Il a beaucoup neigé
ce soir sur la ville
Amours et cristaux
volent dans la nuit
Où poser ma tête
pour contempler le silence des arbres
pour aimer
Où poser ma tête
Nous nous sommes regardés
Miroirs et verre
lueurs et larmes
Le jour immobile
Sérénité
aux arbres et sur la mer
Nul ne sait
pourquoi nous existons
Je t'entends qui viens
Tu portes le souvenir des journées vides
cheveux qu'on n'a pas su offrir
main qu'on n'a pas saisie
Forme incertaine
ma vue se brouille
je ravale des pleurs
qui n'ont pas pris corps
Dans toutes mes failles à présent tu t'enfonces
Je suis triste jusqu'à la mort
Et toi tu passes au loin chargé d'années de silence
de soirs d'automne sur des places désertes
d'années aux amours mortes
Tu passes me rappelant
la veine au poignet qui bat
un corps que j'avais senti
la mer de l'attente vieillie
Rien qu'une cigarette à la bouche
fumant un monde d'abandon
Ce soir le port est tranquille
tout dort — les bateaux chargés
les ombres de la nuit sur le pavé du péché
Je n'ai plus conscience que tu passes
Nous avons dansé
Lignes et rêves aux lumières de l'étreinte nocturne
printemps diffus dans le calme des parcs
Ciel pur
dépouillé des sécheresses et des boues
Nous entendons les bruits
les branches qui dans l'éternité se figent
Nos pas
dans une palpitation de rose
(Âge sentimental)
Le soir tombera toujours sur les eaux. Allonge-toi sur la jetée
quand les lumières de la ville s'éloignent et dis-toi qu'il ne reste rien
dans les oliviers qui s'unissent à la mer. Où que tu ailles
le sentiment que tu ébauches tu le laisseras inachevé
Allonge-toi dis-toi qu'il ne reste rien
une méduse desséchée sur la plage
ma main à peine sentie sur l'épaule et l'horizon ligne douce
dans tes yeux
C'était un difficile repli, un de plus, cet abandon et le vent du soir
qui coiffait ses cheveux. Même s'il avait donné le dernier baiser
la fièvre lui brûlait la bouche — même si les pièces d'argent rendent la vie belle
la mort était l'unique arrangement
Mais moi j'ai eu pitié du désespoir de son geste. Il était mon ami
me voyant dans ses mauvais rêves il s'éveillait d'un coup. M'apercevant
dans la foule anonyme il me serra la main — «je n'ai jamais» dit-il «rejeté la faute
ni hésité dans mes choix, je sais toujours où est la vérité»
Au point que nous avons atteint, dans la nuit chaude, je ne sais
si vous voyez au-delà du bitume et des poivrons séchés
du soleil poussiéreux et des bus le jour, des lampadaires le soir
nous avons passé nos années novices comme l'amour fermé flétri d'une fille — jusqu'ici
on nous blessait, mais c'était pour le précieux sacrifice, on nous tourmentait
mais c'était pour la satisfaction secrète
à cette frontière tant d'espoir dispersé, de mouvement irréfléchi
dans les lumières qui changent le visage, sous un ciel
qui ne peut attendre
Ce que nous avons atteint, c'est le point de départ. Boitant
dans des relations précaires à nouveau boitant.
