ATHINA PAPADÀKI



L'ÉVADÉE DE L'ÉVIER


1.


Ô cérémonie de doigts

ô lessive.

Là le savon vert, coup de poing d'huile épaisse au marbre.

Là l'indigo hardi, quasi violation

des eaux territoriales du blanc.

Où le dos

s'évapore

en quels paysages!

Fumées de la soude et de la noire lessiveuse.

Les aqueducs partent de mes vertèbres.

Le soir tombe sur le pot de confiture.

Nuées, nuées bouillies, amenant dans la cuisine

l'hiver.

Qu'ai-je donc apporté? J'ai décoré.

Je me retire un instant.

La marée du carrelage s'inverse.


L'autre face.

Dans le panier, les aubergines fraîches

sont de jeunes veuves

rompant leur deuil d'un rien de mauve.

Des oranges dans une assiette fumante

m'incitent.

Mais

les écailles du poisson dans l'évier,

quelle précarité.

Mes paupières se ferment vers ce qui est vain.


Je lève à la lumière les verres de cristal,

sont-ils propres?

Ils me lancent des éclats de diamant

et mon visage obscur

tel un torrent les évite.

Les lilas, les lilas du marché

jusqu'au paradis me prolongent.


Sauve mes secousses, brebis des vapeurs.



2.


Cocotte minute, le saule bruissant

de ta vapeur s'élève.

Elle perce le béton. La terrasse

est pleine d'illusions.


Mesurer mon esclavage, impossible.

Tout est rangé dans les armoires?

Je réponds, Oui, mère.

Les détergents

l'origan

le lait

les gants de plastique.


Je me déplace dans le blanc.


Suspendue.


En ces instants j'appartiens à qui?

La lune est fluide et toujours me submerge.


Je suis rarement pleine lune.


Fin de journée.

Le robinet se cristallise couleur plomb.

Dès aujourd'hui je cuisine pour mardi.

Dans la casserole nage le chou dans ses blancs linceuls.

Primitive, je me gaspille.

Par où elle entre, ai-je crié, cette lumière qui bouge les jardins

et d'un coup tout pataugeait presque au genou

dans l'éclat que laissait le gros sel.

J'avais mal.

J'ai éteint la hotte.


Tant pis s'il pleure, le mur, à grosses gouttes de vapeur.




ÉPOUSSETER


Je rends la mémoire aux choses.

Le bois et le verre

sentent mon amour et resplendissent.

Même le chiffon sur le fil du balcon, je m'y intéresse

il doit ainsi lavé, pensé-je

se souvenir de la Béotie

aux plaines cotonneuses.

Ménagère, étoffe sur étoffe

la poussière me macadamise

je recule

à tel point

que tête

et jambes

et vêtements

s'enfuient sans ordre vers l'absence.




CUISINER


Je fais de la friture.

Bruit monotone de la boulette,

odeur sans feu.

Soudain je suis renversée.

Des couverts, fondations déchues

explosent au ralenti.

Une civilisation d'objets m'amenuise.

Je jette mon tablier.

Ascension

tout le corps du talon dans les vides,

retournée comme un gant,

seul un enfant peut me reconnaître.

Un enfant s'accroche à ma jupe

beau comme une pomme

je le mords,

j'informe avec amour, douleur ceux d'après

...toujours flotter, rester loin des barrages.


Si on me demande, vite je reviendrai mettre la table.


(La brebis des vapeurs)




LA MARIÉE


Lentement je descends du ciel.


Première dentelle,

deuxième rameau,

centième perle.

Un voile est dressé avec soin.

À ma gauche, des chevaux dans le bleu

jusqu'au moment


où la docile est Reine de la rosée


et mon nom erre parmi les vaches.


L'esprit cultivant

coton et choux

l'autre langue

d'argile dans le sang.


Korè dans la plaine de la parure

avec le gâteau de miel

cheveux d'or coulant sur l'échelle

de l'amande.


Et le violon

souverain à l'ongle pourpre

montrant

la nuit

dans la bouche de qui

la Bible médite.


Tulle parmi les ordres

et l'abondance.


J'habiterai

les vignobles

les proverbes

le lin

le cœur

la berceuse

la dot

l'ombre

le fumier

j'habiterai la maison paternelle

jusqu'au jour

où les nations tourneront la tête

admirant.


Je suis vierge,

plus encore qu'un cactus.


Mon corps t'a désiré la nuit.


