La mort en habits de fête

roman



Chapitre

XXIV


Beaux oiseaux noirs


Qui sait comment il aurait décrit la scène, s'il avait conservé le contrôle au dernier moment. C'était un coin dangereux. Il se serait arrêté un peu plus loin, en lieu sûr, aurait coupé le moteur, puis échangé un regard avec Ànna : «Une guêpe, tu as vu ? Elle m'est tombée dessus comme un bolide, elle me bourdonnait dans les yeux, les narines... J'ai perdu la tête. Un peu plus et on se retrouvait au cimetière, adieu mariage !» Ils auraient regardé le précipice à leurs pieds, et s'il leur restait un frisson dans le corps, un seul, après leur nuit dans le pré aux vers luisants, il les eût alors traversés.

C'était donc un coin dangereux, piège pour les voyageurs, comme en témoignaient ses nombreux noms : Mauvais Tournant, la Queue de Cochon, le Ravin de Maroùchka... Un peu plus haut, ou plus bas, se trouvait une pierre en forme de cochon, dont la seule raison d'être était la queue en tire-bouchon, peinte en rouge : elle symbolisait tous les virages de cette route en montagne, enchaînés comme dans un ballet. Quant aux ravins béants çà et là, ils avaient tous pris le nom de Maroùchka, une femme de l'ancien temps, bien avant les voitures, qu'on avait tuée et jetée dans l'un d'entre eux. Les rambardes installées plus tard, quand on avait fait la route — parfois solides, parfois rudimentaires —, n'empêchaient pas toujours certaines glissades fatales, et depuis le temps Maroùchka ne manquait pas de compagnie.

À l'entrée du Mauvais Tournant (on se demande pourquoi ce singulier, le couple avait déjà pris quatre virages impossibles et quarante autres les attendaient), Nìkos dit à Ànna, en haussant la voix pour lutter contre le vent :

«On me dit, pourquoi tu épouses une femme plus âgée ? Un jour elle sera vieille et toi jeune encore. Je réponds, celle que j'épouse a de beaux yeux, les yeux ne vieillissent jamais ! Pas vrai ? C'est toi que je veux !»

Ànna souriait vaguement sans rien dire, les yeux fermés, étourdie par tous ces virages.

«Pas vrai ?» reprit-il impérieusement.

«Oui, si tu veux», cria-t-elle, «mais les yeux les plus étranges sont ceux de ta sœur Dàfni, et de cette petite, Lèvka... Quel âge a-t-elle ?»

Il répondit que son nom voulait dire «le saule», et que les saules n'ont pas d'âge.

«Et Dàfni ?»

«Elle est née un an et demi après moi».

Il se tourna vers elle, vit qu'elle regardait en avant, le menton relevé, les paupières baissées ; même ainsi, vue de côté, dans le tourbillon de la vitesse, elle semblait arborer sur sa tempe gauche un œil mauve hiératique, à peu près comme les femmes sur les fresques de Cnossos. Et de nouveau son cœur, ses désirs s'embrasèrent il se mit à chanter comme la nuit précédente :

«Dans ton miroir si tu te vois, tu t'aimeras tu m'oublieras... Tu m'entends ou tu as fermé aussi tes oreilles ? Tu m'entends ? Je t'aime !»

Ànna eut un petit rire inquiet, ou plutôt elle gémit — elle en avait entendu de pareilles pendant des mois, et toute la nuit d'avant, elle aimait cela, en redemandait... mais pas dans ces virages qui lui donnaient le tournis —, elle gémit, terrifiée, tandis qu'il lâchait un juron, elle le vit agiter le bras comme un fou, elle vit même la guêpe, ce petit point noir qui tournait devant ses yeux...

Que faut-il pour provoquer le coup fatal, quoi de plus que pour l'éviter ? Un instant infime, un cheveu qui sépare l'ici de l'ailleurs. Ànna survécut (dégringolant la pente abrupte, projetée hors du side-car, arrêtée par une avancée du rocher), mais quant à Nìkos il ne revit pas le jour ; cette nuit pleine de lucioles, où Ànna ôta d'abord ses boucles d'oreilles — «La nuit nous appartient», disait-elle —, cette nuit fut sa dernière.