Dans ce paysage, grands mouvements et sentiment compté
maigre, sans appel tandis qu'on le voit glisser puis s'éteindre
dans les lumières bariolées. À présent je ne sais ce qui reste
voyant d'un œil faux, parlant d'une voix empruntée
Comme quand la file qui descend
fait vaciller ses phares dans le vertige et tu éteins
tes lumières dans celles des autres extasié
de si doucement disparaître — de même
je pèse à présent sur toi lentement et je reste
l'oiseau tout seul sur le bitume et vois
ta lumière étinceler contre la mienne
assourdie
et comme
quand tu bois dans un verre de cristal
la plus précieuse liqueur, que la musique et les lumières te réduisent
à néant, éclairant de ton précieux amour
l'éblouissante beauté, toi qui clignotes
en cet instant affreux — de même
je te recevrai dans ton ancienne ville en brûlant
flamme faible hors d'haleine
et quand
les soldats s'éloignent au fond du soir
tombent sur des stations lointaines et soudain touchent
des débris diffus de musique — de même
au milieu des voitures du vacarme des rues
j'entends ta voix d'outre-monde qui palpite
et multiplie en moi la détresse et je vois
la beauté la plus folle étouffée
dans les cris du printemps qui meurt
C'est moi la route, bitume désert qui s'abandonne
comme dans l'ivresse et monte avec les motos
lumière tendre qui veille toute la nuit
dans une station service isolée — car je vois
les voitures toutes fermées qui prennent le virage
moteur coupé, je les vois
dans leur aveuglante lumière qui allument
une musique en nous supraterrestre — et en même temps je suis
noirceur soudaine dans la lumière pure et lavée
ma voix verrouillée dans les doigts
dans la bouche
Et je suis en suspens comme une veine
de l'été, comme si tous feux éteints
j'attendais encore
Ta voix en moi m'a fait bondir. Elle frappait
aux volets comme un vent qui se lève
brisant vitres et pots, se glissant
dans la stupeur du rêve, plantant sans cesse
des fils électriques à nu, comme des pousses
ou des racines ou des graines de fleurs, agitant
robes et odeurs de mort dans la malle
Ta voix m'a fait bondir. De la terrasse
arrivait la lumière de la nuit, rasante et je t'ai vu
les yeux vitreux, mouillés, brouillés
par la brume et pourtant clairs, si clairs
souvenir protégé des années durant
contre des mains indifférentes
Je les ai vus baignés d'une autre lumière
cils ouverts embaumés
comme des oiseaux morts, je les ai vus posés
dans de douces profondeurs, dans un miroir intact
nous fixant sans un mot comme les yeux
d'une bête morte qui encore se souvient.
Alors j'ai avalé
Ces débris de verre et serré
sur moi les cables nus, électriques
Apportez-moi de la lumière encore, allumez d'autres soleils
tandis que la mer change de couleur et nous suit
jusqu'à tes yeux qui me suivent encore
tes yeux dont la montée en moi inonde
l'autre ciel
Donnez-moi de la lumière encore, blanche et dure, car le soir tombe
plus tard, dans la mer, dans tes yeux, partout
dans les murmures du bois et sur la route
et toi tu planes comme un oiseau de mer
car toi seul ouvres et dévastes les routes
Tournez le commutateur des autres soleils
car il fait nuit plus tard et tu disparais, la musique
bientôt prendra fin, car les ciels en moi, je le sais
se défont si clairs que je vois
se préparer pour toi ce soir mort et martyre
(La mort difficile)
Dire la même chose autrement me rend amer.
Tandis que revient le soir, que nous accompagnons
dans les églises et les rues le même corps
livré aux branches d'amandier, divisé sans compter
en tiges de flamme et en cierges, inhumainement violé
dans la foule indifférente, en nous-mêmes nous doutons
car le corps, inexistant, refuse la mise en terre
et se confie à d'insignifiantes effigies. Je veillais
la dernière nuit dans un corps chaud encore, désarmé
dans le sommeil et la mer allongée
derrière les volets clos. J'étais si seul
le mouvement, le bruit, la danse une fois calmés stagnaient
dans le corps où couvait la séparation. Mais bientôt
des milliers de flammes léchaient les carrefours tandis
que nous approchions du Pirée, et le mouvement, le bruit, la danse
comme enivrés soudain frappaient follement
des mains du visage des pieds dans les bus,
aux feux, dans le métro, les édifices, et me couchant
j'ai vu le désert de la mort, le silence dans le bruit
et la danse désarticulée dans les membres tremblants
était spasmodique.
