Katerìna ANGHELÀKI-ROOKE



NOTRE AMOUR AVAIT UN POUVOIR SUR LE MONDE


Notre amour avait un pouvoir sur le monde :

chacun était sous le charme

quand nous passions à pas lents comme si

nous emmenait à la fête

une barque avec des chansons.

Débraillés

le duvet de la couverture

encore dans le cou

nos voix rappelaient

les voluptés du rossignol et du chacal

emmêlées dans l'air.

Nous savions les réponses

aux anges gardant les portes

qui sévèrement séparent

la tristesse de la terre

et celle du ciel.

(— Oui, nous allons rester...

— Tant que cela dure...

— Nous admirons le renard quand il court...

— Nous écrirons des poèmes jusqu'au bout de la vieillesse

jusqu'à l'extrême douleur physique...)


Il est rare qu'on étreigne

il est rare qu'on redoute

la mort autant

que lorsque dans nos mains

l'amour

devient le sceptre

du pouvoir sur le monde.


(Les papiers dispersés de Pénélope)




MON CŒUR LA NUIT


J'entends mon cœur

dans la nuit

ses battements sont la mélodie

d'un musicien tombé

amoureux du chaos.

Étendue immobile

j'attends qu'ensanglantée

celle qui chante ma vie

se dresse dans la boue.

Et comme la thrombose

a gagné le silence

et que les particules de l'air

sont devenues lourdes, métalliques

autour de la peau, de même,

pour échapper au connu

je vais à un autre, connu

et perdu lui aussi : toi.

Désespérément j'avance

hors du sujet

vers l'objet

qui brille éternel

avec son nombril

au milieu

énorme lampe.

Non que je n'aie pas peur

mais si la nuit est bienveillante

les pores s'ouvrent

j'entre et sors dans le corps

et mon petit cœur m'apparaît :

motte de terre

posée au soleil

lumière incomparable

lumière tangible comme l'eau

souriant au mort

qu'elle a connu

bien avant moi.


(Le triomphe de la perte constante)




VIOLATION


Tu es mâle

et impénétrable,

mais moi tes creux féminins

je les viole tous, je te pousse

vers l'intérieur de toi

avec le doigt, la langue

instruments de mon impuissance.

Nous échangeons des accueils

et ce qui fut perdu se retrouve

bouillonnant dans les profondeurs,

dans la noix du corps

les rôles sont inversés

nous voguons sur le dos

dans son lait épais...

Ô toi qui es long

comme la flûte oubliée

par Dieu sous le peuplier

dans l'affolement du désastre

je veux te conquérir

de l'intérieur

d'où partent tes pensées

et tous tes sucs...

Sans respect pour la fleur

j'ai l'intention d'user

de moyens artificiels

afin de me retrouver

sous la coupole de ton corps

et me rafraîchir dans l'ombre

de ton temple

jusqu'à ce lieu secret

d'où sourdent fraîches

tous les matins

les bonnes raisons

de ton parfait bout de chair

avant qu'elles n'éclatent en splendeur.




LA PETITE ÉCHELLE


Mon corps est une petite échelle que je pose contre le mur du monde. Je l'escalade, je tends le cou pour voir derrière le mur, derrière le rempart du sentiment. De plus en plus l'échelle oscille, de plus en plus je la dédaigne et veux m'abandonner sans lest à la vision des jardins. Pendant des jours je songe aux profondeurs de terre de l'union charnelle qui soutient les pelouses et toutes les racines de cette végétation effrénée. J'observe mais vient la fatigue. L'échelle est secouée sans cesse et les lumières éclairant le parc se font laiteuses et tournent à la nuit. Au bout d'un nombre d'années inconnu mais précis j'aurai oublié tous mes exercices dans le chaos. Je serai l'échelle pourrie oubliée contre le mur du jardin.




LE JET D'EAU


Dans le jardin moisi

l'eau coule à nouveau

de la bouche de pierre du Poséïdon

et la grenouille indomptable prépare

la nouvelle génération

sur des fossiles moroses.

Ah ! oui, tout aussi imprévue

la douceur déborde

le jet d'eau dresse à nouveau

ses soleils liquides

et mon âme

belette impréparée

s'effraie en son cloître touffu.

Et de même que le parc lentement s'agite

que les chouettes sont en liesse

dans leurs bureaux obscurs

et que résonne le fracas des jets

entre les pierres silencieuses

de la demeure fermée

de même la villa de ma vie

s'est ranimée

grâce aux eaux jaillissantes

que tu m'as versées dans la bouche.




LA SAISON DE LA CHUTE


L'or de l'automne

a coulé dans notre chambre

et ton corps a crissé en moi

comme les feuilles sèches

que les enfants piétinent

au retour de l'école.

La nature s'est concentrée

en un seul arbuste

qui prépare héroïque

sa chute pourpre

et ton mouvement arrive

comme les baisers du vent

qui dépouillent les branches

des oripeaux de l'égoïsme.

