Manòlis Pratikàkis


LIBIDO



A


Une invisible

pulsation

vive, assoiffée comme

une biche

éternellement descend

à la source.




B


Entrant dans tes soirs solitaires dans tes nuits solitaires comme autrefois j'entrais dans les bois et les oiseaux tressaillants du soir et les dauphins soudains battant des ailes au fond des arbres, je tâtonne en des lieux inconnus, sur des corps anonymes, de petits embryons de voix. Toi orientée vers un point lumineux, lisant le grand livre de la mer quand passe dans les galets celui que j'étais cet inconnu avant qu'on me coupe les ailes et que la moitié de moi reste au fond de la mer libyenne, face aux roseaux d'une jeunesse où soufflait un autre vent, aux petits cafés, à leurs vagues de chagrin aux fenêtres ouvertes et leurs lunes, marchant seule sur la rive, reflétée dans les rêves, et moi te parlant dans les rochers te retrouvant dans toutes les visions, jaillissante.


Au fond de toute chose, multipliée, géographie de la beauté, me laissant et revenant vers moi jusqu'aux bruyères les plus lumineuses.




C


La source qui bruissait en nous est tarie, tandis

que traînent dans les couches d'air épaisses

nos soirs blafards.

Quand la nuit tombe et que ta bouche

comment n'est-elle plus qu'un nid abandonné

de terre et d'herbes.

Quand la nuit tombe et l'enfance

remonte. Souviens-toi

nous passions les années, nos paroles

exhalaient un parfum

de tempête

nos rires étaient les autres clapotis

sur les galets. Tu étais une lueur

à mon côté marin là-bas, qui faisais resplendir

profondément toutes paroles

tous sentiments tels d'innocents poissons dans les

abysses.

J'étais la mer pour t'attendre pendant

ton absence, que tu viennes baignée à demi

dans la pensée, à demi dans la sensation. Ton trésor

était le fruit venu des lendemains

des hommes vers l'île où la lueur

de l'éventuel empêchait le soir

de tomber.


Ta bouche

margelle secrète

du printemps.

Ta voix

est l'eau d'un puits

pour que montent les mots en plein

jour et que je te connaisse

lumineuse, terrestre

présence.




D


Existante, indéfinie, je te regardais dans les yeux

au-dessus des eaux en extase

de l'espace

hors d'atteinte.

Aile esseulée cherchant l'autre

oiseau fugitif au mât

de mes poèmes.


Existante, indéfinie ; toute chose

en toi est née pour le passage

de soi-même aux miracles ;

pour que toujours tu respires dans l'absence

comme une bête en sa tanière

pour qu'à jamais je cherche

tes traces.




E


Tes formes changeaient de couleurs à la lumière

de ma pensée. Tu marchais solitaire

méduse immense de la nuit

des eaux.

Qui m'apportait douleur de mal d'enfant

métamorphose

pour être avec toi toujours le temps du feu

dans le bois pourri, la blessure

de ta beauté, un


acte multiplié

de mise au monde.




F


Voix première qui dessines mon ouïe.

Première vue qui modèles mes yeux.

Toi qui m'ébauches dans la lumière et me reprends

dans les rêves, lit frais

du feu.

En toi palpite un oiseau d'avant

le malheur du langage.

Une faim profonde avant la bouche, l'instant

qui me regarde passer

inchangé.

Avec ton sens métamorphosé me levant

dans les mots. Et les mots se lèvent alors comme

des petits enfants respirent

avec le sang et les fleurs.


Souffle qui me remets au monde.

Souffle qui nous ramènes

au plus vert

des protoplasmes.




G


Fleuve profond de l'été tu descendais dans la

soif et moi qui traduisais mon âme en visions

mûries peu à peu en toi près des abruptes

rives, et moi qui écrivais un poème et mes

doigts se couvrant

de feuilles vertes.

Ainsi reflété en toi reflet redoublé

aux jardins où tu vendangeais les couleurs les

frissons inconnus. Toi d'être ainsi parlée

ainsi bue tu étais l'instant vert la germination

tes deux seins oasis au désert où rosissait la lumière soleil enfant.

Et ces cheveux dans l'été passage

d'oiseaux la bestiole qui tremblait lumineuse

en nous quand nous parlions

une autre langue à l'écriture

inconnue, alphabet secret qui ouvrait

une porte pour s'éveiller différents

dans tous les rêves. Tu tenais ma pensée

et naufragé je naviguais sur le radeau

de tes bras.




H


Mercredi soir, c'est donc moins la joie de bientôt

te rencontrer, que la lueur sur les maisons désertes laissée

par ce qui tient dans ta main blanche

et que je ne peux voir, car mes yeux

sont partis déjà pour mieux te

contempler aux petites heures où tu te caches, où tu

es près de quitter le monde, pour être en arrivant

toujours une autre qu'à nouveau

il nous faut tel un parfait martyre

déchiffrer du début.


