NÌKOS KAROÙZOS
Dans mon rêve j'avance incurable seul
dans les filets du premier silence
j'ai montré les oiseaux le chemin fourche
la vérité toujours élargit notre élan.
Et le destin des étoiles
sera la cendre une grande enflammure
maintenant j'apprends mon sang
mais sans les jacinthes si fraîches
maintenant je te vois chemin du bien comme une annonce par des lys
le petit sac du soupir à la main
et sans cesse
je m'en vais
m'en vais
vers les sources.
L'humiliation lumineuse dans la pluie
aux yeux bonheur de l'heure plus vaste...
Et j'entends les trompettes là-haut
le bruit d'or me conduit aux ciels de la guerre
je cherche l'astre au fond des forêts de la lumière
offrant sept joies au cœur, tout seul
tandis qu'arrivent les jours tels des tyrans.
Je vous salue les anges, de la chambre
d'enfant les gardiens
balançoires de Dieu entre les étoiles
la vue règne sur moi au delà du périssable
l'enfer emprisonne mes os dans la chair.
Quel bruit
je combats
jusqu'au cri je te cherche, Enfermé.
(La biche des étoiles)
FLORE (Mozart — le bon dimanche)
Comme de la neige l'hirondelle va vers avril
et le mois chante pour une vague de la mer.
Meltem des sons de ma patrie l'été revenu
et en toute saison l'oiseau du devoir
l'amour cette année encore embaume dans les arbres.
Ici le sifflement des serpents est vaincu
les constellations désertées tombent aux buissons la nuit.
Je crie voici la fraîcheur aux marchés matinaux de Grèce
et l'amour venu de Dieu dans ton nom, tendre fantôme long
comme une après-midi céleste.
Quelle aurore les roses et les printemps aux lèvres
tandis que je touche la poitrine d'un oiseau, espoir bleu.
Un oiseau gai comme l'aigle et les faucons froids
des milliers d'anges tournoient dans un lointain avril
ce mois n'est pas dans le temps n'a pas trente jours
et ses coqs blancs haut dans le ciel chassent les ténèbres.
FAUNE (samedi noir — Wagner)
Rouge dans la nuit germanique
entre des tigresses éparses résonne
la corne divine,
nous avons des lames d'or pour verser le sang
la mort est le cavalier attitré des sons.
En avant, repartez hirondelles
comme vous la submergez la tragédie que de printemps
le vent obscur se lève de notre destin panique
quelle viande il faut à l'Idéal pour n'être pas rassasié
aux lugubres minuits de héros obscurs
quand ils avaient encore l'honneur au fourreau
et Dieu dans la poitrine faisant les cent pas sans fin.
Quelle douceur dans l'obscur aux images des ancêtres
mains immaculées des communions
vêtements saisis par la sérénité ignorants de tout vent
eleison profond d'immatériels rochers
les yeux tels des fruits odorants.
Et le chantre avec tout son corps monte au platane de la voix
pauvre monde
quand ils sortent — ô joie première — avec l'Evangile et les cierges
puis la grande joie de suivre le Saint-Sacrement.
Le pope Yànnis enveloppé dans sa chasuble blanche
bon père et bon grand-père sirocco dans la barbe
qu'elle a d'années la beauté, de siècles et de jeunesse.
Serpent de la Connaissance hideux serpent loucheur
tu siffleras toujours à notre ascension
quand nous entourent Printemps thym et lentisques
arbres et soleil comme un sang frais.
Nous montons vers la ville d'en haut
sans chemin de fer céleste ni d'autre poids que le corps
beaux dans l'effort éblouissants de sueur et beaux
et montent avec nous le jardinier
l'autre serviteur du sexe chasseur de papillons
et Madeleine qui tuait les mouches sur le cœur de cet homme
et Marthe l'idiote à la guitare.
