'heure il sera dans les vapes. Il m'offre à boire. Une bière ? Non. Un whisky ? Un coca ? Non. ...Une couille ? Non. Il soupire. Que faire de ce gars-là ?

Je l'interroge sur le tango de la page 11. Il me chante la chose tout entière, huit strophes, d'une voix épuisée, mi-émue, mi-moqueuse. Tu comprends, ces chansons m'ont beaucoup influencé dans ma jeunesse, ils font de la femme un être cruel, malfaisant... Beaucoup plus tard je me suis identifié à cette femme fatale, qui se met du noir aux yeux et fait souffrir ses amants... Il bredouille encore quelques mots, ses yeux se ferment, il lâche sa cigarette qui tombe dans le creux entre le fauteuil et lui. Fumée. Je tapote à l'aveuglette et parviens à éteindre Taktsis. Ça le réveille. Il demande un verre d'eau et insiste pour continuer. Deux minutes plus tard il ronfle à nouveau. Je prends la fuite.


Mars 88, Paris, Beaubourg. Hommage à Taktsis. Le héros de la soirée, barbu, rayonnant, lit son intervention avec un brio de vieil acteur. Salves de rires. Le public est dans sa poche.

Peu avant sa venue, Lacarrière m'a confié une «grande nouvelle» : Taktsis a changé, il s'est rangé, il vient de lui écrire une lettre exprimant «des préoccupations nouvelles chez lui». Mystiques ? demandé-je, goguenard. Ça n'en est pas loin, répond Jacques. Je le sens comme soulagé.


Août 88, Athènes. À la veille de mon départ, je passe voir Còstas dans sa nouvelle maison à Kòlonos. Impasse tranquille dans un quartier perdu, petite maison sans étage, blanchie de frais. Le bouton de la sonnette déclenche, en guise de sonnerie, un gazouillis d'oiseau. Je pense à l'autre sens du mot oiseau en grec : zizi. Y a-t-il pensé ? Lui demander. J'imagine son ricanement.

Intérieur beau et propre, murs blancs, petite cour intérieure, on se croirait dans les îles. Un chaton joue avec ma main. Assis à son bureau devant sa machine, Taktsis a l'air en pleine forme. Rentrant de vacances, il écrit une nouvelle pour le Playboy grec. Pour tout vêtement, un paréo ; je vois pour la première fois sa poitrine : on dirait celle d'une femme, oui mais combien de femmes, à soixante ans, montrent encore une telle fermeté ? Il se lève pour aller à la cuisine ; le paréo, largement échancré à l'arrière, laisse voir deux petites fesses dodues.

Avant de partir je lui tends un exemplaire de La petite monnaie à dédicacer pour Millie. Je précise qu'elle a été danseuse. Il improvise : «À la belle Millie, pirouette, révérence et meilleures salutations.»

Ultime pirouette du stylo de Taktsis. La nuit du lendemain, chez lui, un de ses clients l'assassine.


*


Les treize nouvelles de La petite monnaie ont été publiées en 1973 et traduites en français quinze ans plus tard. Elles constituent en fait une sorte de récit en pointillé où l'on suit, de la petite enfance à l'âge adulte, la formation — ou la déformation ? — du narrateur et de sa sexualité. On y retrouve les mêmes décors : Thessalonique et Athènes de 1930 à 1960 ; les mêmes familles petites-bourgeoises, leurs hommes effacés ou absents, leurs femmes abusives, écrasantes ; personnages tantôt lamentables, tantôt grandioses, et parfois les deux ensemble. Tout cela saisi par un œil et une oreille ultra-sensibles, décrit avec un frémissement d'écorché vif, un art incomparable du récit, du dialogue, du tempo : Taktsis nous entraîne sans cesse du cocasse au tragique, du feutré au terrifiant, avec un sens du théâtre éblouissant.

La petite monnaie peut paraître, à première vue, un écho en mineur du Troisième anneau ; et en effet, dans ces pages brèves, aiguës, si simples d'aspect, les déchaînements se font plus rares, moins monstrueux. Pourtant, sous ces allures discrètes de musique de chambre, on voit se déployer dans l'œuvre de Taktsis une nouvelle — et essentielle — dimension. Le règlement de comptes avec la terre natale (et le Femme) se double ici d'un autre plus radical encore : avec soi-même — car il s'agit là, semble-t-il, d'une autobiographie. Et surtout, désormais, le malaise ne vient plus par excès, mais par défaut ; il naît d'un art exacerbé du non-dit, de l'allusion, de la confidence truquée, qui partout introduit le doute. Est-ce bien l'auteur, ce «je» qui parle ici et qui d'un texte à l'autre se contredit ? Tout chez Taktsis est ambigu ; ici surtout, à mi-chemin entre fiction et confession, où les deux passions qui l'écartèlent depuis toujours — celle de se travestir, celle de se mettre à nu — s'affrontent en un jeu de miroirs sans fin. Et où le magicien, pour dévoiler ses tours, en utilise d'autres encore plus mystérieux...


Còstas Taktsis
Còstas Taktsis.


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