Une autre boucle d'oreille fut à l'origine d'une rencontre de Dàfni avec un autre homme, neuf ans plus tôt, aux Pierres de la Mariée, lors d'une fête en plein air à la fin août, qui avait attiré les foules dans une ambiance unique : on fêtait la fin de la guerre.

Un lieu insolite, isolé, au cœur duquel d'énormes pierres dressées évoquaient un cortège de mariage ; d'où son nom. C'étaient peut-être des troncs d'arbres changés en pierre dans un brillant passé, acquérant du même coup des formes humaines : la première de ces figures ressemblait bel et bien à un géant qui marche, avec une tête, des épaules, une jambe lancée en avant, tenant dans ses bras ce qui ressemblait à un panier. Pour certains le panier était la mariée elle-même, pour d'autres encore, plus imaginatifs, ou mieux informés, il fallait y voir un cercueil. Quoi qu'il en fût, derrière cet imposant marié, ou passeur des morts, les autres figures avaient une allure plus humble et retenue, une ou deux d'entre elles semblant même s'écarter du cortège, tournant presque le dos, comme si l'idée leur était venue de filer en douce...

Voilà ce que regardaient alors Dàfkos et ses deux nièces, Myrto et Dàfni, à distance respectable, l'œil ne pouvant qu'ainsi se mesurer à ces formes — de près, on distinguait seulement des surfaces et des fissures et l'on se sentait, sous de telles masses, incroyablement petit, insignifiant. Autour d'eux, d'autres groupes en grand nombre entre des tables et des tentes pleines de marchandises, tandis qu'une douzaine de lutteurs aux biceps huilés — des gitans surtout, d'origine turque — s'empoignaient, roulaient par terre, doucement d'abord avant de s'exciter, les vainqueurs recevant un agneau ou un veau. Les festivités duraient deux jours.

Dàfkos entretenait depuis toujours une relation étroite avec ses nièces et son neveu, enfants de Trifyllìa, qu'il sortait de chez eux dès qu'il en avait l'occasion, au point que leur père, barricadé dans sa religion, considérait son beau-frère comme un «fêtard». Un fêtard, lui, ce taciturne au visage énigmatique, où la mélancolie jetait perpétuellement son ombre ? Quand ils devaient aller avec lui, pourtant, son neveu et surtout ses nièces bondissaient de joie, il n'y avait pas pour elles d'oncle plus gentil et généreux. (Le fait que Trifyllìa jadis avait donné son lait à un enfant «intrus», le fils de Zìna né hors mariage, comptait apparemment beaucoup pour lui, et sa reconnaissance n'avait guère faibli au fil des ans.)

Aux Pierres de la Mariée, ce jour-là, il avait emmené les deux cadettes (Myrto et Dàfni, vingt et vingt-deux ans), car Dorothèa, tuberculeuse, ne sortait pas beaucoup, et l'aînée, Photìka, mariée depuis deux ans, s'efforçait d'avoir un enfant. Tous trois contemplèrent longuement la procession de pierre, sans décider s'il s'agissait d'un cortège nuptial ou d'un convoi funéraire, assis par terre, buvant des limonades et mangeant des graines de tournesol, lorsqu'un inconnu s'approcha, le torse et les pieds nus, l'œillet à la bouche, l'air mariolle, qui manifesta aussitôt sa préférence pour Dàfni.

«C'est toi là-dedans qui as les yeux les plus incomparables !» dit-il en traçant un cercle du bout du pied dans la poussière, comme s'ils se trouvaient entassés dans une pièce ronde et non en plein air, ou comme si Dàfkos à son côté — qui à cinquante-cinq ans portait beau encore — avait une pancarte sur sa poitrine, portant ces mots : JE NE SUIS QUE SON ONCLE.

L'inconnu, qui portait la culotte de cuir coupée au genou des lutteurs, couvert d'huile et de terre, mais doté d'un visage d'ange sans rien de commun avec ceux de ses confrères, vint se planter devant eux trois fois encore, l'œillet rouge toujours à la bouche, les muscles luisants, frémissants ; il dit à Dàfni :

«Dis à ta mère de te coller de la moutzalìa dans les oreilles, que les méchants ne te jettent pas un sort !»

Il s'éloigna, on le vit courir triomphalement vers l'arène, se mêler aux lutteurs, mais il devait être un remplaçant, ou l'un de ces amateurs qui luttaient brièvement (plutôt comme un jeu), se séparaient puis reprenaient : moins de vingt minutes plus tard il allait revenir devant Dàfkos et ses nièces.