Plus le temps passe, plus j'avance
dans l'acceptation, plus je comprends
pourquoi tu prends le poids et l'importance
que les ruines ont pour l'homme. Ici où toute chose
s'efface, marbres, pierres, histoire
toi tu restes, souffle brûlant, et rappelles
le passage par la beauté, la mémoire
de qui s'est tu peu à peu en moi
et se tord en sa propre chute et aussi
les autres insoupçonnés qui coulent dans un profond sommeil
Plus le temps passe et plus j'avance encore
dans l'automne immobile et sa douceur
lavant de sa lumière les trottoirs, plus je vois
dans le don doré du soleil un abandon
de tout ce que j'attends et n'ai pas reçu, de tout
ce qu'on me demandait, que j'ai refusé ne l'ayant pas, de tout
ce que j'ai étourdiment partagé
devenant pauvre et loqueteux
Mais quand
dans ma mémoire en miettes je remue
les ruines, je trouve une réponse intense car les marbres
les pierres l'histoire sont toujours là, me rappelant
ton passage par la beauté — une réponse
à ce que j'attends et n'ai pas reçu
Ce qui m'engourdit à jamais et te mène
à ta perte et n'a pas une pensée pour moi,
tenant mes mains et mon esprit
dans l'indécision, la coupable inertie
voyant passer des condamnés
du fond de l'aube jusqu'à la nuit
dans mes rues familières avec, c'est le pire,
toi-même entre eux, je sais que ce ne peut être
la mort. Car elle fond le souffle
dans la musique du sommeil, désarme
les chagrins, réconcilie le rêve
et la mémoire incandescente et tout devient
brillant théâtre.
Ce qui m'a tenu tant d'années
inactif, souffreteux, presque sans défense
dans le ramollissement d'une longue maladie, c'est
l'attachement aveugle à des images et puis
cette étrange insistance à nous consumer
Je veux que le poème soit nuit, errance
dans des rues isolées, des artères
où la vie vient danser. Je veux
qu'il soit combat, non pas musique dénouée
mais passion d'exprimer en soi l'incohérence
le désordre qui prendra feu si l'on ne joue pas
le tout pour le tout
Tandis que les autres, indifférents, sûrs d'eux
se gaspillent ou se préparent le soir
à mourir, toute la nuit je cherche des petits cailloux
incorruptibles dans le monologue de chaque jour
même très usés. Qu'ils brillent
dans leur épaisse obscurité, maigres insectes
hasardeux, que le sens tue
et qu'abreuve le sentiment
Il pleut sur la chaussée défoncée, ta voix
dans les eaux se disperse et je n'entends plus
je te vois seulement, ta passion quand tu distribues
ton corps sans cesse comme si
c'était toi le noyé. Pour toi peu importe
ce qu'au dernier soir tu auras encore à donner
quand rassemblés près de toi nous attendrons
le signal «dispersez-vous en moi
allumez toutes les lumières, priez, mais surtout
veillez jusqu'à mon retour»
Mais gaspillant sans cesse
ton corps, que reste-t-il
au dernier soir à distribuer
Ton vrai visage, lune qui revient
ne veut plus mentir, ne trouve plus de résistance
dans les rouages de la vie qui s'écartent, éteignant
les lampes quand le soir tombe en moi
Ton visage montant dans la nuit vide
est incompréhensible, en son martyre, car le blesse
image d'un instant indicible
le terrible souvenir qui ne reverra pas le jour
Ton visage dévoilé le voici
nu qui se lève dans la mémoire
comme une mer qui un jour sera l'été
Ton visage ne sera pas l'été
ne reverra pas le jour des hommes
Je sais, rien ne justifie tant d'insistance
dans l'anéantissement. Et pourtant, des années
plus tard, Myron sera lumière et musique
sang et rires d'enfant, mers et champs
semés, et tous les yeux d'enfants
le rappelleront penchés comme les épis
par une pluie fine sur les trottoirs. Et lui
voix unique en moi fera silence
allumant la beauté dans cette mort du sens
que renferme la vie. Car j'ai vu avec quelle patience
il fut planté à jamais murmurant
j'étais trop jeune pour la mort, je reviendrai toujours
l'été, tant que tu vivras, et puis
tout s'arrêtera
Mon Dieu, tu prépares pour ma perte
un monde si tranquille et trompeur
(La mort difficile)
Mon âme tu as dansé tout l'été
tous les signaux lumineux l'indiquent
Tu as déplié ton corps au soleil de midi
tu as nagé tes yeux aux arbres et dans la plaine
