Nìkos-Alèxis Aslànoglou


DÉSERT


Il a beaucoup neigé

ce soir sur la ville


Amours et cristaux

volent dans la nuit


Où poser ma tête

pour contempler le silence des arbres

pour aimer


Où poser ma tête



NUL NE SAIT


Nous nous sommes regardés


Miroirs et verre

lueurs et larmes


Le jour immobile


Sérénité

aux arbres et sur la mer


Nul ne sait

pourquoi nous existons



JE T'ENTENDS QUI VIENS


Je t'entends qui viens


Tu portes le souvenir des journées vides

cheveux qu'on n'a pas su offrir

main qu'on n'a pas saisie


Forme incertaine

ma vue se brouille

je ravale des pleurs

qui n'ont pas pris corps


Dans toutes mes failles à présent tu t'enfonces



TRISTIS USQUE AD MORTEM


Je suis triste jusqu'à la mort


Et toi tu passes au loin chargé d'années de silence

de soirs d'automne sur des places désertes

d'années aux amours mortes


Tu passes me rappelant

la veine au poignet qui bat

un corps que j'avais senti

la mer de l'attente vieillie


Rien qu'une cigarette à la bouche

fumant un monde d'abandon


Ce soir le port est tranquille

tout dort — les bateaux chargés

les ombres de la nuit sur le pavé du péché


Je n'ai plus conscience que tu passes



POÈME D'AMOUR


Nous avons dansé


Lignes et rêves aux lumières de l'étreinte nocturne

printemps diffus dans le calme des parcs


Ciel pur

dépouillé des sécheresses et des boues


Nous entendons les bruits

les branches qui dans l'éternité se figent


Nos pas

dans une palpitation de rose


(Âge sentimental)



*  *  *



CORFOU


Le soir tombera toujours sur les eaux. Allonge-toi sur la jetée

quand les lumières de la ville s'éloignent et dis-toi qu'il ne reste rien

dans les oliviers qui s'unissent à la mer. Où que tu ailles

le sentiment que tu ébauches tu le laisseras inachevé


Allonge-toi dis-toi qu'il ne reste rien

une méduse desséchée sur la plage

ma main à peine sentie sur l'épaule et l'horizon ligne douce

dans tes yeux



JUDAS


C'était un difficile repli, un de plus, cet abandon et le vent du soir

qui coiffait ses cheveux. Même s'il avait donné le dernier baiser

la fièvre lui brûlait la bouche — même si les pièces d'argent rendent la vie belle

la mort était l'unique arrangement


Mais moi j'ai eu pitié du désespoir de son geste. Il était mon ami

me voyant dans ses mauvais rêves il s'éveillait d'un coup. M'apercevant

dans la foule anonyme il me serra la main — «je n'ai jamais» dit-il «rejeté la faute

ni hésité dans mes choix, je sais toujours où est la vérité»



«PAPILLON» 51


Au point que nous avons atteint, dans la nuit chaude, je ne sais

si vous voyez au-delà du bitume et des poivrons séchés

du soleil poussiéreux et des bus le jour, des lampadaires le soir

nous avons passé nos années novices comme l'amour fermé flétri d'une fille — jusqu'ici

on nous blessait, mais c'était pour le précieux sacrifice, on nous tourmentait

mais c'était pour la satisfaction secrète

à cette frontière tant d'espoir dispersé, de mouvement irréfléchi

dans les lumières qui changent le visage, sous un ciel

qui ne peut attendre


Ce que nous avons atteint, c'est le point de départ. Boitant

dans des relations précaires à nouveau boitant.