Dans une chambre fermée toute blanche au fond de l'océ-

an, un vieux miroir d'argent au mur im-

mobile où nous pouvons enfin voir

de quel côté nos pas résonnent,

ces chemins qui nous dépassent. De quel côté penchent

les visages de tous ceux

que nous avons ou n'avons pas été.




I


Silencieuse dans les eaux muettes

de mon sommeil.

Deux longues rames aux épaules

tu vas frappant la partie éteinte

du temps et tout au fond


brille le rivage

des petits garçons que j'étais.




K


Par les crevasses des paysages les champs de ruines

tu revois parfois ton visage ; parfois même

tu découvres tes formes

noyées dans des eaux lointaines

et les images qui toujours voudraient s'in-

carner dans ses vertèbres nues.

Se lèvent alors de petits mondes et des paupières

en de tendres ténèbres. On les modèle en des grottes même avant

telles des formes encore vertes et tels des souffles violets venus

d'une ouverture embaumée. Et dans les actes nos mains fleurissent. Et nos mains en nous

sont d'argile.


Quelle bouche contient la source.

Quelle main déracine les orties

de nos âges.

Qu'il n'existe plus de ravine obscure

de douleur.


Aucune nuit des hommes n'est impraticable.




L


Alors j'ai vu par la porte entrouverte à la lueur

soudaine de l'éclair l'autre espace.

Proues aperçues un instant dans l'ombre.

Les forêts qui frémissent les voix silencieuses qui paissent

dans la vision comme des chevreuils

dans la verdure.


Car c'était un parfum avant d'être poussière ; un sommeil

un rouge de cri une poitrine

sur le rivage. Ouvert afin que le ciel entre

et teigne en bleu nos paroles.


Quand j'étais le rossignol afin

que tu sois la ravine.

Quand j'étais la haute mer des yeux

afin que tu

jaillisses.




M


Dans nos sommeils couraient torrents et cascades

en un paysage musical.

Des chemins où luisaient nos pas dans la

nuit comme des pièces d'argent.

Des membres qui tentaient de ressusciter en des bran-

ches fraîches dans la nature où s'éveillaient les voix des

fleurs ; murmures du corps, images

coupées du côté de la nuit où l'Eurotas

à nouveau passa perpétuel

étincelant pour aujourd'hui baigner

dans les remous de nos rêves Hélène.




N


Touffu et furieux j'étincelle

dans les fureurs couteau rouge planté qui cherche

à s'emparer de sa gaine de pourpre.

Voués au meurtre où tout au fond une matrice

essaie la résurrection.

Une fontaine d'herbes et de cris, coups d'ailes sans nom

dans l'extase.

Acte mortel comme si l'acte

entraînait et portait dans son sein

le mobile.


Cet enfantement à l'envers.




O


Une grande épée tournoie entre les mains

prêtes pour le feu. On dirait qu'un trou s'est ouvert

dans le sol, on y a jeté la graine.

Et hors de la matrice de terre

est apparue la tête et la chair comme une aurore

et les autres membres des fleurs.

Et l'Hadès est en émoi car les morts

se retournent.


Puis la douleur a façonné au fond de nous

sa fleur comme le souffle

d'un nouveau-né.


Dans la pierre qui soudain sentait l'eau s'éveillaient

les larmes.

Et le rire de la Mère a refleuri dans le jour.


Et sa dépouille dans les sables.




P


Dans les épaisses ténèbres étincelaient de tendres

gisements ; apparut un instant l'intelligible cra-

tère la cause tel un instinct dans la fièvre, la source

et le clairon de la solitude les terres : de l'or.

Et voici, des aveugles aux six-cents yeux aux

trois mille bouches.


Dans les épaisses ténèbres les vers luisants

comme ils étincelaient, luisaient

dans les eaux noires tandis que l'étrave du corps

glissait de la forêt

à l'Argo son navire, et des planches

à leur essence

marine.

Ou encore dès que la lame touchait la meule et des lu-

mières s'en échappaient reflé-

tant l'arbre perdu et sa toison d'or

dans le précipice ;

au fond des eaux de nos soupirs noyé cet

ange.




Q


Ce passage d'eau par le côté où s'ouvrent

les rochers ; roulement d'yeux vers le vent lumière

jaillie dans le juillet des

mousses.


Les voici visages éclatants les voici éblouissants lavés

au bruit confus de la marée dans

les grottes ; le spasme lumineux : colombe bleue

dans les fissures de l'être

soudain décrochée de

sa nuit.




R


Fièvre de la chair

— d'une grande sensation

qui te cherche —


Sueur sur la peau dans la

nuit : éblouissement de rosée

sur les feuilles

d'une autre

aurore.




S


De porter ainsi dans la soif ton Argo

toujours tu rames de sensation en symplégade

et de faim de caresse en toison d'or.




