DÌMITRA CHRISTODOÙLOU
Il abaissa ses paupières mouillées
Comme le ciel avant l'averse.
En moi tremblait la terre chaude.
La bénédiction de ma mère. Son arthrite.
Elle ôte de son doigt dans l'ombre
Et glisse au mien la vertèbre du père.
À la mort du père il a perdu la vue. On dit
Qu'avec sa propre mort il la retrouve.
Mais tant d'années dans le noir, il se figurait autrement
Montagnes, visages, ustensiles
Et entre les choses et leur ombre
Souvent revient celle de l'assassiné
Dans des rues illuminées, pour mendier.
Soleil de pierre draps sur le fil
Où sèche la sueur des morts
Et des époux.
(Hégesso)
(en distiques pour sifflet de chemineau)
Nous avons pris la route avec la petite
Adriani et des collines rouillées.
Son chat lui léchait les chevilles,
le serpent la pleurait dans les poutres.
Le diable très charmant suivait dans l'ombre
avec l'orgue de barbarie :
«Adriani, miséricorde des cactus,
bonté de l'eau souillée
dans le marais ton nez retroussé
ta jambe de roseau dans la glaise.»
Des fenêtres s'ouvrent et se ferment sans bruit.
Voisines et paysannes. Elles nous épient :
«Qui s'engage le corps assoiffé
sur un chemin ne menant pas au ciel?
Odeur d'oiseau abattu
aile venue d'un temps perdu.»
Le vent gonflant sa robe de mariée
dans les citronniers fine pluie.
Cendre d'abeille sans un pleur l'emmène
sur un rythme qu'on devine.
Elle se souvient de compter un à un
les puits que nous ouvrait l'écho.
Enfin elle sursaute ainsi qu'au réveil
et ses talons touchent l'eau.
Et là je l'ai perdue je m'en vais seul
mon orgue joue, aveugle.
(en quatrains pour la montée)
Ne pleurez plus, dis-je tout bas de ma prison,
dans l'univers muet des passions
seuls les orages violents
pleurent les ossements des puissants.
Pour un festin d'amis invitée
j'y trouverai, le corps multiplié
l'amie du fou, la mienne et la cadette
des demoiselles honnêtes.
Jusqu'au printemps inaccompli,
modestes mélodies, mimiques timides.
La mer sans horizon respire
comme le souvenir après la pluie.
Pour un séjour à jamais frais
je quitterai ma stérile patrie.
Là-bas, règnent les fiers
la lumière s'allume, éclat esseulé.
Ce qui a survécu triomphe
ce qui résiste sera couronné.
L'arbre dans la salle poussait.
Près de lui lumineuse
habile, sérieuse ma sœur nouait
Mes rubans de verre.
Pourquoi, Theodòra, lui disais-je,
Pourquoi ne vivons-nous pas
comme les serviteurs de Dieu
loin de l'empereur, de sa chimie,
du forgeron sur sa rive tranquille?
Elle hochait la tête, souviens-toi du fleuve,
je veux un fleuve devant la maison,
des galets des roseaux et surtout
une pendule dans les joncs
pour les secondes si longues des profondeurs.
Souviens-toi plus encore de l'aube
et du réveil dans la fraîcheur.
Quand le vent éclatant respire
les kiosques voguant vers le nord
les autobus un à un glissant
et les journaux leur bruissement lent.
Sous l'escalier un second arbre gonfle
agité là-haut dans la bruine
où le nid d'hirondelle est vide
et rare le passage de la neige.
Tout dans le fleuve, suivant le fleuve,
est si clair, en couleurs vives
montagne rouge soleil brun
ciel aux blanches camomilles
bleues vertes des bestioles courent
étincelantes au virage vers la mer.
Tout cela si sérieux, si lisse
une caresse au fin soulier
quand l'escargot y passe.
Tu comprends, ce n'est pas ta vie,
c'est le fait qu'ils t'oublient. Parfois
la petite lune applaudit
et nul n'entend, elle ni toi.
(Terre)
Mes pas résonnent.
On voit ma valise noire.
L'odeur de terre s'est répandue. Je marche
Dans la boue, sur ma tête une couronne
Des belles fleurs de notre pays.
Compatriotes, qui ne m'a pas reconnu?
Qui se cache derrière les volets?
Qui attaque un prétendu travail urgent?
Me voici. L'hiver est là, j'arrive.
Très bien, je marcherai seul.
Si l'amour avait de la lumière, vous ne seriez pas là
Tremblants de vivre dans la honte.
Si vous vous connaissiez tous, nous aurions
De l'exigence dans nos désirs.
Tout bien nous est étranger, enfoncés que nous sommes
Jusqu'aux étoiles dans la vieillesse.
