Zyrànna Zatèli
Remontant la rue aux gros pavés noirs et blancs que je connaissais les yeux fermés, j'arrivais à la bijouterie de Naoum, qui avait la manie de mettre des pompons aux oreilles des chats, au lieu de vraies boucles d'oreille comme il aurait dû (les chats ne supportant pas ce poids secouaient la tête, arrachaient à coups de griffes les pompons qui leur coupaient les oreilles, heureusement qu'elles ne saignaient pas, et l'on retrouvait sur les pavés ces houppes en kapok ou en fil de soie — pourquoi pas des boucles en or ou en argent, plus lourdes, que les chats eussent rejeté aussitôt ?), et passant devant la vitrine, où trônaient, sur un velours d'un rouge passé, parmi les médaillons, les broches et les bracelets, des fusils flambant neufs et des cartouchières en cuir, le tout encadré par deux bottes (Naoum était aussi chasseur), je traversais, puis entrais dans une ruelle au coin de laquelle je me souvenais d'une jeune fille brune adossée au mur, le cou tendu vers la rue, comme si elle craignait de tourner normalement la tête, ou comme pour se cacher de quelqu'un qu'en même temps elle attendait. Je me souviens d'une robe bleue avec des papillons noirs et d'une taille de guêpe. Je l'ai vue en tout deux ou trois fois. J'ai su qui elle était bien plus tard, en apprenant que la fille d'une dame qui passait là l'été chaque année était morte à dix-sept ans dans un sanatorium. Une fois seulement, en 1958, pour quelques jours, on l'avait amenée là pour respirer le bon air et voir un peu de monde, mais la fille craignait l'air autant que le monde, elle craignait de sortir dans la rue et se hasardait dehors jusqu'à ce coin seulement, où elle regardait les gens d'un air coupable ; aussi sa mère l'avait-elle renvoyée au sanatorium pour ne l'en ressortir que dans un cercueil. Elle s'appelait Moskhoùla, nom étrange. Sa mère, divorcée, continua de venir en vacances après la mort de sa fille unique, y compris l'hiver, étant gravement amoureuse d'un boucher de trente-cinq ans, cynique et boute-en-train, qui grattait les allumettes sur ses semelles et ses cuisses, éteignait ses cigarettes sur sa langue, mangeait de la viande crue, raboutait les os déboîtés des hommes et des bêtes, et dont le grand plaisir était d'effrayer les filles qui passaient, ouvrant légèrement les jambes et bombant les fesses avant de péter somptueusement. On croyait entendre tout un mur s'écrouler ! Les filles poussaient des cris, changeaient de couleur, la promenade était à l'eau, tandis que les hommes le regardaient d'un drôle d'air, comme s'ils brûlaient de savoir où ce type voulait en venir, et si eux-mêmes ne pourraient pas essayer de faire comme lui en public et, admettons, en toute naïveté. Mais il leur manquait ce dédain naturel, dont l'autre débordait, ce mépris du ridicule, et pour finir on se contentait de hausser les sourcils en silence. Il faisait, naturellement, la même chose aux dames quand elles entraient dans la boucherie — leur réservant des sons plus mesurés, plus sourds — mais la mère de Moskhoùla, feignant de ne rien entendre, le regardait dans les yeux, fataliste, avec un fugitif sourire. Lui, entre-temps, goûtait une par une à toutes les filles de dix-sept, dix-huit ans des environs, prétendant avec sa longue liste au titre de dépuceleur-en-chef, et personne n'osait lever le petit doigt car, chose étrange, non seulement ces demoiselles n'accusaient pas l'homme qui les avait séduites ou prises de force, mais elles se vantaient de l'avoir été de leur plein gré, ajoutant qu'elles ne regrettaient rien.
Les gens parlaient de décadence des mœurs et de rue de la honte.
Plus loin, après le coin de rue du fantôme de Moskhoùla, je me glissais dans une autre ruelle jusqu'à une cour solitaire, où les narcisses mauves et les coquelicots ne laissaient qu'un étroit passage vers une maison à étage dans laquelle, depuis des années, Anatolie — encore un nom étrange — n'en finissait pas d'agoniser. La première fois qu'on m'avait envoyée là-bas, pour lui apporter une bouillie de maïs épaisse et brûlante et un pot de miel, c'était un matin d'hiver plutôt doux. Avant sept heures. Il y avait du brouillard. Je vis de loin une lueur dans sa cour. Une faible lumière jaune qui changeait le brouillard en poussière d'or. L'atmosphère grouillait de particules microscopiques dorées, suspendues, immobiles.
Quand je m'approchai l'impression de rêve persista, et je vis Anatolie — ce ne pouvait être qu'elle — assise sur une chaise, un peu penchée en avant, au-dessous d'une lampe à pétrole accrochée au mur, le verre entouré d'une feuille de gélatine jaune. Que faisait-elle dehors de grand matin dans un tel brouillard ? Rien. Elle restait là. J'apprendrais bientôt qu'elle aimait sortir dans sa cour à l'aube, ou le soir, avec sa lampe, et s'asseoir ainsi. Elle entendit mes pas, tourna légèrement la tête et suivit mon approche, le visage tout à fait dénué d'expression, à cela près que ses yeux, quoique inexpressifs, avaient de quoi troubler : enfoncés, fendus, très humides, parfaitement sombres, ils luisaient comme un marécage, comme une boue d'un vert noir sous les rayons du soleil ou de la lune. Parler d'yeux de singe, de loup, de brebis égorgée, tout cela ensemble, n'est sans doute pas exact, mais je ne sais pas les définir autrement. Dans mon trouble je trébuchai, sans un mot ; elle n'eut pas un frémissement de paupière.
«Comment vas-tu ?» demandai-je timidement.
«Je suis là» dit-elle sèchement, levant haut le menton. Puis elle tourna la tête et ajouta, l'air songeur : «Gracieuse dans le désert...»
Je lui tendis son petit déjeuner qu'elle reçut sans commentaires, elle décrocha sa lampe et, poussant la chaise du pied — ce pied, je n'en ai jamais vu de pareil —, elle me proposa d'entrer.
En la suivant j'eus le loisir d'observer ce qui, le temps d'un éclair, m'avait stupéfiée juste avant : elle était pieds nus, les chevilles incroyablement fines et blanches, presque réduites au squelette. Ses mollets luisaient, comme la gélatine sur la lampe allumée qu'elle tenait dans sa main droite et rapprochait tout en marchant tantôt d'un mur, tantôt de l'autre, l'air de chercher une chose précieuse dont la pensée l'absorbait, mais sans s'arrêter. Sa démarche et son corps lui-même avaient quelque chose d'oblique, une ondulation incessante et fascinante en forme de huit... huit... huit...
«Tu es la fille de qui ?» demanda-t-elle une fois entrées, et la lampe encore à la main, elle se pencha pour chercher sous le lit, du bout du pied, ses chaussures. Deux très grandes chaussures, presque autant que celles des clowns, vertes comme des poivrons et munies d'attaches rouges en corne. Ayant bientôt deviné que j'avais affaire à une personne pas comme les autres, je crus un instant qu'elle les avait sorties uniquement pour me mystifier. Mais — avant même qu'elle se penche davantage encore pour les enfiler — je sus qu'elle allait le faire : c'étaient bien là ses chaussures.
«Tu es la fille de qui ?» reprit-elle.
Je le lui dis.