Dàfni entre-temps, plutôt séduite par ses avances et ses étranges manières, se pencha vers sa sœur et lui demanda à l'oreille ce qu'était la moutzalìa — elle entendait ce mot pour la première fois.

«Moutzalìa, moutzalìa...» dit la sœur, l'air égaré, comme si elle cherchait dans ses souvenirs les plus secrets. «Qu'est-ce que ça peut bien être ? Je ne sais pas».

(Comment Myrto pouvait-elle savoir, elle qui ne trouvait là personne pour la renseigner sur le pastis des Asturies !...)

Heureusement l'oncle les entendit et dit que la moutzalìa était sans doute une plante malodorante, ou plutôt la poussière de charbon qui chasse le mauvais œil. Il regarda les yeux de Dàfni, ses yeux vert sombre si attirants, comme s'il était en train de perdre sa nièce, de la voir tomber sous la coupe de ce coquin, le dieu de l'amour... Puis ceux de Myrto, d'un or sombre, en se disant que pour celle-là on aurait sans doute un sursis avant qu'elle se fasse enlever.

L'inconnu reparut. À présent, en plus de l'œillet, dont il martyrisait la tige entre ses dents, quelque chose était enfermé dans sa main droite, qu'il agitait comme un dé devant le visage de Dàfni (on entendait la chose énigmatique résonner contre les parois de la main) : Je le jette ou pas ? dans la rivière ou pas ?...

«Allez, montre, avant qu'il fasse nuit», dit Dàfkos, admirable jusqu'alors pour sa patience et son calme.

«Montre», dit aussi Myrto craintivement ; Dàfni resta muette.

L'inconnu dit à la silencieuse, tout en gardant la main fermée :

«Dis donc, l'incomparable, il te faut combien de boucles à ton oreille ?» (Il ôtait l'œillet de sa bouche pour parler, puis le remettait.)

Dàfni porta en riant la main à son oreille : ses deux boucles, elle l'avait oublié, se trouvaient sur l'oreille gauche, l'autre étant douloureuse : ces boucles qui pinçaient le lobe, avec leur métal bon marché, irritaient la peau et pouvaient même l'infecter. Mais ce jour-là l'oncle Dàfkos en avait acheté de belles pour chacune de ses nièces : Dàfni avait choisi des pierres rouges, Myrto du doré, et pour Dorothèa elles avaient pris des pierres vertes (Photìka avait son mari), en se disant qu'elles pourraient échanger, bien sûr. Pour l'instant Dàfni portait les rouges sur une oreille et gardait les vertes dans sa poche, sachant que le vert lui allait mieux qu'à Dorothèa à cause de ses yeux ; mais elle aimait aussi beaucoup ce rouge, un peu rouille, acajou. Ce jour-là, décidément, on était sous le signe du rouge et du vert ensemble : l'inconnu ouvrit enfin la main et lui montra une boucle émeraude, une seule, qui n'aurait laissé aucune femme insensible, même la plus gâtée.

«Prends-la et mets-la de l'autre côté, pour faire pendant au rouge», dit-il, «c'est pour les femmes uniques dans ton genre !» Puis, remettant l'œillet dans sa bouche, il réfléchit un instant, l'en sortit et glissa dans la main de Dàfni la tige mouillée de salive, marquée par ses dents : «Ça aussi, c'est pour toi !»

Ainsi commencèrent les amours de Dàfni et de l'inconnu. La jeune femme s'endormit ce soir-là en léchant et mordillant l'œillet — au matin, surprise de ne pas le trouver sur son oreiller, elle comprit qu'elle l'avait mangé. Quant à la boucle d'oreille unique, elle ne quittait plus son oreille gauche (souvent associée aux rouges, toutes sur le même lobe !), d'autant que cette partie gauche de son visage, curieusement, était plus souriante que l'autre, d'apparence plus distante et sévère — différence qui allait croître avec les années.