Mon âme t'a cherché au matin.


(Terre à nouveau)




À MA FILLE QUI N'EST PAS VENUE AU MONDE


Jamais jamais ensemble

assises

près de la boîte à couture.

Hérodote du tissu l'aiguille

tandis

qu'elle traverse l'étoffe,

un côté vie

un côté mort.


Je rêve à toi sous le projecteur de ton avortement.


Alors que.

La seringue et sa traversée

voyage inaugural dans mon bras

issue de mille refus blanche approbation.


Tu es la matrice de la cité.

Jamais tu n'engloutiras

le mâle

entre les mâchoires de l'univers ;

changeant

le trésor de l'orgasme

en dénuement.


Moi.

Toi.

Et la poubelle.

Tu me manqueras.

Et surtout

quand le ciel s'écoulera ;

seconde nature en tes cheveux.


Tes veines étaient des mariées.




CONTRE LES DEMI-MESURES


Je rivalise avec l'horizon

pour qu'un jour le soleil

recule en moi.

Vouée à l'excès

rien ne suffit, rien ne me sauve.


Femme

éphémère, donc inaccessible

je ferme mes ovaires

étuves du monde

pour n'être pas souillée — Déméterienne.

Des eunuques

éponges des égouts

m'encerclent.


Enfin

j'ai marché sur les terres de l'amour

où la détresse

pétrifie les vagues

se ruant vers la pleine lune,

la soif du sel comment la dire,

et les abandonne libres.

Peu avant.

Que la nuit tombe à jamais.


Je ne veux pas de l'amour

coincé entre deux,

comment la balle en pointant peut-elle

chercher l'immortalité?

ni de celui

de l'alerte au franchissement des bornes.

Comment a-t-on pu construire avec des matériaux de l'esprit

cette maison de la honte, le corps?


Terre de seconde zone

aux épouses privées

aux maîtresses communes.

Je resterai non mariée au mensonge

même si

plus tard la lueur de la lampe

m'est nécessaire — un soleil pour moi seule.


J'ai mérité

le sperme

sanglant de volupté.




À PROPOS DE QUELQUES MÈTRES CARRÉS


Je m'effraie facilement dans l'univers de la maison — comme si

ce que j'avais cru éternel revenait en jardin sans corps

et rien que le parfum.


Je m'érige depuis les fondations

et ouvre la penderie

cette Artémis emmurée

avec son gibier d'habits de saison et puis

je m'habille comme pour un invité.

Je n'ai pour compagnie que moi.


(Comme si moi je me déplaçais)

je change la place des meubles

divinités aveugles conduites

par de saintes toiles d'araignée,

je sépare

les deux mondes : la foi et l'offre

afin que tout aille au déclin.


Rien ne me suivra dans la mort.

Pas même un panier de mots.

Pas même le miroir personnel

qui un jour

sauva mon visage

d'une foule de prétendants.


Tout échappe au contrôle

et même les petites choses

lentement mais sûrement prennent place

dans la très noble immensité

je suis une poétesse domestique,

j'ignore la connaissance

mais ce que je rêve est sage.


J'ai traversé des chambres

comme une vague

laissant peu de sel sur la table de la vie.

C'est à la mer de nous juger.


(Livide, presque blanche)




À L'AVEUGLETTE


Sous-vêtements, premier refuge du corps.

Là les dernières gouttes de lait

sont déposées par les seins.

Là le sang trouve asile une fois tombé

en disgrâce de la matrice,

exilé, vulnérable.


On m'a tissée mortelle.

Je m'habille de peur de provoquer l'Hadès.

Me déshabille de peur d'offenser Dieu.




SAISIR


Ma machine à coudre

en sa cérémonie d'aiguille et de fil

sème les points,

nourrit l'oubli.

Cousant qui se souvient

que le coton, la soie, la laine

en nous couvrant, laissent autre chose à nu?




GRAND MAGASIN DU LANGAGE


Il serait bon que les mots ne servent qu'une fois.

Ils emmèneraient la poésie plus profond

et la ligne serait un bien meuble.

Alors on entendrait parfois peut-être

hurler les camomilles, ustensiles de la terre

eux aussi durement éprouvés.


Nos vers, soumis à la répétition.

Je m'enflamme pour un mot individuel

au-delà de la page privée.

Amour hors-limites, la cendre aux mots les plus précis.


L'espace externe du langage me tyrannise.