«Ah, fit-elle sans étonnement. Tu as grandi. Je me souviens de toi bébé, une petite souris. Je t'ai prise deux fois dans mes bras, et les deux fois tu m'as inondée.» J'attendais une suite, mais elle se mit à rire en levant le menton comme dans la cour : «La troisième fois, j'ai mis une vieille jupe déchirée. Pour l'aspersion. C'est bien comme ça qu'on dit ? Un bébé qui te pisse dessus, c'est comme de l'eau bénite. Enfin. Eau bénite ou pas, j'ai mis une jupe que j'allais jeter.» Elle leva le menton plus encore, mais sans rire : «Au début c'était chaud, brûlant, mais après ça me glaçait jusqu'à l'os. Bizarre, les bébés.»
Ne sachant si elle s'adressait à moi, en manière de reproche, ou à elle-même, perdue dans ses pensées, je continuais à regarder ses grandes et voyantes chaussures sans souffler mot.
«Toi, tu ne t'en souviens pas, bien sûr — tu t'en souviens ?» Elle me poussa du coude.
«Non», dis-je avec soulagement, car c'était vrai.
Tu lui donnes sa bouillie et son miel et tu t'en vas TOUT DE SUITE, m'avait-on dit chez moi, d'un ton sans réplique. Quand je m'en allai il était près de midi. Vers neuf heures, comme on entendait marcher dans la cour, j'avais même chargé Anatolie, si c'était quelqu'un qui venait me chercher, de dire que j'étais partie depuis longtemps et qu'elle ignorait où j'étais. Elle me fixa de ses yeux de marécage — c'était la première fois, je crois, après tout ce temps, qu'elle me regardait pour de vrai. «Ce sera ta faute», murmura-t-elle avant d'ouvrir la fenêtre. «D'accord», approuvai-je en silence ; «la tienne aussi».
Officiellement, Anatolie souffrait de tuberculose, galopante et pourtant inépuisable, ou peut-être d'une maladie encore inconnue, qui se ferait plus tard sa place au soleil, ou alors d'une autre très ancienne, mais sans nom précis. De toute façon, ce mal maudit et contagieux l'avait totalement isolée. Terrifiés, les autres l'évitaient ; elle les avait oubliés. Si elle s'en souvint brièvement, ce fut à cause de moi.
De temps à autre ils avaient pitié d'elle, traversaient sa cour avec des prières et des formules secrètes, et déposaient sur le rebord de sa fenêtre une assiette de nourriture, qu'après avoir mangée elle replaçait au même endroit. Elle y laissait une noix ou un pruneau, une assiette vide étant signe d'ingratitude. Les autres, sans y toucher, jetaient le contenu dans sa cour — hantés par la peur d'être contaminés par un bout de fruit sec. Anatolie ramassait la chose et la remettait dans l'assiette, sans en ôter la terre ou les herbes. Eux la rejetaient encore, elle la remettait et ainsi de suite. Une espèce de dialogue — ou plutôt deux monologues, interminables et vains.
«Ils ont peur de moi comme si j'étais le mal en personne», me disait-elle. «Mettons. Et alors ? Ils ne savent donc pas que plus on a peur du mal, plus ça le nourrit ?»
Sa maladie, quelle qu'elle fût, lui rongeait le corps, ne laissant que la peau et les os, ou encore moins, mais sa tête bourdonnait d'idées, de discours illuminant ces ténèbres, et ces jours-là elle trouva en moi une oreille sensible, prête à tout accueillir. Ses lèvres à certains moments coïncidaient absolument avec sa pensée, elle vivait sa pensée — pourtant je ne saurais dire ce qu'elle pensait, ni me rappeler au juste ce qu'elle disait. Surtout lorsque j'essaie. Je suis submergée par ces souvenirs, mais dès que je m'y associe consciemment, tout se change en poussière dorée et disparaît. Je ne me souviens même pas de ma dernière surprise, du dernier éclair.
Pour écrire sur Anatolie, je ne dois donc pas tâcher de me ressouvenir, je dois la laisser venir comme on se laisse aller au sommeil...
Une autre fois elle dit :
«Moi, finalement, je n'ai pas grand-chose à craindre. Mais eux qui tremblent pour la santé de leur petit doigt de pied, ils font pitié !»
Une autre fois encore, en partant, j'étais encore dans la cour quand j'entendis sa voix pleine d'une passion inhabituelle :
«Si tu savais combien je veux vivre, tu deviendrais un agneau qu'on sacrifie !»
Le disait-elle au plafond ? Aux murs ? Elle était seule chez elle. Je fis demi-tour et frappai au carreau.
«À qui parlais-tu ? demandai-je.
«Je n'ai pas parlé», dit-elle aussitôt.
Pourtant je n'avais pas rêvé, j'en étais sûre.
«C'est à moi que tu parlais ?» insistai-je.
Elle tordit la bouche. Je voyais bien qu'elle voulait éviter mes questions, mais en même temps elle jugea bon de saisir l'occasion, que j'étais seule à offrir, d'avouer une chose qui sans doute l'affligeait, ou la distrayait peut-être.
«Oui, je t'ai parlé», reconnut-elle d'un ton provocateur.
«Un agneau qu'on sacrifie...» murmurai-je. Je ne comprenais pas pourquoi elle en demandait tant, je me demandais s'il fallait la prendre au sérieux, mais aurait-elle fait une plaisanterie si bizarre ? Elle posa la main sur mon front et me repoussa.
«Allez, va, dit-elle, c'étaient des mots en l'air.» Je ne bougeai pas. «Des mots en l'air, je t'assure» — et l'on n'en reparla plus.
Certains jours elle avait une forte fièvre, que rien ne faisait descendre, et il m'était tout à fait impossible de suivre son délire. Elle parlait une autre langue, venue d'un autre monde. Sa fièvre, je la sentais avant même de voir la malade. Sa chaleur me saisissait dès que j'ouvrais la porte, là, sur la poignée. Elle sentait presque la chair brûlée. Mes genoux qui se dérobent, je n'allais pas plus loin, faisais demi-tour, tournais dans la cour, dans la rue, inquiète — pour revenir bientôt, ouvrir la porte et entrer. Je me penchais sur Anatolie et sa fièvre montait vers mes narines comme une vapeur. «Je brûle, va-t'en», disait-elle, quand il lui arrivait de remarquer ma présence. Et si je faisais mine de m'en aller, «Où vas-tu ?» criait-elle. «Reviens. Tu as peur de te brûler les sourcils ?»
Je la trouvai un jour sur son lit, redressée, un châle sur les épaules, bouillante de fièvre, ses pieds nus cherchant à tâtons les chaussures vertes. Je me mis à genoux aussitôt pour les lui trouver — elles étaient à leur place habituelle, sous le lit, tout au fond — mais elle m'arrêta.
«Tire-toi de là, dit-elle, je vais trouver toute seule — tu sais ce que je cherche ?»
«Tes chaussures, bien sûr.»
«Non.»
Elle cherchait un comprimé de quinine qui était tombé, et quand elle le retrouva enfin, l'agrippant avec ses orteils, elle n'en voulait plus et me le donna pour le jeter par la fenêtre.