L'homme entre-temps continua de lui faire la cour et bientôt il ne fut plus un inconnu. Ils se fiancèrent au bout de deux mois. On avait appris que sa mère était tsigane, ce qu'il nia tant qu'il fut prétendant, avant de le reconnaître assez longtemps plus tard ; fier de ses origines par ailleurs. Il n'était pas très basané, mais pas blanc non plus ; le cheveu noir frisé, la fine moustache des séducteurs de l'époque, la barbiche en pointe à la Trotski ; l'œil doux, le sourcil touffu, un air d'enfance encore, mais c'était un rusé, un vrai renard. Il avait dans les trente ans. Commerçant ambulant, soi-disant, ses activités étaient multiples ; il luttait dans les foires de temps à autre, mais uniquement pour le plaisir, pour se dérouiller les muscles, pas pour les récompenses, du moins à ce qu'il affirmait. Alors que tout indiquait, de façon criante, que la moitié de son sang était tsigane, il portait un nom clairement juif : David, son diminutif étant Davìkos. Le jour où Dàfni lui demanda de l'épouser, ayant un enfant dans son ventre — de toute façon il fallait bien qu'ils se marient, puisqu'ils s'étaient fiancés —, Davìkos fit grise mine, cracha son œillet et lui dit qu'il ne pensait pas au mariage, que ses deux amis anarchistes auraient honte de lui ! Si bien que leurs fiançailles prirent de la bouteille : ils n'allaient pas se marier, même dans dix ans.

Il y avait là-bas un autre couple du même genre, ensemble depuis huit ans, mais l'homme n'avait pas le temps de dessoûler entre deux ribotes pour enfiler son costume de marié ; il titubait jour et nuit, ne cessant pas pour autant de promettre à sa chérie noces et prospérité, jusqu'au jour où de guerre lasse elle le quitta ; elle pleura jusqu'à en mordre ses vêtements, mais le quitta.

Davìkos n'était pas un poivrot, mais on aurait bien du mal, on le comprit bientôt, à lui faire épouser sa fiancée aux yeux incomparables. Elle, de son côté, ne pouvait se résoudre à le quitter, à lui jeter la bague à la figure : elle l'aimait follement, comme peu de femmes ont aimé, et quand la malheureuse pensait à lui, elle le haïssait, naturellement ; l'amour avait déjà commencé d'ourdir ses noirs desseins, de lui verser son poison dans le cœur. Davìkos était le plus souvent absent, prétextant ses activités commerciales pour disparaître, et Dàfni souffrit beaucoup lorsqu'elle pressentit, sans preuves tangibles encore, qu'il y avait là-dessous des histoires de femmes. Elle ne se confia qu'à son oncle, allant jusqu'à lui dire — pour la première fois si furieuse, car sans nouvelles du fiancé depuis deux mois — que «cet homme-là était une ordure, une pourriture», qu'elle l'avait pressenti dès le début, et reprochant à Dàfkos, qui sûrement avait senti quelque chose lui aussi, de ne pas lui avoir en deux mots ouvert les yeux. Elle se contredisait lamentablement, Dàfkos en conçut de l'amertume : il aurait bien voulu la prévenir alors, lui dire que Davìkos l'affairé était d'abord à ses yeux un être superficiel, un panier percé, mais comment dire alors à Dàfni du mal de son Davìkos, elle qui le plaçait aussi haut que les anges et les demi-dieux ? C'est ainsi que le grand amour délicieux du début vira au cauchemar.

Peu après avoir mis au monde son fils et perdu sa sœur Dorothèa, elle apprit que Davìkos avait une liaison non loin de là, avec une institutrice. Une institutrice ! Elle fut folle de rage. Elle laissa son bébé à Photìka — «Tu veux un enfant ?» dit-elle, «prends le mien !» —, se retrouva là-bas, observa la rivale. Elle vit une malheureuse au visage terne, aux bras trop courts, l'air sans histoire et sans danger, à côté de qui Davìkos avait l'air d'un prince. Et pourtant le faux prince avait une liaison avec elle, ce que Dàfni ne pouvait avaler : si elle était tombée sur une beauté hautaine, elle en aurait sûrement crevé de jalousie, mais cette malheureuse eut le même effet. À son retour elle raconta l'affaire à sa grande sœur, la priant de tout lui expliquer, elle qui voyait les choses de l'extérieur. Photìka l'écoutait en silence. La description de la rivale était bien décevante en effet. Pourtant...

«Que peut dire une femme de la chatte d'une autre ?», dit enfin Photìka pour elle-même, avec un petit rire stoïque.

Dàfni la regarda, abasourdie — quel charabia était-ce là ? que voulait-elle dire ?