Les secrets les plus beaux

vieillissent compacts.

Mais moi j'ai décidé — poète.

À chaque instant me subdiviser.




LES SILENCIEUSES


1


Je respecte le silence, il vient de l'univers.

Aliment rare du poète,

peu avant qu'il endosse

les habits noirs des mots.



2


Tant que vivront mes vers.

J'ai survécu par eux, cela suffit.



3


Ce qui m'obsède : la crainte du point final.

L'indicible qui suit

exige mon âme la plus endeuillée. Assez

pour convoiter la défaite.



4


Lettres, comme vous m'emprisonnez

quand le mutisme m'appelle.

Et les consonnes surtout, pierres tombées

dans la circulation des miracles.


Comment rendre par l'alphabet

le basilic, ce poète

qui fait circuler gratis

le parfum.

La plus grande vaillance de la langue

est le silence.



5


Leur terre natale vient aux mots par la voix.

Vers que nul ne prononce,

vers sans patrie.



6


Muet tu gardes les secrets

comme un ciel tombé amoureux

sans que ses étoiles ne tombent.


(La lionne dans la vitrine)




CENDRE ET CENDRE ENCORE


Il tombe, il tombe, le globe

avec tout ce qui vole ou sent bon, goutte d'huile

sur ma passion.

Ma sale réputation je la dois au feu.

Égal comme toute fatalité

il met en branle des armées de rêves

jusqu'à noircir l'utopie comme de l'herbe.

Elle aussi parfois ressuscite

gazelle venue des horizons de la sueur,

pour secouer à nouveau l'air sec

à travers les lentisques.

Je crois à ce qui brûle en vain.

Au passage, interloquée

je vois flamber des mammifères

à la fête du lait. Je suis

hors de prix,

je ne garantis rien, que la cendre.




POÈME À MÊME LA PEAU


Tout ne tient qu'à un fil, même les arbres,

quand invisibles ils bougent, faisant place

à la nature féminine de l'air, que renaisse

un siècle de chlorophylle.

Les papillons élèvent le niveau du printemps

de fleur en fleur

l'éternité bouge

mais se cogne à la réalité des glaces.

Légèrement l'eau monte

prenant les alliances aux doigts, tandis

que des filles rendent compte à leur miroir

jusqu'à être mariée.

Sous les étoiles sensations obscures,

les rêves. Notre office : coureurs

vers la végétation encore à naître du monde.




INVITATION AU THÉ


Saintes indécentes

les amies entrent dans ma maison

qui revient sans arrêt de régions à rêves.

Tout cela pour une joie.

Les fleurs dans la porcelaine, retenue exemplaire,

rubans défaits de notre vœu : un infini humain qui fond sans cesse.

Nos habits, du feu clairsemé

que le devoir n'empoigne pas.

Paroles et rires paroles et rires

et baisers comme taillés à la faux,

pour nous les blessées au cœur

nos vies passées ne suffisent pas,

nous souillons nos trousseaux d'alcools fabriqués de nos mains.

Sous des ombres de lis, que dire...




SAINTE CÈNE


Saintes indécentes

les amies entrent dans ma maison

qui revient sans arrêt de régions à rêves.

Je mets la nappe écho de dures époques.

Le temps dans son étau nous unit

et chacune touche de l'autre le bleu sombre des veines,

notre cercle est tracé par le compas de Dieu.

Pleine lune dont les eaux crèveront un jour

et les larmes fuiront vers la terre en bas.

Si j'entoure ce repas, comme un lustre d'un tulle de deuil,

c'est pour tromper les oiseaux

venus des cimes, en fureur pour des miettes.

Pains de l'univers, c'est l'heure de se réjouir, avant

qu'on nous roule dans des serviettes de lin.




L'ÉVEILLÉE DES CIEUX


Je peux bien passer ma vie sans étudier la passion

violente que j'éprouve même pour les malheurs.

J'aime ce qui préserve intact le noyau de sa blessure

et m'appelle insatiablement,

rien ne me guérit.

Mais d'où viennent mes habits

pour devenir nuages sur la terre chez moi,

que les pas du mâle soient légers, quand par mes vertus souterraines le vent pèse

de tout le feuillage des sons des rossignols vers la montagne

quand du printemps coupé en deux peu armée jaillit la camomille.

Chacun a sa propre taille aux Pâques des instants.

Je pose le pied ici et l'étincelle me mène ailleurs.

