1.
Ô cérémonie de doigts
ô lessive.
Là le savon vert, coup de poing d'huile épaisse au marbre.
Là l'indigo hardi, quasi violation
des eaux territoriales du blanc.
Où le dos
s'évapore
en quels paysages!
Fumées de la soude et de la noire lessiveuse.
Les aqueducs partent de mes vertèbres.
Le soir tombe sur le pot de confiture.
Nuées, nuées bouillies, amenant dans la cuisine
l'hiver.
Qu'ai-je donc apporté? J'ai décoré.
Je me retire un instant.
La marée du carrelage s'inverse.
L'autre face.
Dans le panier, les aubergines fraîches
sont de jeunes veuves
rompant leur deuil d'un rien de mauve.
Des oranges dans une assiette fumante
m'incitent.
Mais
les écailles du poisson dans l'évier,
quelle précarité.
Mes paupières se ferment vers ce qui est vain.
Je lève à la lumière les verres de cristal,
sont-ils propres?
Ils me lancent des éclats de diamant
et mon visage obscur
tel un torrent les évite.
Les lilas, les lilas du marché
jusqu'au paradis me prolongent.
Sauve mes secousses, brebis des vapeurs.
2.
Cocotte minute, le saule bruissant
de ta vapeur s'élève.
Elle perce le béton. La terrasse
est pleine d'illusions.
Mesurer mon esclavage, impossible.
Tout est rangé dans les armoires?
Je réponds, Oui, mère.
Les détergents
l'origan
le lait
les gants de plastique.
Je me déplace dans le blanc.
Suspendue.
En ces instants j'appartiens à qui?
La lune est fluide et toujours me submerge.
Je suis rarement pleine lune.
Fin de journée.
Le robinet se cristallise couleur plomb.
Dès aujourd'hui je cuisine pour mardi.
Dans la casserole nage le chou dans ses blancs linceuls.
Primitive, je me gaspille.
Par où elle entre, ai-je crié, cette lumière qui bouge les jardins
et d'un coup tout pataugeait presque au genou
dans l'éclat que laissait le gros sel.
J'avais mal.
J'ai éteint la hotte.
Tant pis s'il pleure, le mur, à grosses gouttes de vapeur.
Je rends la mémoire aux choses.
Le bois et le verre
sentent mon amour et resplendissent.
Même le chiffon sur le fil du balcon, je m'y intéresse
il doit ainsi lavé, pensé-je
se souvenir de la Béotie
aux plaines cotonneuses.
Ménagère, étoffe sur étoffe
la poussière me macadamise
je recule
à tel point
que tête
et jambes
et vêtements
s'enfuient sans ordre vers l'absence.
Je fais de la friture.
Bruit monotone de la boulette,
odeur sans feu.
Soudain je suis renversée.
Des couverts, fondations déchues
explosent au ralenti.
Une civilisation d'objets m'amenuise.
Je jette mon tablier.
Ascension
tout le corps du talon dans les vides,
retournée comme un gant,
seul un enfant peut me reconnaître.
Un enfant s'accroche à ma jupe
beau comme une pomme
je le mords,
j'informe avec amour, douleur ceux d'après
...toujours flotter, rester loin des barrages.
Si on me demande, vite je reviendrai mettre la table.
(La brebis des vapeurs)
Lentement je descends du ciel.
Première dentelle,
deuxième rameau,
centième perle.
Un voile est dressé avec soin.
À ma gauche, des chevaux dans le bleu
jusqu'au moment
où la docile est Reine de la rosée
et mon nom erre parmi les vaches.
L'esprit cultivant
coton et choux
l'autre langue
d'argile dans le sang.
Korè dans la plaine de la parure
avec le gâteau de miel
cheveux d'or coulant sur l'échelle
de l'amande.
Et le violon
souverain à l'ongle pourpre
montrant
la nuit
dans la bouche de qui
la Bible médite.
Tulle parmi les ordres
et l'abondance.
J'habiterai
les vignobles
les proverbes
le lin
le cœur
la berceuse
la dot
l'ombre
le fumier
j'habiterai la maison paternelle
jusqu'au jour
où les nations tourneront la tête
admirant.
Je suis vierge,
plus encore qu'un cactus.