Songeur, assis sur la place
Je vois le vélo abandonné.
Il devrait y avoir un arbre
Entouré d'autres plus petits.
Ma jambe à moitié dans l'eau.
Dans mon manteau, des sonnailles.
Mais vous, vous craignez Dieu
Et respectez ses ministres.
Viens, mon cœur, et prions.
Où donc? Dans notre corps bien chaud.
Il n'est pas fatigué, n'a pas dit Assez.
Arrive un orage. Il trouble les oiseaux.
Leurs cris sentent l'eau. Ah, si j'avais
Une place dans votre maison.
Mes yeux pleurent après vous.
Passent les feuilles, leurs troupeaux affolés,
Restent les branches.
Tout chose visible luit
Intacte en son usage caché,
Sa destination amicale.
Quelle porte me laissera dehors, quel enfant
Ne s'élancera pas dans mes jambes...
Moi je dirai : voilà les montagnes.
Voilà les maisons.
Plus bas gonfle la mer.
Qui envie le petit vent chaud
Qui nous traverse et nous pousse à parler?
Je suis venu, je reste. Je me resserre dans mes habits.
Eh bien, que la neige m'accueille.
Rues qui n'avez jamais entendu mes pas,
Sentiers de la sérénité,
De mes nuits blanches dans une vie nouvelle,
Maisons, mausolées du néant
Qui soulevez le ciel sur l'épaule,
Ce soir je vais boire un verre
Devant vos marches de marbre.
Comme les doux voyous de ma ville
Je peux trouver dans le corps un bouge
Où voir, dans les vapeurs du haschich
Le visage de mon amour
Sous une couronne de coquelicots.
Mais je vais rester ici ce soir
À boire mon verre jusqu'au bout.
Sans rien faire. Seulement compter
Les feux des rares voitures.
Dans leur parcours ensommeillé
Ils n'entendent pas la source goutte à goutte.
Ils tournent le volant, la boue
Entraîne les roues vers nulle part.
Plongeurs des ténébreux carrefours
Ils ne voient pas les signaux, mais l'étoile
Qui va et vient rayant les nuages
D'un coup de rasoir de lumière.
Je bois donc, et rien qu'à ta santé,
Grand cœur bien rouge au firmament.
J'entends ton battement géant
Muet, telle une grotte qui respire
L'air calme qu'elle contient
Et je pleure. L'ivresse amène les larmes.
On dit que le pouls à cause d'elle
Obstinément fait signe à l'Infime
Et que s'ébranlent depuis ce banc de pierre
Lentement, comme des moutons, les maisons
Suivant d'on ne sait qui la cape vide.
(La prière de l'impudent)
Regard gauche et sourire moribond
Ses habits mouillés à la main
Il reste là, au fond, pendant des heures,
On dirait qu'il découvre la vie.
Et pourtant plusieurs fois
Il a su rebâtir un tel corps de rien.
Voilà qu'il brille, tangible et volontaire
Comme une double brassée de roses.
Mais moi je ne peux plus mourir.
Mes cheveux ont couvert mes épaules.
La glace a recouvert les eaux.
Et l'or des courants dessous
Pousse les planches des navires
Vers le fond, la paisible jeunesse,
Où mènent la joie et le chagrin.
Pendant tout ce printemps sans fin
Tu entendras le grondement de la verdure,
Qui descend les pentes et déroule
Ruisseaux, bruyères et bêlements.
Lisse et fraîche elle passe comme une robe
Sur le corps d'une très jeune fille,
À l'heure où l'évadé lui plante
Le couteau dans la gorge.
Le sang coule jusqu'à l'été. Son soufre
Fait crever les herbes. Çà et là
Gisent des lambeaux de sa robe que traîne
Un soleil inconsolable.
Mais lorsque les premières pluies
Se mettront au balayage des feuilles,
Quand seront à point raisins et châtaignes,
Quand l'hiver, en quelques pelletées,
Couvrira les aiglons jusque dans leur nid,
La verdure emmitouflée sous la neige
Poussera de nouveau ses profonds soupirs.
Pour le passage d'une douleur chaude
Sur sa douce poitrine,
Pour un bras s'enroulant à sa taille,
Un plaisir éphémère.
Je lui portai son siège dans le jardin.
Des paons dans ses jambes.
Une fine étoffe de soie pour les épaules
Et son livre d'images.
Je pouvais aussi lui apporter, si elle voulait
Le coffret brodé, plein de larmes.
Mais non. Elle ne voulait rien. Elle était déjà
Le corps d'une odeur de rose,
Un visage de flocon d'or tissé
Par l'automne indifférent.
Pourtant,
Comme j'ai soigné, comme j'ai veillé
Sur l'ombre d'une altesse!
