Anèstis Evanghèlou, né en 1937, a vécu à Thessalonique où il est mort en 1994, à 57 ans. Je ne l'ai jamais rencontré. En 1989, quand je préparais mon anthologie salonicienne, nous nous sommes parlés au téléphone ; j'ai le vague souvenir d'une voix douce et fatiguée, que le cancer affaiblissait déjà. Evanghèlou n'a pas assez vécu pour se voir, dix ans après, parmi les quarante poètes grecs de l'anthologie Poésie / Gallimard.
Si j'ai tenu à ce que sa poésie, ni des plus novatrices, ni des plus célébrées dans son pays sans doute, figure dans mes deux anthologies, c'est d'abord pour sa beauté propre, mais aussi pour cette vertu qu'elle a de résumer sa ville et son pays. J'ai consacré ici un chapitre à Thessalonique, ville à part, et à ses poètes de la première génération ; parmi ceux d'aujourd'hui, Evanghèlou est sûrement le plus représentatif, par son climat profondément byzantin et biblique. Mais c'est la Grèce tout entière qu'on retrouve chez lui plus encore que chez d'autres — du moins celle d'une certaine époque. Nous le verrons poème après poème.
Au fond, elle ressemble assez à la voix de son auteur, cette poésie d'une infinie tristesse, recueillie, pas des plus sonores, mais simple, claire, admirablement juste.
Quelques jalons : Description d'une expulsion (1960), Méthode de respiration (1966), Saignée 66-70 (1971), La pause (1976), Les haï-kaï (1978), Mise à nu (1979), La visite (1987), La neige et la désolation (1994), plus quelques volumes de critique.
Comme les anciennes icônes
aux couleurs usées au bois rongé
par la griffe amère du temps
qui de leurs yeux intacts
embués de larmes te regardent, sages
de tant de connaissance dans leur silence
de tant d'immobilité, d'isolement —
de même
à travers le temps tu viens vers moi
et tes yeux douloureux me regardent.
Comme les anciennes icônes que l'on garde
au fond du temple, dans le coin
le plus secret, qu'avec une précaution
extrême on approche et adore
précieuses comme la prunelle de nos yeux
conservant une fraîcheur étrange
et dont le bois et la peinture embaument —
comme les anciennes icônes je t'ai prise
et au fond de moi je t'ai cachée.
(La pause)
Les icônes. Qui en a mieux parlé ? Les voici évoquées à propos d'un amour actuel. Ferveur religieuse et ferveur amoureuse mêlées. Byzance toujours vivante, comme si le temps s'était arrêté. Et paganisme pas mort.
Putains édentées, gros rats
dans les couloirs, espions, entremetteurs,
voleurs, tueurs, porteurs de masques,
tous couturés d'affreuses blessures,
le sang gâté, mon garçon, la moelle
pourrie jusqu'au fond des os
eh bien c'est là qu'il t'appartient de vivre
toi aussi, rien ne change, rien
ne bouge, histoire ancienne, éternelle boue,
ma bien-aimée, ma puante auberge.
(Mise à nu)
Le lecteur français pourrait-il le deviner ? L'affreuse auberge en question, c'est la Grèce de l'après-guerre. On pense avant tout à la période de la Guerre civile (45-51) ou de la dictature (1967-74)...
Hier au soir j'ai rencontré le Christ
en haillons qui mendiait dans un coin.
Il était maigre et blême dans le froid
âpre de cet hiver, pas rasé
claquant des dents, une affreuse toux
lui déchirant sans pitié la poitrine.
On s'est assis sur un banc, j'ai sorti
de mon manteau du cognac pour lui.
Je me suis fâché avec mon vieux, j'ai tout plaqué,
mon frère, dit-il, alors je me débrouille
comme je peux, dans ces bistrots du port,
et il m'a pris une cigarette.
Relation à la religion très ambiguë au fond : familiarité avec le divin — ce qui est très grec —, mais défaut d'espérance frisant le blasphème. On se trouve là au fond du désespoir.
À midi, sous un soleil brûlant, tandis
que je quittais le port, épuisé,
je suis tombé sur toi.
Petit frère, ai-je dit
en t'embrassant, et nous pleurions tous deux
entre les passants étonnés,
quel bon vent
t'amène par chez nous après
si longtemps, et tandis qu'en silence
tu essuyais tes larmes, j'ai ajouté, on dirait
que le temps n'a pas touché ton visage, tes
beaux yeux, tes cheveux blonds,
la vie
doit t'être douce à l'étranger, ce n'est pas
comme chez nous dans ce lieu sec et stérile
qui m'a blanchi, dévasté, vidé.
Ah mon frère, de nous tous depuis toujours c'est toi
le plus lucide, qui as su voir à temps
qu'ici l'avenir ça n'existe pas, d'où ton exil
mais c'était donc si compliqué d'envoyer
une lettre de temps en temps ? Est-il possible
entre frères d'oublier ainsi ?
Mais tu es...
Soudain, l'éclair illuminant la nuit de mon cerveau
aussi triste que terrifié
j'ai plongé mon regard dans tes yeux —
mais tu es
mort, ai-je balbutié, depuis quarante-cinq ans déjà
et de nouveau les larmes ont coulé sur mon visage.
Et toi, tu t'imagines être vivant ?
m'as-tu sifflé dans l'oreille, et comme
tu ajoutais, J'ai à faire, je te laisse,
avant d'aller traverser en courant,
j'ai entrevu ta figure d'enfance
qui me souriait énigmatique alors
que tu étais en face, que nous séparait
brutal, éblouissant, assourdissant
le flot des voitures.
Variation sur le plus connu des anciens chants populaires, et l'un des plus beaux : Le frère mort (cf. MADE IN GREECE). Ce chant irrigue l'imaginaire grec contemporain au point qu'on retrouve aussi sa trace chez le poète Mihàlis Ganas ou le prosateur Georges Cheimonas.
Hier soir j'ai reçu un appel
de mon père.
Envoie-moi
quelques petits flacons d'ouzo
m'a-t-il dit, et deux cartouches de cigarettes,
des brunes, pour passer les soirées
en pensant à vous.
Et puis
— j'allais oublier — cinq ou six disques
avec ces vieilles chansons, tu sais
les airs du Pont, les plus tristes.
Ici à l'étranger les journées sont longues, et comment
veux-tu trouver de l'ouzo, des cigarettes et des chansons
de ton pays, dans les boutiques du ciel.
(La visite)
Là encore, présence des morts. La frontière entre morts et vivants, plus qu'ailleurs poreuse.
Ah, les poèmes
qui ont cessé de remuer dans l'âme
en leur éblouissante jeunesse
qui furent écrits
achevés
cristallisés en mots ;
dont l'immobilité frémit parfois
— c'est rare —
touchée par un vrai cœur.
Comme ces morts inconsolables, si beaux
quand dans nos rêves ils se dressent avec aux lèvres
un peu de pollen d'immortalité.
(La neige et la dévastation)
La poésie, pour Evanghèlou, seul remède au désespoir.
Anèstis Evanghèlou. |