Je n'ai pas de raison de vous connaître avec tous ces visages
et nous montons
toute heure qui passe nous terrorise comme une assourdissante explosion
monte aussi un homme ridicule
qui salue les oiseaux comme c'est beau
le Marmot dodelineur ses pampres ses feuilles de vigne
le baryton Rigoletto et sa fille
et le duc de Mantoue s'échauffe
nous montons, nous montons comme des fortunes
et le psychopathe qui racontait en confidence
qu'il avait dans ses entrailles Prométhée
comme il monte calmement mâchant une pousse de ronce
nous accompagne aussi le sadique, dont on dit qu'il a tué mille fois
le menteur de l'été disant mon sommeil est un cinéma
coupant la carotide à chaque Hélène et buvant le sang
dans des verres à pied ornés de jacinthes.
Près de mille rêves et les mêmes rêves
ce menteur me fait réfléchir
à quoi sert de monter
comment s'est-il mêlé au pèlerinage des oiseaux
gâchant de ses fades bons mots le Poème Idéal...
(Le sac de couchage)
Plutôt grosse la lune ce soir.
Plaintivement tranquille
je sens bruire les libertés.
Lustre de la solitude
le cerf en ses galops de velours.
La mort est peur
elle n'est pas mort.
Les arbres se résument : une vaste argenture.
Événements désolants —
la nature paresseuse...
Le temps désormais est mangé aux vers
les coqs au matin crachent ses miettes.
Il va nous offrir encore les secondes
centenaires dans toutes leurs variétés
le juste et l'injuste superflus tous deux
la poule roulée dans le soleil.
On entend là-haut les gros rires des cieux.
Par terre la couleuvre, branche de cerisier.
Combien de fois la mer change-t-elle
avant que l'horizon produise la lueur de l'aube
que le couchant de telles couleurs s'emplisse
engloutissant les heures...
Je le sais en compagnie des plantes :
tout poignarde, et même le moucheron
ou le beau papillon posé.
Mais il existe, l'innocent terrifié
qui se brûle aux désespances, flamme froide.
Il tourne sans bruit le bouton des portes
écoute le sommeil des autres
et voit la lueur nombreuse
tressée autour de lui qui tombe
écaille par écaille.
Le soleil n'a pas tous les droits —
ce serait terrible.
Aboiement des chiens dans la nuit...
Et si tu ne sais pas encore
où tu es
tu en tires l'impression d'un espace ouvert.
Assieds-toi qu'on se souvienne
bois ton café.
Le renne dans sa terreur
tant que les loups le pourchassent
est loin de la délivrance
les arbres sont témoins.
Suivent la neige une peine perdue
inexistante et l'aisance du printemps.
Celui qui respectait les choses a eu
des souvenirs sans mémoire
et trouvé vide l'eau derrière les roulements.
Il y avait toujours quelqu'un de funeste pour les fleurs.
Il voyait toujours que la mer est malade.
De grand matin sur sa poitrine une souris jaune
haletait gonflant sa chemise.
Tard le soir entrait dans sa chambre
son enfance toute seule qui lui parlait
sous le grand masque de saint Augustin tandis
que se balançait le Livre des Sorcières
jadis écrit par une dactylo défunte.
Et c'est ainsi que contempler
depuis des siècles et des siècles
sa douleur au fil des instants
comme on écoute les informations
l'aidait à préparer sa mort violente.
Se trouvant par hasard la veille à guignol
il a ri de tout son cœur quand la tête
de la marionnette la plus folle
tombant d'une étincelante épée
son bonnet rouge est resté droit en l'air.
J'entends ce qui se bâtit dans ma poitrine. Terreur.
Quel bonheur si je pouvais
d'une injection
faire circuler dans mon sang
le millénaire qui vient!
Ce monde est comme une échelle.
Quand tu montes
sur un échelon
il casse
et tombe.
Au dernier échelon, plus d'échelle.
Nous naissons et devons porter
la lourde caisse
des images intégrales des choses.
Le printemps est une solution — mais oui!
Sans connaissance du feu la brûlure est plus belle.
Le vacarme s'écroule et le tonnerre s'éloigne
lentement, tigre fatigué.
Les nerfs amoureux triomphent.
L'arbre devient parfaitement clair.
Dans des caves basses — nos hautes tailles
sont les jarres du futur.
Sans cesse nous dépassons dans le temps.
Os en ruine qui résistez à la mort!