Mon corps t'a désiré la nuit.
Mon âme t'a cherché au matin.
(Terre à nouveau)
Jamais jamais ensemble
assises
près de la boîte à couture.
Hérodote du tissu l'aiguille
tandis
qu'elle traverse l'étoffe,
un côté vie
un côté mort.
Je rêve à toi sous le projecteur de ton avortement.
Alors que.
La seringue et sa traversée
voyage inaugural dans mon bras
issue de mille refus blanche approbation.
Tu es la matrice de la cité.
Jamais tu n'engloutiras
le mâle
entre les mâchoires de l'univers ;
changeant
le trésor de l'orgasme
en dénuement.
Moi.
Toi.
Et la poubelle.
Tu me manqueras.
Et surtout
quand le ciel s'écoulera ;
seconde nature en tes cheveux.
Tes veines étaient des mariées.
Je rivalise avec l'horizon
pour qu'un jour le soleil
recule en moi.
Vouée à l'excès
rien ne suffit, rien ne me sauve.
Femme
éphémère, donc inaccessible
je ferme mes ovaires
étuves du monde
pour n'être pas souillée — Déméterienne.
Des eunuques
éponges des égouts
m'encerclent.
Enfin
j'ai marché sur les terres de l'amour
où la détresse
pétrifie les vagues
se ruant vers la pleine lune,
la soif du sel comment la dire,
et les abandonne libres.
Peu avant.
Que la nuit tombe à jamais.
Je ne veux pas de l'amour
coincé entre deux,
comment la balle en pointant peut-elle
chercher l'immortalité?
ni de celui
de l'alerte au franchissement des bornes.
Comment a-t-on pu construire avec des matériaux de l'esprit
cette maison de la honte, le corps?
Terre de seconde zone
aux épouses privées
aux maîtresses communes.
Je resterai non mariée au mensonge
même si
plus tard la lueur de la lampe
m'est nécessaire — un soleil pour moi seule.
J'ai mérité
le sperme
sanglant de volupté.
Je m'effraie facilement dans l'univers de la maison — comme si
ce que j'avais cru éternel revenait en jardin sans corps
et rien que le parfum.
Je m'érige depuis les fondations
et ouvre la penderie
cette Artémis emmurée
avec son gibier d'habits de saison et puis
je m'habille comme pour un invité.
Je n'ai pour compagnie que moi.
(Comme si moi je me déplaçais)
je change la place des meubles
divinités aveugles conduites
par de saintes toiles d'araignée,
je sépare
les deux mondes : la foi et l'offre
afin que tout aille au déclin.
Rien ne me suivra dans la mort.
Pas même un panier de mots.
Pas même le miroir personnel
qui un jour
sauva mon visage
d'une foule de prétendants.
Tout échappe au contrôle
et même les petites choses
lentement mais sûrement prennent place
dans la très noble immensité
je suis une poétesse domestique,
j'ignore la connaissance
mais ce que je rêve est sage.
J'ai traversé des chambres
comme une vague
laissant peu de sel sur la table de la vie.
C'est à la mer de nous juger.
(Livide, presque blanche)
Sous-vêtements, premier refuge du corps.
Là les dernières gouttes de lait
sont déposées par les seins.
Là le sang trouve asile une fois tombé
en disgrâce de la matrice,
exilé, vulnérable.
On m'a tissée mortelle.
Je m'habille de peur de provoquer l'Hadès.
Me déshabille de peur d'offenser Dieu.
Ma machine à coudre
en sa cérémonie d'aiguille et de fil
sème les points,
nourrit l'oubli.
Cousant qui se souvient
que le coton, la soie, la laine
en nous couvrant, laissent autre chose à nu?
Il serait bon que les mots ne servent qu'une fois.
Ils emmèneraient la poésie plus profond
et la ligne serait un bien meuble.
Alors on entendrait parfois peut-être
hurler les camomilles, ustensiles de la terre
eux aussi durement éprouvés.
Nos vers, soumis à la répétition.
Je m'enflamme pour un mot individuel
au-delà de la page privée.
Amour hors-limites, la cendre aux mots les plus précis.
L'espace externe du langage me tyrannise.
Les secrets les plus beaux
vieillissent compacts.