«L'âme de l'homme est un gouffre», dit l'autre plus clairement, «comment s'y retrouver ?» Elle ajouta que sa sœur devait se réjouir d'avoir un enfant dans sa vie, de devoir l'élever sans se soucier du reste. (À chacune sa douleur.)

Au quarantième jour elle alla faire des photos. Une avec le bébé dans ses langes, une toute seule. Elle avait au moins ses beaux yeux, qui allaient lui rester pour pleurer. En fixant l'objectif elle pensait : «Maintenant je regarde la mort dans ses habits de fête, maintenant et toujours ! J'ai les yeux fixés sur elle ! Et je lui souris !» Mais tandis que le photographe s'agitait maladroitement sous son drap noir derrière l'appareil, et que le «clic» tardait, Dàfni se sentait glacée, sans amour ni haine, le cœur et le regard déserts, avec peut-être un chagrin d'enfant. Pourtant son sourire final avait de quoi faire craquer — elle-même fut saisie en le voyant sur le papier. Saisie de peur et d'allégresse, elle posa la photo en bonne place ; douze ans la séparaient de sa mort.


Elle baptisa son fils Zafìris, nom de son beau-père qu'elle n'avait pas connu, mais c'était aussi l'un des noms pour qui, depuis toujours elle avait une inexplicable sympathie — des noms tels que Zafìris, Aryìris, Pètros, Stèfanos... Elle raconta aux gens qu'elle avait épousé Davìkos en secret pendant l'agonie de sa sœur Dorothèa et avant la naissance de l'enfant. Si elle vivait encore dans la maison paternelle, c'était pour que sa mère ne perde pas deux filles coup sur coup (un mariage, une mort, quelle différence ?), et parce que Davìkos était toujours par monts et par vaux pour son travail, pourquoi courir derrière lui ? Elle n'eut pas besoin de le redire.

Quant à Davìkos, il était libre comme le vent... Il admit un jour que oui, il avait une liaison avec cette institutrice — et alors ? Elle l'avait sauvé de la faillite un jour, c'était une femme simple, discrète, obéissante, elle veillait sur lui, n'avait pas d'exigences, ne lui demandait rien de plus que ce qui lui revenait — «Alors que toi», dit-il, «je te donne le doigt, tu veux me bouffer tout le bras».

Les bras de Dàfni se dressèrent comme des serpents, elle lui dit des choses que seule Médée eût dites à Jason, heureusement que son fils n'était pas dans le coin, Myrto l'ayant emmené en promenade.

Quelques mois plus tard ils perdirent Myrto, trois ans plus tard ce fut le tour de Photìka. Dans sa douleur Dàfni n'était plus qu'une ombre, elle parlait de tous les rôles qu'elle devait jouer à la place des trois disparues. Elle pouvait s'appuyer sur son frère. Elle pleurait, se tourmentait, se noyait dans ses larmes. Et ce Davìkos qui avait encore une place dans son cœur et son lit.

Elle n'en voulait plus — «J'en ai assez de ce drôle d'oiseau», se persuadait-elle, «il ne vaut pas cher» —, et pourtant, lors d'une de ses visites, elle mit du sang dans son café. De ce sang qui lui venait tous les mois, avec le sombre espoir de l'attacher à elle. Elle craignait qu'il ne remarque le goût, qu'il ne recrache son café, mais il ne s'aperçut de rien, il repartit deux jours plus tard, laissant du sang sur les draps. Elle essaya une seconde fois, puis une troisième sans doute, puis plus rien — elle n'irait pas jusqu'à se dégoûter d'elle-même pour lui. On avait appris entre-temps qu'il s'était mis avec une troisième femme. Une comédienne d'une troupe itinérante, qui avait même décroché un petit rôle pour lui — Davìkos jouait maintenant sur scène son propre rôle.

«Tu es folle de rage», dit-il à Dàfni quand elle aborda le sujet, ses yeux lançant des étincelles vertes. «Tu es folle de rage parce que d'autres femmes me désirent, et même des artistes — qu'est-ce que je peux y faire ?»

«Folle de rage ?» dit-elle avec ce qui lui restait de voix — on eût dit que ce n'était pas elle qui parlait. «Cela fait sept ans que ça dure, je suis sidérée. Si-dé-rée». Elle sortit de la pièce, et voyant à la porte les chaussures de l'homme, «Tes croquenots», dit-elle, «je les vois ici pour la dernière fois ! Si je les retrouve ici demain, je te préviens, je les jette».

