Kiki DIMOULA


JUNGLE


Matin et toutes choses au monde

posées

à la distance idéale du duel.

On a choisi les armes,

toujours les mêmes,

tes besoins, mes besoins.

Celui qui devait compter un, deux, trois, feu

était en retard,

en attendant qu'il vienne

assis sur le même bonjour

nous avons regardé la nature.


La campagne en pleine puberté,

la verdure se dévergondait.

Loin des villes Juin poussait des cris

de sauvagerie triomphante.

Il sautait s'accrochant

de branche d'arbre et de sensations

en branche d'arbre et de sensations,

Tarzan de court métrage

pourchassant des fauves invisibles

dans la petite jungle d'une histoire.

La forêt promettait des oiseaux

et des serpents.

Abondance venimeuse de contraires.

La lumière tombait catapulte

sur tout ce qui n'était pas lumière,

et la splendeur érotomane dans sa fureur

embrassait même ce qui n'était pas l'amour,

et jusqu'à ton air morose.


Dans la petite église personne

à part son nom pompeux, Libératrice.

Un Christ affairé comptait

avec une passion d'avare

ses richesses :

clous et épines.

Normal qu'il n'ait pas entendu

les coups de feu.




ODE À UNE LAMPE DE BUREAU


À la mémoire de mon oncle

Panayòtis Kalamariòtis


Vieille lampe de bureau,

œuvre d'un artisan d'Anatolie

plein d'invention, de prévoyance.

Un de mes oncles, un juge, la rapporta de Smyrne

et à sa lumière

se sont unis les lois et les actes des hommes.


Elle en sait long sur les circonstances atténuantes,

les moments de folie, la préméditation.

Tous ces coups dans la poitrine par jalousie,

ces vendettas pour un mur mitoyen,

pour une chèvre broutant chez le voisin.

Elle a connu un tas de bons antécédents,

est tombée amoureuse de coupables.


Pauvre cher oncle,

comment ça se passe avec le nouveau législateur

et ses lois —

la mort n'est pas une matière au programme.

Tu n'as pas plaidé pour ton existence.

Mais la vie fait partie

des causes perdues,

même pour les meilleurs juristes,

dont tu étais.


J'ai reçu la lampe en héritage.

Travaillée avec invention

et surtout prévoyance.


Sa lumière, quand elle vient se placer

comme un autre lecteur fatigué

du même livre que moi

ou comme arbitre entre la page blanche

victorieuse une fois de plus ce soir,

et, vaincu, ce que je voulais écrire,

jaillit d'entre des palmes touffues.

Bon stimulant pour la végétation.

Sous le palmier,

debout, penché, l'air doux, un vieillard.

L'artiste avait talent et expérience :

la lumière et les palmes seules

ne peuvent lutter face aux peurs et au temps.

la solitude craint seulement la personne à côté.


C'est donc bien qu'il soit là, ce vieillard.

Djellaba et turban font de lui un oriental

ainsi que son visage brun décharné.

Son bras tendu, on ne sait

s'il appelle à s'approcher,

s'il exige, ou explique, ou indique ou prédit.

Un artiste peut ramasser tout cela

dans un même geste,

de même que la vie ramasse tout en un passage.

C'est peut-être un muezzin

en train d'expliquer à son dieu

ce qui manque à ce monde.

C'est peut-être un mendiant.

Ou un veilleur de nuit, gardant

la tropicalité au-delà de la lampe.

Peut-être un rhéteur déchu qui fait dans le décoratif,

un ascète,

ou un marcheur qui dans le désert au-delà de la lampe

a trouvé une ombre imprévue.

Qui sait ? Un voyageur

qui a perdu son chemin

mais aussi le sens de son voyage.

Et maintenant, levant le bras, il me demande

quel est le chemin et ce que cela veut dire.

C'est à moi qu'il demande

quel est le chemin et ce que cela veut dire ?


Veilleur de nuit, mendiant,

voyageur ou rhéteur,

mahométan ou apatride,

peu m'importe.

Moi,

quand je vois passer les années,

quand je vois comment va le monde,

je fais de lui un Prophète.

C'est en Prophète que j'ai besoin de lui,

quand je vois se perdre les années,

quand je vois où en est le monde.