Dans ce paysage, grands mouvements et sentiment compté

maigre, sans appel tandis qu'on le voit glisser puis s'éteindre

dans les lumières bariolées. À présent je ne sais ce qui reste

voyant d'un œil faux, parlant d'une voix empruntée



AU MILIEU DES VOITURES


Comme quand la file qui descend

fait vaciller ses phares dans le vertige et tu éteins

tes lumières dans celles des autres extasié

de si doucement disparaître — de même

je pèse à présent sur toi lentement et je reste

l'oiseau tout seul sur le bitume et vois

ta lumière étinceler contre la mienne

assourdie

et comme

quand tu bois dans un verre de cristal

la plus précieuse liqueur, que la musique et les lumières te réduisent

à néant, éclairant de ton précieux amour

l'éblouissante beauté, toi qui clignotes

en cet instant affreux — de même

je te recevrai dans ton ancienne ville en brûlant

flamme faible hors d'haleine

et quand

les soldats s'éloignent au fond du soir

tombent sur des stations lointaines et soudain touchent

des débris diffus de musique — de même

au milieu des voitures du vacarme des rues

j'entends ta voix d'outre-monde qui palpite

et multiplie en moi la détresse et je vois

la beauté la plus folle étouffée

dans les cris du printemps qui meurt



STATION SERVICE


C'est moi la route, bitume désert qui s'abandonne

comme dans l'ivresse et monte avec les motos

lumière tendre qui veille toute la nuit

dans une station service isolée — car je vois

les voitures toutes fermées qui prennent le virage

moteur coupé, je les vois

dans leur aveuglante lumière qui allument

une musique en nous supraterrestre — et en même temps je suis

noirceur soudaine dans la lumière pure et lavée

ma voix verrouillée dans les doigts

dans la bouche


Et je suis en suspens comme une veine

de l'été, comme si tous feux éteints

j'attendais encore



UN ACTE DE DÉSESPOIR


Ta voix en moi m'a fait bondir. Elle frappait

aux volets comme un vent qui se lève

brisant vitres et pots, se glissant

dans la stupeur du rêve, plantant sans cesse

des fils électriques à nu, comme des pousses

ou des racines ou des graines de fleurs, agitant

robes et odeurs de mort dans la malle


Ta voix m'a fait bondir. De la terrasse

arrivait la lumière de la nuit, rasante et je t'ai vu

les yeux vitreux, mouillés, brouillés

par la brume et pourtant clairs, si clairs

souvenir protégé des années durant

contre des mains indifférentes


Je les ai vus baignés d'une autre lumière

cils ouverts embaumés

comme des oiseaux morts, je les ai vus posés

dans de douces profondeurs, dans un miroir intact

nous fixant sans un mot comme les yeux

d'une bête morte qui encore se souvient.

Alors j'ai avalé

Ces débris de verre et serré

sur moi les cables nus, électriques



GETHSEMANI


Apportez-moi de la lumière encore, allumez d'autres soleils

tandis que la mer change de couleur et nous suit

jusqu'à tes yeux qui me suivent encore

tes yeux dont la montée en moi inonde

l'autre ciel


Donnez-moi de la lumière encore, blanche et dure, car le soir tombe

plus tard, dans la mer, dans tes yeux, partout

dans les murmures du bois et sur la route

et toi tu planes comme un oiseau de mer

car toi seul ouvres et dévastes les routes


Tournez le commutateur des autres soleils

car il fait nuit plus tard et tu disparais, la musique

bientôt prendra fin, car les ciels en moi, je le sais

se défont si clairs que je vois

se préparer pour toi ce soir mort et martyre


(La mort difficile)



*  *  *



PROCESSION SANS MORT


Dire la même chose autrement me rend amer.

Tandis que revient le soir, que nous accompagnons

dans les églises et les rues le même corps

livré aux branches d'amandier, divisé sans compter

en tiges de flamme et en cierges, inhumainement violé

dans la foule indifférente, en nous-mêmes nous doutons

car le corps, inexistant, refuse la mise en terre

et se confie à d'insignifiantes effigies. Je veillais

la dernière nuit dans un corps chaud encore, désarmé

dans le sommeil et la mer allongée

derrière les volets clos. J'étais si seul

le mouvement, le bruit, la danse une fois calmés stagnaient

dans le corps où couvait la séparation. Mais bientôt


des milliers de flammes léchaient les carrefours tandis

que nous approchions du Pirée, et le mouvement, le bruit, la danse

comme enivrés soudain frappaient follement

des mains du visage des pieds dans les bus,

aux feux, dans le métro, les édifices, et me couchant

j'ai vu le désert de la mort, le silence dans le bruit

et la danse désarticulée dans les membres tremblants

était spasmodique.