t'es roulé dans le sable, as froissé le ciel
as dansé près de l'eau jusqu'à l'aube
parmi les gens les phonographes et la tristesse
Mon âme tu as dansé un seul été
Pas une affiche, pas un mur n'annonce
ton passage léger dans la veine
Tu tombes comme une pluie douce
insoupçonnée entre les feuilles sèches
Pas une pioche de musicien n'ira
te découvrir au plus profond du sang
Je vois la mer s'ouvrir pour toi
voyageur tendre du ciel
sur mes rivages où tu te poses
Je vois dans le ciel un campement pour toi
musicien de jours effacés
qui ranimes sur l'écran
ma mémoire au cœur de ton enfance
Je suis seul ici pour la nuit
(Poèmes pour un été)
Pierre qui roule n'amasse pas mousse
pourtant plus rien ici ne me retient
Voyageur de commerce un naufrage au cœur
je visiterai tous les villages
mes gains sont grands tant que je souffre
Je ne veux plus m'ancrer nulle part
j'ai essayé des fruits de toutes sortes
ils pourrissent quand j'y prend racine
Pourquoi regretter, mon âme, celui qui est passé
si beau raillant mon infortune
sourd aux supplications de tous
Pourquoi s'apitoyer sur qui n'a fait que moissonner
tirant de la perdition des autres ses forces
il se perdra dans la foule, anonyme
Livre-toi indolent au courant de la mer, traîne aux lieux
que brièvement tu as aimé, ou consume-toi
décelant sans but des maux incurables
Attends le printemps qui soi-disant approche
nonchalamment comme une journée de soleil naufragée soudain
aux petites villes illuminées du bord de mer
Sois pleinement seul mais caché dans mille cœurs
passe dans le sang de ceux qui un instant
t'ont étreint pour te multiplier
(Hôpital de campagne)
Une nuit je partirai pour toujours. Serrant dans mes bras la ville et me noyant dans le tourbillon coloré des eaux
Ce sera une torpeur ou la mort, je ne sais. Dans les larmes je ne saurai plus pourquoi je l'ai voulu, pourquoi j'ai raté mon but. Mes bagages entraîneront mon corps vers la mer, jusqu'aux récifs, hors de la vieille gare. Sable et pierres sèches
Sifflement des trains et la plaine alentour et je ne saurai pourquoi tu étais en même temps dénonciateur et complice
Dans la pluie je ne te reverrai jamais. Une nuit nous nous aimerons pour toujours. Comme la mer et le ciel
Souviens-toi de ce vers d'elle «si mon enfant
est mort-né, ce sera le tien»
Ce qui m'attriste ce n'est pas tes yeux
gouttes de lumière jouant sur la vitre
ou bien tes lèvres
elles passent à la chaux les jointures et vont vers d'autres lèvres
tes cheveux drus ou tes épaules
eux aussi subissent une longue tristesse
Ce qui m'achève au bord d'une mer tranquille
sous les peupliers jaunes c'est ton idée
que les hommes naîtront toujours frais
ce qui me désespère tout à fait c'est les poèmes
que tu écris, qui obéissent à leur cliquetis
dans la mémoire, vaine mécanographie
ils ne m'appartiennent pas, ni à ce monde
Cette mer j'y suis déjà venu enfant. Je reviens désertique
j'attends un poème mort
ce sera le tien
(Poèmes du dernier printemps)
Le caillot du printemps ne s'écoule plus
avec mon souffle. Lent et faible il roule
dans les rêts du fiancé perdu
le vent le sèche, la mer est incurable
ne respire plus librement, ne tolère plus
d'une nouvelle vie la force inutile
Voyageant dans la nuit fraîche où m'appellent
les morts ou tous les inconnus venus de loin
par les villes éclairées ou la mer
librement je m'enfonce dans le tronc robuste du monde
Je repense moins à la poussière dans mes chambres anciennes
au soir à son reflet glacé dans les pièces vides
Dans les yeux de l'animal je vois mieux l'étendue
où je t'ai rencontré, revenant seul malade
en arrière, sur les traces de ton âge perdu
Et la ville t'oublie tandis que tu irrigues
les zones industrielles de la côte ouest
cherchant dans les cafés un peu d'oxygène
pour cette poésie qui agonise en moi derrière
dans les trams dont on ne sait plus d'où ils partent
(Pétrole brut)
Ta place, Prince, est à Athènes
L'automne tardif dans les jardins de la villa t'égare
tes lauriers-roses perdent leurs feuilles dans l'escalier de pierre, ils te surprennent
dans les creux pleins d'eau tu entends les oiseaux de paradis