(Le peu du monde)




MON DERNIER CORPS


C'est à toi, Soudain, que je m'adresse.


À toi, Soudain nourri de rêve,

beau gosse, d'une bravoure folle,

enfant bâtard de causes inconnues,

qui préserves

du Rare la rareté,

montrant une granitique indifférence

pour la passion lascive, douloureuse,

que nourrit pour toi la Fréquence.

Étincelle du frottement têtu

d'une attente contre un renoncement,

que tu abreuves de carafes et de soifs

sans recours aux sources, aux fontaines.

Temps venu de Dieu,

petit corps

qui accumules ta force monstrueuse

en accumulant des lenteurs,

Messie en un seul mot,

séisme qui abats

nos Invariables antisismiques,

c'est à toi, Soudain, Intercession porteuse du monde,

que déchirée je m'adresse

pour que tu viennes délivrer

mon dernier corps ici-haut

délivrer

sa palpitation asservie

des mains du plus cruel

du plus sanguinaire

du plus paranoïaque des maîtres que j'ai eus

nommé debout-assis

debout-assis

debout-assis...




OBLIVION BEACH


Ce qu'elle en bave, dis donc, l'âme

quand au lieu de dormir elle songe

à des orthographes mafieuses :

l'Homme, par exemple,

pourquoi veut-il à tout prix

s'écrire avec deux m

comme deux poings serrés, pour quoi faire ?


Regarde-moi ça, mon vieux, quelle hypocrisie,

à faire dresser les cheveux sur la tête :

tout ce que j'ai subi la nuit,

tout ce qui m'a torturée,

toutes les ténèbres menaçant

de m'emmener encore,

ces terreurs qui me bandaient les yeux

pour m'empêcher de voir où nous allions,

cet Homme aux deux poings serrés,

tout cela maintenant se déguise

en fillette aurore

avec son petit seau

et sa boîte de peintures.


Lentement rame le bruit de la mer,

et la mer lentement s'étend

dans sa laborieuse étendue,

son étendue bernée :

dépecée par la nuit,

il n'en reste pas plus que n'en veut l'ouïe

pas plus qu'une épaulette d'argent

quand apparaît la lune.

Montagnes renversées dans l'ombre encore

casques éparpillés qui surnagent.

Les cimes, vieilles lointainetés bossues,

vague déploiement d'électrocardiogramme,

arythmies de l'altitude et de la pierre.

Mer, montagne, ciel

masse épaisse imbécile.

L'horizon qui voudrait exister

ne saurait pas où poser le pied.


Une heure caïque

tirant ses filets remonte

une visibilité vivante frétillante :

le bleu saute sur les vagues

en col blanc,

sur la petite église du village le sel ruisselle,

coupoles écaillées de tuiles,

tirelires pleines de Dieu.

La cloche, haut-de-forme des sons.

Solide, le ding-dong.


Le rivage ourlet de travers,

cigales de pierre des galets

dans les broussailles des vagues,

tam-tam du clapotis

castagnettes aquatiques.

Cimetière galet carré

allongé dans la mer,

tam-tam d'inexistence,

oblivion beach,

cimetière allongé dans la mer,

profondeurs demi-sœurs,

ourlet de travers des limites,

rien à faire pour l'égaliser.

Croix plongeuses

et les morts se sont couchés

dans leurs maillots une-pièce en marbre,

et le soleil se souvient d'eux

à peu près.

Et le sable, débauché au cœur dur

n'en fait qu'à sa tête :

je sais, c'est lui qui t'a appris

à glisser comme lui

entre mes doigts,

dune de l'amour.


Ai-je bien fermé ?

Tu ne voudrais pas que j'aie laissé ouverte

la petite porte de ta photo

et que se soit sauvé, envolé

le passage de ton visage ?


La lumière klaxonne comme une folle

elle veut doubler.


Excellents, mes réflexes :

chaque fois qu'un bateau disparaît au fond

ma mémoire sécrète les choses profondément disparues.


Ah ! la veuve instant, si souvent.