RUINES DE PALMYRE


Plus le temps passe, plus j'avance

dans l'acceptation, plus je comprends

pourquoi tu prends le poids et l'importance

que les ruines ont pour l'homme. Ici où toute chose

s'efface, marbres, pierres, histoire

toi tu restes, souffle brûlant, et rappelles

le passage par la beauté, la mémoire

de qui s'est tu peu à peu en moi

et se tord en sa propre chute et aussi

les autres insoupçonnés qui coulent dans un profond sommeil


Plus le temps passe et plus j'avance encore

dans l'automne immobile et sa douceur

lavant de sa lumière les trottoirs, plus je vois

dans le don doré du soleil un abandon

de tout ce que j'attends et n'ai pas reçu, de tout

ce qu'on me demandait, que j'ai refusé ne l'ayant pas, de tout

ce que j'ai étourdiment partagé

devenant pauvre et loqueteux

Mais quand

dans ma mémoire en miettes je remue

les ruines, je trouve une réponse intense car les marbres

les pierres l'histoire sont toujours là, me rappelant

ton passage par la beauté — une réponse

à ce que j'attends et n'ai pas reçu



CE QUI M'ENGOURDIT


Ce qui m'engourdit à jamais et te mène

à ta perte et n'a pas une pensée pour moi,

tenant mes mains et mon esprit

dans l'indécision, la coupable inertie

voyant passer des condamnés

du fond de l'aube jusqu'à la nuit

dans mes rues familières avec, c'est le pire,

toi-même entre eux, je sais que ce ne peut être

la mort. Car elle fond le souffle

dans la musique du sommeil, désarme

les chagrins, réconcilie le rêve

et la mémoire incandescente et tout devient

brillant théâtre.

Ce qui m'a tenu tant d'années

inactif, souffreteux, presque sans défense

dans le ramollissement d'une longue maladie, c'est

l'attachement aveugle à des images et puis

cette étrange insistance à nous consumer



ARS POETICA


Je veux que le poème soit nuit, errance

dans des rues isolées, des artères

où la vie vient danser. Je veux

qu'il soit combat, non pas musique dénouée

mais passion d'exprimer en soi l'incohérence

le désordre qui prendra feu si l'on ne joue pas

le tout pour le tout


Tandis que les autres, indifférents, sûrs d'eux

se gaspillent ou se préparent le soir

à mourir, toute la nuit je cherche des petits cailloux

incorruptibles dans le monologue de chaque jour

même très usés. Qu'ils brillent

dans leur épaisse obscurité, maigres insectes

hasardeux, que le sens tue

et qu'abreuve le sentiment



SAINTE CÈNE



Il pleut sur la chaussée défoncée, ta voix

dans les eaux se disperse et je n'entends plus

je te vois seulement, ta passion quand tu distribues

ton corps sans cesse comme si

c'était toi le noyé. Pour toi peu importe

ce qu'au dernier soir tu auras encore à donner

quand rassemblés près de toi nous attendrons

le signal «dispersez-vous en moi

allumez toutes les lumières, priez, mais surtout

veillez jusqu'à mon retour»

Mais gaspillant sans cesse

ton corps, que reste-t-il

au dernier soir à distribuer



TON VISAGE


Ton vrai visage, lune qui revient

ne veut plus mentir, ne trouve plus de résistance

dans les rouages de la vie qui s'écartent, éteignant

les lampes quand le soir tombe en moi


Ton visage montant dans la nuit vide

est incompréhensible, en son martyre, car le blesse

image d'un instant indicible

le terrible souvenir qui ne reverra pas le jour


Ton visage dévoilé le voici

nu qui se lève dans la mémoire

comme une mer qui un jour sera l'été


Ton visage ne sera pas l'été

ne reverra pas le jour des hommes



LA MORT DE MYRON


Je sais, rien ne justifie tant d'insistance

dans l'anéantissement. Et pourtant, des années

plus tard, Myron sera lumière et musique

sang et rires d'enfant, mers et champs

semés, et tous les yeux d'enfants

le rappelleront penchés comme les épis

par une pluie fine sur les trottoirs. Et lui

voix unique en moi fera silence

allumant la beauté dans cette mort du sens

que renferme la vie. Car j'ai vu avec quelle patience

il fut planté à jamais murmurant

j'étais trop jeune pour la mort, je reviendrai toujours

l'été, tant que tu vivras, et puis

tout s'arrêtera

Mon Dieu, tu prépares pour ma perte

un monde si tranquille et trompeur


(La mort difficile)