Lieux inconnus sans chasseurs

Et toutes choses alentour immorales comme la lumière.

L'éveillée des cieux, taille un mètre soixante.


(L'éveillée des cieux)




PRIÈRES DE JEUNE FILLE


Ainsi marche la vie,

de goutte en goutte elle coule dans la rosée, à dieu vat.


Mais moi je n'ai pas de sol à blesser de ma course

je n'ai pas de vent pour déployer dans le danger mon aile.


Entre mes habits je fais circuler des patries de fil


Voilà ce que je suis, que je n'étais pas

quand petite fille je courais nue dans mes prières.


*


Que les anges des iconostases en descendent

et deviennent jardiniers de lys


*


L'été peut durer toute l'année

plein de lézards, de dentelles, de pastèques.


*


Que les amours durent tant qu'ils rafraîchissent.


*


Que marche légère dans les entailles l'Esmeralda

des chèvres,

sans jamais éveiller l'obscur.


*


Ses cachettes, elle les veut aux jardins,

mondes laissant les mortels innommés.


*

Sur sa terrasse Pâris encore informe

la cherche, introuvable

mais quand elle paraîtra, qu'il devienne, fait de main d'homme

son préféré.


*


Qu'elle s'orne pour ses noces d'un grec silencieux.


*


Caché, bien caché son sang, et plus cachés encore

ses secrets, sinon elle ne survit pas,

décente et possédée.


(Balcon royal)



*


Née à Athènes en 1948, Athina Papadàki a publié neuf recueils de poèmes : Archange de béton (1974), La brebis des vapeurs (1980), Terre à nouveau (1986), Livide, presque blanche (1989), La lionne dans la vitrine (1992), L'éveillée des cieux (1995), Balcon royal (1998), La Mort et la Jeune fille (2001), Vers l'inconnu (2005) ainsi que des livres pour enfants.

Elle n'apparaît pas dans les premières anthologies consacrées à sa génération, dite Génération des années 70, dans les années 80. On a un peu tardé à la prendre au sérieux, à cause de ses sujets sans doute, et du ton adopté : consacrer des poèmes à la salade, au repassage, au tablier de nylon, montrer le Poète en train de faire la vaisselle, comme elle le fait dans La brebis des vapeurs, c'était un peu surprenant pour certains, d'autant qu'elle y mettait un humour léger voilant la gravité secrète du propos.

Le malentendu s'est peu à peu dissipé. De recueil en recueil, la vision initiale s'est élargie, précisée ; à travers une sorte d'autobiographie poétique — au plus près de l'essentiel, sans anecdote —, tandis que se dessinait un portrait de la femme dans tous ses âges et tous ses états — enfant, jeune fille, épouse, mère, amante, femme d'intérieur ou d'extérieur — on a vu s'approfondir une quête qu'on pourrait qualifier d'existentielle et d'ontologique si ces termes n'apparaissaient ici, plus encore que pour d'autres poètes, pesants et pontifiants. Athina Papadàki est restée, comme à ses débuts, l'observatrice attentive et chaleureuse du réel le plus quotidien, le plus humble et infime — ce qui ne l'empêche pas de s'abandonner par ailleurs, non sans exubérance, à la magie d'images lointainement héritées des surréalistes, et cela tout naturellement, comme si réel et rêve étaient les deux faces d'une même pièce, comme si l'un était le trésor caché que l'autre permet d'atteindre et vice versa. Certains jugent sa vision plutôt sombre ; on y retrouve, il est vrai, de plus en plus apparents derrière les maux circonstanciels de l'époque, les angoisses éternelles de l'amour et de la mort, le tragique inhérent, dit-on, à notre condition. Pourtant sa poésie a en même temps un effet tonique et jubilatoire : tout en gagnant sans cesse en rigueur, en dépouillement, cette œuvre encore brève (sept recueils en vingt ans) mais dense et mûre a gardé miraculeusement sa fraîcheur ; il y souffle un vent de sensualité, de folie légère, d'extrême liberté qui n'appartient qu'à elle.

Yòrgos Markòpoulos, poète admirable et parfait commentateur, fait de Papadàki l'héritière à la fois de Karoùzos et de Dimoula, deux des plus grands. Alliance inattendue, mais convaincante — en cela aussi que parrain et marraine ont avec leur filleule ce point commun, ce rare talent, de ne ressembler à personne...



Athina Papadàki
Athina Papadàki.

*  *  *