Nìkos KOKÀNTZIS
(...) Entre cette maison et la nôtre il y avait un terrain vague, une parcelle envahie de hautes herbes en été, dont nous ne savions même pas qui était le propriétaire, ce dernier ne s'étant jamais montré ; c'était le lieu où se retrouvait la bande, un lieu de discussions, de jeux, de disputes et d'amitié. C'est là que nous jouions à chat, à cache-cache, aux explorateurs dans la jungle, et que nous nous racontions nos histoires, allongés dans les hautes herbes, les soirs d'été.
La bande elle-même, à laquelle pouvait s'ajouter, selon l'heure et les circonstances, n'importe quel gamin du coin ou de passage, se composait de mes deux cousins et moi et des enfants de la famille habitant la fameuse maison. Ils étaient six: quatre filles — les plus âgées —, puis deux garçons nettement plus jeunes que nous. Il y avait des différences d'âge entre nous, bien sûr, mais pendant quelques années cet écart ne fut pas apparent et nous jouions tous ensemble.
C'étaient des juifs. Des pauvres, comme je l'ai dit. Mais les parents, pleins de bonne humeur, ignoraient leur pauvreté et vivaient comme si de rien n'était. En ce temps-là, d'ailleurs, les différences entre les modes de vie des familles n'étaient pas si frappantes. Ils avaient avec eux une vieille grand-mère qui avait sûrement connu des jours meilleurs et conservait une allure imposante, aristocratique. L'air hautain, elle parlait d'une voix basse et impérieuse, et laissait bien entendre qu'elle attendait révérence ou baisemain. Mais il n'y avait en elle aucune froideur, elle n'inspirait aucune gêne. Au contraire, elle vous amenait à l'aimer, vous donnait envie de vous conformer à ses manières, tant elle y mettait du naturel. Sa fille et son gendre, les parents de mes amis, gens pourtant plus simples, participaient de bon cœur à cette ambiance. Il y avait dans leur conduite une noblesse naturelle qui, jointe à leur bon cœur et à leur hospitalité chaleureuse, les faisait aimer de tous dans le quartier, même si tous avaient tendance, le plus souvent sans malice, à les prendre un peu à la légère, et même à se moquer d'eux.
Ce qui rendait leur position plus singulière encore, c'est qu'en dépit de leur pauvreté ils pouvaient se vanter de posséder quelque chose, tandis que des familles bien plus riches, dans la Thessalonique d'avant-guerre, n'auraient pu en dire autant. Cette humble maison d'abord, elle leur appartenait, à une époque où seuls les riches étaient propriétaires. De plus, ils avaient un piano, chose rare même dans les familles bourgeoises. Ce piano, installé chez eux depuis des années, attendait sûrement depuis aussi longtemps d'être accordé. Les enfants étaient toujours soi-disant sur le point de commencer d'apprendre à jouer pour de bon — les deux filles aînées d'ailleurs jouaient gentiment. Enfin, pour couronner le tout, ils avaient même une voiture. Eh oui. En un temps où les riches familles elles-mêmes n'en avaient pas. C'était un antique et minuscule tacot, je ne sais même pas de quelle marque, abandonné par le frère du père des enfants qui avait émigré en Amérique. Il n'y avait pas en ce temps-là de taxe à payer — ou alors trois fois rien —, si bien qu'ils pouvaient sans problème la laisser garée, presque à demeure, dans un coin. Et quand madame Leonora, leur mère, sortait le dimanche après-midi sur son perron et appelait les enfants, d'une voix un peu forte il est vrai, à venir prendre le thé, et promettait que s'ils travaillaient leur piano ensuite, ils iraient faire un tour avec leur père en auto — combinant ainsi, de façon grandiose, tout ce qu'il y avait de plus impressionnant —, nul ne pouvait l'accuser de mensonge. Et bonne comme elle était avec tous, nul n'avait le cœur de la traiter de pimbêche.