TU AS DANSÉ


Mon âme tu as dansé tout l'été

tous les signaux lumineux l'indiquent


Tu as déplié ton corps au soleil de midi

tu as nagé tes yeux aux arbres et dans la plaine

t'es roulé dans le sable, as froissé le ciel

as dansé près de l'eau jusqu'à l'aube

parmi les gens les phonographes et la tristesse


Mon âme tu as dansé un seul été



PAS UNE AFFICHE PAS UN MUR


Pas une affiche, pas un mur n'annonce

ton passage léger dans la veine


Tu tombes comme une pluie douce

insoupçonnée entre les feuilles sèches


Pas une pioche de musicien n'ira

te découvrir au plus profond du sang



SEUL POUR LA NUIT


Je vois la mer s'ouvrir pour toi

voyageur tendre du ciel

sur mes rivages où tu te poses


Je vois dans le ciel un campement pour toi

musicien de jours effacés

qui ranimes sur l'écran

ma mémoire au cœur de ton enfance


Je suis seul ici pour la nuit


(Poèmes pour un été)



PLUS RIEN


Pierre qui roule n'amasse pas mousse

pourtant plus rien ici ne me retient


Voyageur de commerce un naufrage au cœur

je visiterai tous les villages

mes gains sont grands tant que je souffre


Je ne veux plus m'ancrer nulle part

j'ai essayé des fruits de toutes sortes

ils pourrissent quand j'y prend racine



SI BEAU


Pourquoi regretter, mon âme, celui qui est passé

si beau raillant mon infortune

sourd aux supplications de tous


Pourquoi s'apitoyer sur qui n'a fait que moissonner

tirant de la perdition des autres ses forces

il se perdra dans la foule, anonyme



MODUS VIVENDI


Livre-toi indolent au courant de la mer, traîne aux lieux

que brièvement tu as aimé, ou consume-toi

décelant sans but des maux incurables


Attends le printemps qui soi-disant approche

nonchalamment comme une journée de soleil naufragée soudain

aux petites villes illuminées du bord de mer


Sois pleinement seul mais caché dans mille cœurs

passe dans le sang de ceux qui un instant

t'ont étreint pour te multiplier


(Hôpital de campagne)



UN JET D'EAU AMOUREUX


Une nuit je partirai pour toujours. Serrant dans mes bras la ville et me noyant dans le tourbillon coloré des eaux


Ce sera une torpeur ou la mort, je ne sais. Dans les larmes je ne saurai plus pourquoi je l'ai voulu, pourquoi j'ai raté mon but. Mes bagages entraîneront mon corps vers la mer, jusqu'aux récifs, hors de la vieille gare. Sable et pierres sèches


Sifflement des trains et la plaine alentour et je ne saurai pourquoi tu étais en même temps dénonciateur et complice


Dans la pluie je ne te reverrai jamais. Une nuit nous nous aimerons pour toujours. Comme la mer et le ciel



CHANT FUNÈBRE À EPANOMI


Souviens-toi de ce vers d'elle «si mon enfant

est mort-né, ce sera le tien»


Ce qui m'attriste ce n'est pas tes yeux

gouttes de lumière jouant sur la vitre

ou bien tes lèvres

elles passent à la chaux les jointures et vont vers d'autres lèvres

tes cheveux drus ou tes épaules

eux aussi subissent une longue tristesse


Ce qui m'achève au bord d'une mer tranquille

sous les peupliers jaunes c'est ton idée

que les hommes naîtront toujours frais

ce qui me désespère tout à fait c'est les poèmes

que tu écris, qui obéissent à leur cliquetis

dans la mémoire, vaine mécanographie

ils ne m'appartiennent pas, ni à ce monde


Cette mer j'y suis déjà venu enfant. Je reviens désertique

j'attends un poème mort

ce sera le tien


(Poèmes du dernier printemps)



PÉTROLE BRUT


Le caillot du printemps ne s'écoule plus

avec mon souffle. Lent et faible il roule

dans les rêts du fiancé perdu

le vent le sèche, la mer est incurable

ne respire plus librement, ne tolère plus

d'une nouvelle vie la force inutile



EN VOYAGE


Voyageant dans la nuit fraîche où m'appellent

les morts ou tous les inconnus venus de loin

par les villes éclairées ou la mer

librement je m'enfonce dans le tronc robuste du monde


Je repense moins à la poussière dans mes chambres anciennes

au soir à son reflet glacé dans les pièces vides



DANS LES YEUX DE L'ANIMAL


Dans les yeux de l'animal je vois mieux l'étendue

où je t'ai rencontré, revenant seul malade

en arrière, sur les traces de ton âge perdu


Et la ville t'oublie tandis que tu irrigues

les zones industrielles de la côte ouest

cherchant dans les cafés un peu d'oxygène

pour cette poésie qui agonise en moi derrière

dans les trams dont on ne sait plus d'où ils partent


(Pétrole brut)