La huitième année passa et le drame continuait, Dàfni disait toujours que cela n'allait pas durer, mais cela durait : les chaussures de Davìkos venaient de temps à autre se poser devant sa porte, puis disparaissaient, suivant ses appétits, et elle épuisait sa passion en malédictions, en larmes intarissables.

«Puisse le temps venir», disait-elle, «où ces larmes couleront de ses yeux, où je ne l'aimerai plus, où je n'aurai plus pitié de lui, où je serai partie ! Puisses-tu être payé», lui disait-elle, «comme tu le mérites ! Pour tout le bonheur que tu ne me donnes pas, reçois autant de chagrin !... Pauvre type, joli cœur et tête vide. Pourquoi est-il venu ? Pourquoi va-t-il repartir ? Va savoir !... Si je pouvais... si je pouvais lui manquer, qu'il me recherche comme un fou, sans me trouver ! Que ses yeux se remplissent de larmes, que les larmes l'aveuglent ! Qu'il en ait dans tout son corps ! Je ne dis pas dans toute son âme, elle est si petite...»

La dernière des quatre sœurs, l'unique survivante, dédaignée par l'amour alors qu'elle méritait mieux, gâchait son temps dans de telles imprécations, qui ne faisaient qu'alourdir l'atmosphère autour d'elle... «Quand mon cœur va-t-il se refroidir, et oublier ce romanichel ?» disait-elle, épuisée. Car cet homme-là, elle le savait au fond, tant qu'elle souffrait à cause de lui, tant qu'elle ne voulait pas se calmer, les malédictions elles-mêmes lui faisaient du bien.

L'été suivant, tandis que Nìkos faisait la cour à Ànna, il y eut encore une dispute entre Davìkos et Dàfni. Elle devenait ridicule, disait-il, avec ses cris et sa jalousie ; il venait honnêtement lui rendre visite, voir son fils, et elle lui pompait l'air avec ses malheurs et ses plaintes ; enfin, conclut-il, elle avait lié sa vie à un Tsigane et devait en prendre son parti. Cette goutte fit déborder le vase.

«J'ai lié ma vie à un marlou», dit-elle, «et maintenant je me délie ! Je suis une femme, je fais ce que je veux, je défais ce que je veux !»

Comme il n'avait pas ôté ses chaussures elle ne put les jeter par la fenêtre, mais elle lui jeta la boucle d'oreille verte, puis la bague de fiançailles et le renvoya.

Au début de l'automne — des journées chaudes, la terre fumait encore — le ciel les frappa de nouveau : on retrouva Nìkos gisant dans un ravin du Mauvais Tournant, saigné, vidé, méconnaissable, écrasé sous sa moto.

Ce fut comme une blessure sur d'autres blessures ; les gens pensèrent avec horreur que c'était une chance, au fond, si dans cette famille il n'y avait pas quinze frères et sœurs, ou dix, ou même huit...


Dàfni, seule à présent, devenue pour ainsi dire fille unique, vécut encore quatre ans, dans une tension incroyable, un délire pareil à un puits sans fond. Rude et irritable d'habitude avec ceux qui évoluaient autour d'elle comme des ombres («Je fais du mal jour et nuit», disait-elle, chose que les autres n'auraient jamais dit), ses beaux yeux devenus des lieux de ténèbres, en même temps remplis par les larmes de veinules rouges qui cachaient le blanc, elle amenait souvent son oncle Dàfkos (prévenu par le petit Zafìris dans son désespoir) à venir la sermonner, car elle n'écoutait que lui, n'obéissait qu'à lui. Et encore, pas toujours.

Ce déchirement perpétuel le mit un jour dans une telle colère qu'il n'y tint plus, on le vit fureter autour d'elle comme s'il cherchait une ceinture, un couteau, Zafìris bondit pour l'arrêter, Theohàris sursauta comme une bête blessée à demi aveugle, seule Trifyllìa garda son calme.

«Son peigne, où est son peigne ?» demandait Dàfkos, et quand il l'eut trouvé, il vint derrière elle et se mit à coiffer ses cheveux ébouriffés, les ramenant du front et des oreilles vers l'arrière, les tirant brutalement, à en faire gémir les racines. «Ça suffit», disait-il, «calme-toi, tu ne peux pas continuer de vivre dans cette folie, tu n'es pas la seule que les bêtes ont mordue — regarde tes parents qui te voient ainsi, regarde ton fils, tu n'as pas pitié d'eux ?»