C'est d'elle que ses enfants tenaient leurs grands yeux bruns si beaux, pleins de chaleur et de gaieté. Seule Gioconda, la quatrième, d'un an plus jeune que moi, avait des yeux gris-bleu qui louchaient un peu. Elle était belle. Grande, bien faite, avec une nonchalance dans les gestes et un sourire qui éclairait et réchauffait tout autour d'elle. C'était ma compagne de jeux préférée et je gonflais de fierté quand, parfois, surprenant les conversations de madame Leonora et de ma mère, j'apprenais que de son côté elle parlait de moi sans arrêt. Elle était toujours d'accord avec moi quand je donnais un avis, quand je proposais un jeu, un but de promenade, même si les autres se liguaient tous contre moi. Elle s'en prenait toujours à mes contradicteurs, alors même que par politesse ou indifférence j'évitais de me défendre. En ces moments-là, plutôt rares il est vrai, sa timidité habituelle faisait place à un comportement explosif qui surprenait tout le monde, si bien que tous finalement reculaient et se rangeaient à son avis, qui bien sûr était le mien. Ni elle ni moi ne savions alors ce que déjà cela voulait dire. Elle fut mon amie la plus proche depuis que nous sûmes parler jusqu'au jour où elle partit, à quinze ans, avec toute sa famille, emmenée par les Allemands. Deux ans avant cette séparation, elle fut la première femme qui me lança un sourire, de façon soudaine, imprévue, un sourire différent de tous ceux que j'avais connus jusqu'alors, et dont elle-même devait ignorer le sens, levant les yeux jusqu'aux miens quelques instants, dans la pénombre d'une soirée de printemps, tandis que nous étions debout, vaguement mal à l'aise, sous l'abricotier de son jardin — un sourire timide, fugitif qui m'emplit d'un trouble, d'un vertige inconnus.
Nous avions l'habitude, elle et moi, d'inventer de nouveaux jeux, ou de changer les règles existantes. Une émulation silencieuse, implicite s'était déclarée entre nous, nous prenions plaisir à rivaliser d'invention. Il fallait que nous soyons ensemble. Nous avons joué tous deux dès nos plus jeunes années, quand je ne l'avais pas encore distinguée des autres; nous avons joué quand j'avais sept ou huit ans et elle six ou sept, quand j'avais douze ans et elle onze, qu'elle était devenue importante pour moi et que j'étais son héros : il suffisait d'un mot, d'un regard de moi pour qu'elle devienne toute rouge, et sa famille qui l'avait remarqué commentait la chose avec amusement. Nous seuls ne savions rien, sinon que nous étions heureux ensemble, mais plus qu'un bonheur, c'était un besoin ; quand l'un des deux manquait à l'appel nous prenions à peine part au jeu, et une fois rassemblés nous jouions avec une intensité qui croissait d'année en année, nous jouions avec une fureur, une frénésie qui devait être le substitut le plus intense du jeu d'amour, en un temps où nous-mêmes ne savions pas encore de quoi nous étions faits.
Puis la Guerre est venue, puis l'Occupation, j'ai eu treize ans, quatorze ans, et elle, depuis ses dix ans ou presque, avait des formes, son visage était sensuel et féminin depuis l'enfance, elle avait gardé dans l'adolescence la grâce de ses gestes : à douze ans c'était déjà une femme, avec un regard comme traversé de brume, des lèvres charnues, un corps tout en courbes douces, une femme à tous points de vue, par son regard, sa voix, ses façons — mais en restant, et cela aussi m'attirait, incroyablement ignorante et douce.
Ceci est une histoire vraie, annonce l'auteur. Il l'a lui-même vécue : c'est lui Nìkos, le narrateur, ce très jeune adolescent qui, à Thessalonique pendant l'Occupation allemande, aima Gioconda — et en fut aimé — d'un amour total.
Gioconda était juive, comme de nombreux Thessaloniciens : la ville fut pendant des siècles, et jusqu'à son rattachement à la Grèce en 1913, peuplée en majorité par des juifs ; ceux-ci, en 1940, se comptaient encore par dizaines de milliers.
Ils furent tous déportés en 1943. Presque tous — dont Gioconda — sont morts à Auschwitz ; mille à peine sont revenus. Et si quelques livres (dont l'admirable Sarcophage de Ioànnou) ne rappelaient pas leur existence avec tendresse, leurs traces elles-mêmes pourraient bientôt s'effacer : nombre de Grecs, ces temps-ci, voulant croire à une Thessalonique éternellement et purement hellène, s'empressent d'oublier ou d'occulter tout ce qui, dans l'histoire de la ville, pourrait contredire cette vision grandiose.