DANS LES JARDINS DE LA VILLA


Ta place, Prince, est à Athènes


L'automne tardif dans les jardins de la villa t'égare

tes lauriers-roses perdent leurs feuilles dans l'escalier de pierre, ils te surprennent

dans les creux pleins d'eau tu entends les oiseaux de paradis

en toi bat le cœur mécanique de la ville


Tu dis demain je prononcerai l'éloge funèbre des poètes — et tu reportes

après des petits tours en mer le soir tu te fais bercer dans les discothèques

la poussière de charbon touche à peine les garçons de la côte ouest

simandres du crépuscule et fleurs de citronnier

dans les collines boisées de la Ville Eternelle


Et pourtant, Seigneur, ta place est à Athènes

je t'entends à peine entre parasites et autres émetteurs

sur une autre musique hier j'ai entendu ton chant plaintif

ta voix n'a pas changé, je la connais depuis le temps de la succession

la nuit tombe



Ô PRINCE DÉSIGNÉ, COMME JE TE COMPRENDS


Ô prince désigné, comme je te comprends

je ne souffre pas le sourire lézardé de foules abasourdies

tu signes des annonces que tu n'as pas lues, déclames les poèmes que tu n'as pas voulus, tu prétextes des remords

les morts à présent te dictent leur propre voix


Mon bon Seigneur, tu soutiens que tu n'as pas pris garde

aux larmes du petit maçon lundi matin

tandis qu'un ouvrier meurt, tu n'as donc pas pris garde

au sang du blessé dans la pénombre des cours

une fois de plus tu n'as pas couru

au gémissement de ton peuple musicien dans les sous-sols

et tu as prétexté un printemps éternel, tu le jures


Jouet de ceux qui dévotement s'inclinèrent sur ton passage

Prince, n'as-tu pas entendu les rires ou les chuchotements des enfants

leurs décisions à présent, c'est fini, tu ne peux

les approuver



PRINCE, LE JOUR S'ÉTEINT


Prince, le jour s'éteint sur les pentes neigeuses

et toi tu montes encore. Tes mains ont embrassé

le volant. Tes yeux glaçant lacs et forêts

observent fatigués la blancheur des crêtes

attendant que du ciel jaillissent à la nuit de la Naissance

des enfants colorés dans ta pensée en larmes


Moi tu m'envoies sur les côtes boueuses. Allumer

les foyers de résistance dans les villages et les esprits

d'un jour d'hiver ensoleillé. Ivre

de ma nuit passée dans la pénombre des bars

je dois prêter serment puis mourir

pour toi


Prince, à mon retour j'ai vu dans les orangers le soleil malade

j'ai vu dans ton palais les fleurs nocturnes les grilles fermées

et tes chevaux pensifs brouter la verdure.

Car les terres ont été données pour rien, et les blasons

de ton règne éternel au sentiment éphémère.

Sur les marches de marbre, dans les fauteuils d'une gloire dorée les sanglots m'ont pris

Ton sang qui nous fut donné, Prince, ne nous appartient pas.


(Odes au prince)