(Deuils)
...veiller à ce que le génie qui est en nous
reste sans outrage et sans dommage
MARC-AURÈLE, Pensées pour moi-même, II, 17
Plus beau que les naufrages des soleils
l'empereur tout simple tandis
que ses yeux presque amoureux, parés
pour une campagne au danger sans lien
offraient devant sa tente
le destin serein l'innocente pensée
pour se garder d'une mort en un moment de faiblesse
les anges alors glacés se dessinant dans le monde
vêtus seulement d'aurore
— ce sérieux, cette couleur!
disait-il avec peu de larmes
et le soleil s'élevant sur sa courbe
les a peu à peu séchées.
Rome devenait en lui une petite boule
et les années se resserraient de douleur
comme l'huître sous le citron.
Jamais, en vérité, ils ne l'avaient compris
les légionnaires depuis tant d'années
endurcis au massacre, au mal de dents
la poussière dans les yeux
les nerfs brisés.
Un vieux patricien descendant de Brutus
à costume blanc et valise rouge
soudain l'aborda très calme et divisant
de sa main haut levée la lune
du point du jour évaporée bientôt
lui dit : «Que faire, mon cher, je suis partagé alors
que selon toi j'ai le présent, rien d'autre.
Mais ce hérisson bleu
du ciel quand il arrose
les arbres terrifiés d'alentour
la verdure sans malice les oiseaux dessus
ce ruisseau barbare à nos côtés
les glaives des anges
le silence formant la lumière
tout frémissement de ce qui existe m'éveille
à la moitié avalant l'autre moitié.
Je ne suis pas la mer pour écraser à coups de nuit
la lune sur les eaux
dans une sérénité mortuaire
ou des vagues plaintives
dont la religion est la douleur...
Le printemps est insoluble.
Comment apprendre la flamme à la goutte?
L'angoisse transcende la vie
rendant ainsi les plaisirs inutiles.
Ah, quel trou de ténèbres où naguère
tenant sur ma tête un coq pour affoler la nuit
j'ai hurlé soudain comme si l'on m'avait planté une balle :
— Un rosier au clair de lune!
Horreur, les secondes le dévorent!
Comment conserver le daimon intact?
Mais si l'on ne peut — alors suffit, je pense
pour un bout de bénédiction, de guérison peut-être
ce chien rêveux, ce typhus gris...
Ave César!
Mes yeux sont des trouvailles de la mort.»
(Sparadrap pour petites et grandes antinomies)
Souvent quand je vais à pied, ne portant rien
qu'un sac à moitié plein, dans les si fraîches
et lointaines galeries de mines
un peu au-delà de l'imagination dans la grande
et pure seconde réalité
que fêtent solitaires comme toutes les bestioles cachées
ceux que le ciel foudroie dont l'injustice est mise à mort
comme un vautour dans l'imprévu fossé sans voix —
je me perds en des milliards de particules de vie sans les voir.
Plus nombreuses à chaque fois là-bas sont les fêtes
et plus nombreuses on dirait les chansons.
Tenant la robe de la Vierge
l'Ultime du Ciel avec des foules d'insectes dans la vue
de persistants jasmins dans la chambre nuptiale
d'autres scènes d'affection dedans
et d'autres événements étincelants
touche les rachitiques et guérit l'arthrite
masse les chevilles enflées, tendrement dépose
la vérité sur toutes les maladies
qui s'évanouissent comme d'éphémères nuages.
La mort elle-même lentement s'organise
le tambourin ouvre les réjouissances
et de partout la grécité monte en la poitrine
et nous parfume d'un encens indicible.
Alors s'embrasent les hymnes lumineux
nous respirons des mers dans l'étroit bénitier
nous arrachons les clous de la Croix.
À pareille heure, telle une fumée
superbe, le saint moine se dressa et dit :
«L'avenir est un œil
le passé une oreille
paysan et poète
en ont de tout pareils!
Mais l'avenir n'est guère
ce qu'on imaginait...»
On naît on entre dans l'énigme
on meurt on la laisse intacte.
Qu'ajouterai-je à la force du printemps?
Rempli par manque de sens
j'excelle.
