POÈTES DE THESSALONIQUE
Thessalonique ne me quittera jamais. J'y suis né, dans un sens. Je n'y ai plus mis les pieds depuis près de vingt ans, mais c'est elle désormais qui vient à moi, souvent, dans mes rêves du jour et de la nuit.
On m'avait commandé en 1990, à l'occasion des Belles étrangères grecques, une anthologie des poètes de la ville. Je raconte ailleurs (NOTES DU TRADUCTEUR, «Syldavie mon amour») cette aventure qui eut tout de l'épopée en même temps que de la farce. Pour diverses raisons, l'anthologie publiée par la revue grecque Tram n'a jamais atteint son public français. J'en extrais une poignée de poèmes, hommage trop bref aux plus anciens poètes de la ville : Yòrgos Vafòpoulos, Nìkos-Gavriil Pendzìkis, sa sœur Zoé Karèlli, Yòrgos Thèmelis, Yòrgos Stoyannìdis, Tàkis Varvitsiòtis. Nés au début du XXe siècle, ils ont tous vécu très vieux (sauf Thèmelis), jusqu'à la fin du même siècle — j'ai rencontré deux d'entre eux et parlé au téléphone à un troisième —, comme si le temps les avait oubliés là-haut sur les très anciens remparts de la Ville. Poètes en dehors du temps, dont les poèmes sont baignés d'une lumière byzantine, c'est-à-dire sombre et secrète. Il y a chez eux, sinon une véritable foi, du moins un même sens du sacré, du mystère, du symbole, et les anges qu'ils nous font voir ont une présence d'êtres de chair.
Je ne sais s'ils peuvent nous parler encore, ces poèmes parfois un rien désuets... Pas envie de me poser la question. La star, de toute façon, c'est la Ville, et s'agissant d'elle je perds tout esprit critique. Thessalonique et les volkonautes méritaient sans doute mieux que ce choix aussi hétéroclite qu'étriqué ; pas le temps de m'y remettre. On y reviendra un jour.
Quand tu verras pointer l'aube du dernier jour,
et que tu entendras, détrompé, plein d'horreur,
devant ta porte un bruit de rêves qui s'écroulent,
sans qu'il te soit laissé le temps de vains regrets,
sous tes faibles paupières, alourdies de douleur,
efforce-toi, rempli d'amour et de tendresse,
d'enfermer la vision immense de la ville
que tu aimas toujours avec passion.
Que ton désir, avant de la perdre à jamais
la façonne du moins au feu des derniers rêves
comme en ces jours où plein de nobles illusions,
nonchalant, tu traînais le pas dans ses ruelles.
Que ses vastes bassins où les bateaux s'entassent,
qui affrontent sans peur la mer et ses courants,
et les quais tout bruissants des cris de leurs marins
flottent dans ta mémoire, image fugitive.
Efforce-toi, dans le vertige de ton rêve,
de retenir aussi ces yeux qui pleins d'angoisse
et de beauté, par les barreaux d'une fenêtre
sur le pavé humide accompagnaient tes pas.
Efforce-toi, fais tout afin de retenir
cette vision, car plus que mille vaines vies
mieux vaut la mort à l'ombre de tels yeux.
Yòrgos Vafòpoulos, Les roses de Myrtale, 1931.
Dans notre immeuble ici, nos morts
ne ronflent pas seulement. Ils ont le privilège
de ressusciter, d'aimer, de mourir encore.
Le soir ils montent par l'ascenseur, comme les justes
s'élèvent pour que les juge le Seigneur.
Le matin ils descendent, qu'on les brûle
dans la chaudière du chauffage central.
Voilà pourquoi l'immeuble a une odeur si lourde :
c'est la puanteur des cuisines
de la mort quotidienne. Pas de l'autre
qui exhale un merveilleux parfum.
Yòrgos Vafòpoulos, La grande nuit et la fenêtre, 1959.
Le bruit est mort en cette ville
inquiète. Ce qu'on entend n'est rien
qu'un écho de la vie qui s'obstine,
la voix des morts lugubre qui survit
en suspens, ne s'éloigne pas même
quand on a refermé les tombeaux.
Dans les rues vides se promène
le souvenir de ceux
qui ont vécu pleins d'élan, de passion,
et voilà ce qui reste
de ces gens
qui ont vécu leur vie dans cette ville.
Ils vont, parlant un peu parfois
peut-être, ces troupeaux humains,
errant de ci, de là, sans but, délaissés,
mais partout s'est posé un affreux silence,
brisant le cri de la douleur :
et celui qu'on entend est vraiment mort.
Voici les prostituées, sorties dans les rues
étant mortes depuis longtemps, les premières ;
nul n'entend leurs chants impudiques.
Leurs grosses lèvres, usées
forment des mots,
leurs corps affreux s'agitent,
leurs bouches molles essaient un sourire.
Devant et derrière elles
de jeunes enfants, les yeux gonflés,
sans larmes, bouche ouverte, dont la peau
laisse voir tous les os
qui tiennent encore. Passent ensuite,
le teint bruni, les yeux fermés,
des gens qui sans rien voir marchent d'un pas sûr.
D'autres semblent pleurer à chaudes larmes,
car ils portent leur effigie,
lourde et morte dans leurs bras.
Puis ce sont des femmes en foule, maigres, blêmes,
droites, l'air dur, affligées, muettes.
Et le cortège avance,
et l'on ne sait comment
il avance, il se traîne avec tous ces gens ;
on le reçoit jusqu'au fond des yeux.
Un nuage violacé, noirâtre
s'accroît au-dessus d'eux.
Zoé Karèlli, Cassandre, 1955.
(...)