DEPUIS DEUX ANS TOUT SEUL


Depuis deux ans tout seul tu fais le tour des îles


D'où te vient, Prince, un tel tremblement

sur des rivages déserts touchant le sable à peine

et vénérant, extatique, dans des musées de la mer un art d'automne

l'amour des vivants t'a mené

aux verrières de monastères cruels

élixir amer d'une éblouissante préhistoire


Il est encore temps pour moi, dis-tu, de tourner la page

ton règne épuisé tu le veux éternel

tu le brodes sur la végétation bleue du ciel


Depuis deux ans tu hantes les crêtes nues de Kàlymnos

dans les corps boucanés des capitaines tu vois la mort

tu trembles de fièvre

Prince, profonde est ma tristesse

de ce qui advint jadis aux rivages du nord



ET CELA POUR CHANTER


Et cela pour chanter l'une de tes boucles, Prince


Sur la chaussée, les terrasses des maisons

les constructions de verre sur la jetée, je voyais

la mer des cheveux châtains se changer en vapeur

dans des jardins paradisaques. Tout pour toi

était cire molle et cendre


Prince, quand j'y plonge les doigts, je n'arrive

nulle part. Comme le petit enfant qui grandit

d'un coup. Il perd ses privilèges et ses jeux durs. Se laisse aller

aux discothèques et aux bars. En mourant

sur des feuilles d'automne il se nourrit étourdiment

d'hallucinogènes



SEPTEMBRE SANS AMOUR


Quel est celui que tu attends marchant toujours penché

dans l'insouciance d'un septembre de miel

sans cesse on te dépasse mais reste le parfum

des kilomètres aux lumières des gares

et dans la tête les haleines chaudes et la mer


Ils ne pourront jamais plus te voir

comme autrefois, dans les yeux ; et toi, écartant une à une

les branches du domaine pour voir la ville

tu ne verras nul signe au ciel d'automne

en t'éveillant dans le recueillement de la terre gelée

de l'espoir sale, de l'ivresse vulgaire.

Ils savent désormais pourquoi détournant les yeux

tu les nourris de drogues et tu daignes

les laisser perdre le restant de leur vie

mais cela suffit

et la musique peut bien se noyer dans le sang

car bouillonnent les bruits d'une ambiance d'hiver, moteurs, fumées

remue-ménage nouveau pour ton prochain départ


(Odes au prince)



*  *  *



RIEN NE M'APPARTIENT


Puisque plus rien ne m'appartient dans le palais

pas même l'or des plafonds ou les marbres

et qu'aux consoles gelées tes cheveux traînent derrière les durs cristaux

et que des plafonniers coule la cendre du soleil d'hiver

puisque les prés cherchent en vain leur voix ancienne


Je n'aurais pas dû, je le vois, rentrer de ma villégiature

dans l'épaisse forêt des immeubles en bord de mer

où je m'enfonce pour t'effleurer à peine

car je t'aime bien plus que tous les bâtiments

si tu n'existais pas tous seraient éphémères :

les vitrines et leur boue, les usines sinistres et la ville

qui sème les pétales de mon cœur en plastique

sur des feuilles et des larmes


Rien ne m'appartient, rien n'est rétabli

tes joues sur l'échine enneigée des montagnes

alors que mon regard s'enfonce dans l'étendue sans fin

laissant les voitures à leurs propres chansons


Car tes yeux sont la soif d'or sans mélange

et tes mains la faim de pur aluminium

dans l'ombre des discothèques entre deux baisers je t'explique


Et à l'aube comment lutter nous rentrerons

dans nos vieux habits vers les maisons nouvelles

un cadre blanc, des livres et le chauffage dans les coins



POUR EUX


Ils frapperont, ceux-là, Prince. Ils frapperont toujours

les doux petits enfants les roses dans leurs profondeurs bleues

dans d'humides soutiens-gorge agitant leurs lèvres ardentes

ils ramassent le pollen mort et les calices

d'une fête tardive. Tout pour eux.

Et pour nous les ténèbres spirituelles sans fin



DAUPHINS


Les lumières de Kastèlla tremblent dans tes larmes, Prince

les collines meurent avant nous, les marais ne s'assèchent pas avec toi

tout est moderne et tardif à Glyfàda, tout s'illumine

dans la fine pluie nocturne et c'est, on peut le dire, inespéré


Pourtant voici que les larmes coulent irrépressibles

la dureté dans le verre moderne devient oasis de vapeur et de nerfs

de reflets d'une durée qui n'existe que pour toi

entre un amour et un chantier glacé


Triste je rentre et le soir tombe sur Mòlyvos

sur les plages où tu traînais tes cheveux les piscines chauffées les vieilles maisons de maître

les monstruosités d'un cœur naïf alors qu'il germe

dans le plus innocent des baisers d'ivoire


Car ton irresponsable mot, pas même écrit, le sera

Seigneur. La nuit tombe sur la mer et tout est bien peu.

Tu es mon espoir, un éclat de tristesse pour moi



LA CRÉATURE


Quelle musique sublime émane de ton corps

quel paysage tranquille te reçoit dans ses eaux

effeuillant une rose la main est passée, offerte

à l'heure la plus secrète, quand tu te mets entièrement nu

et tombes sur l'herbe humide comme le plus désirable des fruits


Quelle est cette heure où ta vie entière s'additionne

à la cadence normale du cœur, sous la trame étalée

entre ses cheveux dénoués et sa croix d'argent

tu dors sur ses baisers défunts, taillés dans le marbre

de sa bouche vers la mémoire coulante et pure


La bonne heure où les larmes viennent affolées

se mêler prisonnières à l'essence de ton destin

perdu dans ton histoire, presque sans entraves

pour n'importe quelle foi


(Odes au prince)



