Notre amour avait un pouvoir sur le monde :
chacun était sous le charme
quand nous passions à pas lents comme si
nous emmenait à la fête
une barque avec des chansons.
Débraillés
le duvet de la couverture
encore dans le cou
nos voix rappelaient
les voluptés du rossignol et du chacal
emmêlées dans l'air.
Nous savions les réponses
aux anges gardant les portes
qui sévèrement séparent
la tristesse de la terre
et celle du ciel.
(— Oui, nous allons rester...
— Tant que cela dure...
— Nous admirons le renard quand il court...
— Nous écrirons des poèmes jusqu'au bout de la vieillesse
jusqu'à l'extrême douleur physique...)
Il est rare qu'on étreigne
il est rare qu'on redoute
la mort autant
que lorsque dans nos mains
l'amour
devient le sceptre
du pouvoir sur le monde.
(Les papiers dispersés de Pénélope)
J'entends mon cœur
dans la nuit
ses battements sont la mélodie
d'un musicien tombé
amoureux du chaos.
Étendue immobile
j'attends qu'ensanglantée
celle qui chante ma vie
se dresse dans la boue.
Et comme la thrombose
a gagné le silence
et que les particules de l'air
sont devenues lourdes, métalliques
autour de la peau, de même,
pour échapper au connu
je vais à un autre, connu
et perdu lui aussi : toi.
Désespérément j'avance
hors du sujet
vers l'objet
qui brille éternel
avec son nombril
au milieu
énorme lampe.
Non que je n'aie pas peur
mais si la nuit est bienveillante
les pores s'ouvrent
j'entre et sors dans le corps
et mon petit cœur m'apparaît :
motte de terre
posée au soleil
lumière incomparable
lumière tangible comme l'eau
souriant au mort
qu'elle a connu
bien avant moi.
(Le triomphe de la perte constante)
Tu es mâle
et impénétrable,
mais moi tes creux féminins
je les viole tous, je te pousse
vers l'intérieur de toi
avec le doigt, la langue
instruments de mon impuissance.
Nous échangeons des accueils
et ce qui fut perdu se retrouve
bouillonnant dans les profondeurs,
dans la noix du corps
les rôles sont inversés
nous voguons sur le dos
dans son lait épais...
Ô toi qui es long
comme la flûte oubliée
par Dieu sous le peuplier
dans l'affolement du désastre
je veux te conquérir
de l'intérieur
d'où partent tes pensées
et tous tes sucs...
Sans respect pour la fleur
j'ai l'intention d'user
de moyens artificiels
afin de me retrouver
sous la coupole de ton corps
et me rafraîchir dans l'ombre
de ton temple
jusqu'à ce lieu secret
d'où sourdent fraîches
tous les matins
les bonnes raisons
de ton parfait bout de chair
avant qu'elles n'éclatent en splendeur.
Mon corps est une petite échelle que je pose contre le mur du monde. Je l'escalade, je tends le cou pour voir derrière le mur, derrière le rempart du sentiment. De plus en plus l'échelle oscille, de plus en plus je la dédaigne et veux m'abandonner sans lest à la vision des jardins. Pendant des jours je songe aux profondeurs de terre de l'union charnelle qui soutient les pelouses et toutes les racines de cette végétation effrénée. J'observe mais vient la fatigue. L'échelle est secouée sans cesse et les lumières éclairant le parc se font laiteuses et tournent à la nuit. Au bout d'un nombre d'années inconnu mais précis j'aurai oublié tous mes exercices dans le chaos. Je serai l'échelle pourrie oubliée contre le mur du jardin.
Dans le jardin moisi
l'eau coule à nouveau
de la bouche de pierre du Poséïdon
et la grenouille indomptable prépare
la nouvelle génération
sur des fossiles moroses.
Ah ! oui, tout aussi imprévue
la douceur déborde
le jet d'eau dresse à nouveau
ses soleils liquides
et mon âme
belette impréparée
s'effraie en son cloître touffu.
Et de même que le parc lentement s'agite
que les chouettes sont en liesse
dans leurs bureaux obscurs
et que résonne le fracas des jets
entre les pierres silencieuses
de la demeure fermée
de même la villa de ma vie
s'est ranimée
grâce aux eaux jaillissantes
que tu m'as versées dans la bouche.
L'or de l'automne
a coulé dans notre chambre
et ton corps a crissé en moi
comme les feuilles sèches
que les enfants piétinent
au retour de l'école.
La nature s'est concentrée
en un seul arbuste
qui prépare héroïque
sa chute pourpre
et ton mouvement arrive
comme les baisers du vent
qui dépouillent les branches
des oripeaux de l'égoïsme.