SYNDROME


En regardant le tableau de Picasso «Le rêve»


J'ai accroché ce tableau comme appât

pour ma compacte platitude

souhaitant que morde un étirement démolisseur,

j'y vois une mine

qui puisse faire sauter tout entière

ma compacte platitude.


Assise la fille dort.

Assis

on s'abrite mieux dans son corps,

on est plus prêt à devenir plus soi-même :

à rêver.

L'anatomie du transcendant

a permis au corps

des arbitraires de chair.

La fille dort

tandis que derrière sa robe défaite

se lève l'un des seins

pour nourrir la soustraction vorace.


La résistance du cou brisée,

la tête libérée se pose

telle une oreille souriante sur l'épaule

qui se moquant de la symétrie,

se relève bien plus haut que l'autre,

accumulant l'audace.

La fille écoute son existence :

déplacements clandestins furtifs,

une translation de l'Être

un peu plus par ici, plus par là,

les postures se réapprovisionnent en postures.


Le nez, ligne droite verte

dépassant sa fin avec indifférence,

se jette entre les yeux et le front,

se perd dans les cheveux

vaisseau sanguin de l'intime.

Une moitié de bouche à sa place

l'autre moitié plus haut,

sourire d'asymétrie ;

comme un tabouret boiteux,

où poseront le pied pour descendre

de leurs voitures en mousseline,

passagers de mousseline,

les rêves de la fille.


Les bras du fauteuil

prennent subconscience : ils ploient, épousent

mollement la taille de la fille,

car même les fauteuils le savent,

tout rêveur est secoué

on a même vu des rêves

qui vous flanquent par terre.


Moi mon nez

se termine pile au bout.

Le sang n'atteint pas l'intime.

Et mes épaules

toutes les deux symétriquement tombantes.


Cela fait longtemps que je n'ai pas parlé de rêves

privée de temps

privée de rêves,

privation symétrique.

Mes épaules

toutes les deux symétriquement tombantes.

Endurer pareille privation

je me dis que c'est peut-être un rêve.

Peut-être un rêve

ces rêves dont je suis privée.

Un rêve peut-être même

si par lui je suis dénudée de mes rêves.


Peut-être un rêve,

une graine dans mon sommeil qui se balade

et question matrice, Dieu y pourvoira.

Je le bois lui qui n'est pas potable,

pour au moins rêver du mot

je ne demande pas la moindre Preuve

de ce que voilà un rêve que je suis privée de rêves.

Avant de parler toute Preuve

exige d'être payée en rêves.

Et des rêves pour payer

une Preuve de plus

j'en suis privée.


Ma mère Pression est morte jeune

et l'argile que je suis, l'argile que je suis

me pousse à me briser.

Ça va durer longtemps, dit-elle, ce sacrifice

de la mort pour que toi tu vives ?

Et me voilà privée de rêves à modeler

dans une argile qui protège ma matière.


Et puis rêve qu'est-ce que ça veut dire ?

De quoi donc suis-je privée ?

C'est sans doute ce que l'argile

doit contenir

pour ne pas se briser,

c'est sans doute les passagers de mousseline,

dans leurs voitures en mousseline.


Rêve ça veut dire

aile de sommeil en cire

qui s'éprend du soleil et fond,

feuilles en équilibre admirable

qui paraissent posées sur les branches

alors qu'on voit bien

qu'il n'y a pas d'arbre,

c'est entendre chanter des oui par milliers

dans la gorge du non.


Rêve ça veut dire

qu'il n'y a ni frontières

ni gardes sévères et soupçonneux.

Qu'on entre aisément dans quelqu'un

sans halte-là ni qui vive.


Nul après-midi n'est venu

qui ne soit devenu soirée.

Mais rêve ça veut dire

que vient un après-midi

qui ne deviendra pas soirée,

que vient un rêve

qui ne deviendra pas quelqu'un,

que vient quelqu'un

qui ne deviendra pas rêve,

halte-là, qui vive.


Je me suis trop étalée dans ces définitions

et pleurer sans boussole est dangereux.


Garde au moins pour moi, mon Dieu,

tout ce qui est mort.