La ville elle-même a en grande partie disparu. Des vagues de béton ont recouvert ses villas et ses jardins. Cinquante ans après, il ne reste rien des personnages et des lieux évoqués dans ce récit ; ce qui lui donne, si véridique soit-il, des allures d'histoire de fantômes. La Thessalonique d'avant-guerre est plus lointaine, désormais, que l'Inde ou que la Chine.
Quant à Gioconda, nous avons bien failli ne jamais la connaître. Pendant trente ans, Nìkos n'a pas voulu — ou pas pu — parler de ce qu'il avait vécu avec elle. Puis, en 1975, à quarante-cinq ans, se disant que s'il mourait, elle mourrait avec lui une deuxième fois, il a enfin écrit ce mémorial — son premier livre, qui est longtemps resté le seul.
L'auteur revient ici sur son passé comme un damné à jamais brûlé par lui, comme un bienheureux à jamais nourri par sa lumière. Dira-t-on qu'il a eu le bonheur, ou le malheur, de vivre cette histoire ? Les deux seraient également vrais, également sacrilèges. Le paradis et l'enfer qu'il nous fait visiter sont côte à côte, et communicants.
Le plus étrange, c'est que cette histoire vraie, ancrée dans la réalité la plus précise, ne cesse de dériver, insensiblement, vers les territoires du rêve. Comme si à force de nous bousculer, c'était le réel lui-même qui basculait. Tout fut vécu si intensément alors — le bonheur de l'amour et le malheur de la guerre se renforçant l'un l'autre — que cette réalité si nettement gravée dans la mémoire du narrateur tourne plus d'une fois, comme dans la scène du bombardement, à la fantasmagorie.
Ce compte rendu, qu'il faut croire fidèle, est en même temps un conte : Nìkos et Gioconda se retrouvent au cœur de la guerre comme deux petits Poucets la nuit dans une forêt pleine d'ogres, avec l'amour pour cabane-refuge. Aucune bonne fée n'interviendra au dénouement ; mais les deux jeunes amants auront tout de même obtenu du sort une espèce de miracle : vivre en quelques semaines d'amour fou l'équivalent de toute une vie.
Amour des âmes, amour des corps. Depuis combien de siècles n'y avait-il pas eu, dans cette littérature grecque un peu prude, des ébats amoureux détaillés avec autant de précision — et en même temps de naturel, d'innocence, de ferveur ?
Thessalonique, juillet 1943. |
J'ai écrit la postface qui précède en 1998 pour la première édition française. Le livre a plutôt bien marché, c'est même l'un de mes deux best-sellers en traduction avec Le peintre et le pirate de Hadziaryìris. (Curieusement, les deux livres sont pratiquement inconnus dans leur pays d'origine, alors que les gros succès grecs que j'ai traduits se sont tous plus ou moins plantés chez nous.)
L'un des fans de ce livre est le chanteur Dominique A., qui déclare carrément sur la 4e de couv : «C'est le livre que je préfère au monde. C'est une histoire magnifique, à la fois poétique et super-sensuelle...» Bigre.
L'éditeur a ressorti Gioconda au moins deux fois, sous des couvertures de plus en plus sexy, sans avoir jamais — paraît-il — payé l'auteur. La dernière édition, parue après l'expiration des droits, est — me dit-on — illégale. (Ces précautions, purement oratoires, pour éviter des ennuis.)
L'infortunée Gioconda fut également victime, en France, de tripatouillages éditoriaux assez moches. Ce récit vécu fut affublé de l'étiquette «roman», supposée plus vendeuse, tandis que l'avertissement initial, «Ceci est une histoire vraie», isolé sur la première page en grec, se retrouvait en première ligne du texte sur la V.F. Mes protestations véhémentes ne firent que partiellement reculer les coupables. J'attendis plus d'un an avant qu'ils me paient.
L'extrait ci-dessus est la deuxième page du livre.
Merci à mon amie Gaby Wurster, qui a traduit Gioconda en allemand et me l'a fait lire en grec.