Je n'ai rien d'autre à représenter
ma joie seule et seule ma tristesse
dans ce monde mortellement pris au piège
non de l'ombre ou des ténèbres
mais du fossé profond de la perspective...
Le temps venait de se lever.
(Les herbes des crevasses)
Nìkos Karoùzos, né en 1926 à Nauplie, a étudié le droit et les sciences politiques à Athènes où il est mort en 1990. Il a publié dix-sept recueils de poèmes, parmi lesquels La biche des étoiles (1962), Le sac de couchage (1964), Deuils (1969), Sparadrap pour petites et grandes antinomies (1971), Les herbes des crevasses (1974), Descendant de la nuit (1978), Oubli pour se souvenir (1982), Tombeau anti-sismique (1984), Entretien des ascenseurs (1986), Découvertes au cobalt (1991)... Il a reçu en 1988 le Prix national de poésie.
Il est mort alcoolique et indigent après avoir soigneusement bousillé sa vie. Il disait que son moi social était une gêne, que pour être en état d'écrire il devait rejoindre une espèce de néant. Il disait aussi que ce qui distinguait sa poésie, c'était d'être totalement vécue. À force d'être, sans doute, sa seule vraie vie.
Si ces détails biographiques et ces propos éclairent commodément l'œuvre de Karoùzos, ses poèmes ne nous en disent pas moins. Ce que nous lisons en poésie nous apparaît d'habitude comme le résultat d'un travail, d'une construction, d'une mise à distance. La poésie de Karoùzos, elle, tout jugement de valeur mis à part, me bouscule comme aucune autre. Ce que je lis est-il vraiment un quasi premier jet, un produit d'écriture automatique, ou un texte récrit dix fois, cent fois, peu importe : on sent là un bouillonnement, une dérive, on sent la poésie en train de se faire, dans l'effervescence, l'urgence, la violence, et aussi l'obscurité — car on n'a pas le temps d'expliquer, il ne faut pas lâcher ce qui court devant ; et au milieu de cette fureur, je trouve aussi une sorte d'innocence (refus de calculer, d'être raisonnable ?) ; et même, affleurant ici ou là, un étrange humour égaré. «J'ai toujours joué», «l'humour m'a sauvé», dit Karoùzos.
C'est ainsi que les poèmes dérivent. Et l'œuvre entière suit le mouvement. Karoùzos à ses débuts s'est vu coller deux étiquettes : poète surréaliste et poète religieux. En fait il aura tôt fait de renier le surréalisme, le jugeant momifié, et verra dans la religion, avant tout, une source d'images, dans la mesure où pour lui tout ce qui existe est sacré. La suite de son parcours le montrera définitivement plus proche de Kafka et Beckett que de Claudel ou Patrice de la Tour du Pin, toujours plus forcené, anarchiste irrécupérable. Mais la trajectoire est sans rupture : on retrouvera, d'un bout à l'autre, le même angoisse, la même impression d'impasse, d'étouffement, le même état d'insurrection permanente, le même usage vital de la poésie. La définition de la poésie comme exercice respiratoire, due à Ginsberg, s'applique doublement à Karoùzos : la poésie est ce qui le sauve de l'asphyxie, et ses poèmes à leur tour aident à respirer, par le souffle qui les anime — le souffle qui, en poésie, n'est rien sans doute que le juste rythme de l'émotion.
Karoùzos, ce sauvage, deviendra-t-il un classique ? Ce qui est sûr, c'est que les poètes grecs plus jeunes, dans leur majorité, l'ont mis depuis longtemps dans leur panthéon personnel.
Je lui ai consacré en 1998 l'un de mes Cahiers grecs, avec trente-quatre poèmes tirés de la première partie de son œuvre, plus accessible. Huit d'entre eux figurent dans l'anthologie Gallimard. J'en ai choisi neuf autres pour le site ce mois-ci. Dès le mois prochain nous retrouverons Karoùzos dans le CARNET DU TRADUCTEUR avec le compte rendu de mon atelier aux Assises d'Arles en 1997, sur son poème «Une croyance et toute la vie peut-être».
Nìkos Karoùzos. |