Quand il eut oublié ce qu'il était
alors il entendit l'oiseau
gazouiller des paroles humaines
et dans le noir autour de lui
au fond du lieu de solitude
comme une fleur qui s'ouvre
il vit une fenêtre
et aussitôt sans briser la vitre
il l'enjamba.
Il descendit des marches
un escalier sans fin
le menant jusqu'au sol
à la hauteur de l'homme
qui passe sur la route.
Le héros l'aperçoit
mais le passant
ne voit personne.
Ce cimetière, dit-il,
quel désert.
Il entend gazouiller
un oiseau et le prend
pour un rat.
Il voit dans l'arbre un nuage.
Il ne voudra jamais
pour tout l'or du monde
s'étendre en l'herbe douce
de peur de perdre
en la verdure
bras et jambes.
Mais l'autre qui arrive
rayonne de joie.
De lointains parents
disparus en exil
s'approchent pour l'accueillir :
Viens manger,
viens boire avec nous.
Une femme penchée
sortant le seau du puits
offre de l'eau
et tout entier il devient mémoire.
Il se baisse et ramasse
éparpillés sur son chemin
les os.
Crânes vertèbres
omoplates fémurs
comme des fleurs éparpillées
se rassemblent
et forment une tige fière
sourds aux similitudes naturelles
étrangers aux passions personnelles
ouvrant des feuilles et des calices
au tronc et sur les branches.
Comme elle veut savoir
le lieu de ses racines
cette union prodigieuse
de tous les os disséminés
par quoi existent les défunts
elle se penche et voit
un vase plein de larmes
en forme de cœur.
Et comme elle se demande
comment le vase s'est rempli
de larmes
elle tourne la tête et voit
Notre Dame
aux yeux qui pleurent.
Elle tombe à ses pieds
se prosterne disant
Mère du Très-Haut,
et soulève de terre
des pierres étincelantes
et des diamants
qui brillent plus que le soleil.
C'est dans cette lumière
qu'elle suit son chemin
revenant
de chez les morts à la vie.
Nìkos-Gavriil Pendzìkis, Transfert d'ossements, 1961.
On a laissé la porte ouverte à la nuit
Pas une âme dans cette cité
Tous sont partis au loin vers leurs îles
Dans les rues maisons et chiens
Il fait si froid sur cette lointaine étoile
Le monde est une vieille table
Entre quatre murs
Dans le noir
Tous sont partis au loin vers leurs îles
J'ai beaucoup marché dans les bois
Les yeux blessés par des envols
Je deviens pur
Simple morceau de pierre
J'aime le coin le plus fermé
Sous les couvertures des fenêtres des toits
Mes traces accrochées au mur
J'ai beaucoup marché dans les bois
Le tiroir grince
Une image triste se promène au sol
Il était une fois une statue
Qui souriait
Comment ai-je fait pour aimer la nuit noire
Et me vêtir
Yòrgos Thèmelis, Fenêtre nue, 1945.
Longeant les murs familiers nous entendons le bruit.
Comment dire s'il vient de nos pas ou d'autres
Qui un jour se sont mis à nous suivre.
Comment savoir ce que nous sommes : le musicien ou l'instrument.
Si c'est nous qui marchons les yeux tournés vers l'ombre longue
Derrière nous, ou si c'est elle qui nous pousse,
Comme pendus par elle à un arbre
(Ou une citerne, un miroir ancien)
Dévalant de jardin en jardin
Tel un autre visage — ou d'autres se pénétrant
Comme les mots d'un poème qui avance
Avec ruptures, détours et l'enchaînement des images.
Ou les reflets, ce clair-obscur au tableau noir.
Aussi, quand le soir tombe, entourés de froid, de frayeurs,
Nous lançons des lueurs à l'approche des autres,
Nous nous cherchons les uns les autres dans la nuit.
Yòrgos Thèmelis, Paroles échangées, 1953
J'ai laissé l'eau couler
son bruit frais me remplir
et je sentais l'eau passer dans mes pores
ouverts qui l'aspiraient avides
en bêtes assoiffées.
Je ne voulais pas qu'elle arrête
j'aurais cru voir ma propre fin
alors j'aurais eu beau crier
nul ne m'aurait compris.
Je t'imagine un peu ainsi
coulant en moi
au point que j'en déborde.
Yòrgos Stoyannìdis, Le visage d'Eurydice, 1975.
À travers le grand miroir
il suit la faille insoupçonnée
qui peu à peu s'ouvre en lui.
Il met le doigt sur le froid cristal
comme pour en finir avec ses bavardages
ses ressassements des mêmes histoires
ses regards en coin.
Il se prépare à dire vaguement non
ou arpente la chambre avec des mots sans voix.
Seul.
L'ascenseur
monte et descend indifférent dehors
déchargeant couteaux épées amours furtives
accords secrets et cetera.
Tard dans la nuit
fatigué il s'en fonce dans l'ombre.
Alors en secret il descend il s'y enferme
et attend le Jugement Dernier...
Yòrgos Stoyannìdis, Sortie indécise, 1981.
Nuit noire de novembre
Offre-moi tes lèvres glacées
Offre-moi ton corps
Couvert d'étoiles
Fais couler
Du ciel de tes lèvres
La lumineuse parole
Attendue depuis toujours
Amène-moi plus près de la vraie vie
Hier encore j'étais un enfant
Qui croyait à la bonté de la neige
Ma chambre est pleine
De regards terrifiés
Par l'herbe verte de l'attente
Aide-moi je dois rester simple
Comme un arbre dans la tempête
Comme une feuille qui délire
Simple comme
La première mousse de l'année
Comme la lumière cireuse
Autour des doigts d'une morte
Tàkis Varvitsiòtis, Le cheval de bois, 1953.
Photo : Yòrgos Tsaoussàkis. |