Elle avait souvent de ces réactions imprévues. Les noms qu'elle attribuait à certaines choses ne l'étaient pas moins. Il me fallut du temps pour comprendre que la «demi-lune» dont elle me parlait souvent n'était autre que ses cheveux, la forme qu'elle leur donnait quand cela lui prenait de les peigner pour se faire belle. Elle les enroulait, retenus par des agrafes, sur un long cylindre en toile rembourré de coton et courbé en demi-cercle, qui partait de la nuque et remontait plus haut que les lobes des oreilles. Cette coiffure était nettement passée de mode, mais Anatolie, ne sortant pas, ne pouvait savoir que les femmes se coiffaient désormais autrement, les cheveux crêpés en chignon-banane, chignon-tomate, chignon-chou voire chou-fleur, cheveux où — je n'exagère pas — de petits oiseaux faisaient leur nid et d'autres bestioles trouvaient un lieu idéal pour se reproduire. De tels faits parvenaient jusqu'aux journaux.
Longtemps, de même, elle me parla du «plus beau circonflexe qu'elle ait jamais vu» sans que je comprenne de quoi il s'agissait. Je souriais stupidement, cachant mal mon ignorance, chaque fois qu'elle se tournait vers le circonflexe (lequel se trouvait... sur ma figure), me dévisageant comme si elle n'avait jamais vu cela de sa vie, puis détournant le regard ou se cachant les yeux, quasiment terrifiée. «Un parfait circonflexe !» s'écriait-elle. Un jour je lui demandai ce que c'était enfin que ce fameux circonflexe — avouant que je ne l'avais pas su pendant tout ce temps, et que je l'avais caché. Elle éclata de rire. Un rire de gorge, rauque, qui rebondit de mur en mur et m'évoqua des petits bonshommes avec une queue qui cassaient tout ce qu'ils touchaient — je n'avais jamais vu, ni entendu un tel rire.
«Mais je parle de ta bouche, mon petit monstre ! s'exclama-t-elle. Du circonflexe de tes lèvres. Regarde.» À l'aide d'une aiguille qui se trouvait là, elle suivit la forme de ma bouche, ses contours, en insistant sur le haut de la lèvre supérieure. «Voilà le circonflexe», et elle m'attira vers un miroir, mais pas besoin : j'avais compris, j'avais senti sur ma peau l'effleurement tremblant de l'aiguille. «Je veux parler du circonflexe calligraphié, cette forme que donnent les peintres aux oiseaux vus de loin», précisa-t-elle sans se démonter, me laissant devant une nouvelle énigme : où avait-elle vu des oiseaux en peinture ? Et surtout, elle qui disait ne pas savoir lire, comment pouvait-elle parler de lettres calligraphiées ?
Un jour, goûtant un halva à la semoule que j'avais apporté, «Oh, la belle aux yeux noirs !» dit-elle en se léchant gravement les doigts. Où les avait-elle vus, ces yeux noirs ? «C'est pas des yeux noirs, ça ?» fit-elle, ses dix doigts pointés sur le halva.
«Sois gentille, demandai-je, dis-moi où tu vois des yeux, sinon je vais devenir folle.»
Elle me répondit, mais pas tout de suite. C'était un vieux souvenir d'enfance, du temps où elle vivait chez ses parents avec ses frères et sœurs : sa mère, le soir, avait coutume de préparer du halva à la semoule, et son père de chanter cette chanson qui se déroule sans fin : «C'est une belle aux yeux noirs / qui brode un grand mouchoir / pour son béguin chéri / alors passe une souris / et elle croque la bougie / qui éclairait la fille / et la voilà dans le noir / et fi et fi et fi / et finie la bougie. / Un chat gris l'a suivie / et il croque la souris / qui croquait la bougie / qui éclairait la fille / et l'a laissée dans le noir / et fi et fi et fi / et finie la souris... / Un gros chien l'a suivi / et il croque le chat gris / qui croquait la souris / qui croquait la bougie / qui éclairait la fille / et l'a laissée dans le noir / et fi et fi et fi / et fini le chat gris... Mais un loup l'a suivi / et il croque le gros chien / qui croquait le chat gris / qui croquait la souris...» La chanson pouvait durer ainsi jusqu'au matin, l'odeur de semoule carbonisée n'être plus elle-même qu'un souvenir et les animaux s'entredévorer sans fin, la belle étant depuis longtemps avalée par les ténèbres.
Voilà pourquoi, depuis, pour Anatolie, la semoule était liée aux yeux noirs perdus.
Ses incroyables grandes chaussures aux attaches rouges, où flottaient ses pieds minces et diaphanes, étaient si vertes — comme des poivrons, avons-nous dit —, qu'elle ne pouvait les baptiser d'un autre nom de couleur. Cependant, quand je me présentais chez elle chaussée de noir, «Tes chaussures, quel joli rouge», disait-elle. Une autre paire que j'avais, marron, lui semblait jaune. Je me demande ce qu'elle aurait dit si j'avais porté des chaussures carrément jaunes ou rouges, mais je n'en avais pas alors, hélas.
Il y avait aussi les «photos rouges». Elle me promettait : «Si un jour tu arrives au moment où je les sors, je te les montre». En attendant, mon imagination était sans bornes... Pourtant, un jour que je la trouvai prise d'une toux déchirante, un mouchoir devant la bouche, je ne soupçonnai pas l'arrivée du fameux instant. «Tu veux donc voir une photo rouge ?» demanda-t-elle quand la terrible toux se calma. «Tiens !» Et elle déplia le mouchoir, plein de sang... «Voilà mes rubis ! Tu en as, toi, des comme ça ?» On eût dit que je devais être jalouse de son malheur.
Elle ne se montrait pas toujours si rude et sarcastique. Elle était prise, comme des poussées de boutons, par d'étranges accès de méchanceté joyeuse, mais certaines fois, en arrivant ou repartant, je l'entendais depuis la cour : elle se parlait comme à un petit enfant. Un jour elle se mouchait. Je montai sur une pierre devant la fenêtre et l'observai en cachette. Je la vis déplier le mouchoir et dire tendrement : «Tiens, qu'est-ce que je vois ? De la morve verte ?» Elle contempla, comme éblouie, ce qui était sorti de son nez, puis elle reprit : «La petite qui va bientôt venir, on va lui demander si aujourd'hui elle veut voir une photo verte. Les rouges, ça suffit.»
Quand elle me faisait un cadeau (une chose pareille était possible), elle disait Je t'en prie, je t'en prie sans me laisser le temps de remercier. Toujours. Et quand elle me racontait une histoire, parvenant à la fin ou à ce qu'elle considérait comme la fin, à l'endroit où un autre aurait mis un point ou trois points, elle s'écriait, indifférente à mes réactions, «Lèche la table !» Je mis du temps à comprendre que sa phrase était l'écho du «C'est pas croyable» dont je saluais toujours son récit. Quand elle me l'eut expliqué, «Ça me fait pas rire», m'écriai-je, et par bonheur elle n'osa pas trouver de rime à «parir». Elle me pria de lui pardonner.
Elle vivait d'une maigre pension venue de son père. De sa mère, morte jeune, elle se rappelait seulement la semoule qu'elle préparait la nuit, penchée sur le feu, peignant ses longs cheveux qui jouaient avec les flammes (ils avaient brûlé deux fois, mais elle persistait, disant adorer l'odeur du poil brûlé), et sa façon de sauter sur le lit, croisant les jambes, relevant ses jupes très haut pour écraser sous ses ongles les puces qui grouillaient sur ses cuisses. Puis, pliée en deux, elle reniflait ces mêmes cuisses au sang exquis.