Il lui parlait comme il la peignait, durement, presque violemment, à la fin seulement il eut pitié d'elle et lui dit de mouiller elle-même le bout de ses cheveux, qui étaient secs (il y avait une casserole d'eau à côté d'elle), et quand elle les eut mouillés, il acheva de la peigner avec des gestes plus doux, lui faisant une petite queue de cheval. Ce fut la seule façon de la calmer, de la faire taire ; elle ravala ses larmes versées tant de fois, tant d'années, elle eut honte des propos amers qu'elle répandait et demanda pardon par les yeux, par gestes à sa famille.

Cela se fit lors du dernier printemps, et aurait dû se faire plus tôt. Dès lors Zafìris, son enfant, vint souvent la coiffer avec tendresse, la peignant d'une main, la caressant de l'autre, comme le petit Liam de Friars, soit pour calmer ses nerfs quand il la voyait agitée, soit pour la tirer de ses longs silences qui l'absorbaient pendant des heures. Il lui chantait de sa voix juvénile «À l'ombre du tilleul J'allais rêver tout seul» — il avait appris la chanson à l'école, chez Mme Kalliròï —, et elle s'endormait, à moins qu'elle n'ouvre davantage ses yeux (si beaux, désormais blessés) et ne l'attire dans ses bras pour le garder ainsi en silence, ou pleurant sans bruit, et c'était pour Zafìris un moment de bonheur. Il lui apportait parfois un livre d'images à regarder ensemble, mais elle lui disait «Prends-le, mon chéri, je n'ai pas la patience». Alors il se mettait à l'écart pour le regarder, ou faire semblant, dans l'espoir d'exciter son envie, pour qu'elle lui dise «Viens, je veux le regarder aussi», mais elle ne disait rien, elle avait ses propres images. Quand l'été fut arrivé, en avance — une chaleur terrible —, il agitait un rameau de tilleul au-dessus d'elle pour éloigner les mouches. (Il l'idolâtrait, elle était tout pour lui. Elle d'abord, les toupies ensuite ; puis tout le reste.)

Un jour pourtant elle voulut qu'on lui mette une corneille dans les bras — nous connaissons depuis longtemps la triste histoire —, et l'exigea de telle façon que son oncle Dàfkos ne put le lui refuser. Il lui apporta donc une corneille vivante, palpitante, lui ayant fait avaler de quoi la calmer le temps qu'il faudrait. Un jour, deux jours ; le troisième matin ils furent éveillés par des croassements sauvages dans la chambre de Dàfni, on crut que l'oiseau lui avait échappé, qu'il cherchait en vain à fuir entre quatre murs, mais on le trouva qui se débattait entre les doigts de Dàfni qui le serraient comme un étau : Dàfni était morte dans la nuit, elle refroidissait déjà quand l'oiseau infortuné, sortant de son sommeil passager, avait cherché à se dégager de cette prison...

Impossible de le délivrer — il eût fallu couper les doigts. Dàfkos lui donna une dose plus forte qui l'endormit sur la poitrine de la morte.

On les enterra ensemble.


*


Zyrànna Zatèli

Le deuxième roman de Zyrànna Zatèli vient de sortir aux éditions du Seuil. Voici la postface qui l'accompagne.


RETOUR AU ZATELILAND


Ceux qui ont déjà lu Zyrànna Zatèli le savent, ses livres sont des vases communicants. Depuis les délicieuses nouvelles de l'opus 1, La fiancée de l'an passé, où tout se trouve en germe, l'œuvre s'élargit lentement par cercles concentriques : un autre recueil de nouvelles plus long ; un premier roman, Le crépuscule des loups ; et maintenant la trilogie dont La mort en habits de fête est le somptueux début.