Mais moi j'ai décidé — poète.
À chaque instant me subdiviser.
1
Je respecte le silence, il vient de l'univers.
Aliment rare du poète,
peu avant qu'il endosse
les habits noirs des mots.
2
Tant que vivront mes vers.
J'ai survécu par eux, cela suffit.
3
Ce qui m'obsède : la crainte du point final.
L'indicible qui suit
exige mon âme la plus endeuillée. Assez
pour convoiter la défaite.
4
Lettres, comme vous m'emprisonnez
quand le mutisme m'appelle.
Et les consonnes surtout, pierres tombées
dans la circulation des miracles.
Comment rendre par l'alphabet
le basilic, ce poète
qui fait circuler gratis
le parfum.
La plus grande vaillance de la langue
est le silence.
5
Leur terre natale vient aux mots par la voix.
Vers que nul ne prononce,
vers sans patrie.
6
Muet tu gardes les secrets
comme un ciel tombé amoureux
sans que ses étoiles ne tombent.
(La lionne dans la vitrine)
Il tombe, il tombe, le globe
avec tout ce qui vole ou sent bon, goutte d'huile
sur ma passion.
Ma sale réputation je la dois au feu.
Égal comme toute fatalité
il met en branle des armées de rêves
jusqu'à noircir l'utopie comme de l'herbe.
Elle aussi parfois ressuscite
gazelle venue des horizons de la sueur,
pour secouer à nouveau l'air sec
à travers les lentisques.
Je crois à ce qui brûle en vain.
Au passage, interloquée
je vois flamber des mammifères
à la fête du lait. Je suis
hors de prix,
je ne garantis rien, que la cendre.
Tout ne tient qu'à un fil, même les arbres,
quand invisibles ils bougent, faisant place
à la nature féminine de l'air, que renaisse
un siècle de chlorophylle.
Les papillons élèvent le niveau du printemps
de fleur en fleur
l'éternité bouge
mais se cogne à la réalité des glaces.
Légèrement l'eau monte
prenant les alliances aux doigts, tandis
que des filles rendent compte à leur miroir
jusqu'à être mariée.
Sous les étoiles sensations obscures,
les rêves. Notre office : coureurs
vers la végétation encore à naître du monde.
Saintes indécentes
les amies entrent dans ma maison
qui revient sans arrêt de régions à rêves.
Tout cela pour une joie.
Les fleurs dans la porcelaine, retenue exemplaire,
rubans défaits de notre vœu : un infini humain qui fond sans cesse.
Nos habits, du feu clairsemé
que le devoir n'empoigne pas.
Paroles et rires paroles et rires
et baisers comme taillés à la faux,
pour nous les blessées au cœur
nos vies passées ne suffisent pas,
nous souillons nos trousseaux d'alcools fabriqués de nos mains.
Sous des ombres de lis, que dire...
Saintes indécentes
les amies entrent dans ma maison
qui revient sans arrêt de régions à rêves.
Je mets la nappe écho de dures époques.
Le temps dans son étau nous unit
et chacune touche de l'autre le bleu sombre des veines,
notre cercle est tracé par le compas de Dieu.
Pleine lune dont les eaux crèveront un jour
et les larmes fuiront vers la terre en bas.
Si j'entoure ce repas, comme un lustre d'un tulle de deuil,
c'est pour tromper les oiseaux
venus des cimes, en fureur pour des miettes.
Pains de l'univers, c'est l'heure de se réjouir, avant
qu'on nous roule dans des serviettes de lin.
Je peux bien passer ma vie sans étudier la passion
violente que j'éprouve même pour les malheurs.
J'aime ce qui préserve intact le noyau de sa blessure
et m'appelle insatiablement,
rien ne me guérit.
Mais d'où viennent mes habits
pour devenir nuages sur la terre chez moi,
que les pas du mâle soient légers, quand par mes vertus souterraines le vent pèse
de tout le feuillage des sons des rossignols vers la montagne
quand du printemps coupé en deux peu armée jaillit la camomille.
Chacun a sa propre taille aux Pâques des instants.
Je pose le pied ici et l'étincelle me mène ailleurs.
Lieux inconnus sans chasseurs
Et toutes choses alentour immorales comme la lumière.