T


Avec cette herbe rare quelque part en elle au fond

dans l'ombre et la lumière mourant et dans la pensée qui s'ouv-

rait une autre route apparue

dans l'impérissable.

Elle avançait et volant toujours

quelque feuille d'arbre à l'Auberge de Gravias, une profonde

voyelle de fleuve et le flutiau du noyé

en elle, une grande rose aux ténèbres

de la tempête.


Ô ce voyage vers la mer où nous menait-il?

vers la prairie ? le ciel ? tu soupirais emplissant la chambre

de pois en fleur, de petits cris rouges, dans les

draps poussaient des oiseaux, leur secret

babil et tu criais vers moi, aux confins

de la chair et de l'imaginaire

ô c'est la nuit serre-moi qu'illuminé

je t'illumine, il faut nous regarder l'un l'autre et descendre

aux Enfers parés de fleurs et de fruits.




U


Vagues de lumière qui l'emportent

et la disent.

Vagues de la mer dans une île

qui voyage.


Comment conserver une forme

qui était là pour nous

seuls

clair d'étoiles de ses rêves.




V


À l'heure où la nuit tombe sur le port en bas quand les chaînes

remontaient et qu'entre nous une petite bête est restée

prise au piège.

Femme fleuve limoneux cette douce poitrine autrefois

secrète oliveraie des mains ; la lumière devenue

lance pour l'enfant inconnu de notre voix.

Comme ces regards : la musique des yeux,

les petites cascades muettes.

À l'heure où la nuit tombe, les routes sous les étoiles, verre

brisé, femme privée de l'os des

accoucheurs, quand ta voix heurtée aux pierres n'est plus

qu'une image en verre ensanglanté.


Désertée

église pillée sans icônes

et les ovaires coquilles vides


en l'Océan.




X


Jeté sur les galets à moitié mort les

vagues m'ont abandonné.

Au fond la Libido s'éloigne elle n'est rien

qu'un virage une trompeuse

vision.


Vaisseau trouble et obscur

qui de partout prends l'eau

femme


quand tu as détourné le visage

et la lueur de l'aube

et le lait de tes seins

la chaux maternelle

coulait

sur

le tombeau

trop vert encore.




Y


Et puis la mer encore ces draps qu'une lumière

a emportés changés en vagues nous recouvrant per-

dus dans les profondeurs du sens des

voyages nous les élus

des rencontres.


Là où les eaux nous n'entendions que bruis-

sements dans la nature et la pluie verte issue

du corps charnu d'un

nuage.

Puis ces grincements de navire qui mon-

tait un peu vers la lumière et beaucoup vers l'ombre.

Un navire qui sombre et renferme son

naufrage ; un navire noir qui aborde

l'abîme

de nos instants.




Z


En moi maintenant un fleuve charriant ro-

chers racines de la montagne, voix

d'anciens chants un deuxième corps

qui me cherche lumineux comme l'étoile.




Manòlis Pratikàkis, né en 1943, d'origine crétoise, vit à Athènes où il exerce la psychiatrie. Dans la quinzaine de recueils qu'il a publiés, on retrouve l'influence des Présocratiques, une familiarité profonde avec la pensée taoïste et une conscience écologique aiguë qui fait de son œuvre un long dialogue avec la nature.

J'ai accueilli son Urne d'abondance de 1995 dans mes Cahiers grecs en version intégrale, puis un choix de poèmes dans l'anthologie Poésie/Gallimard. Auparavant, dans les années 80, j'avais donné aux Cahiers du Confluent d'Yves Bergeret des extraits de son troisième livre, Libido (1978). J'ai regretté alors de ne pas pouvoir publier le tout : musicien dans l'âme, Pratikàkis construit ses recueils comme une symphonie dont les thèmes seraient des images ou des idées, où chaque poème est une partie de l'ensemble, indissociable de lui. Une telle unité est en même temps d'ordre philosophique : elle met en scène le cheminement vers le satori — ce moment d'illumination où s'accomplit l'union des contraires, où se dissout le dualisme, où le moi se perd dans le grand Tout tandis que tourne l'immense roue héraclito-taoïste de l'éternel retour, où vie et mort naissent l'une de l'autre sans fin.

Mon désir de publier Libido en entier a fini par être exaucé grâce à ma très chère amie mexicaine, Natalia Moreleon, qui a bien voulu inviter ma V.F. dans un volume trilingue aux côtés de sa version espagnole du poème. Ledit volume, publié en 2001 à Mexico aux Ediciones El Tucan de Virginia, est évidemment introuvable en Europe. D'où ce recours à Internet...

La poésie lumineuse et charnelle de Libido a été mise en musique par Yànnis Markòpoulos, qui en donne une lecture jolie, charmeuse, que j'ai entendue chez le compositeur, chantée par lui mais qui doit bien exister sur disque — en Grèce uniquement.


Pratikàkis

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