en toi bat le cœur mécanique de la ville
Tu dis demain je prononcerai l'éloge funèbre des poètes — et tu reportes
après des petits tours en mer le soir tu te fais bercer dans les discothèques
la poussière de charbon touche à peine les garçons de la côte ouest
simandres du crépuscule et fleurs de citronnier
dans les collines boisées de la Ville Eternelle
Et pourtant, Seigneur, ta place est à Athènes
je t'entends à peine entre parasites et autres émetteurs
sur une autre musique hier j'ai entendu ton chant plaintif
ta voix n'a pas changé, je la connais depuis le temps de la succession
la nuit tombe
Ô prince désigné, comme je te comprends
je ne souffre pas le sourire lézardé de foules abasourdies
tu signes des annonces que tu n'as pas lues, déclames les poèmes que tu n'as pas voulus, tu prétextes des remords
les morts à présent te dictent leur propre voix
Mon bon Seigneur, tu soutiens que tu n'as pas pris garde
aux larmes du petit maçon lundi matin
tandis qu'un ouvrier meurt, tu n'as donc pas pris garde
au sang du blessé dans la pénombre des cours
une fois de plus tu n'as pas couru
au gémissement de ton peuple musicien dans les sous-sols
et tu as prétexté un printemps éternel, tu le jures
Jouet de ceux qui dévotement s'inclinèrent sur ton passage
Prince, n'as-tu pas entendu les rires ou les chuchotements des enfants
leurs décisions à présent, c'est fini, tu ne peux
les approuver
Prince, le jour s'éteint sur les pentes neigeuses
et toi tu montes encore. Tes mains ont embrassé
le volant. Tes yeux glaçant lacs et forêts
observent fatigués la blancheur des crêtes
attendant que du ciel jaillissent à la nuit de la Naissance
des enfants colorés dans ta pensée en larmes
Moi tu m'envoies sur les côtes boueuses. Allumer
les foyers de résistance dans les villages et les esprits
d'un jour d'hiver ensoleillé. Ivre
de ma nuit passée dans la pénombre des bars
je dois prêter serment puis mourir
pour toi
Prince, à mon retour j'ai vu dans les orangers le soleil malade
j'ai vu dans ton palais les fleurs nocturnes les grilles fermées
et tes chevaux pensifs brouter la verdure.
Car les terres ont été données pour rien, et les blasons
de ton règne éternel au sentiment éphémère.
Sur les marches de marbre, dans les fauteuils d'une gloire dorée les sanglots m'ont pris
Ton sang qui nous fut donné, Prince, ne nous appartient pas.
(Odes au prince)
Depuis deux ans tout seul tu fais le tour des îles
D'où te vient, Prince, un tel tremblement
sur des rivages déserts touchant le sable à peine
et vénérant, extatique, dans des musées de la mer un art d'automne
l'amour des vivants t'a mené
aux verrières de monastères cruels
élixir amer d'une éblouissante préhistoire
Il est encore temps pour moi, dis-tu, de tourner la page
ton règne épuisé tu le veux éternel
tu le brodes sur la végétation bleue du ciel
Depuis deux ans tu hantes les crêtes nues de Kàlymnos
dans les corps boucanés des capitaines tu vois la mort
tu trembles de fièvre
Prince, profonde est ma tristesse
de ce qui advint jadis aux rivages du nord
Et cela pour chanter l'une de tes boucles, Prince
Sur la chaussée, les terrasses des maisons
les constructions de verre sur la jetée, je voyais
la mer des cheveux châtains se changer en vapeur
dans des jardins paradisaques. Tout pour toi
était cire molle et cendre
Prince, quand j'y plonge les doigts, je n'arrive
nulle part. Comme le petit enfant qui grandit
d'un coup. Il perd ses privilèges et ses jeux durs. Se laisse aller
aux discothèques et aux bars. En mourant
sur des feuilles d'automne il se nourrit étourdiment
d'hallucinogènes
Quel est celui que tu attends marchant toujours penché
dans l'insouciance d'un septembre de miel
sans cesse on te dépasse mais reste le parfum
des kilomètres aux lumières des gares
et dans la tête les haleines chaudes et la mer
Ils ne pourront jamais plus te voir
comme autrefois, dans les yeux ; et toi, écartant une à une
les branches du domaine pour voir la ville
tu ne verras nul signe au ciel d'automne
en t'éveillant dans le recueillement de la terre gelée
de l'espoir sale, de l'ivresse vulgaire.