(Mon dernier corps)


Picasso, "«Le rêve»"
Picasso, «Le rêve»



JE TE SALUE JAMAIS


Derniers Saluts ce soir

ceux que je t'envoie n'ont pas de fin

pas plus que mes salut salut à Pas question

que les transmette la divine diligence.


Tournant de l'œil s'effondrent les violettes

que le temps tiède a trop étreintes

c'est légitime il est resté

sans les voir depuis l'an dernier.


Salut assiduité des fleurs

assurant votre retour périodique

salut assiduité du sans retour

tu as suivi à la lettre les morts.

Salut étreinte des ténèbres

qui accueilles le légitime, elles sont restées

sans te voir dès avant ta naissance.

Salut refus d'ouverture de tes yeux

salut Inespéré promesse pleine de grâce

qu'à nouveau ton regard trouvera l'audace un jour

de s'ouvrir vers le mien terrifié.

Salut refus d'ouverture de tes yeux

— laissez-passer de la mémoire

pour que vienne les voir quand elle veut

l'aube d'une journée perdue.


Quant à toi monde

qui condescends à vivre

tant qu'a besoin de toi le hasard

dont les maux sont le fruit

de ta fertile résistance,

qui t'avilis à vivre

pour que te paie d'un bonsoir tout au plus

pendant sa traversée

une pleine lune ventriloque

que dire

salut à toi aussi.




DÉFENSE AÉRIENNE


Le calme absolu en moi

met toujours ses pantoufles à tout hasard.

Des désirs logent à l'étage en dessous.

Bien sûr ils déclarent être sourds.

Les illusions déclarent être aveugles

mais elles te flairent te voient

derrière leurs lunettes noires

elles te mettent

à nu pour les avoir crues.

Tu ne les as pas crues. Elles t'émeuvent aveuglément

jouant leur musique assises

à l'un de tes fructueux passages ombragés

elles t'émeuvent aveuglément grattant

leurs vieux succès car la crédulité jamais

ne cesse d'être à la mode.


Eh bien qu'ils gardent à tout hasard

leurs boules dans les oreilles

mes gestes prompts à s'émouvoir.


En tous cas préférez les morts.

Préférez les morts

s'il vous faut prendre une erreur en pitié.

Eux du moins ne sont pas de passage.




BULLETIN DE SABLE


Nouvelles intérieures :

Les bruits bien sages dans la maison.

Leur vertu fatiguée

a sommeil.

Le corps a enfilé son âme de nuit

et s'apprête à sombrer.

Les ombres ont bu leur tonique

et grandissent aux murs.

Quelques lueurs soudaines

au bout rouge de la cigarette

sont apaisées par la cendre psychiatre.

Tes lunettes sur le bureau assises en tailleur

bouddha plongé dans l'autocontemplation.

Une importante découverte

de la loupe : sous son regard

la poussière se déchaîne, grossit

comme du sable et l'on a vu déserte

une mer sablonneuse

courir sur tes affaires.


Nouvelles de l'étranger :

Nous avons eu aujourd'hui un temps

un peu meilleur que le temps perdu.

Mais moi que les petits progrès

épuisent je ne l'ai pas essayé.

On a encore fêté l'anniversaire hier

du dimanche, invivable tous les six jours.

On a trouvé un phare, on a perdu son sens

avec les brisants.

Ta démission est acceptée.

Dommage.

Tu avais tant à perdre encore ici.




DESSEINS ANIMÉS


C'est sûr, dans la ronde sans fin

de l'offre et de la demande

tu as dû m'emprunter quelques sentiments.

C'est sûr, toutes ces années de tabagie, un jour,

tu as dû être à court de tabac.


Si maintenant tu pouvais en échange

pour deux-trois jours me prêter un amour.

On m'invite à une comédie circulaire

et l'invitation précise bien

tenue opaque — il ne faut pas

que transparaisse l'insupportable.


Je te le rendrai intact.

Même si je me soûle, si je me salis,

ne crains rien, l'éternel sur l'amour

ne laisse jamais de taches.


Ne serait-ce qu'un ou deux jours. Je veux y aller

dans de beaux habits d'emprunt

craie ostensiblement cassante

orgueilleusement pendue

au bras de l'éponge qui m'accompagne.

Ne serait-ce qu'un jour.