Quand je sens son regard, je lui cache mes mains
Que la barbarie du travail a rendues
Indignes de ses beaux yeux.
Au fait, m'a-t-elle jamais vue? Toutes les nuits,
Exténuée, dans mon grenier, en linge de corps,
J'aperçois son étoile qui goutte sur les toits,
Parlant aux oiseaux sauvages insomniaques.
Ici seulement les meubles ont un sommeil lourd
Comme les chevaux qui tirent la charrue tout le jour
Puis cachent entre leurs jambes leur tête innocente
En un sommeil humble et consolateur,
Ignoré de la galaxie éclatante.
à Styliani
Un regard fixe de Tout-Puissant.
Une maison vide. Enclos. Petit banc.
Un mort qui remplit la citerne.
Un mur où grimpent les églantiers.
Un blaireau sur le mur :
Biotope idéal. Ici
Tu dormiras toute la nuit tranquille,
Comme si jamais ne t'avaient troublé
Le bruit du désir,
Le fracas des jours.
Laisse reposer tes lourds cheveux.
La masse d'une telle toison née
De tresses craintives et d'eau
Veut trouver sa lisse lenteur,
Cette alliance de foin et de laurier liés
Qui te vient de ta mère.
Choisis de faire des rêves paisibles.
Comme il convient à une femme fière.
Les murs voient. Ils sentent la peur. Infaillibles
Tel un aïeul au cœur simple ils sauront
Déchiffrer ton sommeil, ses oracles.
Sans équivoques, sans rien d'obscur. Du limpide.
La bonté, lumière cristalline. Et si
Tu entends une clef dans la cave,
Si tu trouves des miettes sur ton drap,
C'est un sanglot qui se nourrit,
Un péché qui cherche.
(Le cyprès des travailleurs)
Je suis morte mais dans l'embarras
D'une grâce traînée en longueur.
Reflet d'une odeur bleue qui mène
la mer à sa floraison.
Fleurs d'oranger sur les planches
Éparpillées par la tempête.
Le vent me ramène à la terre.
Lieu où la lumière de ma vie,
Plus pure que la nuit noire,
Cueille dans les oliviers gaulés
Leurs fruits.
Avance, voyageur, ces lieux
Ne sont pas pour toi.
Que sais-tu, toi, d'un Dieu
Incapable d'aimer?
Tu as pleuré, mais jamais tu n'a ri
De tes pleurs les plus amers.
Ah, pierres que je comptais une à une
En montant mon âge...
Les unes ont disparu sous l'herbe.
Les autres, jetées par un enfant
Contre son ombre.
Le sol est aplani, la terre s'est creusée.
Qui trébuche sur moi
Ne soulèvera que poussière.
Mais ce soir le marron de la nuit
Fond délicieusement dans ma bouche.
J'aimerais aussi de l'eau, ne serait-ce
Que de l'eau de vie.
J'aimerais savoir à quoi
Ces maisons illuminées pensent.
J'aimerais m'approcher de la fenêtre
Et voir l'amour.
Je suis morte mais délicate
Comme une lointaine cousine.
Souvenir d'une liaison solitaire
Qui reçoit pour sa fête.
Jets d'eau du bavardage
De l'asile avec son visiteur
Dans le parc aux promenades pensives.
Les saules y sont pleins d'orgueil
Aussi couverts par le lierre
Que mes épaules sous la veste
D'un adieu cordial.
Avance. Il n'y a pas là de silence.
La source jaillit
Voix ferme dans l'oliveraie.
Non pas une peau de vent, une odeur qui brille :
C'est une âme qui t'a reconduit.
Tu n'y peux rien si les prières des hommes
Ne sont pas entendues.
Je suis morte mais avec la mer.
Et le tumulte encerclant ce lieu.
Débris d'îles, étendues
Cultivées d'encens et de cuivre.
Là, ni la vie ni la mort.
La ferme achève sa journée
Par un coup d'œil dans les serres.
Le papillon achève sa vie
Dans la bulle d'un instant.
Les ruines du temple achèvent l'office
Par une pensée indifférente.
Et j'achève ici ma chanson,
Balbutiement de la tempête qui vient.
(Chargement)
Ce qui relie les poèmes de Dìmitra Christodoùlou, faisant d'eux un même chant déployé, approfondi de recueil en recueil, c'est qu'on sent courir en eux, comme une sève, la même ivresse légère, la même allègre fraîcheur. Ce que cette poésie veut nous faire partager, c'est ce miracle du monde enfin touché, embrassé. Du monde et avant tout de la nature dans sa profusion et sa gloire, arbres, fleurs, fruits, animaux ; la nature aimée pour elle-même sûrement, mais aussi prise comme métaphore du réel en ce qu'il a de plus tangible et précieux. Lire cette poésie, c'est se rapprocher d'une fusion avec la mère Nature, d'une extase panthéiste où les distinctions usuelles (sujet-objet, mort-vie, positif-négatif) se brouillent un instant, tandis que le temps ralentissant effleure l'éternité.