Ils savent désormais pourquoi détournant les yeux
tu les nourris de drogues et tu daignes
les laisser perdre le restant de leur vie
mais cela suffit
et la musique peut bien se noyer dans le sang
car bouillonnent les bruits d'une ambiance d'hiver, moteurs, fumées
remue-ménage nouveau pour ton prochain départ
(Odes au prince)
Puisque plus rien ne m'appartient dans le palais
pas même l'or des plafonds ou les marbres
et qu'aux consoles gelées tes cheveux traînent derrière les durs cristaux
et que des plafonniers coule la cendre du soleil d'hiver
puisque les prés cherchent en vain leur voix ancienne
Je n'aurais pas dû, je le vois, rentrer de ma villégiature
dans l'épaisse forêt des immeubles en bord de mer
où je m'enfonce pour t'effleurer à peine
car je t'aime bien plus que tous les bâtiments
si tu n'existais pas tous seraient éphémères :
les vitrines et leur boue, les usines sinistres et la ville
qui sème les pétales de mon cœur en plastique
sur des feuilles et des larmes
Rien ne m'appartient, rien n'est rétabli
tes joues sur l'échine enneigée des montagnes
alors que mon regard s'enfonce dans l'étendue sans fin
laissant les voitures à leurs propres chansons
Car tes yeux sont la soif d'or sans mélange
et tes mains la faim de pur aluminium
dans l'ombre des discothèques entre deux baisers je t'explique
Et à l'aube comment lutter nous rentrerons
dans nos vieux habits vers les maisons nouvelles
un cadre blanc, des livres et le chauffage dans les coins
Ils frapperont, ceux-là, Prince. Ils frapperont toujours
les doux petits enfants les roses dans leurs profondeurs bleues
dans d'humides soutiens-gorge agitant leurs lèvres ardentes
ils ramassent le pollen mort et les calices
d'une fête tardive. Tout pour eux.
Et pour nous les ténèbres spirituelles sans fin
Les lumières de Kastèlla tremblent dans tes larmes, Prince
les collines meurent avant nous, les marais ne s'assèchent pas avec toi
tout est moderne et tardif à Glyfàda, tout s'illumine
dans la fine pluie nocturne et c'est, on peut le dire, inespéré
Pourtant voici que les larmes coulent irrépressibles
la dureté dans le verre moderne devient oasis de vapeur et de nerfs
de reflets d'une durée qui n'existe que pour toi
entre un amour et un chantier glacé
Triste je rentre et le soir tombe sur Mòlyvos
sur les plages où tu traînais tes cheveux les piscines chauffées les vieilles maisons de maître
les monstruosités d'un cœur naïf alors qu'il germe
dans le plus innocent des baisers d'ivoire
Car ton irresponsable mot, pas même écrit, le sera
Seigneur. La nuit tombe sur la mer et tout est bien peu.