Elle avait une sœur cadette, partie travailler comme bonne dans la capitale, et qui depuis des années ne donnait plus signe de vie. Elle l'appelait «la sotte», et quand je lui demandai pourquoi, elle me répondit — sur le champ, ce qui m'étonna — que depuis ses quinze ans cette Anthoùla pleurait et trépignait, criant qu'elle voulait devenir bonne, comme d'autres rêvent d'être reines. «Alors moi je lui ai dit de fiche le camp et d'aller faire la bonne puisqu'elle en mourait d'envie. Ce qu'elle lisait lui tournait la tête, Cœurs ardents, Cœurs brûlants, je ne sais plus... Des histoires de fille pauvre qui va travailler chez des riches et le patron tombe amoureux d'elle et empoisonne sa femme pour les beaux yeux de la boniche. Elle avait de beaux yeux, la sotte ! Je lui ai dit de les emmener ailleurs. Je ne sais même plus si elle vit encore ou si les vers les ont bouffés.» Voilà comment elle parlait de sa sœur ; avec une tendresse tellement amère et lasse que seul son regard triste et absent m'empêchait de prendre pour du mépris. Quand elle l'évoquait, elle regardait toujours au loin par la fenêtre, comme si elle la cherchait inconsciemment dans les nuages, dans l'air. Elle tendait le cou comme faisait Moskhoùla. Pour finir elle renonçait. «Je ne sais plus à quoi elle ressemblait», disait-elle. «Si je la vois — mais comment la revoir ? — je ne la reconnaîtrai qu'à sa voix, et à ses yeux peut-être.»
Elle avait aussi un frère cadet, Dion?sis, qu'elle présentait soit comme aviateur, soit comme marin. En fait il avait disparu, lui aussi. Et lui aussi, disait elle, avait de beaux yeux, et des cils si longs, si «abondants» qu'elle les lui peignait quand il était gamin, car ils s'emmêlaient. Elle prenait la partie fine du peigne, les relevait avec la lame d'un couteau ou de petits ciseaux et lui tapait sur les doigts quand il gâchait le travail en se frottant les yeux. Le dimanche elle se savonnait les doigts, les passait sur les cils, soufflait dessus et le savon en refroidissant durcissait. Si l'enfant persistait à les frotter, il le payait par des larmes — le savon lui entrait dans les yeux. Je trouvais ce traitement cruel. Anatolie l'admettait, tout en remarquant que son frère, au fond, l'avait bien cherché, il aimait ça. La raison qui l'avait poussée, après mes premières timides incursions, à me demander de lui rendre des visites «abondantes» — elle me l'avoua longtemps plus tard —, c'est que ce mot lui rappelait les cils du jeune frère... Quand elle l'évoquait, ses paroles, ses regards étaient empreints d'une tendresse profonde. L'amertume se faisait rêveuse, même si elle ne le cherchait pas, lui, dans les nuages, mais en des points très précis de la maison, la porte surtout, comme si elle s'attendait à la voir d'un moment à l'autre s'ouvrir sur lui. Il lui manquait, disait-elle, plus que si elle l'avait su mort. Elle exagérait très souvent, car pour les êtres dans son genre l'excès est un état naturel (et non sans charmes) :
«Quand il est parti, je n'ai pas passé le balai pendant douze mois. J'aimais trouver ses poils par terre, des cheveux frisés, des cils de deux centimètres ! Je les ramassais. Un par un, comme les olives, je me baissais et les ramassais. Tu ne me crois pas ? Bon, je te montrerai, je les ai rangés quelque part. Son oreiller dans l'autre chambre n'a pas bougé, il a gardé le creux de sa tête et des taches de salive séchée — il faisait de beaux rêves. Va voir si tu ne me crois pas. Et je ne me suis pas brossé les dents pendant douze jours. Au moins. On les lavait alors avec du sel ou du bicarbonate, mais lui, deux jours avant de partir, avait acheté un dentifrice cher, du Binaca de Suisse. Et quand il m'a embrassée, après, tout sentait bon, ma bouche, mes cheveux, ma peau — je ne me suis pas lavée pour garder l'odeur.»
«Il t'a embrassée sur la bouche ?» demandai-je.
«Il m'a embrassée là», et elle montra sa tempe gauche, à la racine des cheveux, «c'est moi qui l'ai embrassé sur la bouche. Mon frère. Oui, et alors ? Quelque chose en moi me disait : Embrasse-le sur la bouche, tu ne le reverras pas.»
C'était l'occasion de la questionner sur Anthoùla : où l'avait-elle embrassée en partant ?
«Elle m'avait indignée, répondit-elle, avec son idée fixe d'être une bonne. Alors je lui ai tendu la joue, en regardant ailleurs, mais la vérité c'est que je pleurais et je ne voulais pas qu'elle le voie.»
Ce premier matin où j'allai chez Anatolie avec la bouillie de maïs et le miel, et la trouvai baignant immobile dans une brume dorée avant de la suivre dans la pièce où elle se tenait d'habitude (les autres étaient closes et elle ne montait pas à l'étage), ce que je savais d'elle et de sa maladie se réduisait à de vagues discours pleins de sous-entendus, et quand je demandais des éclaircissements je me faisais rabrouer, mêle-toi de tes oignons et mieux vaut ne pas trop creuser ce genre d'histoires. Ce qui, naturellement, jetait de l'huile sur le feu de ma curiosité. J'étais excité à un point pas possible — y contribuait tout ce que ce nom évoquait d'oriental, de solaire et d'obscur — et j'avais décidé d'aller faire sa connaissance dès le lendemain. J'avais promis de lui donner l'assiette et de partir aussitôt, et même pas : de la laisser, oui, sur la fenêtre... En y allant je me demandais si elle dormait encore et ce que je ferais dans ce cas : la réveiller ? attendre son réveil ? Pour finir tout s'était passé on ne peut mieux.
«Ils ne t'ont pas défendu d'entrer chez moi, même si je te promettais la lune ?» me demanda-t-elle plus tard le même jour. Je restai dans le vague. M'avaient-ils défendu d'accepter la moindre chose venant d'elle ? Ça, ils l'avaient oublié, mais cela allait de soi, de même que ma réponse. «Ils ont peur», dit-elle alors, comme si pour elle j'étais la seule personne capable de supporter un tel secret. «Ils ont peur, tu comprends ?» Cela fut suffisant, non pas pour me rendre d'un seul coup intrépide (lorsqu'elle me demanda peu après, comme en passant, si moi je n'avais pas peur, je répondis sincèrement «Je ne sais pas»), mais suffisant pour ébaucher entre elle et moi une amitié singulière où j'allais tenir le rôle d'informateur, lui rapportant les nouvelles du monde qu'elle attendait non sans ironie, prête à décocher ses sarcasmes, car tourmentée qu'elle était par la vie et par la mort — l'une qui refusait de la garder, l'autre de la prendre, et c'était cet entre-deux, sans doute, qu'elle appelait son désert —, elle prenait un malin plaisir à viser de ses propos venimeux ceux qui vivaient sans entendre la nuit «un vent froid dans leurs oreilles», comme elle, bruit qui marquait à son avis l'approche de la fin. Puis je revenais vers les autres, non plus pour transmettre ses paroles et ses mystères, mais simplement pour qu'ils voient qu'elle était encore en vie malgré tout, et qu'ils ne pouvaient donc pas la considérer comme rayée des listes ou maudite, ou plus dangereuse qu'aucun d'entre eux — quoique différente sans doute, ça oui. Et tout cela n'avait pas besoin d'être dit, c'était ainsi et ils le voyaient, qu'ils le veuillent ou non.