Ah ! jamais l'annonce de la fin
n'est si triomphale
que quand le soleil se montre un peu
pour s'appuyer un instant
aux cimes désespérées
des arbres à demi nus ;
l'amour n'est jamais
si doux à la bouche
qu'au moment où je tiens ta fleur
pour combien de temps ? Encore un peu.
Mon volume étiré
s'est greffé d'asphodèles
effrontée désormais je provoque
les ténèbres, la mort
et le malheur de la fin.
(Amour contraire)
«dont la peur devient désir»
Dante, L'enfer, III, 126
Sur les vagues les mouettes par petits groupes
médisent de la lumière
critiquent ses défaillances
dont la pire de toutes est la nuit.
Une humeur sucrée
comme un sirop en moi se fige :
la peur de ce trou noir
au-dessus de quoi je m'accroche
tel un moucheron.
J'entends qu'on m'encourage :
viens, viens danser ta danse boiteuse
aux glissantes surfaces de la nostalgie,
viens, viens nous dire en un dernier petit mot
comment le dedans coulait dehors
comment le dehors se ruait dedans
abolissant la hiérarchie
des rêves.
Ah ! quel penchant pour le paradis !
Comme quand nous attend sous l'arbre
un homme divin aux yeux bleus,
ou que l'on prépare un grand voyage
le doigt sur la carte,
ou qu'un poème jaillit tout chaud
passant par dieu sait combien de larmes,
irrésisistible se déchaîne
l'aiguillon de la mort.
(Nature vide)
Ce qui me tracasse dans les images du désert ?
La lumière, je pense, telle que là-bas elle tombe
libre substance que n'arrête
aucune idée.
Ses animaux solide savoir sur la survie
et les étoiles autrement disposées
outres de silence qui en tombant
métamorphosent le sable
en destinée indélébile.
Ses mâles sont des fleurs à sombres pétales
enveloppées de blanc, aux noms étouffés ;
les êtres femelles il n'y en a jamais eu
sauf la tempête.
Les yeux rentrent sous le capuchon de la chaleur
et au dedans de la pensée
brille l'eau ultime.
Je m'introduis là où mon ombre naît ;
quelqu'un est là, tout frais.
Cet absent me touche
les larmes coulent
leur source en mon centre ? Jamais.
(La chair beau désert)
Quel est le plus grand bonheur ? lui demande un journaliste.
— L'amour qui devient création. La création qui devient amour.
On ne saurait mieux résumer la démarche de Katerìna Anghelàki-Rooke. Sa poésie est éminemment amoureuse. D'abord, l'amour en est le centre. Ses poèmes, parlant à la première personne, sont les jalons d'une vaste confession — du sentiment, et non de l'anecdote. Mais l'amour humain ici n'est que le foyer d'un rayonnement qui s'étend à la vie, goûtée avec passion, à la nature, objet d'un culte quasi religieux («La nature est mon maître») et à la poésie, préoccupation de tous les instants.
Il y a ainsi certains poètes dont on se demande qui, d'eux ou de leur poésie, a créé l'autre.
Ses poèmes, parfois longs, errants, sinueux, penchent vers la méditation, la spéculation (le tao, souvent, n'est pas loin), mais sans tomber dans l'abstrait : on reste toujours ici au plus près du corps ; les forces élémentaires cachées, objet de la quête, sont approchées d'abord par les sens et leurs tâtonnements de semi-aveugles.
Marquée par les poètes anglo-saxons, Sylvia Plath au premier rang, par les Russes et du côté grec par l'immense Karoùzos, Katerìna Anghelàki-Rooke gêne les historiens littéraires : elle a publié trop tôt pour appartenir à la «génération de 70», mais c'est à l'idiome de ses cadets que le sien ressemble le plus, par un certain dosage d'abrupt et de fluidité, d'obscurité et de transparence. En fait cette poésie n'a pas d'âge. Malgré les souffrances dont elle se fait l'écho, et la mélancolie dont peu à peu elle se voile, elle a de bonnes chances de rester toujours jeune et fraîche.
Née à Athènes en 1939, elle a publié onze recueils de poèmes : Loups et nuages (1963), Poèmes 63-69 (1971), Marie-Madeleine, grand mammifère (1973), Les papiers dispersés de Pénélope (1977), Le triomphe de la perte constante (1978), Amour contraire (1982), Les prétendants (1984), Vent épilogue (1990), Nature vide (1993), La chair beau désert (1995), Lypiou (1995), La matière seule (2001) et La fin traduite en amour de la vie (2003).
Elle a traduit notamment D. Thomas, S. Heaney, Pouchkine, Lermontov, V. Maïakovski, V. Voznessenski.
Katerina Anghelàki-Rooke. |