Tu es mon espoir, un éclat de tristesse pour moi
Quelle musique sublime émane de ton corps
quel paysage tranquille te reçoit dans ses eaux
effeuillant une rose la main est passée, offerte
à l'heure la plus secrète, quand tu te mets entièrement nu
et tombes sur l'herbe humide comme le plus désirable des fruits
Quelle est cette heure où ta vie entière s'additionne
à la cadence normale du cœur, sous la trame étalée
entre ses cheveux dénoués et sa croix d'argent
tu dors sur ses baisers défunts, taillés dans le marbre
de sa bouche vers la mémoire coulante et pure
La bonne heure où les larmes viennent affolées
se mêler prisonnières à l'essence de ton destin
perdu dans ton histoire, presque sans entraves
pour n'importe quelle foi
(Odes au prince)
Et maintenant voici la nuit sans fin
L'été a dispersé aux coins de rue son duvet
et toi tu cours encore les plages à demi nu
sur les traces des oiseaux envolés
je serre les lèvres et baise dévotement tes mains
écho de pomme pourrie dans les cheveux
l'été a coulé, nous nous séparons
Prince, tu restes muet et je dis l'heure
n'est pas venue. Je pose la main sur ton épaule
et dis aux cendres des maisons chaudes où nous fûmes
tu es encore un battement d'amour
mon espoir tremble dans ta voix douce
je vis pour toi la nuit d'un printemps qui trébuche
je dis ce corps est mon vrai cœur
Tu me laisses, Seigneur. L'été a fui. La rumeur de la mer
d'automne distille goutte à goutte
la fin qui est toujours esprit et larme
tourbillon lumineux, bruit d'eau pure, patient espoir
que tout aille ainsi jusqu'à la fin. Tout est vu
dans une vision neuve qui enivre
arrachant vaines paroles petits cris
et fait de nous des frères
Prince, il me faut de l'argent, et encore d'autre argent
dans un monde qui change impudemment il m'en faut
pour te gagner toutes les chansons de la terre ne suffisent pas
il m'en faut beaucoup, vraiment beaucoup, je peux le dire
Pour ces jardins fleuris, ces piscines, ces aquariums
dans les chambres qui nous attendent il faut de l'argent
il m'en faut un tas pour le ciment l'acier toute la mer
il me faut une lumière de sable amer, ah, Prince
et nous sommes pauvres, si pauvres
Il me faut de l'argent pour naître comme toi invariable
pour le tranquille paysage bleu de tes yeux il faut de l'argent
pour tes lèvres entrouvertes le jaillissement irréfléchi
l'inutile ignorance il faut de l'argent
que tout soit confirmé
Seigneur, je ne ressens plus rien ni même pour toi
notre jeu ne change pas les démarches prévues
il faut de l'argent pour changer une friche
en pandémonium de musique
Que je suis libre, Seigneur, quand arrive
l'heure bénie de te retrouver
allongé sur une plage morte
et tout reprend son rythme ancien —
toutes ces années nous serons ensemble
Puis la lueur de la nuit. Voyageant
espérant gagner tout, échappant
aux machinations de Dieu pour bâtir
ton destin dans la lumière. Et toi tu veux toujours
dans un monde irrésolu, irrévocable, pousser
des cris inarticulés, ayant soif dit-on
de l'autre lumière, celle du désert. Et il était facile
mon Dieu, si facile de vivre ensemble buvant
ton geste dans la prairie
d'une gloire défunte
et maintenant comment te regarder en face
de t'avoir essayé tout entier me paralyse
indigne du destin que Dieu lui a choisi
comment tenir seul à nouveau
(Odes au prince)
Un corps nu grandit encore sur le sable. Seigneur
il s'agite, se tord dans la lumière d'automne
il n'est pas à moi, pas à toi. Ne nous sert à rien.
Quel être incorruptible se brise en nous et meurt
comme en ce jour où te serrant dans mes bras près de la mer je brûlais
dans les golfes tristes et ne te parlais pas
qui nous refuse le droit de vivre en paix enfin
presque sans espoir
Il se contracte, suspendu, lardant le corps de coups d'épingle
et nous fait voir troubles les larmes
ne faisant rien la lumière tremble
incapable d'espoir, de miracles
ne voulant rien
Tu es une petite rose effeuillée
dans une baignoire vide
Une chaise tombée, un espace, un souffle
derrière un rideau blanc
Tu es la cendre en ton aurore profonde
entassée en mille broderies
Tu es un corps de sang et d'albâtre
Fait pour adolescents et petits enfants
Ton vin vieux est meilleur bien sûr, Seigneur, il pétille
si joliment sur tes lèvres passionnées, adouci
par l'arôme du hêtre et du pin, ennobli
par sa couleur d'or innocente
vrai baume pour les créatures ingénues
Voilà ce que je pensais, Seigneur, en effeuillant une rose
triste dans la lumière tremblante et seul
traînant mes pieds nus dans le désert lavé
voilà ce que je pense et repense dans l'idéogramme
d'une ville qui peu à peu s'efface de ma mémoire
ton visage, verre pour des milliers d'heures
Car les larmes, Prince, ne mènent à rien
lumières et cendre, rose et épines, corps et débris
voilà pourquoi je perds peu à peu tout sens avec les années
si tout soudain se change en éclat funèbre
(Odes au prince)
Aslànoglou ou la solitude.