En fait, je le remarque aujourd'hui, mon rôle était assez précaire et même, dans un sens, ingrat et rude : l'inimitié qui existait entre eux se changea en méfiance commune à mon égard. C'étaient comme deux mondes, lesquels s'en prenaient tous deux à moi qui allais d'une rive à l'autre, recueillant des secrets de part et d'autre, moi qui sans renier l'un ni l'autre, ne restais exclusivement fidèle à aucun.
Cela dit, lorsque le premier jour Anatolie mangea la bouillie au miel avec moi, et j'entends par là que nous mangeâmes non seulement dans la même assiette, mais à la même cuiller, cela put passer pour une sorte de rituel entre nous. C'est Anatolie, on s'en doute, qui eut cette idée imprévue de manger ensemble, issue d'un désir pas vraiment clair et généreux, mais plutôt cruel : celui de partager avec quelqu'un, avec moi, le poids de sa solitude, de cette maladie qui la torturait. De mon côté, j'aurais pu refuser — elle même eût trouvé cela normal —, dire au moins que j'avais déjà mangé, qu'une autre bouchée me ferait éclater, mais non. Je montrai là une politesse déprimante, ou peut-être de l'amour-propre, ou de la compassion — ne voulant pas l'offenser, la blesser —, ou quelque chose de plus complexe, de plus direct et déchirant, qui se produit en nous dans les moments extrêmes. Je la laissai donc remplir la cuiller de bouillie au miel, en manger la moitié et fourrer le reste — sorti de sa bouche — dans ma bouche à moi, jusque loin sous le palais de peur que je recrache, sans manquer de me dire que si elle avait eu un enfant, il aurait mon âge et qu'elle le nourrirait ainsi...
Cette scène avait toute la solennité d'une communion terrible. D'un jeu où l'on gagne ou l'on perd tout. Je repartis bouleversée, en trébuchant, égarée, la tête ailleurs, les pieds aussi, mais avec une impression rare : rien ne serait plus comme avant, j'étais emportée au-delà de la peur.
Anatolie elle-même, un autre jour, eut la grandeur d'âme de me dire : «Tu as peur toi aussi, d'accord» (l'usage de manger à la même cuiller, de bouche à bouche, s'était naturellement perpétué), «mais dans la mesure où tu le fais, et il suffit de le faire, ne t'inquiète pas, tu ne risques rien». Cela s'avéra juste, rien ne m'arriva, alors que sa maladie — à ce que disaient les autres, se hâtant de toucher du bois — se transmettait toute seule : il suffisait qu'Anatolie crache par terre et qu'on marche dessus, ou même qu'elle vous regarde dans les yeux, pour attraper le mal innommable et subir le même destin. Elle, de son côté, fondant de jour en jour comme le savon dans l'eau chaude, disait sentir la maladie pousser comme une végétation dans son corps, où bientôt, écartant les branches, apparaîtrait la mort.
Nous y voilà... Elle en parlait comme si elle l'avait devant ses yeux, comme si elle avait vu son image de telle sorte qu'elle ne puisse plus l'oublier. Surtout, elle croyait l'entendre. Elle l'appelait le vent. Elle me décrivait les nuits où ce vent, de plus en plus fréquent, la réveillait, où elle l'entendait de très loin se rapprocher peu à peu, puis atteindre ses oreilles et tourbillonner dans son tympan diaboliquement comme une vrille. Froid, on ne peut plus violent, il la secouait avant de la paralyser. Il lui sembla même une fois qu'il riait dans ses oreilles, tout en soufflant sauvagement, et elle donnait de ce rire — malgré sa terreur — une explication consolante : ce vent jouait avec elle, la terrifiait, la paralysait, mais il repartait, et attendrait encore avant de l'emporter. Elle disait aussi que certaines nuits elle le sentait prendre forme humaine. C'est ainsi qu'elle l'avait vu la première fois, avant qu'il ne se change en vent, et c'est ainsi qu'il se montrait encore à elle parfois. Jamais de face. Il avait toujours le dos tourné ; elle voyait seulement son omoplate gauche, nue, son cou, une partie de sa tête, puis rien que le torse — il devait être assis au bord du lit, à sa droite —, tandis que l'autre côté se perdait dans les ténèbres. Elle le dessina — «Regarde» — en l'air avec son doigt, puis au crayon sur un papier ! Elle rendit minutieusement la tête avant tout, vue de trois-quarts arrière : la tempe, la bosse de la pommette, la joue creusée, la naissance du nez, puis plus bas, une autre bosse, le menton.
Elle mélangeait tout. Elle affirmait voir et entendre un tas de choses à la fois qui se mélangeaient, et elle-même, en parlant, s'emmêlait dans une foule de voix et d'images successives dont chacune l'emmenait dans un autre sens. Elle en était désespérée... mais poursuivait.
Si j'avais vu en elle, comme les autres, une grande malade et une folle, je n'aurais sans doute pas jugé bon de l'observer d'aussi bon cœur, mais elle m'entraînait dans ses visions et ses descriptions. Son récit était si convaincant, malgré ses vides et ses faiblesses, si invinciblement séduisant, que je n'avais alors qu'un désir, me laisser envelopper dans ses filets. La figure qu'elle me décrivait avec une telle passion, moitié visible, moitié obscure, mi homme, mi revenant, me devenait familière, sinon attirante.
D'autres fois, ou au même instant, au lieu de rester assis sur le lit, l'homme y entrait ; soulevant les couvertures il se glissait dessous comme l'éclair, la serrait dans ses bras, l'écrasait, elle avait le corps glacé par le vent. Car il ne cessait pas d'être du vent. Sa forme, son mouvement, son élan, son étreinte, son reniflement, son poids — tout cela, du vent. Il luttait avec elle. Il l'entourait et la secouait telle une tornade, et alors la terre entière grondait à ses oreilles. Le grondement submergeait sa poitrine. Deux fois elle entendit son cœur battre si fort, de façon si heurtée, qu'elle fut persuadée qu'un géant avait saisi son lit par les barreaux et l'agitait comme un hochet. «Mon cœur», disait-elle en appuyant dessus — elle le voyait presque, son cœur, à chaque battement, jaillir de sa poitrine. Et chaque battement lui disait : Je suis le dernier, je suis le dernier. Elle luttait donc elle aussi pour ne pas rester paralysée au dernier coup, pour préserver ce qu'elle pouvait de son souffle, l'activer ou la réduire selon les circonstances, ne pas s'abandonner totalement à cette terreur inexprimable, qui était en même temps un désir insoutenable de s'unir à quelque chose — et tout cela n'étant que du vent, de s'unir à ce vent sans fin.
Chaque fois qu'elle me parlait de lui elle insistait sur le fait qu'il était apparu d'abord sous cette forme, celle d'un homme presque invisible, à l'air triste : sans doute savait-il à quel point il est indésirable, et quelle horreur il inspire aux humains, et c'est pourquoi sans doute il ne se laissait jamais voir de face. «Pourquoi tu m'évites ?» lui demanda-t-il un jour, avec une rage douloureuse, et Anatolie ressentit l'étrange besoin de s'écrier : «C'est moi qui t'évite, sale brute? Et toi ?» Mais elle était sans voix, et après cela... («Après cela, poursuivait-elle pour moi, imagine que je lui dise : Toi, pourquoi tu m'évites ? Il m'aurait empoignée aussi sec ! Il aurait enfin pris sa faux !» Une autre fois, tourbillonnant à son oreille, «Je te tiens !» avait-il ricané, tout content, l'agrippant par le cou. Mais de nouveau il l'avait relâchée.