L'éveillée des cieux, taille un mètre soixante.
(L'éveillée des cieux)
Ainsi marche la vie,
de goutte en goutte elle coule dans la rosée, à dieu vat.
Mais moi je n'ai pas de sol à blesser de ma course
je n'ai pas de vent pour déployer dans le danger mon aile.
Entre mes habits je fais circuler des patries de fil
Voilà ce que je suis, que je n'étais pas
quand petite fille je courais nue dans mes prières.
Que les anges des iconostases en descendent
et deviennent jardiniers de lys
L'été peut durer toute l'année
plein de lézards, de dentelles, de pastèques.
Que les amours durent tant qu'ils rafraîchissent.
Que marche légère dans les entailles l'Esmeralda
des chèvres,
sans jamais éveiller l'obscur.
Ses cachettes, elle les veut aux jardins,
mondes laissant les mortels innommés.
Sur sa terrasse Pâris encore informe
la cherche, introuvable
mais quand elle paraîtra, qu'il devienne, fait de main d'homme
son préféré.
Qu'elle s'orne pour ses noces d'un grec silencieux.
Caché, bien caché son sang, et plus cachés encore
ses secrets, sinon elle ne survit pas,
décente et possédée.
(Balcon royal)
Née à Athènes en 1948, Athina Papadàki a publié neuf recueils de poèmes : Archange de béton (1974), La brebis des vapeurs (1980), Terre à nouveau (1986), Livide, presque blanche (1989), La lionne dans la vitrine (1992), L'éveillée des cieux (1995), Balcon royal (1998), La Mort et la Jeune fille (2001), Vers l'inconnu (2005) ainsi que des livres pour enfants.
Elle n'apparaît pas dans les premières anthologies consacrées à sa génération, dite Génération des années 70, dans les années 80. On a un peu tardé à la prendre au sérieux, à cause de ses sujets sans doute, et du ton adopté : consacrer des poèmes à la salade, au repassage, au tablier de nylon, montrer le Poète en train de faire la vaisselle, comme elle le fait dans La brebis des vapeurs, c'était un peu surprenant pour certains, d'autant qu'elle y mettait un humour léger voilant la gravité secrète du propos.
Le malentendu s'est peu à peu dissipé. De recueil en recueil, la vision initiale s'est élargie, précisée ; à travers une sorte d'autobiographie poétique — au plus près de l'essentiel, sans anecdote —, tandis que se dessinait un portrait de la femme dans tous ses âges et tous ses états — enfant, jeune fille, épouse, mère, amante, femme d'intérieur ou d'extérieur — on a vu s'approfondir une quête qu'on pourrait qualifier d'existentielle et d'ontologique si ces termes n'apparaissaient ici, plus encore que pour d'autres poètes, pesants et pontifiants. Athina Papadàki est restée, comme à ses débuts, l'observatrice attentive et chaleureuse du réel le plus quotidien, le plus humble et infime — ce qui ne l'empêche pas de s'abandonner par ailleurs, non sans exubérance, à la magie d'images lointainement héritées des surréalistes, et cela tout naturellement, comme si réel et rêve étaient les deux faces d'une même pièce, comme si l'un était le trésor caché que l'autre permet d'atteindre et vice versa. Certains jugent sa vision plutôt sombre ; on y retrouve, il est vrai, de plus en plus apparents derrière les maux circonstanciels de l'époque, les angoisses éternelles de l'amour et de la mort, le tragique inhérent, dit-on, à notre condition. Pourtant sa poésie a en même temps un effet tonique et jubilatoire : tout en gagnant sans cesse en rigueur, en dépouillement, cette œuvre encore brève (sept recueils en vingt ans) mais dense et mûre a gardé miraculeusement sa fraîcheur ; il y souffle un vent de sensualité, de folie légère, d'extrême liberté qui n'appartient qu'à elle.
Yòrgos Markòpoulos, poète admirable et parfait commentateur, fait de Papadàki l'héritière à la fois de Karoùzos et de Dimoula, deux des plus grands. Alliance inattendue, mais convaincante — en cela aussi que parrain et marraine ont avec leur filleule ce point commun, ce rare talent, de ne ressembler à personne...
Athina Papadàki. |