L'homme était, dit-on, peu sociable ; sa poésie, elle aussi, se tient à l'écart des événements de l'actualité ou des modes poétiques — malgré un climat qui la rapproche, dans ses débuts du moins, des œuvres d'autres Thessaloniciens, Thèmelis en tête ; mais surtout, la solitude est le grand thème d'Aslànoglou poète. Un thème à deux faces : l'amour, la mort. Les 150 poèmes qu'Aslànoglou nous a laissés, presque tous très brefs, forment une seule et longue élégie sur les amours perdues ; l'être aimé, ce fantôme à qui le poète perpétuellement s'adresse, n'est plus là, et sans doute plus de ce monde ; l'amour n'existe qu'au passé, le bonheur fut un bref âge d'or, le présent n'est que douleur, le futur ne sera que néant.
Cette personne aimée absente, aussi indéterminée qu'obsédante, le poète suggère dans un entretien que ce pourrait aussi bien être lui-même... Comme si l'on était soi-même, au moins en partie, déjà mort.
À bien regarder pourtant, une autre présence hante ces poèmes : la ville natale, Thessalonique, cette capitale de la mélancolie, dont la langueur a nourri le poète et qu'il a quittée au moment où il cessait d'écrire.
Mais comment parler d'Aslànoglou ? Tout ce que j'ai pu lire — ou écrire — sur lui m'apparaît lourd, approximatif, décevant. Sans doute sa poésie, pas plus obscure qu'une autre et plutôt moins, est-elle l'une des plus impalpables, dépouillées, ténues qui soient : un frémissement avant le silence, un éblouissement ultime avant la nuit. Ces poèmes si denses dans leur brièveté, si incarnés dans des images fortes, où l'on touche à tout moment le corps, la chair, semblent en même temps fragiles, clignotants, toujours au bord de se défaire, de se perdre dans la nuit.
Allusive, chuchotée, en clairs-obscurs et demi-teintes, crispée sur le secret de l'homosexualité, imprégnée d'une lassitude infinie, minée par un incurable deuil, cette poésie dit et redit son mal sans cesse comme s'il n'y avait pas d'autre remède. Un remède qui n'aura pas agi longtemps. Les Odes au prince, l'ultime recueil, point culminant de l'œuvre, où le chant s'enrichit et se ramifie, d'un raffinement, d'une étrangeté sans précédent, est achevé dès 1975 ; alors Aslànoglou se tait, à 45 ans, jusqu'à sa mort vingt ans plus tard.
Poète «majeur», poète «mineur», ces mots balourds n'ont plus grand sens pour moi. Je ne sais quelle place nos descendants réserveront à une œuvre si peu bruyante ; je peux seulement dire ici à quel point elle m'a fasciné, tant j'ai trouvé en elle la poésie à son état le plus pur, réduite à l'essentiel, dans toute sa pauvreté, toute sa richesse. Une poésie d'une rare séduction, et parfaitement intimidante, au point qu'on est impatient de la traduire et qu'en même temps on hésite, retardant le moment de s'affronter à tout ce qu'elle traîne d'énigme et de douleur.
(Tiens ! Complètement oublié cette page. Elle devait clore en 2002 un Cahier grec de chez Desmos que j'attends toujours. Je vais mettre en ligne ici, en douze mois, tous les poèmes de ce volume fantôme. Si entretemps mon associé d'alors se réveille, on avisera.)
Né à Thessalonique en 1931, mort à Athènes en 1996, Nìkos-Alèxis Aslànoglou a publié huit recueils de poèmes : L'âge sentimental (1949), Mort difficile (1954), La mort de Myron (1959), Poèmes pour un été (1963), Hôpital de campagne (1968), Poèmes du dernier printemps (1971), Pétrole brut (1974), tous réunis dans La mort difficile (1974), et Odes au prince (1981). Il a traduit Rimbaud.
Je lui ai naturellement donné sa place dans mon Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard, 2000).
Nìkos-Alèxis Aslànoglou |