«Oui. Voilà ce qu'il me fait», disait-elle pour finir. À moins qu'elle n'eût, malgré tout, la force de conclure : «Comme il doit se sentir seul de n'être désiré par personne... C'est pour ça qu'il vient vers moi comme un sauvage. Comme un mendiant.»
Avec le temps nous en arrivâmes à parler davantage de cette présence venteuse, fabuleuse que de la maladie elle-même. En ce qui concerne celle-ci, je peux dire que j'étais désormais intrépide — Anatolie avait raison de m'inciter à ne pas avoir peur comme les autres, même si une sourde jalousie rôdait en elle : elle eût préféré se tromper sans doute, je serais tombée malade moi aussi, nous aurions entendu ensemble le vent la nuit...
Parfois, si je restais quelques jours sans me présenter chez elle, Anatolie ne disait rien, ne me regardait même pas, les yeux fixés obstinément sur les nuages ou la porte, mais il arrivait qu'elle riposte méchamment : «Je vois, tu es devenue comme les autres. Ils te baratinent, j'en mettrais ma tête à couper qu'ils te disent, Qu'est-ce que tu vas faire chez elle ? Son haleine sent la mort, elle est devenue mauvaise, une vraie vipère... Je me trompe ?» D'autres paroles plus dures encore lui échappaient, à quoi je ne répondais pas, mais cela me gênait ; ou alors, trouvant cette méchanceté qui la tourmentait par moments aussi vaine qu'épuisante, je me voyais contrainte, pour me tirer d'affaire, de défendre les autres, lesquels, bien entendu, ne voulaient pas que j'aie de contacts avec elle, mais ne m'enchaînaient pas pour me retenir, et ne me flanquaient pas de raclées à mon retour. Je précise que je n'ai jamais cru un seul instant que j'étais l'amie d'Anatolie par héroïsme. C'était ce charme surnaturel qui m'enveloppait quand je traversais sa cour, en arrivant ou en repartant — et aussi «son autre cour», dont elle disait qu'aucun autre humain n'y poserait le pied. C'était cette image de la brume dorée, le premier matin, qui ne m'avait pas quittée depuis, et la tête se tournant doucement vers moi, me regardant m'approcher... Ses yeux, ah ! ses yeux. Cet éclat de cauchemar, et en même temps la blessure, la plus grande blessure que j'aie jamais vue dans des yeux, comme si quelqu'un, des années plus tôt, les avait mutilés, creusés au couteau, et que peu à peu, dans les plaies béantes, se soient reformés des yeux... puis, ne pouvant faire davantage, qu'ils se soient arrêtés à mi-chemin. C'étaient ses paroles, qui lorsqu'elles ne débordaient pas de pure méchanceté, étaient attirantes comme la nuit. Ou sa voix enrouée, qui me faisait croire en l'entendant que j'avais moi-même un chat dans la gorge, et je me la raclais, mais sa voix restait enrouée si bien que pour finir la mienne l'imitait, et je m'en allais avec une voix rauque peu conforme à mon âge tendre d'alors. C'étaient enfin ses histoires tumultueuses de vent de la mort. S'il est vrai qu'une influence n'est pas ce qui s'impose à nous de l'extérieur par sa propre force, mais quelque chose que nous portons sans le savoir et découvrons à travers les autres, alors ce vent souffle aussi dans mes propres nuits — la mort est un vent pour moi aussi, et je crois que je le reconnaîtrai quand il viendra souffler dans mes oreilles pour la toute dernière fois.
Elle-même, pour se soigner, n'était jamais allée à l'hôpital ou chez les médecins. Elle ne savait même pas depuis quand elle était malade. Une fois pourtant, en février, elle avait empoigné son père — une loque imbibée d'ouzo, vieilli avant l'âge et gravement malade —, l'avait habillé de force et payé une voiture pour l'emmener à l'hôpital de la ville. Cinquante kilomètres à peine la séparaient de cette ville ; elle n'y était allée qu'une seule fois. Elle passa deux nuits dans un hôtel minable ; le troisième soir, comme elle se mettait au lit, la porte s'ouvrit — fermer à clef n'était pas dans ses habitudes — et un inconnu avec une dent en or et des bagues entra. «Qu'est-ce que tu veux ?» demanda-t-elle, «Et toi ?» répliqua-t-il. À la réception on lui avait dit de monter — on était là, plus ou moins, dans un hôtel de passe. Manquait plus que ça, pensa-t-elle. «Et tu me demandes si je suis là pour ça ?», dit-elle à l'inconnu qui voulut le prendre de haut, mais quand elle annonça que des rubis lui sortaient par la bouche, l'autre détala comme un lièvre. Qu'est-ce qui la prit alors ? Elle ne pouvait rester là, fourra dans son sac les babioles de quatre sous qu'elle avait achetées, enfila son manteau par dessus sa chemise de nuit et partit. Elle passa la nuit dans les rues, à s'asseoir sur un banc, grelotter, se lever, aller s'asseoir ailleurs, puis quand le jour se leva enfin elle entra dans une gargote, mangea une crème à la cannelle et alla voir son père à l'hôpital. Il neigeait. Le père était dans une salle avec six autres. Il faisait chaud là dedans — pas très chaud, juste assez — et par la grande fenêtre carrée les malades voyaient la neige, sept têtes tournées dans le même sens comme vers un écran. «Ah ! papa, dit-elle, s'approchant sur la pointe des pieds, comme elle est belle la neige, vue par la fenêtre ! Et dedans tout est si calme, si chaud, si blanc, si propre... Tu connais le nom de l'hôpital ? La Sérénité. On n'est pas bien ici ?» Il lui jeta un regard comme si elle était chargée de la propagande du matin. Il fit non de la tête — il n'était pas bien ici, pas bien du tout. «Emmène-moi, disait-il. Même si c'est le paradis. Un paradis pareil, moi je ne supporte pas.» Il râlait tout le temps pour qu'on le sorte de sa blanche prison. Bientôt la porte s'ouvrit et l'on vit entrer Assimàkis, un demi-gitan hospitalisé dans la salle voisine. Mais lui, l'air bienheureux, chantait des chansons à lui, sifflait, embêtait les infirmières, mangeait avec appétit tout ce qu'on lui donnait, dormait quand ça le prenait et passait le reste du temps à se balader dans les couloirs et les autres salles, avec à la bouche une chanson et un cure-dents.
«Ce temps, cet hôpital, c'est bon seulement pour Assimàkis, lui dit son père, sentencieux. Nous autres on ne veut qu'une chose, on veut partir. On râle tout le temps.»
«Assimàkis, lui, ça lui va», répondit Anatolie aussitôt.
«Pourquoi tu ne m'écoutes pas ? la réprimanda son père. C'est ce que je voulais dire : Assimàkis, lui, ça lui va.»
«Qu'est-ce que vous dites d'Assimàkis ?» intervint Assimàkis en personne.
Le père d'Anatolie lui fit signe d'attendre et se tourna vers sa fille : «S'il s'en va, il ira où ? Ses belles chansons, il les chantera où ? Il n'a pas de maison, pas de femme.» Puis il se tourna vers lui : «Assimàkis, dit-il, si j'ai tort, dis-le moi.» Assimàkis ne dit rien. Et l'autre recommença de bassiner sa fille pour qu'elle le sorte de l'hôpital (c'était l'ouzo qui lui manquait, rien d'autre, ni la maison ni la femme), et d'ailleurs, fit-il remarquer, ils n'avaient plus d'argent.