*  *  *



LA SÉPARATION


Et maintenant voici la nuit sans fin


L'été a dispersé aux coins de rue son duvet

et toi tu cours encore les plages à demi nu

sur les traces des oiseaux envolés

je serre les lèvres et baise dévotement tes mains

écho de pomme pourrie dans les cheveux

l'été a coulé, nous nous séparons


Prince, tu restes muet et je dis l'heure

n'est pas venue. Je pose la main sur ton épaule

et dis aux cendres des maisons chaudes où nous fûmes

tu es encore un battement d'amour

mon espoir tremble dans ta voix douce

je vis pour toi la nuit d'un printemps qui trébuche

je dis ce corps est mon vrai cœur


Tu me laisses, Seigneur. L'été a fui. La rumeur de la mer

d'automne distille goutte à goutte

la fin qui est toujours esprit et larme

tourbillon lumineux, bruit d'eau pure, patient espoir

que tout aille ainsi jusqu'à la fin. Tout est vu

dans une vision neuve qui enivre

arrachant vaines paroles petits cris

et fait de nous des frères



PRIÈRE


Prince, il me faut de l'argent, et encore d'autre argent

dans un monde qui change impudemment il m'en faut

pour te gagner toutes les chansons de la terre ne suffisent pas

il m'en faut beaucoup, vraiment beaucoup, je peux le dire


Pour ces jardins fleuris, ces piscines, ces aquariums

dans les chambres qui nous attendent il faut de l'argent

il m'en faut un tas pour le ciment l'acier toute la mer

il me faut une lumière de sable amer, ah, Prince

et nous sommes pauvres, si pauvres


Il me faut de l'argent pour naître comme toi invariable

pour le tranquille paysage bleu de tes yeux il faut de l'argent

pour tes lèvres entrouvertes le jaillissement irréfléchi

l'inutile ignorance il faut de l'argent

que tout soit confirmé


Seigneur, je ne ressens plus rien ni même pour toi

notre jeu ne change pas les démarches prévues

il faut de l'argent pour changer une friche

en pandémonium de musique



CHANT FUNÈBRE


Que je suis libre, Seigneur, quand arrive

l'heure bénie de te retrouver

allongé sur une plage morte

et tout reprend son rythme ancien —

toutes ces années nous serons ensemble


Puis la lueur de la nuit. Voyageant

espérant gagner tout, échappant

aux machinations de Dieu pour bâtir

ton destin dans la lumière. Et toi tu veux toujours

dans un monde irrésolu, irrévocable, pousser

des cris inarticulés, ayant soif dit-on

de l'autre lumière, celle du désert. Et il était facile

mon Dieu, si facile de vivre ensemble buvant

ton geste dans la prairie

d'une gloire défunte

et maintenant comment te regarder en face

de t'avoir essayé tout entier me paralyse

indigne du destin que Dieu lui a choisi

comment tenir seul à nouveau


(Odes au prince)



*  *  *



LE PIRÉE


Un corps nu grandit encore sur le sable. Seigneur

il s'agite, se tord dans la lumière d'automne

il n'est pas à moi, pas à toi. Ne nous sert à rien.

Quel être incorruptible se brise en nous et meurt

comme en ce jour où te serrant dans mes bras près de la mer je brûlais

dans les golfes tristes et ne te parlais pas

qui nous refuse le droit de vivre en paix enfin

presque sans espoir


Il se contracte, suspendu, lardant le corps de coups d'épingle

et nous fait voir troubles les larmes

ne faisant rien la lumière tremble

incapable d'espoir, de miracles

ne voulant rien



LE CONDAMNÉ


Tu es une petite rose effeuillée

dans une baignoire vide


Une chaise tombée, un espace, un souffle

derrière un rideau blanc


Tu es la cendre en ton aurore profonde

entassée en mille broderies


Tu es un corps de sang et d'albâtre

Fait pour adolescents et petits enfants



TON VIN VIEUX


Ton vin vieux est meilleur bien sûr, Seigneur, il pétille

si joliment sur tes lèvres passionnées, adouci

par l'arôme du hêtre et du pin, ennobli

par sa couleur d'or innocente

vrai baume pour les créatures ingénues


Voilà ce que je pensais, Seigneur, en effeuillant une rose

triste dans la lumière tremblante et seul

traînant mes pieds nus dans le désert lavé

voilà ce que je pense et repense dans l'idéogramme

d'une ville qui peu à peu s'efface de ma mémoire

ton visage, verre pour des milliers d'heures


Car les larmes, Prince, ne mènent à rien

lumières et cendre, rose et épines, corps et débris

voilà pourquoi je perds peu à peu tout sens avec les années

si tout soudain se change en éclat funèbre


(Odes au prince)



*  *  *


Aslànoglou ou la solitude.