Partout, mêmes lieux, mêmes époques : un coin de Grèce du Nord, du début du siècle dernier jusqu'aux années 60. Même sorte d'histoires, très autobiographiques et totalement réinventées. Zatèli est née entre Thessalonique et la frontière bulgare au début des années 50. Elle a tout puisé dans ses souvenirs : les paysages, les personnages (d'humbles villageois surtout), les anciennes coutumes d'un monde campagnard (comme, dans ce livre, un rituel extraordinaire : la marche sur les charbons ardents). Mais il n'y a là aucune couleur locale, aucun pittoresque : les lieux, à peine décrits, sont d'un dépouillement qui confine à l'étrangeté. Le roman pourrait se dérouler n'importe où au monde avant l'invasion de la civilisation industrielle. En fait, ce Zateliland, plus qu'une zone géographique, est un espace intérieur : un pays d'enfance. L'histoire est peuplée d'enfants, pas encore nés ou déjà morts, ou vivants ; de tous âges, douze-treize ans surtout, l'âge où l'enfance est près de mourir. Zatèli fait partie de ces adultes qui n'ont rien perdu, rien oublié de leur enfance, de cet enchantement — un enchantement au sens le plus terrible : les enfants ici, comme victimes d'un mauvais sort, souffrent et s'interrogent plus qu'à leur tour. (Mais n'est-ce pas ainsi dans la réalité ?)

Les animaux, très présents aussi. Et les plantes. La nature joue un rôle majeur. Une nature violente, cruelle : brumes, pluies diluviennes, tempêtes, orages, raz de marée, les éléments se déchaînent sans cesse — et ils tuent. Car l'homme ici est peu de chose, jouet des phénomènes naturels, faible flamme vite soufflée par la mort. Le titre nous l'annonçait déjà : c'est elle, la Mort, le héros du livre. Superbe en ses habits triomphaux, traînant ses innombrables victimes ; l'histoire est semée de morts d'un bout à l'autre, depuis l'ouverture, sous un orage qui rappelle Macbeth, jusqu'à l'incroyable hécatombe de la fin où disparaissent en quelques mois sept frères et sœurs. Entre-temps nous serons passés plusieurs fois au cimetière ; les enfants jouent aux billes sur les tombes, on y entend des fossoyeurs parler comme dans Hamlet, et ce n'est pas un hasard si l'on évoque Shakespeare, tant les grandes scènes du livre sont portées par un souffle tragique.

Shakespeare toujours : le bruit et la fureur ; la folie qui rôde ; les fragiles humains faits de la même étoffe que les songes. C'est l'histoire tout entière qui prend des allures de rêve, comme la scène de nuit fabuleuse où Dàfkos et la très jeune Zìna (presque une enfant), qui ne se connaissent pas, et ne se voient même pas dans l'obscurité, font l'amour sous les pêchers en fleurs. Scène hypnotique, somnambulique, merveilleusement invraisemblable, ainsi que la plupart des morts violentes qui la précèdent et la suivent — comme si la Camarde s'ingéniait en artiste à toujours varier ses coups, à faire une œuvre avec presque rien —, et l'on ne peut qu'admirer chez Zatèli, dans cet héroïque dédain du réalisme, une audace, une poésie souveraines.

Ce long récit plein de morts affreuses, ce lent déroulement de cortège funèbre, comment se fait-il qu'on n'en sorte pas accablé ? Quelle est cette lumière diffuse baignant les scènes les plus sombres ? Par quelles sorcelleries, quelles inflexions de ses longues phrases, la magicienne Zatèli nous saisit-elle, nous retient-elle ? Par delà les péripéties et les personnages inoubliables, un tremblement particulier dans sa voix nous le fait sentir : voici un écrivain possédé par l'écriture à un point que bien peu atteignent, hanté par son propre univers, auto-halluciné ; voici un regard si intense qu'il éclaire toute chose, qu'il décèle dans le moindre visage, le moindre objet — un insecte mort, une toupie d'enfant — des trésors cachés. Notre monde est plein de noires merveilles, voilà ce que chaque page nous chuchote, et voilà pourquoi, malgré tout le chagrin qu'il traîne avec lui, ce livre est une fête.

Ce deuxième roman a reçu en Grèce, comme le premier, un accueil phénoménal. À la fois ambitieux et faciles d'accès, Le crépuscule des loups et La mort en habits de fête ont conquis le grand public en même temps que les critiques et reçu tous deux le Grand prix d'État. Le lecteur francophone qui voudrait connaître aussi les nouvelles de Zatèli devra demander aux bouquinistes La fiancée de l'an passé, publiée naguère au Passeur, ou visiter le site www.volkovitch.com où quelques nouvelles tirées des deux recueils l'attendent.

M.V.


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