Elle l'en sortit le lendemain et le ramena chez eux, où on ne put l'empêcher de vider une demi bouteille d'ouzo sans respirer, puis le reste en quelques rasades enchaînées. «Maintenant je vais chanter moi aussi, comme Assimàkis», promit-il, et il chanta en effet jusqu'à onze heures du soir, jamais elle ne l'avait vu de si bonne humeur. À onze heures il cessa et lui dit qu'il ressentait une brûlure dans la poitrine, ou un froid — difficile de savoir : la brûlure était froide, le froid brûlait. Il s'allongea sur le dos, demanda qu'elle lui frotte la poitrine. Elle se mit à frotter, d'une main d'abord en maugréant, agacée par toutes ces sottises, puis à deux mains, en silence, par dessus la chemise d'abord, puis dessous, il commençait à étouffer, elle frottait désespérément, leurs souffles se remplirent d'angoisse, «Plus doucement, murmurait-il, frotte plus doucement et partout, et plus bas, plus bas», on défit sa ceinture, on déboutonna son pantalon, «Partout», implorait-il et Anatolie obéissait, le frottait partout, du cou jusqu'à l'aine, elle baignait dans la sueur et lui dans une allégresse... et tandis qu'elle le frottait, vers minuit, il lui resta entre les mains.
Elle me racontait souvent cette histoire, pour la façon dont son père était mort, mais surtout pour ce qu'elle vécut juste après, exténuée par le frottement et l'angoisse : voyant la lune de cette nuit d'hiver, elle s'allongea près de lui dès le dernier soupir et contempla la lune par la fenêtre, émerveillée. Elle n'avait pas besoin d'allumer la lampe, le clair de lune changeait la nuit en jour. Elle entendait une voix lui dire : «Ce qui s'est passé ce soir ne se reproduira plus. Ton père est mort, lève-toi, regarde-le. C'est la dernière fois.» La voix, un peu sévère, détachait les syllabes, c'était elle-même qui parlait, mais cela ne la touchait guère, ce n'était rien, des mensonges, seule la lune était vraie, et cette profonde apathie, ce corps qui refuse de se lever, de bouger, de pleurer, d'agir — les gens agissent quand meurt un de leurs proches. Là, rien.
Et elle terminait l'histoire en me disant vouloir une pareille nuit, une pareille lune pour elle-même.
Nous restions silencieuses, attendant qu'autre chose nous vienne à l'esprit. Ce qui venait, très souvent, avait encore un lien avec la mort. «Cela fait longtemps que je n'ai pas entendu la cloche — personne n'est mort ? personne ne meurt ?» demandait-elle. Je lui disais de mordre sa langue et elle se moquait de moi en me la tirant, comme les enfants, puis elle riait sans entrain et se taisait, sans cesser de donner l'impression qu'elle tendait l'oreille au vent, jusqu'à ce qu'elle entende une cloche et sache pour qui elle sonnait, afin de dire, laconique : «Il faut dire le vrai». Et elle courbait l'échine avec un sourire du fond des âges, de façon trop effrontée pour indiquer une simple soumission...
Dans l'une des autres maisons une femme était malade depuis trois jours, d'une grippe sans doute. La fièvre la prenait à la nuit tombante, sa gorge était prise, elle toussait, toute courbatue. Je me trouvai chez ces gens par hasard et fus envoyée chercher le médecin. Ce médecin, généraliste, était absent pour cause de divorce. Retournant chez eux pour le leur dire, j'en rencontrai un autre, bien plus jeune, y compris dans le métier, et qui avait étudié, je crois, en Suisse. Il ne travaillait pas régulièrement chez nous, mais ayant là son pays natal, rentré depuis peu, il y attendait son affectation. Une foule de parents et de connaissances accouraient déjà pour qu'il les examine de la tête aux pieds, réclamant conseils et médicaments. Et comme en plus il ne faisait pas payer, sa clientèle s'accroissait de jour en jour, tandis que se répandait sa réputation de bon médecin et de bon garçon. Il avait pour spécialité la psychiatrie, mais les gens s'en souciaient peu ; lui-même leur expliquait, en cas de besoin, que tous les étudiants en médecine apprenaient à tout soigner avant de choisir telle ou telle branche. Il n'était donc pas aberrant pour moi de lui demander, ni pour lui d'accepter, de venir s'occuper d'une grippe. D'ailleurs il avait toujours avec lui sa sacoche de cuir avec les instruments essentiels. Il examina la langue de la femme, l'ausculta dans le dos et sur la poitrine, prit son pouls et dit que ce n'était rien de grave. Un simple refroidissement, qui passerait avec beaucoup de boissons chaudes et une bonne friction le soir. Il était midi et on le garda pour déjeuner. Il tenta de refuser, mais on lui ôtait déjà sa veste en lui montrant sa place à table. Moi — je n'occupais guère plus d'espace qu'un chat —, on m'avait oubliée. Pourtant je me fourrais dans leurs jambes exactement comme font les chats... Et puisqu'on refusait de me voir et de me nourrir comme le médecin (après tout, c'était moi qui avais couru le chercher), tandis qu'il se lavait les mains dans la cuisine où les autres se trouvaient aussi pour chercher les plats, je saisis l'occasion pour prendre dans la sacoche ce qui me tomba sous la main. Puis je disparus. Je filai comme le vent jusque chez Anatolie. «Regarde, je l'ai volé à un docteur !» C'était un stéthoscope. J'ignorais son nom et ce à quoi il servait, mais j'avais vu le jeune médecin mettre deux bouts du tuyau dans ses oreilles et l'autre extrémité sur le corps de la malade, en divers points, tout en la faisant respirer à fond. «Cette chose-là peut te soigner», dis-je à Anatolie, et je le pensais sincèrement. Je croyais avoir trouvé la panacée qui la guérirait à jamais — et le plus beau, c'était de l'avoir volée pour elle.
Le stéthoscope, naturellement, n'était rien de plus qu'un stéthoscope, oui mais... On peut tirer du jus même d'un cheveu. Nous eûmes dès lors toutes les deux, pendant une dizaine de jours, une occupation passionnante : tout écouter avec le stéthoscope. Nos cœurs, nos dos, nos ventres, nos tempes, nos talons, nos joues, nos paumes, et quand nous eûmes exploré tous les points de nos corps, nous passâmes à tout ce qui nous entourait, animé ou inanimé. J'apportais des chats et des petits chiens, que l'une tenait tandis que l'autre tâchait d'entendre le cœur à l'autre bout du fin tuyau de caoutchouc, et notre curiosité, naturellement, ne manqua pas de nous conduire aux murs, aux planchers, aux pommes et aux oranges, à la terre où nous marchions. Ce que nous entendions ? Parfois rien d'autre que la rumeur du silence elle-même. Pour la première fois, en fait. Nous qui jusqu'alors disions le mot «silence» et pensions en avoir fini, nous découvrions que le silence est tout un monde, avec sa propre substance. Quant au cœur — ah ! là nous écoutions religieusement. Dans les battements du cœur, dont nous pensions jusqu'alors qu'il faisait tac-tac, ou tic-tac à la rigueur, à peu près comme une pendule, nous découvrions à présent une dimension cosmique. Notre poitrine était comme un tunnel obscur, une planète inhabitée, où à des intervalles infinitésimaux s'allumait et s'éteignait magiquement le même son, vouuum... vouuum... vouuum...