Ah ! jamais l'annonce de la fin

n'est si triomphale

que quand le soleil se montre un peu

pour s'appuyer un instant

aux cimes désespérées

des arbres à demi nus ;

l'amour n'est jamais

si doux à la bouche

qu'au moment où je tiens ta fleur

pour combien de temps ? Encore un peu.

Mon volume étiré

s'est greffé d'asphodèles

effrontée désormais je provoque

les ténèbres, la mort

et le malheur de la fin.


(Amour contraire)




L'AIGUILLON DE LA MORT


«dont la peur devient désir»

Dante, L'enfer, III, 126


Sur les vagues les mouettes par petits groupes

médisent de la lumière

critiquent ses défaillances

dont la pire de toutes est la nuit.

Une humeur sucrée

comme un sirop en moi se fige :

la peur de ce trou noir

au-dessus de quoi je m'accroche

tel un moucheron.

J'entends qu'on m'encourage :

viens, viens danser ta danse boiteuse

aux glissantes surfaces de la nostalgie,

viens, viens nous dire en un dernier petit mot

comment le dedans coulait dehors

comment le dehors se ruait dedans

abolissant la hiérarchie

des rêves.

Ah ! quel penchant pour le paradis !

Comme quand nous attend sous l'arbre

un homme divin aux yeux bleus,

ou que l'on prépare un grand voyage

le doigt sur la carte,

ou qu'un poème jaillit tout chaud

passant par dieu sait combien de larmes,

irrésisistible se déchaîne

l'aiguillon de la mort.


(Nature vide)




LA SOURCE DES LARMES


Ce qui me tracasse dans les images du désert ?

La lumière, je pense, telle que là-bas elle tombe

libre substance que n'arrête

aucune idée.

Ses animaux solide savoir sur la survie

et les étoiles autrement disposées

outres de silence qui en tombant

métamorphosent le sable

en destinée indélébile.

Ses mâles sont des fleurs à sombres pétales

enveloppées de blanc, aux noms étouffés ;

les êtres femelles il n'y en a jamais eu

sauf la tempête.

Les yeux rentrent sous le capuchon de la chaleur

et au dedans de la pensée

brille l'eau ultime.

Je m'introduis là où mon ombre naît ;

quelqu'un est là, tout frais.

Cet absent me touche

les larmes coulent

leur source en mon centre ? Jamais.


(La chair beau désert)




*


Quel est le plus grand bonheur ? lui demande un journaliste.

— L'amour qui devient création. La création qui devient amour.

On ne saurait mieux résumer la démarche de Katerìna Anghelàki-Rooke. Sa poésie est éminemment amoureuse. D'abord, l'amour en est le centre. Ses poèmes, parlant à la première personne, sont les jalons d'une vaste confession — du sentiment, et non de l'anecdote. Mais l'amour humain ici n'est que le foyer d'un rayonnement qui s'étend à la vie, goûtée avec passion, à la nature, objet d'un culte quasi religieux («La nature est mon maître») et à la poésie, préoccupation de tous les instants.

Il y a ainsi certains poètes dont on se demande qui, d'eux ou de leur poésie, a créé l'autre.

Ses poèmes, parfois longs, errants, sinueux, penchent vers la méditation, la spéculation (le tao, souvent, n'est pas loin), mais sans tomber dans l'abstrait : on reste toujours ici au plus près du corps ; les forces élémentaires cachées, objet de la quête, sont approchées d'abord par les sens et leurs tâtonnements de semi-aveugles.

Marquée par les poètes anglo-saxons, Sylvia Plath au premier rang, par les Russes et du côté grec par l'immense Karoùzos, Katerìna Anghelàki-Rooke gêne les historiens littéraires : elle a publié trop tôt pour appartenir à la «génération de 70», mais c'est à l'idiome de ses cadets que le sien ressemble le plus, par un certain dosage d'abrupt et de fluidité, d'obscurité et de transparence. En fait cette poésie n'a pas d'âge. Malgré les souffrances dont elle se fait l'écho, et la mélancolie dont peu à peu elle se voile, elle a de bonnes chances de rester toujours jeune et fraîche.

Née à Athènes en 1939, elle a publié onze recueils de poèmes : Loups et nuages (1963), Poèmes 63-69 (1971), Marie-Madeleine, grand mammifère (1973), Les papiers dispersés de Pénélope (1977), Le triomphe de la perte constante (1978), Amour contraire (1982), Les prétendants (1984), Vent épilogue (1990), Nature vide (1993), La chair beau désert (1995), Lypiou (1995), La matière seule (2001) et La fin traduite en amour de la vie (2003).

Elle a traduit notamment D. Thomas, S. Heaney, Pouchkine, Lermontov, V. Maïakovski, V. Voznessenski.


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Anghelàki-Rooke
Katerina Anghelàki-Rooke.


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