Non, pas celui-là, je n'en veux pas, non

pas l'amour charitable que reprend

ta main dès qu'elle tombe dans la mienne.

C'est l'autre que je veux, l'autre

la passion folle que tu éprouves pour quelqu'un

toi encore et tu le supplies

de te prêter son amour

ne serait-ce que deux-trois jours non pas celui-là,

non pas l'amour charitable que reprend

sa main dès qu'elle tombe dans la tienne,

mais l'autre que tu demandes l'autre

la passion folle qu'il éprouve

pour quelqu'un d'autre lui encore

et à son tour le supplie

de lui prêter un amour

ne serait-ce qu'un jour, non pas le charitable

et ainsi va sans gloire notre sauvagerie.


Ce qui prêteurs nous rehausse

est ce qui nous rabaisse devenus ses mendiants.


Toujours le décalage amoureux d'un autre

et nous toujours amoureux de lui.

Et les coïncidences meurent sans être aimées.


(Je te salue jamais)


*


Les poèmes de Kiki Dimoula ne ressemblent à rien. Peu de poètes donnent cette impression de nouveauté radicale. Cela commence par ses sujets, si étranges — étranges à force de ne pas l'être, infimes le plus souvent, tirés du quotidien le plus banal. Un paysage sans histoire. La pluie. Le mouvement des vagues sur le rivage. Le vent dans les feuilles. Une goutte de sang. Un objet familier, bibelot, table basse, cassette audio, répondeur.

Un commentateur grec, Nìkos Dìmou, va plus loin : la poésie de Dimoula n'a qu'un sujet : le néant. «L'unique thème de Dimoula, c'est le passage — progressif ou soudain — de l'être au non-être. Ce passage qui s'appelle temps, usure ou mort.»

En effet : chacun de ses poèmes reprend à neuf, obsessionnellement, l'inventaire de ce qui est perdu, de ce qui n'est plus. La mort d'un mari bien-aimé, qui hante les recueils suivant celui-ci, ne fera que cristalliser cette obsession, la rendre plus vive encore.

Pas de personnages ici. Une voix est là qui parle, seule mais entourée d'absents qu'elle interpelle : êtres chers disparus, ou soi-même autrefois, ou encore Dieu — un Dieu dont on ne sait trop s'il faut y croire. Si des formes humaines se laissent voir, c'est sous forme de sculptures ou de peintures, ou figées par la photographie, cette invention bienfaisante et cruelle qui rend le passé à jamais présent, et en même temps plus que jamais hors d'atteinte.

La perte, la mort, le néant, tout cela parfaitement vrai, mais on pourrait tout aussi bien dire le contraire. Les poèmes de Dimoula sont grouillants de vie à leur façon. Un torrent d'images les irrigue, le plus souvent inattendues, audacieuses, se chassant par moments l'une l'autre à toute allure. L'humble réalité qu'elles décrivent acquiert une vie intense, presque angoissante, vue à travers ces verres grossissants qui en la métaphorisant la métamorphosent.

Pas de personnages ici, sans doute, mais précisons : pas de personnages humains. Seulement voilà, chez Dimoula tout devient vivant : les objets qu'elle met en scène, et même des abstractions qui elles aussi, placées dans les situations les plus concrètes, apparaissent ici dotées de sentiments, capables de paroles et d'actes, promues acteurs de la tragi-comédie.

Car — autre paradoxe, mais chez Dimoula, le paradoxe est perpétuel — la mélancolie si noire et si lourde qui rôde sur ses pages est sans cesse relevée, allégée par un humour plus ou moins diffus, une espèce de vivacité guillerette. Les images incongrues, les entrechocs de ces images, les personnifications saugrenues, la syntaxe et le vocabulaire allègrement bousculés, tout cela prend des allures de jeu. Cette poésie très sombre scintille de tous ses mots, d'une éclatante vitalité. Existants ou non — Dimoula néologise avec entrain —, ils rebondissent de vers en vers, légers comme des balles de jongleur et lourds de doubles-sens, car on va jusqu'au calembour, lequel fait naître un sourire et en même temps jette une ombre, car ce double fond a quelque chose d'obscur, d'incertain, d'inquiétant.