Un jour j'observai qu'en parlant elle fermait les yeux. Elle les rouvrait au bout d'un moment, le temps d'un clin d'œil, puis continuait de parler les yeux fermés. En même temps elle relevait le menton. Ce mouvement-là (de même que son contraire) était déjà ancien, mais fermer les yeux, c'était la première fois. «Qu'est-ce qui t'arrive, pourquoi tu fermes les yeux ?» demandai-je. Une de nos connaissances parlait ainsi, une vieille fille prétentieuse et insipide que je ne pouvais pas sentir — quand elle nous rendait visite, j'avais coutume de m'esquiver. «Pourquoi elle ferme les yeux quand elle parle ?» demandais-je aux autres, et ils répondaient que c'étaient des manières pour se faire remarquer. «Ça ne te va pas, ces yeux fermés, dis-je à Anatolie, tu fais des manières maintenant ?» «Des quoi ?» Le mot sembla lui plaire, et par la suite mon agacement la faisait rire, mais l'habitude lui resta. Une fois, tandis qu'elle fermait les yeux, je m'éclipsai, la laissant parler en l'air, et quand je réapparus quelques jours plus tard et lui donnai la cause de ma fuite, elle expliqua qu'elle ne le faisait pas exprès, ce n'étaient pas des manières ou une façon de m'agacer — cela lui venait malgré elle. «Autrement, ajouta-t-elle, j'oublie ce que je dis.» Il fallut bien m'habituer, à contrecœur : dans ces moments-là elle me semblait bien dédaigneuse.
Un soir elle défit ses cheveux et me pria de les lui peigner. Elle avait tellement maigri que les forces lui manquaient pour le faire. Sa vie ne tenait qu'à un fil — un fil difficile à trancher. Il ne lui restait plus beaucoup de cheveux sur la tête, et tandis que je la peignais, elle assise par terre, moi derrière à genoux, «Je vais te raconter une histoire, dit-elle, à te faire tomber les cheveux !» C'était l'histoire d'une cousine à elle, Yenovèfa, qui avait des cheveux très longs, très beaux, coiffés en chignon ; elle en prenait un soin jaloux, et seule Anatolie — alors âgée de douze ans — avait le droit de les déplier, de les replier, de jouer avec eux. Un jour la petite, qui les entortillait autour de ses doigts, aperçut de gros ciseaux près d'elle et, sans savoir ce qu'elle faisait, coupa une grosse mèche. Yenovèfa, interloquée, sentant quelque chose de précieux quitter son crâne, resta figée, si bien qu'Anatolie put parachever son œuvre en deux ou trois vigoureux coups de ciseaux, avant de les jeter pour s'enfuir à toutes jambes. Yenovèfa, suite à cette injuste perte, sombra dans la mélancolie, faillit mourir et ne se maria jamais.
Tandis qu'Anatolie terminait son histoire, et qu'ayant terminé de la peigner je rassemblais les épingles à cheveux pour former une demi-lune bien clairsemée, je vis un peu plus loin, sur une chaise, de grands ciseaux qui m'attendaient... La scène de la coupe inexplicable et imprévue se répéta jusqu'au moindre détail... À cela près que je ne pris pas la fuite après le troisième coup de ciseaux ; je restai muette et pétrifiée, comme elle, derrière elle, encore agenouillée, sa chevelure — moins opulente que l'autre — serrée contre moi, et les épingles à côté, inutiles.
«Pourquoi ?...» balbutia-t-elle au bout d'un instant qui parut un siècle.
«Pourquoi, je ne sais pas», dis-je, et j'eus soudain envie de pleurer.
Bientôt ses jours décidèrent de finir et de ne plus recommencer. Elle ne mangeait plus, les assiettes restaient pleines sur sa fenêtre. Elle ne touchait même pas à ce que moi j'apportais. De temps à autre seulement elle sortait de sa poche des amandes amères qu'elle mâchait. Mais au moment d'avaler elle les recrachait. Elle ne me disait pas d'où ni de qui elles lui venaient, c'était là un mystère : elle ne pouvait même plus allonger la main, comment eût-elle cassé les coques ? Elle ne m'en offrait pas une seule, à moi qui mourais d'envie d'en manger avec elle. Elle ne parlait pas non plus. Elle avait cessé de m'interroger sur les autres, sur ce qu'ils faisaient et disaient, «Je ne veux rien savoir de plus», disait-elle, et du même coup toute son amertume disparut. Les angles de son visage et les coins de son âme se réconcilièrent. Les autres ne m'interdirent plus d'aller là-bas, et elle, de son côté, ne se plaignait plus si je restais deux ou trois jours sans la voir.
Par un bel après-midi je lui apportai le premier coquelicot qui avait fleuri dans sa cour. Elle le prit, mais son esprit était ailleurs. Elle me demanda le petit miroir. Je l'aidai à se relever un peu, elle se tourna vers la fenêtre et s'observa avec insistance comme pour étudier ses traits un à un. Ses yeux étaient plus enfoncés, plus humides encore, son nez — me fit-elle remarquer — déviait désormais un peu vers la gauche. Je ne sais ce qu'elle vit d'autre, mais elle murmura «Fini les mensonges» et me rendit le miroir.
Elle ne souffrait même pas. La maladie, qu'elle avait combattue des années dans la douleur, avec des rémissions suivies d'autres douleurs, de fièvres et d'un tas d'autres chagrins, de visions, de rubis maudits, et même de manières, prenait fin elle aussi, comme un mensonge.
Le soir, si je tardai à partir, ce ne fut pas suite à une demande d'Anatolie — elle ne me demanda rien. Je restai à la fenêtre à contempler la lune, au point d'en être toute engourdie. Anatolie aussi la contemplait depuis son lit — sous la pleine lune tout était tranquille, parfaitement tranquille.
«J'ai sommeil», dit-elle.
Je ne me retournai pas. Elle disait cela tous les soirs, et même dans la journée, devinant que je m'apprêtais à partir ; elle devançait mon «Je m'en vais» ou mon «Je te laisse».
Un long moment plus tard je pris conscience de ce «J'ai sommeil», et de tout le temps qui avait passé depuis. Alors la lune — que j'avais contemplée tout ce temps sans penser à rien — me rappela une autre nuit, une autre histoire : la même lune, la même attirance...
Je me levai enfin pour partir. Le vent avait laissé la porte ouverte.
Chaque fois que je demande à Zyrànna Zatèli ce qu'il faut traduire dans son deuxième recueil de nouvelles, Gracieuse dans ce désert, pour séduire nos éditeurs, elle répond : Commence par «Le vent d'Anatolie». Elle y voit le sommet du livre ; c'est aussi le texte le plus long. Voilà pourquoi sans doute j'ai commencé par «La tête de veau» (cf. MADE IN GREECE). Aujourd'hui, me replongeant dans ce «Vent d'Anatolie» lu à sa parution il y a vingt ans, je me demande comment j'ai pu oublier une splendeur pareille.
Les heureux lecteurs de La fiancée de l'an passé (hélas épuisé) se retrouveront en pays de connaissance. On peut difficilement faire plus zatélien que cette histoire, autrement dit plus magique. Plusieurs passages sont pour moi parmi les plus forts, les plus beaux jamais écrits sur la mort. La narratrice encore enfant, intermédiaire entre les vivants et une malade qui n'est déjà plus des nôtres, n'est-ce pas aussi une figure de l'écrivain, ce passeur entre un autre monde et le nôtre ? J'ai traduit toute la nouvelle en retenant mon souffle, mais les pages du milieu, surtout, m'ont donné le frisson.
Un éditeur francophone daignera-t-il se pencher un jour sur ce joyau ?