Ce qui ne doit pas nous laisser croire que cette poésie tourne le dos à son temps, aux complexités, aux misères de tous les temps. Élaborée savamment, parcourue d'interrogations ontologiques ou métaphysiques, non exempte d'angoisse, de lassitude ou d'amertume parfois, elle manifeste au contraire (comme le titre d'un des recueils, où voisinent le cyprès et les travailleurs) un effort d'équilibre entre une dimension élémentaire, intemporelle et une autre humaine, voire sociale — même si cette dernière, bien souvent, n'est présente qu'en retrait, sous forme d'affleurements.
Au fond la tâche que cette poésie se fixe — tout sauf confortable, quoi qu'on dise — est de lier, concilier, réconcilier. Lorsque l'un des recueils attaque de front le thème du mal frappant injustement l'innocence et la beauté, il n'aboutit pas au blasphème, au désespoir, mais paradoxalement à une espèce de tendresse admirative pour le monde, jugé moins décevant que son éventuel — et malheureux — créateur.
Tout cela porté par une voix qui semble à la fois très neuve (Christodoùlou parle l'idiome poétique de son époque) et très ancienne, traversée d'hommages plus ou moins directs à la tradition poétique de son pays, et très proche, souvent, de la naïveté des anciens contes et chansons populaires — ce qui lui donne, là encore, ce petit air de jeunesse éternelle. Comme si être poète, c'était consacrer toute sa science à voir le monde avec les yeux d'un enfant.
Recopiant le topo ci-dessus, rédigé il y a quelques années pour un Cahier grec, je me souviens soudain que Dìmitra m'a envoyé l'an dernier un nouveau recueil, Juste avant, que je n'ai pas encore lu — il n'est pas le seul. J'y jette un œil et ne reconnais rien. Le ciel s'est couvert. Quel désenchantement, quelle noirceur grinçante... Que s'est-il passé ?
Voici trois de ces poèmes :
Je suis là, dans la niche du chien.
Mangeant la terre, buvant la peur,
Contemplant parfois les étoiles.
Jamais je n'ai perdu mon respect pour elles.
Et si j'aboie contre elles, c'est que je n'ai plus
d'autre moyen d'écrire des vers.
Une pluie pareille...
Je ne sais si le ciel a vraiment
Quelque chose à dire
Avec ce déchaînement délirant.
C'était naguère une idée de la beauté
Que cette métaphysique de la nature.
Aujourd'hui, de la pluie et c'est tout.
Rien d'utile et rien d'inutile
Dans ce jaillissement de sentiments.
Il me suffit de voir ce gros, là, qui attend le bus.
Un sac en plastique lui protège la tête.
On est toujours si dépourvu quand l'asphyxie arrive.
Si plein d'espoir en le hasard.
De confiance à l'égard de choses
Laides et médiocres.
Je prie pour trouver la mort
Sous le plus élégant parapluie
Parfaitement assorti au tailleur.
Et que les galoches ne soient pas sur l'image.
Je m'assois en moi-même
Comme au fond de l'eau.
Et si la nature pouvait le supporter,
Elle baignerait de lumière l'habitation,
Illuminant la grotte sacrée,
Et l'on verrait pendre dans les eaux
Les pieds des êtres anciens.
D'autres prétentions brutales
Me font remonter. Me flanquent dehors.
Et commence l'invasion des humains.
Non, pas besoin que je me confesse.
Pas besoin que je communie.
Un peu d'humidité me suffirait.
Je n'ai plus de volonté à moi.
Pas moyen de les convaincre. Je recule.
Ils sont tous tellement heureux.
Me tapent dans le dos, m'encouragent,
Me montrent l'un à l'autre, enthousiastes,
Me donnent des pilules, des pilules, des pilules.
Hypocrites, que trouble le Néant.
Nageurs au crâne dans la main.
Entrepreneurs de la Terreur...
Dìmitra Christodoùlou est née en 1953 à Athènes où elle vit et enseigne le grec dans un lycée. Elle a publié huit recueils de poèmes : Les chevaux de Myrovlìtos (1974), Hegesso (1979), Terre (1984), La prière de l'impudent (1991), Le cyprès des travailleurs (1995), Chargement (1997), Vers le bas (1999) et Juste avant (2005) ainsi qu'un recueil de nouvelles, Rivage dans la lumière d'hiver (1996). Je lui ai consacré un Cahier grec en 1999. Elle est présente dans mon Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard) avec d'autres poèmes que ceux-ci.
Dìmitra Christodoùlou. |