L'homme était, dit-on, peu sociable ; sa poésie, elle aussi, se tient à l'écart des événements de l'actualité ou des modes poétiques — malgré un climat qui la rapproche, dans ses débuts du moins, des œuvres d'autres Thessaloniciens, Thèmelis en tête ; mais surtout, la solitude est le grand thème d'Aslànoglou poète. Un thème à deux faces : l'amour, la mort. Les 150 poèmes qu'Aslànoglou nous a laissés, presque tous très brefs, forment une seule et longue élégie sur les amours perdues ; l'être aimé, ce fantôme à qui le poète perpétuellement s'adresse, n'est plus là, et sans doute plus de ce monde ; l'amour n'existe qu'au passé, le bonheur fut un bref âge d'or, le présent n'est que douleur, le futur ne sera que néant.

Cette personne aimée absente, aussi indéterminée qu'obsédante, le poète suggère dans un entretien que ce pourrait aussi bien être lui-même... Comme si l'on était soi-même, au moins en partie, déjà mort.

À bien regarder pourtant, une autre présence hante ces poèmes : la ville natale, Thessalonique, cette capitale de la mélancolie, dont la langueur a nourri le poète et qu'il a quittée au moment où il cessait d'écrire.

Mais comment parler d'Aslànoglou ? Tout ce que j'ai pu lire — ou écrire — sur lui m'apparaît lourd, approximatif, décevant. Sans doute sa poésie, pas plus obscure qu'une autre et plutôt moins, est-elle l'une des plus impalpables, dépouillées, ténues qui soient : un frémissement avant le silence, un éblouissement ultime avant la nuit. Ces poèmes si denses dans leur brièveté, si incarnés dans des images fortes, où l'on touche à tout moment le corps, la chair, semblent en même temps fragiles, clignotants, toujours au bord de se défaire, de se perdre dans la nuit.

Allusive, chuchotée, en clairs-obscurs et demi-teintes, crispée sur le secret de l'homosexualité, imprégnée d'une lassitude infinie, minée par un incurable deuil, cette poésie dit et redit son mal sans cesse comme s'il n'y avait pas d'autre remède. Un remède qui n'aura pas agi longtemps. Les Odes au prince, l'ultime recueil, point culminant de l'œuvre, où le chant s'enrichit et se ramifie, d'un raffinement, d'une étrangeté sans précédent, est achevé dès 1975 ; alors Aslànoglou se tait, à 45 ans, jusqu'à sa mort vingt ans plus tard.

Poète «majeur», poète «mineur», ces mots balourds n'ont plus grand sens pour moi. Je ne sais quelle place nos descendants réserveront à une œuvre si peu bruyante ; je peux seulement dire ici à quel point elle m'a fasciné, tant j'ai trouvé en elle la poésie à son état le plus pur, réduite à l'essentiel, dans toute sa pauvreté, toute sa richesse. Une poésie d'une rare séduction, et parfaitement intimidante, au point qu'on est impatient de la traduire et qu'en même temps on hésite, retardant le moment de s'affronter à tout ce qu'elle traîne d'énigme et de douleur.


(Tiens ! Complètement oublié cette page. Elle devait clore en 2002 un Cahier grec de chez Desmos que j'attends toujours. Je vais mettre en ligne ici, en douze mois, tous les poèmes de ce volume fantôme. Si entretemps mon associé d'alors se réveille, on avisera.)


Né à Thessalonique en 1931, mort à Athènes en 1996, Nìkos-Alèxis Aslànoglou a publié huit recueils de poèmes : L'âge sentimental (1949), Mort difficile (1954), La mort de Myron (1959), Poèmes pour un été (1963), Hôpital de campagne (1968), Poèmes du dernier printemps (1971), Pétrole brut (1974), tous réunis dans La mort difficile (1974), et Odes au prince (1981). Il a traduit Rimbaud.

Je lui ai naturellement donné sa place dans mon Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard, 2000).


Nìkos-Alèxis Aslànoglou
Nìkos-Alèxis Aslànoglou


*  *  *