Ambiguïté constante. On sent peu à peu le poème vaciller : ces motifs continuellement répétés (groupe de mots, vers, groupe de vers), sonnent-ils comme un glas, nous accablent-ils comme une incurable névralgie, un ressassement de vieilles douleurs ? Ou faut-il y voir une sorte d'écho ironique, de refrain goguenard ? Ces répétitions marquent-elles une lassitude monotone, un piétinement impuissant, ou une progression pas à pas, une méditation lente, prudente, tâtonnante ? Les deux sans doute. Si ces poèmes tiennent debout si fortement, c'est qu'en eux le tragique et l'humour tirant chacun en sens contraire s'équilibrent, en même temps que la dérive, l'effilochage qu'ils mettent en scène est exactement contrebalancée par une volonté méthodique et minutieuse, quoique discrète, de construction.

À la vue de cette esquisse de portrait, on pourra déguiser Kiki Dimoula, à la rigueur, en lointaine descendante des Metaphysical poets anglais du XVIIe siècle, John Donne, Andrew Marvell et consorts, ou en petite nièce méditerranéenne d'Emily Dickinson. On s'imaginera une poésie savante, exigeante, difficile. Et c'est vrai. Et c'est aussi bien le contraire. Ces poèmes d'une complexité extrême, qui déroulent de façon le plus souvent allusive, voire obscure, une pensée fine et méandreuse, ont cependant sur leurs lecteurs, dans leur version originale du moins, un effet étonnant. Leur auteure ne touche pas seulement un public de spécialistes, elle est lue, admirée, aimée par une foule de gens dont certains lisent peu. J'ai vu récemment, dans les salons d'un hôtel d'Athènes, une jeune serveuse la reconnaître et la saluer avec un respect plein d'affection. La Grèce a beau être le paradis des poètes, un tel traitement n'est réservé qu'à une poignée d'entre eux, et de nos jours à la seule Dimoula.

Sans doute risquons-nous en la lisant, nous autres cartésiens, de nous arrêter à certaines difficultés de surface, nous perdre en analyses passionnantes mais ardues, alors qu'un Grec, sans doute, reçoit ses poèmes comme un tout, avec leur déferlement d'images et d'émotions ; j'imagine que pour eux tout s'éclaire globalement, comme devant ces avions bourrés de machineries compliquées, mais dont on ne voit plus que le vol, si simple et pur.

Il est vrai que pour nous autres étrangers, la difficulté s'aggrave de ce voile plus ou moins épais que la traduction, si soignée soit-elle, dépose sur un texte. Les dieux savent à quel point Dimoula met son traducteur à l'épreuve, avec sa pensée fuyante, ses violences faites au vocabulaire et à la syntaxe, ses décalages de ton (toute la gamme, du noble au familier), ses jeux sonores surtout. Relire mes premières traductions dimouliennes, faites il y a quinze ans, est une expérience déprimante... J'avais alors traduit la moitié du recueil. J'ai repris cette première approche vers par vers, en m'incitant à une plus grande audace, à une plus grande confiance dans la variété et la souplesse de ma langue. Cependant je n'ai pas changé d'objectif : il s'agit, aujourd'hui comme hier, d'écrire autant que faire se peut un poème français, doté d'une musique et d'une respiration — ce qui implique tout un travail de transpositions multiples, acrobatiques parfois, que je décris sur ce même site, dans le Carnet d'un traducteur.

En mars 2010, Kiki Dimoula a reçu à Strasbourg le Prix européen. Deux parutions ont accompagné l'événement : Mon dernier corps en édition bilingue aux éditions Arfuyen, et Le peu du monde suivi de Je te salue Jamais en Poésie/Gallimard. Relisant ces poèmes avec l'auteure, la criblant de questions, je l'ai entendue plusieurs fois me dire : Mais qu'est-ce que j'ai écrit là ? Ce n'est pas possible, j'exagère ! Non, ce poème-là, supprime-le ! Tu es sûr que tu veux le garder ?

Eh oui. Tout a été traduit. Et ce n'est pas seulement une question de politique éditoriale. Tout ici, à mes yeux, mérite de rester.


Kiki Dimoula
Kiki Dimoula.

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